(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome II (3e éd.) « Seconde partie. Des Productions Littéraires. — Section II. Des Ouvrages en Vers. — Chapitre II. Des petits Poèmes. »
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(1807) Principes généraux des belles-lettres. Tome II (3e éd.) « Seconde partie. Des Productions Littéraires. — Section II. Des Ouvrages en Vers. — Chapitre II. Des petits Poèmes. »

Chapitre II.

Des petits Poèmes.

Les petits poèmes, ainsi nommés, parce qu’ils n’ont pas une étendue bien considérable, sont l’Apologue, l’Églogue et l’Idylle, l’Épître, la Satire, l’Elégie, et l’Ode. On verra que, pour y exceller, il faut avoir reçu de la nature un grand talent poétique.

Article I.

De l’Apologue.

L’Apologue est un petit poème spécialement consacré à plaire et à instruire tout à la fois. La Fontaine a très bien dit :

Les fables ne sont point ce qu’elles semblent être :
Le plus simple animal nous y tient lieu de maître.
Une morale nue apporte de l’ennui.
Le conte fait passer le précepte avec lui.
En ces sortes de feinte il faut instruire et plaire194.

Il n’est point de genre de poésie qui réunisse autant que celui-ci ce double avantage. Il n’en est du moins aucun qui parvienne à ces deux fins par une voie plus courte, plus agréable, et en même temps plus droite et plus sûre. Le but du poète est de corriger les mœurs, en y donnant aux hommes des leçons qu’il couvre du voile de la fiction ; voile non moins léger qu’attrayant, à travers lequel on voit du premier coup d’œil les vérités qu’il enveloppe.

Définition de l’Apologue.

L’Apologue ou la Fable n’est donc autre chose qu’une action qu’on raconte, et du récit de laquelle résulte une instruction utile pour les mœurs, appelée moralité. Cette action est attribuée tantôt aux Dieux, tantôt aux Hommes, et le plus souvent aux animaux, à des êtres mêmes inanimés qu’on fait agir et parler, comme le chêne et le roseau, le pot de terre et le pot de fer, etc. Si cette action est attribuée aux premiers, la fable est appelée raisonnable. Si elle est attribuée à des animaux seulement, à des plantes, à des arbres, etc. la fable est morale. Elle est mixte, quand un animal et un être doué de la raison y agissent.

Action de l’Apologue.

L’action de l’apologue doit signifier directement et avec précision la vérité qu’on se propose d’enseigner ; et cette vérité est le point où toutes ses parties doivent tendre et aboutir. C’est en quoi consistent la justesse et l’unité d’action dans la fable.

Il n’est pas moins essentiel que la vraisemblance s’y trouve ; c’est-à-dire, que les animaux ou les différents êtres qui y sont introduits, parlent, agissent selon leurs caractères vrais ou présumés ; qu’ils soient toujours peints d’après nature, d’après les instincts divers, et les inclinations compatibles ou opposées que nous leur connaissons. Il paraît, par exemple, qu’il n’est pas vraisemblable que la Génisse, la Chèvre et la Brebis fassent société avec le Lion. On conçoit aisément que ce serait bien pécher contre la vraisemblance, que d’attribuer la douceur au Tigre, la cruauté à l’Agneau, la faiblesse et la timidité au Lion et au Léopard ; de peindre le Lièvre fier et courageux, l’Âne fin et rusé, le Renard simple et stupide, le Singe maladroit, etc.

Qualités de l’Apologue.

La brièveté, la clarté, la naïveté sont les principales qualités qui doivent caractériser l’apologue. Ne point prendre les choses de trop loin, ne s’attacher qu’aux circonstances nécessaires, ne rien dire d’inutile, d’étranger à l’action, et finir où l’on doit finir, c’est le moyen d’être court.

On sera clair, si, en évitant d’introduire trop de personnages, et de surcharger son sujet d’incidents, on place chaque chose en son lieu, on met de l’ordre dans les idées et dans les expressions, on n’emploie que des termes, des tours qui soient propres, justes, sans équivoque et sans ambiguïté.

La naïveté consiste à dire ingénument tout ce que l’on pense, sans que rien ne paraisse en aucune manière être l’ouvrage de l’art ou le fruit de la réflexion. Ce sont, dans le style, de certaines expressions simples, pleines de douceur et de grâce, qui paraissent n’avoir pas été choisies, mais être nées d’elles-mêmes ou du hasard. C’est, dans les pensées, un degré de vérité si frappant, si sensible, si exquis, que nous serions presque persuadés que le fabuliste a vu lui-même, et croit voir encore l’action qui nous est racontée, et qu’il ne fait que rendre mot pour mot les discours qu’il a entendus. En voici un exemple tiré de la fable du Savetier et du Financier, par La Fontaine.

               En son hôtel il fait venir
Le Chanteur, et lui dit : or çà, Sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an ? — Par an ! ma foi, monsieur,
               Dit avec un ton de rieur
Le gaillard Savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
      Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
               J’attrape le bout de l’année :
               Chaque jour amène son pain. —
Eh bien, que gagnez-vous, dites-moi, par journée ? —
Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient honnêtes),
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
      Qu’il faut chômer : on nous ruine en fêtes.
L’une fait tort à l’autre ; et monsieur le Curé
De quelque nouveau-saint, charge toujours son prône.

Ne dirait-on pas que le poète a été présent à cet entretien ? Voici encore un exemple de naïveté dans ce début de la fable des Femmes et du Secret.

      Rien ne pèse tant qu’un secret.
Le porter loin est difficile aux dames.
      Je connais même sur ce fait
      Bon nombre d’hommes qui sont femmes.

Cette naïveté de l’apologue ne permet point de mettre sur la scène des êtres métaphysiques, et d’y présenter, comme l’a fait La Motte, dom Jugement, Dame Mémoire, Demoiselle Imagination. Ces personnages sentent la finesse et l’affectation : ils sont de l’homme d’esprit, et non de l’homme naïf.

Ornement de l’Apologue.

Qu’on ne s’imagine point que ces trois qualités essentielles à l’apologue, excluent les ornements. Dans un genre de poésie, où l’on doit instruire, il est nécessaire, pour faire goûter l’instruction, de lui prêter tous les charmes, tous les attraits possibles. C’est ce qu’a fait La Fontaine le plus parfait modèle auquel on puisse s’attacher pour le style simple, familier, naturel, qui est propre à l’apologue, et en même temps pour le choix et la distribution des ornements dont on doit l’embellir. Les couleurs les plus brillantes et les plus variées éclatent dans ses fables : tout y est image et peinture. Mais ces couleurs y sont placées avec une simplicité merveilleuse : elles ne sont que les propres traits dont la nature se peint elle-même. Tout y est exprimé avec une naïveté charmante, une grâce enchanteresse : tout y respire cette gaieté qu’il appelle lui-même un certain charme, un air agréable qu’on peut donner à toutes sortes de sujets, même les plus sérieux195. Nul poète n’a su mieux que lui répandre tous les trésors de la poésie, avec ce prestige de l’art, qui cache l’art même : il n’en est aucun qui offre plus de beautés de détail. Tantôt c’est le riant et le gracieux des images :

À l’heure de l’affût, soit lorsque la lumière
Précipite ses traits dans l’humide séjour ;
Soit lorsque le soleil rentre dans sa carrière,
Et que n’étant plus nuit, il n’est pas encore jour.
(Les Lapins.)

Tantôt c’est l’agrément et la vivacité :

Je vois fuir aussitôt toute la nation
             Des lapins, qui sur la bruyère,
             L’œil éveillé, l’oreille au guet,
S’égayaient, et de thym parfumaient leur banquet.

Faut-il peindre avec feu ? Les couleurs sont des plus fortes et des plus animées. Un renard est entré la nuit dans un poulailler :

             Les marques de sa cruauté
Parurent avec l’aube. On vit un étalage
             De corps sanglants et de carnage.
             Peu s’en fallut que le soleil
Ne rebroussât d’horreur dans son manoir liquide.
             Tel, et d’un spectacle pareil,
Apollon196 irrité contre le fier Atride197,
             Joncha son camp de morts…
             Tel encore autour de sa tente,
             Ajax198 à l’âme impatiente,
De moutons et de boucs fit un vaste débris,
Croyant tuer en eux son concurrent Ulysse199.
(Le Fermier, le Chien et le Renard.)

Ces comparaisons de petites choses à ce qu’il y a de plus grand, font un effet très agréable dans l’apologue. Rien de plus propre à plaire et à attacher que cette espèce de contraste.

Deux Coqs vivaient en paix : une Poule survint,
             Et voilà la guerre allumée.
Amour200, tu perdis Troie201 ; et c’est de toi que vint
             Cette querelle envenimée,
Où du sang des Dieux même on vit le Xanthe202 teint.
(Les deux Coqs.)

Ici, ce sont des idées nobles, des figures hardies, un style plein d’énergie et de majesté :

             Comme il disait ces mots,
Du bout de l’Horizon accourt avec furie
             Le plus terrible des enfants
Que le nord eût porté jusque-là dans ses flancs.
             L’arbre tient bon ; le roseau plie :
             Le vent redouble ses efforts :
             Il fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine,
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.
(Le Chêne et Le Roseau.)

Là, ce sont des traits rapides, frappants et même sublimes.

Un bloc de marbre était si beau,
Qu’un statuaire en fit l’emplette.
Qu’en fera, dit-il, mon ciseau ? ;
Sera-t-il Dieu, table ou cuvette ?
Il sera Dieu : même je veux
Qu’il ait en sa main un tonnerre.
Tremblez, humains, faites des vœux ;
Voilà le maître de la terre.
(Le Statuaire.)

Si La Fontaine fait parler ses personnages, son dialogue est vif, pressé, et toujours coupé à propos. Je n’en citerai que cet exemple tiré de la fable du loup et du chien.

Chemin faisant, il vit le cou du chien pelé.
Qu’est cela, lui dit-il ? — Rien. — Quoi, rien ? — Peu de chose. —
Mais encor ? — Le collier dont je suis attaché,
De ce que vous voyez est peut-être la cause, —
Attaché ! dit le Loup ; vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu’importe ? —
Il m’importe si bien, que de tous vos repas
             Je ne veux en aucune sorte.

Moralité de l’Apologue.

La moralité est de toutes les parties de l’apologue la plus essentielle. Elle doit naître sans effort, et naturellement du corps de la fable, parce que c’est pour elle que la fable est faite. Il faut qu’elle soit intéressante, courte et claire ; c’est-à-dire que, sans être commune et triviale, elle soit exprimée en peu de mots et sans la moindre équivoque. Ce sens moral doit surtout être vrai. On a très bien remarqué que celui de la fable des deux Moineaux de La Motte ne l’est pas. L’amour unissait deux moineaux ; ils sont pris dans un piège et mis en cage. Ils cessent de s’aimer, se battent ; et l’on est obligé de les séparer.

Leur flamme en liberté devait être éternelle :
             La nécessité gâta tout.

C’est ainsi que La Motte termine son récit. Assurément il veut faire entendre que deux cœurs unis par le sentiment, cessent bientôt de l’être, après qu’ils se sont liés par le mariage. Cela est-il vrai ? Et parce que cela arrive quelquefois, peut-on en faire une maxime ?

Il est indifférent de placer la moralité avant ou après le récit. Lorsqu’elle est placée au commencement de la fable, le lecteur a le plaisir, en suivant le fil de la narration, de juger si chaque trait s’y rapporte exactement à la vérité énoncée. Lorsqu’elle est placée à la fin, il goûte le plaisir de la suspension. Si le sens moral peut être deviné sans peine, et bien clairement entendu, on doit se dispenser de l’exprimer.

Poètes fabulistes.

L’origine de l’apologue remonte jusqu’à l’antiquité la plus reculée. Nous voyons dans les livres saints qu’il fut en honneur chez les Hébreux., et par conséquent chez les peuples Orientaux, plus de douze cents ans avant l’ère chrétienne. Celui qui passe pour en avoir été l’inventeur chez les Grecs, est Hésiode, né à Cumes en Éolie, province de l’Asie mineure, mais élevé à Ascrée en Béotie, et qui florissait vers l’an 944 avant Jésus-Christ, On attribue à Stésichore, dont j’ai déjà parlé, l’invention de l’apologue de l’homme et du cheval, qu’Horace, Phèdre et La Fontaine ont si bien versifié.

Mais Ésope, né à Amorium, bourg de la Phrygie, vers l’an 550 avant Jésus-Christ, et qui passa une grande partie de sa vie dans l’esclavage, fut le premier qui rendit familière en Grèce cette manière ingénieuse d’instruire. La précision et la clarté font le plus grand mérite de ses fables : elles sont pleines de sens et de force, mais d’une brièveté extrême. C’est une simplicité toute nue, qui n’est relevée par aucun ornement.

Phèdre, né dans la Thrace, affranchi d’Auguste, et imitateur d’Ésope, est bien plus orné, plus fleuri que le fabuliste grec. Il peint en racontant : sa poésie est soignée, sa diction pure, ses expressions toujours choisies. L’élégance, le naturel, le gracieux, et la bonne morale forment le caractère de ses fables. L’abbé Lallement les a traduites.

Ce fabuliste, tout ingénieux, tout poli, tout varié qu’il est, a été effacé par notre aimable La Fontaine, qui vraisemblablement ne sera jamais égalé. On a dit de lui :

Il peignit la nature et garda les pinceaux.

Il paraît en effet qu’il a élevé l’apologue à sa plus haute perfection, et l’on ne conçoit pas que ceux qui voudront le suivre dans cette carrière, puissent jamais l’atteindre. Plus on est éclairé, et plus on a de goût, plus on est capable de sentir les beautés qui nous enchantent et nous intéressent dans ses fables. Ce n’est pas seulement par les charmes de la poésie qu’elles sont précieuses ; elles le sont encore infiniment par la saine morale qui en résulte. Elles sont regardées avec juste raison comme le livre de tous les âges et de toutes les conditions. Quel homme n’y trouvera pas les sources de l’instruction la plus utile, et de l’amusement le plus agréable ? Les jeunes gens surtout doivent pour se former le cœur et le goût, les lire, et les relire sans cesse. La moindre de ses fables offre une tournure, et des grâces qui n’appartenaient qu’à La Fontaine. Mais le chêne et le roseau, les vieillards et les trois jeunes hommes sont en tout deux morceaux achetés. Celle des animaux malades de la peste ne leur est pas inférieure. Avec quel art l’auteur a répandu sur un sujet triste et lugubre tout ce que la gaieté a de plus riant et de plus gracieux ! Elle est, à mon avis, la plus propre à nous faire connaître le vrai génie de ce charmant fabuliste.

La Motte a produit cent fables, parmi lesquelles il y en a plusieurs qui sont fort estimées. Richer en a fait aussi quelques-unes de bonnes. Celles de Rome d’Ardène offrent en général des images riantes et des tableaux qui sont dans la nature. On trouve des grâces dans quelques-unes de Dorat. Mais que ces fabulistes sont loin de La Fontaine. L’abbé Aubert est celui qui en est le moins éloigné.

Le P. Desbillons, jésuite, dans ses fables latines qu’il a lui-même traduites en français, s’est proposé Phèdre pour modèle, et l’a bien souvent égalé.

De la Métamorphose.

C’est ici le lieu de faire connaître la Métamorphose, mot qui signifie changement. C’est toujours un homme qui y est transformé en bête, en arbre, en fontaine, en pierre, etc. Les hommes seuls par conséquent y sont admis ; et le sujet ne peut en être tiré que de la mythologie, qui est l’histoire fabuleuse des Dieux, des demi-Dieux et des héros de l’antiquité. On peut allier dans ce poème les figures hardies, les descriptions brillantes, le style même sublime, avec la simplicité de l’apologue. Mais comme dans tous les genres de poésie, on doit avoir en vue l’utilité, il faut dans celui-ci ne choisir que des sujets, dans lesquels le changement de nature soit la punition du crime, ou la récompense de la vertu ; tels que Philémon et Baucis, et les filles de Minée, que La Fontaine a si bien traités. Voyez dans le premier sujet ces beaux vers du début :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux,
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille.
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile :
Véritable vautour, que le fils de Japet203
Représente enchaîné sur son triste sommet.
L’humble toit est exempt d’un tribut si funeste.
Le sage y vit en paix, et méprise le reste.
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit, au front de ceux que le luxe environne,
Que la fortune veut ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du bât, quitte-t-il ce séjour ?
Rien ne trouble sa fin ; c’est le soir d’un beau jour.
Philémon204 et Baucis nous en offrent l’exemple :
Tous deux virent changer leur cabane en un temple.

Les Métamorphoses d’Ovide, né à Sulmone, dans le royaume de Naples, l’an 10 avant Jésus-Christ, sont le meilleur de tous les ouvrages que nous a laissés ce poète, un des plus féconds et des plus heureux génies de l’antiquité. Nous en avons deux bonnes traductions. La première de l’abbé Banier 205 est écrite avec élégance, et enrichie de notes savantes qui annoncent un homme plein de connaissances mythologiques. La nouvelle n’a pas ce dernier mérite : mais d’un autre côté, elle est en bien des endroits plus exacte et plus fidèle.

Article II.

De l’Églogue et de l’Idylle.

Les anciens comprenaient sous le titre général de poésie pastorale, l’églogue et l’idylle, et n’en faisaient pas deux espèces particulières. Nos auteurs les confondent aussi, quoiqu’ils aient remarqué une différence entre ces deux poèmes ; tant cette différence est légère. Le poète traite dans l’une et dans l’autre des sujets de même nature, et, à peu de chose près, de la même manière.

Définition et matière de la poésie pastorale.

L’imitation de la vie et des mœurs champêtres est la définition qu’on a donnée de la poésie pastorale, et celle qui convient à l’Églogue et à l’Idylle. Voici comment se fait cette imitation.

Une vie agréable et tranquille, des mœurs simples et innocentes, des plaisirs purs, des passions douces doivent être l’objet ou la matière de la poésie pastorale. Mais il n’est guère possible qu’on la trouve cette matière, dans les événements qui se passent entre les habitants de nos campagnes. Ces bergers, mercenaires malheureux, sont, comme les autres hommes, sujets aux passions véhémentes et tumultueuses : ils peuvent, comme eux, faire des actions atroces et brutales : ils sont bien souvent en proie aux soucis dévorants, à l’affreuse misère. Considérée sous ce point de vue, leur condition réelle ne peut fournir que le sujet de tableaux tristes, désagréables et affligeants.

Ce n’est donc pas l’état présent de la vie champêtre que le poète doit peindre. C’est la vie champêtre avec tous les agréments qu’elle peut avoir, et qu’elle a eus dans ces beaux siècles du monde, auxquels l’histoire ou la fiction, a donné le nom d’âge d’or : c’est cette vie délicieuse que le poète doit nous représenter, pour nous en faire jouir, autant qu’il est possible, par le charme de l’illusion. Il faut donc qu’il remonte à ces temps heureux, où les bergers dociles aux sages lois de la simple nature, ignorant le crime et l’artifice, occupés du soin de leurs troupeaux, de la culture de leurs fruits, de leurs innocentes amours, coulaient des jours dignes d’envie dans l’abondance et dans la liberté, dans le sein du repos et de la joie, au milieu des fêtes et des jeux.

Qu’on ne s’imagine cependant pas que leur bonheur fût inaltérable, et sans aucun mélange de soucis et de peines. Le ciel, sous lequel ils vivaient, n’était pas toujours serein : leurs champs n’étaient pas à l’abri des vents pernicieux, de la grêle, des orages : il arrivait quelquefois qu’un souffle mortel desséchait leurs fruits ; que des maladies contagieuses frappaient leurs troupeaux. Dans leurs amours, ils trouvaient quelquefois des bergères insensibles, ou ils étaient supplantés par un rival qui venait de remporter le prix de la lutte, de la course ou du chant. Quoique libres dans leurs hameaux solitaires, ils n’étaient pas indépendants. Soumis à des souverains, ils devaient donc s’intéresser à la mort ou à la naissance de leurs princes, et en faire le sujet de leurs entretiens. Par la même raison qu’ils avaient des rois, leurs champs étaient exposés aux malheurs que la guerre entraîne. Il était donc naturel qu’ils se plaignissent entre eux des ravages de ce fléau, et qu’ils célébrassent par des fêtes le retour de la paix.

C’est dans ces divers états de la vie champêtre, dont on admire la douceur et la tranquillité, malgré les revers que les bergers essuyaient quelquefois ; c’est dans les différentes causes de leur joie et de leurs plaisirs, ou de leurs peines et de leur douleur, que doit être choisi le sujet d’une églogue ou d’une idylle. Mais voici ce qui peut distinguer l’une de l’autre.

Ce qui peut distinguer l’Églogue de l’Idylle.

L’églogue parmi nous a le plus ordinairement une action, et, peut avoir la forme dramatique ou la forme épique, c’est-à-dire, être en dialogue, ou en récit. J’ai dit le plus ordinairement, parce que nous avons des églogues, soit de Virgile, soit de Segrais, soit de madame Deshoulières, qui sont purement lyriques : le seul sentiment en fait tout le fond. L’idylle peut avoir une action, ou n’en pas avoir. Si elle en a une, il faut qu’elle soit mise en récit. Mais bien souvent elle n’en a point, et ne peint que le sentiment. En voici un exemple dans cette idylle traduite de l’allemand de Gessner : elle est trop belle et trop touchante, pout qu’on ne soit pas charmé de la voir ici tout entière.

« Pendant une belle soirée, Mirtile était allé visiter l’étang voisin, dont les eaux réfléchissaient l’éclat de la lune. Le calme profond des campagnes éclairées par cette douce lumière, et les tendres accents du rossignol l’avaient retenu longtemps plongé dans un ravissement tranquille. Mais il revint enfin sous le berceau des pampres verts, situé dans sa cabane solitaire. Il trouva son vieux père qui sommeillait paisiblement au clair de la lune. Le vieillard était couché sur le gazon ; sa tête grise était appuyée sur une de ses mains. Mirtile s’arrêta devant lui les bras croisés l’un sur l’autre. Il garda longtemps cette posture : sa vue restait constamment fixée sur son père : seulement il regardait de temps en temps le ciel à travers le feuillage, et des larmes de joie coulaient de ses yeux.

» Ô toi, dit-il, que j’honore le plus après les Dieux ! ô mon père, comme tu reposes doucement ! Que le sommeil du juste est riant ! Tu as sans doute porté les pas chancelants hors de ta cabane, pour célébrer le soir par de saintes prières, et tu te seras endormi en priant. Tu auras aussi prié pour moi, ô mon père. Ah ! que je suis heureux ! Les Dieux entendent ta prière ; car autrement, pourquoi notre cabane serait-elle à l’abri de tout danger, et ombragée par des rameaux courbés sous le poids de leurs fruits ? Pourquoi la bénédiction du ciel serait-elle sur nos troupeaux et sur les productions de nos champs ? Lorsque satisfait de mes faibles soins pour le repos de ta vieillesse cassée, tu verses des larmes de joie ; lorsque tournant tes regards vers le ciel, tu me donnes ta bénédiction d’un air content, ah ! mon père, de quel sentiment je suis alors pénétré ! Ma poitrine s’enfle, et des larmes pressées ruissellent de mes yeux. Encore aujourd’hui quittant mes bras, pour aller hors de la cabane te ranimer à la chaleur du Soleil, et contemplant autour de toi le troupeau bondissant sur le gazon, les arbres chargés de fruits, et la fertilité répandue sur toute la contrée ; mes cheveux, disais-tu, sont blanchis dans la joie. Campagnes chéries, soyez bénies à jamais ! Mes regards obscurcis n’ont pas encore longtemps à vous parcourir ; bientôt je vous quitterai pour d’autres campagnes plus heureuses. Ah ! mon père, mon meilleur ami, je dois donc bientôt te perdre. Ô triste pensée ! Alors, hélas ! j’érigerai un autel à côté de ta tombe ; et toutes les fois qu’il me luira un jour propice, où j’aurai pu faire du bien à quelque infortuné, ô mon père, je répandrai du lait et des fleurs sur ton monument.

» Il se tut et regarda le vieillard avec des yeux mouillés de larmes. Comme il est étendu paisiblement ! Comme il sourit au milieu de son sommeil ! Ah ! sans doute, ajouta-t-il en sanglotant, ses actions vertueuses retracées dans ses songes, ont fait monter sur son front l’expression de sa bienfaisance. Quel doux éclat la lune répand sur sa tête chauve et sur sa barbe argentine ! Oh ! puissent les vents frais du soir, puisse la rosée humide ne te faire aucun mal ! À ces mots, il lui baise le front pour réveiller doucement, et le conduit dans la cabane, pour lui procurer sur des peaux molles un sommeil plus commode ».

Si l’idylle, exprime une passion, c’est une passion modérée qui éclate par des expressions pleines de douceur. Le poète y fait quelquefois une comparaison de nos travaux, de nos vices, de notre condition, avec les plaisirs, le repos et l’innocence des bergers. Enfin l’idylle peut rouler sur une allégorie soutenue, tirée de l’instinct des animaux ou, de la nature des choses insensibles, telles que les fleurs, les ruisseaux, les fontaines, etc. ; comme on va le voir dans ce morceau de l’idylle des Oiseaux de madame Deshoulières.

Vous paraissez toujours son le même plumage ;
Et jamais dans les bois on n’a vu les corbeaux
        Des rossignols emprunter le ramage.
        Il n’est de sincère langage.
                Il n’est de liberté que chez les animaux.
L’usage, le devoir, l’austère bienséance,
Tout exige de nous des droits dont je me plains ;
Et tout enfin du cœur des perfides humains
                Ne laisse voir que l’apparence.
Contre nos trahisons la nature en courroux,
Ne nous donne plus lien sans peine.
        Nous cultivons les vergers et la plaine,
Tandis, petits oiseaux, qu’elle fait tout pour vous.
Les filets qu’on vous tend sont la seule infortune
                Que vous avez à redouter,
                Cette crainte nous est commune ;
        Sur notre liberté chacun veut attenter :
Par des dehors trompeurs on tâche à nous surprendre.
                Hélas ! pauvres petits oiseaux,
Des ruses du chasseur songez à vous défendre :
Vivre dans la contrainte, est le plus grand des maux.

Si l’on donne à l’églogue la forme du dialogue, on aura soin de ne pas y introduire plus de trois interlocuteurs : il serait bien difficile d’en occuper, comme il faut, un plus grand nombre. Cette action étant champêtre, le lieu de la scène ne peut être qu’à la campagne.

Mœurs et caractères des Bergers.

On a dû juger qu’il faut que les mœurs des personnages soient simples, pures et exemptes de crimes. Les bergers peuvent avoir le désir de plaire, l’émulation dans les jeux ; l’ambition d’entretenir un troupeau nombreux et fécond ; des passions douces, tendres et modérées ; mais jamais de ces passions violentes et cruelles qui sont les fléaux de la société. Formés des mains de la nature, qu’ils ignorent entièrement l’art de dissimuler et l’art de tromper : que le mensonge, l’imposture, la duplicité, la fourberie, la trahison leur soient inconnues. Ils doivent être toujours vrais, naïfs, sincères, ingénus, pleins de candeur ; et ce serait un défaut que leurs passions, même les plus gaies ou les plus tristes, n’eussent pas un caractère de modération. Un berger vainqueur dans les jeux, ou à qui une bergère aura donné la préférence, pourra chanter son bonheur et sa gloire. Mais il n’insultera point par son orgueil et sa fierté à la douleur de ses rivaux. L’amant malheureux pourra se plaindre de l’insensibilité de celle qui l’a charmé ; mais toujours avec une douceur touchante et sans emportement. Il pourra briser de dépit ses chalumeaux ; mais il ne se portera jamais aux excès de la vengeance. Ces traits ne seraient pas moins opposés au vrai caractère des bergers, qu’à une certaine délicatesse de sentiments qu’on doit leur supposer.

Langage des Bergers.

Dans leurs entretiens, point de ces disputes vives où l’aigreur domine, point de reproches amers et mordants, point de paroles injurieuses et grossières. Leur langage doit être toujours poli, mais jamais raffiné : le raffinement et la grossièreté sont deux excès qui s’éloignent également de l’objet de la poésie pastorale. Les bergers peuvent montrer de l’esprit, mais un esprit toujours naturel, ennemi de l’affectation et de tout ce qui peut paraître recherché. Cet esprit peut même être orné de certaines connaissances, mais toutes relatives à l’art champêtre, à la culture des terres et des fruits, aux maladies des troupeaux, à la qualité des pâturages, à l’influence des vents, et des astres. On les suppose toujours païens ; et il est bien naturel qu’on les suppose en même temps instruits de leur religion. Il ne sera donc pas surprenant qu’ils parlent de leurs Dieux, et surtout des Divinités champêtres, de Pan, de Diane, de Paies, de Flore, de Pomone, de Cérès, des Satyres, des Faunes, des Sylvains, etc.

Style de la poésie pastorale.

Il est aisé maintenant de se former une idée juste du ton et du style de la poésie pastorale. On sent qu’il serait ridicule de donner aux bergers une imagination hardie et fougueuse, des pensées brillantes et profondes, des expressions pompeuses et magnifiques. Dans leurs discours, tout doit être simple, naïf, riant et gracieux. Rappelons ici ces vers où Boileau 206 trace le caractère et les règles particulières de ce genre de poésie. Ils sont d’ailleurs un vrai modèle du style qui lui convient : ils offrent le précepte et l’exemple tout à la fois.

Telle qu’une Bergère, au plus beau jour de fête,
De superbes rubis ne charge point sa tête,
Et sans mêler à l’or l’éclat des diamants,
Cueille en un champ voisin ses plus beaux ornements :
Telle aimable en son air, mais humble dans son style,
Doit éclater sans pompe une élégante idylle.
Son ton simple et naïf, n’a rien de fastueux,
Et n’aime point l’orgueil d’un vers présomptueux.
Il faut que sa douceur flatte, chatouille, éveille,
Et jamais de grands mots n’épouvante l’oreille.
Mais souvent dans ce style, un rimeur aux abois
Jette là de dépit la flûte et le hautbois,
Et follement pompeux dans sa verve indiscrète,
Au milieu d’une églogue entonne la trompette.
De peur de l’écouter, Pan207 fuit dans les roseaux,
Et les Nymphes208 d’effroi se cachent sous les eaux.
Au contraire, cet autre, abject en son langage,
Fit parler ses Bergers comme on parle au village.
Ses vers plats et grossiers, dépouillés d’agrément,
Toujours baisent la terre et rompent tristement…
Entre ces deux excès la route est difficile.
Suivez, pour la trouver, Théocrite et Virgile.
Que leurs tendres écrits, par les Grâces209 dictés,
Ne quittent point vos mains jour et nuit feuilletés.
Seuls dans leurs doctes vers ils pourront vous apprendre
Par quel art sans bassesse un auteur peut descendre ;
Chanter Flore210, les champs, Pomone211, les vergers,
Au combat de la flûte animer deux Bergers ;
Des plaisirs de l’amour vanter la douce amorce,
Changer Narcisse212 en fleurs, couvrir Daphné213 d’écorce ;
Et par quel art encor l’églogue quelquefois
Rend dignes d’un Consul la campagne et les bois.

Lorsque le poète lui-même raconte, il peut prendre un ton plus élevé que celui sur lequel il fait parler ses bergers ; il peut employer un style plus fleuri, et répandre plus d’ornements, Mais il faut que ces ornements soient tirés des mœurs et des objets champêtres. L’émail des prairies, les bocages paisibles, les moissons jaunissantes, les fleurs, les fontaines, les oiseaux, la fraîcheur du matin, le soir d’un beau jour, en un mot, la scène variée des campagnes doit seule fournir au poète le sujet de ses tableaux et de ses images. Encore même faut-il que dans ces images la distribution et l’assortiment des couleurs paraissent être, non l’effet de l’art, mais l’ouvrage de la nature. Gresset, dans son Ode à Virgile, parlant de l’églogue, veut

Qu’en industrieuse Bergère,
Elle dépeigne les forêts,
Mais sur une toile légère,
Sans des coloris indiscrets ;
Et que jamais le trop d’étude
N’y contraigne aucune attitude,
Ni ne-charge trop les portraits.

La nature sur chaque image
Doit guider les traits du pinceau ;
Tout doit y peindre un paysage,
Des jeux, des fêtes sous l’ormeau :
L’œil est choqué, s’il voit reluire
Les palais, l’or, et le porphyre,
Où l’on ne doit voir qu’un hameau.

Il veut des grottes, des fontaines,
Des pampres, des sillons dorés,
Des prés fleuris, de vertes plaines,
Des bois, des lointains azurés :
Sur ce mélange de spectacles,
Ses regards volent sans obstacles,
Agréablement égarés.

Ces vers sont sur le véritable ton, dans le véritable style de l’églogue et de l’idylle.

Poètes bucolistes.

On prétend que la poésie pastorale prit naissance en Sicile, bien longtemps avant l’ère chrétienne. Daphnis, dit-on, berger de cette contrée, fut le premier poète bucoliste, qui se rendit célèbre parmi les Grecs. Probablement ce berger Daphnis, né avec une imagination vive, occupa son loisir à composer, sur son état et sur les objets champêtres, des chansons, qui, en lui attirant l’admiration de ses semblables, firent naître en eux, le désir de l’imiter, et de se donner même réciproquement de ces espèces de défis poétiques. Car après sa mort, ces bergers conservèrent si précieusement sa mémoire, qu’ils appelèrent longtemps leurs propres chansons, chansons sur Daphnis ; et, suivant nos voyageurs modernes, les bergers de Sicile se disputent encore aujourd’hui le prix de la flûte et du chant ; prix qui est une houlette, une panetière.

Quoi qu’il en soit, le plus ancien poète grec, connu par des ouvrages dans le genre pastoral, est Théocrite, né à Syracuse, et qui florissait, vers l’an 280 avant J.-C. On lui reproche de n’avoir pas donné assez de délicatesse à quelques-uns de ses bergers, que Fontenelle trouve (sans doute par rapport à nous, qui avons d’autres mœurs) plus rustiques, qu’agréables. Malgré cette critique, ses idylles seront toujours mises au nombre des plus beaux modèles qu’on puisse proposer. Elles sont remarquables par une douceur, une naïveté qui paraît presque inimitable. Ce poète a peint la nature simple, mais quelquefois négligée. Sa versification est d’ailleurs vive, harmonieuse, et pleine d’images.

Il nous reste quelques idylles de Moschus, né à Syracuse, et de Bion, natif de Smyrne, tous les deux presque contemporains de Théocrite. Celles du premier sont faites avec soin ; il y a beaucoup d’agrément et de délicatesse. Mais la finesse et l’art n’y sont pas assez cachés, et le style en est un peu trop fleuri.

Quant aux idylles de Bion, elles offrent un coloris enchanteur, un style riche et brillant. Mais les jeux d’esprit et l’excès des ornements qu’il a répandus dans quelques-unes, ne permettent guère qu’on les regarde comme des modèles dans le genre pastoral.

Longepierre publia vers la fin du 17e siècle une traduction de ces trois poètes grecs. Mais à peine eut-elle vu le jour, qu’elle tomba dans l’oubli. Chabanon nous a donné une traduction en prose des idylles de Théocrite, avec quelques imitations en vers de ce poète grec. Moutonnet de Clairfons a traduit Moschus et Bion en entier, et plusieurs idylles de Théocrite. Celles de Moschus ont été imitées en vers par Poinsinet de Sivry.

Le prince des poètes latins, Virgile, né à Andès près de Mantoue, l’an 70 avant J.-C., a été l’heureux imitateur de Théocrite, et a mérité que tous les siècles éclairés le plaçassent à côté de lui. On a cependant remarqué qu’il est un peu moins doux et moins naïf, mais d’un autre côté, plus fleuri et plus délicat. Ses églogues sont embellies de toutes les grâces de la nature. Horace en a parfaitement exprimé le caractère : il consiste, suivant lui, dans une douceur naïve, ingénue, mais assaisonnée d’un certain piquant léger, qui, s’il est permis de parler ainsi, en relève le gout. Elles ont eu un grand nombre de traducteurs. Celui qui les a le mieux rendues en prose, est l’abbé Desfontaines 214. Gresset les a mises en vers français ; mais son ouvrage, comme il le dit lui-même, est moins une traduction qu’une imitation hardie.

Racan a été en France, sous le règne de Louis XIII, le père de l’églogue. Au mérite d’un style aisé, simple et naturel, il joint le talent d’exprimer avec grâce les plus petites choses.

Segrais est venu après lui ; et au jugement de Boileau, il peut dans l’églogue enchanter les forêts. Il a le ton vraiment pastoral, et peint très bien les passions tempérées, les mœurs ingénues des bergers.

Madame Deshoulières occupe le premier rang parmi les bucolistes français. Ses idylles sont tout à la fois de vrais modèles de naïveté, de douceur, et de délicatesse L’esprit y est toujours si bien allié au sentiment, qu’ils paraissent fondus, pour ainsi dire, l’un dans l’autre. On trouverait bien difficilement une versification plus aisée et plus coulante, des tours dans les expressions plus heureux, des images plus gracieuses, des détails plus agréables et plus charmants.

Je ne parle point ici des vingt églogues que nous a laissées La Motte. Le raffinement et le bel esprit s’y font trop sentir.

Les prétendues églogues de Fontenelle sont encore moins exemptes de ce défaut. Peut-on y reconnaître le ton, le langage les mœurs pastorales ? On n’y voit plutôt, on n’y entend que des petits-maîtres, des courtisans spirituels et galants, déguisés sous l’habit de berger.

Deux poètes de nos jours, Léonard et Berquin, ont cultivé la poésie pastorale avec un succès distingué. Les idylles du premier se font remarquer par l’agrément, la délicatesse des pensées, et le coloris du style ; celles du second par la douceur de la poésie, et l’expression fidèle du sentiment.

Gessner, poète allemand, a fait des idylles, que Huber a traduites en français. Elles offrent les plus riants tableaux de la vie champêtre : le ton en est simple et naïf : c’est partout le langage de la nature. Le sentiment y est peint avec tout le charme, et toutes les grâces imaginables.

Article III.

De l’Épître.

Le seul nom d’Épître dit assez que ce petit poète n’est autre chose qu’une lettre écrite en vers. Il n’est point de genre de poésie plus libre dans le choix des sujets, et dans celui des tons de style.

Matière de l’Épître.

On peut y traiter de la morale, de la littérature, des grandes passions, s’y livrer à des sentiments doux et affectueux, peindre les mœurs et les ridicules, plaisanter, disserter, louer, blâmer, raconter, en prenant le ton qui convient à chaque sujet, et en employant la mesure de vers la plus propre et la plus agréable. Boileau a décrit en vers héroïques le passage du Rhin : il a fait les peintures les plus gracieuses des douceurs de la paix et des agréments de la campagne : à l’imitation d’Horace, il a développé, dans un style noble et plein de dignité, les lois de la morale et du goût. J.-B. Rousseau a manié habilement les armes de la dialectique dans son Épître contre les impies et les libertins. Mille autres poètes ont embelli du coloris de l’imagination, ou des grâces du sentiment, les choses les plus simples et les événements les plus communs. Il n’est presque point d’objets qui ne puissent servir de matière à l’Épître. Elle peut s’élever jusqu’au style sublime, et descendre jusqu’au familier.

Épître philosophique.

Les Épîtres qu’on nomme Philosophiques, parce que la morale, la littérature ou quelque grande passion en sont le sujet, doivent se faire distinguer par la justesse et la profondeur du raisonnement. Que les pensées toujours vraies, solides et lumineuses, y soient bien enchaînées, et d’y succèdent avec rapidité. Ce serait une erreur de croire qu’il suffit au poète d’effleurer les choses : il faut qu’il les creuse et les approfondisse. Il s’appliquera surtout à corriger par un sens droit la trop grande vivacité de son imagination : jamais l’enthousiasme et le feu de la poésie ne doivent nuire à la progression méthodique des idées, et à la marche régulière de la raison.

Boileau a excellé dans ce genre d’Épîtres : tout y est plein, exact, sagement pensé et exprimé de même. Je n’en citerai d’autre exemple que ce morceau de son Épître, dans laquelle il prouve que nous devons chercher en nous-mêmes notre propre bonheur.

C’est au repos d’esprit que nous aspirons tous
Mais ce repos heureux doit se chercher en nous.
Un fou rempli d’erreurs que le trouble accompagne
Et malade à la ville ainsi qu’à la campagne,
En vain monte à cheval pour tromper son ennui ;
Le chagrin monte en croupe et galope avec lui.
Que crois-tu qu’Alexandre215 en ravageant la terre,
Cherche, parmi l’horreur, le tumulte et la guerre ?
Possédé d’un ennui qu’il ne saurait dompter,
Il craint d’être à soi-même, et songe à s’éviter.
C’est là ce qui l’emporte aux lieux où naît l’aurore,
Où le Perse est brûlé de l’astre qu’il adoré.
De nos propres malheurs, auteurs infortunés,
Nous sommes loin de nous à toute heure entraînés.
À quoi bon ravir l’or au sein du nouveau monde ?
Le bonheur tant cherché sur la terre et sur l’onde,
Est ici comme aux lieux où mûrit le coco216,
Et se trouve à Paris de même qu’à Cusco217 :
On ne le tire point des veines du Potose218.
Qui vit content de rien, possède toute chose.
Mais sans cesse ignorants de nos propres besoins,
Nous demandons au ciel ce qu’il nous faut le moins.

Les peintures vives des grandes passions, les descriptions brillantes et pleines de feu, jointes aux raisonnements, font un très bel effet dans l’épître philosophique, quand elles sont analogues au sujet. C’est ce qu’on voit dans celle de l’abbé Delille 219 sur l’Utilité de la retraite pour les gens de lettres. En voici quelques vers :

Je sais que du bon ton le vernis et la grâce.
Prête même à des sots une aimable surface,
Donne au propos léger ce feu vif et brillant,
Qui luit sans échauffer, et meurt en pétillant.
Mais ces foudres brûlants d’une mâle éloquence,
Ce sentiment profond que nourrit le silence,
Ce vrai simple et touchant, ces sublimes pinceaux,
Dont le chantre d’Abel220 anime ses tableaux ;
Veux-tu les demander à ces esprits futiles ?
Sybaris221 était-il le berceau des Achilles222 ?
Dans ce monde imposteur, tout est couvert de fard ;
Tout, jusqu’aux passions, est esclave de l’art…
La haine s’y déguise en amitié traîtresse ;
La vengeance y sourit, et la haine y caresse ;
L’ardente ambition, l’orgueil impétueux
Y rampent humblement à replis tortueux…
De l’adulation la basse ignominie,
En avilissant l’âme, énerve le génie…
Dans la retraite, ami, la sagesse t’attend,
C’est là que le génie et s’élève et s’étend ;
Là règne avec la paix l’indépendance altière ;
Là notre âme à nous seuls appartient tout entière.
Cette âme, ce rayon de la divinité,
Dans le calme des sens, médite en liberté,
Sonde ses profondeurs, cherche au fond d’elle-même,
Les trésors qu’en son sein cacha l’Être suprême,
S’échauffe par degrés, prépare ce moment,
Où saisi tout à coup d’un saint frémissement,
Sur des ailes de feu l’esprit vole et s’élance,
Et des lieux et des temps franchit l’espace immense ;
Ramène tour à tour son vol audacieux,
Et des cieux à la terre et de la terre aux cieux.

Cette même espèce d’épître admet non seulement le récit des faits historiques, mais encore les fictions qui ont rapport à la mythologie, lorsque le poète peut en tirer quelque avantage pour développer un point de morale, ou pour rendre plus sensibles les leçons de vertu qu’il donne. Voici comment Gresset, dans l’Épître à sa muse, feignant que le Parnasse223 était autrefois l’Olympe224 et le temple des sages, montre toute la honte attachée aux poésies licencieuses et à leurs auteurs.

Connaissant peu la basse jalousie,
De la licence ennemis généreux,
Ils ne mêlaient aucun fiel dangereux,
Aucun poison, à la pure ambroisie ;
Et les zéphirs225 de ces brillants coteaux,
Accoutumés au doux son des guitares,
Par des accords infâmes ou barbares,
N’avaient jamais réveillé les échos ;
Quand évoqués par le crime et l’envie,
Du fond du Styx226 deux monstres abhorrés,
L’obscénité, la noire calomnie,
Osant entrer dans ces lieux révérés,
Vinrent tenter des accents ignorés.
Au même instant les lauriers se flétrirent,
Et les Amours227 et les Nymphes228 s’enfuirent.
Bientôt Phœbus229, outré de ces revers,
Au bas du mont de la docte Aonie230,
Précipitant ces filles des enfers,
Les replongea dans leur ignominie,
Et pour toujours instruisit l’univers
Que la vertu, reine de l’harmonie,
À la décence, aux grâces réunie,
Seule a le droit d’enfanter de beaux vers.

Quand le poète veut peindre les mœurs et les ridicules, il doit en saisir les traits les plus frappants, et les présenter sous des images peu communes. Il répandra en même temps sur sa critique tout le sel et tout l’enjouement, toute la délicatesse et toutes les grâces qui pourront la rendre non moins agréable qu’instructive. Le C. de B***, dans son Épître sur les mœurs, après avoir fait un parallèle ingénieux du siècle des Bayard et du nôtre, peint ainsi l’inconstance des Français asservis aux caprices de la mode.

Une divinité volage
Nous anime et nous conduit tous :
C’est elle, qui dans le même âge,
Renouvelle cent fois nos goûts.
Ainsi pour peindre l’origine.
De nos caprices renaissants,
Regarde une troupe enfantine,
Qui par des tuyaux différents,
Dans l’onde où le savon domine,
Forme des globes transparents.
Un souffle à ces boules légères
Porte l’éclat brillant des fleurs :
De leurs nuances passagères
Un souffle nourrit les couleurs.
L’air qui les enfle et les colore,
En voltigeant sous nos lambris,
Leur donne ou la fraîcheur de Flore231,
Ou le teint ambré de l’Aurore232,
Ou le vert inconstant d’iris233.
Mais ce vain chef-d’œuvre d’Éole234,
Qu’un souffle léger a produit,
Dans l’instant qu’il brille et qu’il vole,
Par un souffle s’évanouit.
Français, connaissez votre image ;
Des modes vous êtes l’ouvrage ;
Leur souffle incertain vous conduit.
Vous séduisez : on rend hommage
À l’illusion qui vous suit :
Mais ce triomphe de passage,
Effet rapide de l’usage,
Par un antre usage est détruit.

Le poète peut aussi, appréciant les choses en vrai philosophe, prendre un ton grave et sérieux, lancer des traits vifs et piquants contre les défauts, les vices des hommes, et les tracer avec des couleurs mâles et vigoureuses : c’est ce que fait Gresset dans ces vers de la Chartreuse.

Pourrais-je, en proie aux soins vulgaires,
Dans la commune illusion,
Offusquer mes propres lumières
Du bandeau de l’opinion ?
Irais-je, adulateur sordide,
Encenser un sot dans l’éclat,
Amuser un Crésus235 stupide,
Et monseigneuriser un fat ;
Sur des espérances frivoles,
Adorer avec lâcheté
Ces chimériques fariboles
De grandeur et de dignité,
Et, vil client de la fierté,
À de méprisables idoles,
Prostituer la vérité ?
Irais-je, par d’indignes brigues,
M’ouvrir des palais fastueux,
Languir dans de folles fatigues,
Ramper à replis tortueux
Dans de puériles intrigues,
Sans oser être vertueux ?
De la sublime poésie.
Profanant l’aimable harmonie,
Irais-je, par de vains accents,
Chatouiller l’oreille engourdie
De cent ignares importants,
Dont l’âme massive, assoupie
Dans des organes impuissants,
Ou livrée aux fougues des sens,
Ignore les dons du génie
Et les plaisirs des sentiments ?…
Égaré dans le noir dédale,
Où le fantôme de Thémis236,
Couché sur la pourpre et les lys,
Penche la balance inégale,
Et tire d’une urne vénale
Des arrêts dictés par Cypris237 ;
Irais-je, orateur mercenaire
Du faux et de la vérité,
Chargé d’une haine étrangère,
Vendre aux querelles du vulgaire
Ma voix et ma tranquillité,
Et dans l’antre de la chicane,
Aux lois d’un tribunal profane
Pliant la loi de l’immortel,
Par une éloquence anglicane,
Saper et le trône et l’autel ?

Épître familière.

L’Épître qu’on nomme familière doit avoir un air de négligence et de liberté : c’est ce qui la caractérise. Elle ne souffre point d’ornements recherchés. Une élégante simplicité, une plaisanterie aimable, un badinage léger, de la vivacité, des saillies, des traits d’esprit, mais qui paraissent n’avoir rien coûté, voilà ce qui doit en faire le plus bel agrément. Elle admet le récit des faits les plus ordinaires, les plus petits détails, la description des objets les plus communs, pourvu que tout y soit exprimé avec grâce. C’est ce qu’on va voir dans ce morceau d’une jolie épître de Piron, intitulée les Plaisirs du prieuré de…

Rien ne manque aux délicats ;
Cuisine en ragoûts féconde,
Table où tout nectar abonde,
Et la glacière à deux pas ;
Les lits les meilleurs du monde,
Plume entre bons matelas,
Doux sommeil entre deux draps ;
Un calme dont rien n’approche ;
Jamais le moindre fracas
De carrosse ni de cloche ;
Paix, bombance, liberté,
Liberté sans anicroche ;
L’horloge à la vérité
Rarement est remonté238,
Mais souvent le tournebroche.
Une autre félicité
Après Benedicite,
C’est de voir par la fenêtre
De notre salle à manger,
Cueillir dans le potager,
La fraise qui vient de naître ;
De voir la petite faux
Moissonner à notre vue,
Là, des têtes d’artichaux,
Ici, la tendre laitue,
Le pourpier et l’estragon,
Qui tout à l’heure en salade,
Vont piquer, près d’un dindon,
L’appétit le plus malade.

Quand on loue dans ces sortes d’épîtres, il ne faut jamais s’élever au-dessus du ton qui leur est propre. La louange, sans avoir rien d’étudié, rien de pompeux, doit y être employée avec finesse et comme sans prétention. Voyez avec quelle noble aisance, avec quelle familiarité décente et respectueuse Voltaire loue le roi de Prusse. Il feint que les parques239 ayant entendu parler de ses exploits, l’avaient cru le plus vieux des monarques, et continue ainsi :

Alors des rives du Cocyte240,
À Berlin241 vous rendant visite,
Atropos vint avec le Temps242,
Croyant trouver des cheveux blancs,
Front ridé, face décrépite,
Et discours de quatre-vingts ans.
Que l’inhumaine fut trompée !
Elle aperçut de blonds cheveux,
Un teint fleuri, de grands yeux bleus,
Et votre flûte et votre épée.
Elle songea, pour mon bonheur,
Qu’Orphée 243 autrefois, par sa lyre,
Et qu’Alcide 244, par sa valeur,
La bravèrent dans son empire.
Elle trembla quand elle vit
Le monarque qui réunit
Les dons d‘Orphée et ceux d’Alcide ;
Doublement elle vous craignit,
Et jetant son ciseau perfide,
Chez ses sœurs elle s’en alla ;
Et pour vous le trio fila
Une trame toute nouvelle,
Brillante, dorée, immortelle,
Et la même que pour Louis ;
Car vous êtes tous deux amis :
Tous deux vous forcez des murailles,
Tous deux vous gagnez des batailles
Contre les mêmes ennemis ;
Vous régnez sur des cœurs soumis,
L’un à Berlin, l’autre à Versailles245, etc.

Voyez encore si dans une épître familière, le militaire français peut être mieux peint et mieux loué qu’il ne l’a été dans celle-ci du même auteur : elle est intitulée : Au camp devant Philipsbourg, le 3 juillet 1734.

C’est ici que l’on dort sans lit,
Et qu’on prend ses repas par terre.
Je vois et j’entends l’atmosphère
Qui s’embrase et qui retentit
De cent décharges de tonnerre ;
Et dans ces horreurs de la guerre,
Le Français chante, boit, et rit.
Bellonne246 va réduire en cendres
Les courtines de Philisbourg247,
Par cinquante mille Alexandres
Payés à quatre sous par jour.
Je les vois, prodiguant leur vie,
Chercher ces combats meurtriers,
Couverts de fange et de lauriers,
Et pleins d’honneur et de folie.
Je vois briller au milieu d’eux
Ce fantôme nommé la Gloire248,
À l’œil superbe, au front poudreux,
Portant au cou cravate noire,
Ayant sa trompette en sa main,
Sonnant la charge et la victoire,
Et chantant quelques airs à boire,
Dont ils répètent le refrain.
Ô nation brillante et vaine !
Illustres fous, peuple charmant,
Que la gloire à son char entraîne,
Il est beau d’affronter gaîment
Le trépas et le prince Eugène249, etc.

Je n’ai cité tous ces différents exemples, que pour faire voir d’une manière plus sensible les différents genres que l’épître embrasse, et les divers Ions de style qu’elle peut prendre. Elle est quelquefois mêlée de prose ; et alors elle doit avoir entièrement le caractère d’une lettre ordinaire. On peut cependant y mettre plus de finesse et de délicatesse ; mais point de fictions sérieuses, point de peintures magnifiques, point d’idées ni de sentiments trop relevés.

Poètes épistolaires.

Horace, né à Venuse dans le royaume de Naples, l’an 63 avant Jésus-Christ, est parmi les poètes latins, celui qui nous a laissé les meilleurs modèles pour l’épître philosophique. Il a eu plusieurs traducteurs, dont le plus estimé est le P. Sanadon, jésuite.

Parmi nous, ce sont Boileau, Rousseau, et Voltaire dans la plupart de ses discours philosophiques. Pour le genre gracieux et le familier, nous en avons une foule en notre langue. Les principaux sont Chapelle, Pavillon, Voltaire, Desmahis, Gresset, le C. de B***, etc. Je ne parle point de Chaulieu, dont la morale toute en sentiment est celle d’Épicure.

L’Héroïde est une épître en grands vers dans laquelle on fait parler des héros, des héroïnes, ou quelque personnage célèbre, agité d’une passion, qui le plus souvent est l’amour. Le poète doit, dans les premiers vers, exposer en peu de mots la situation du personnage, et les motifs qui le font parler. Les récits sont déplacés dans ces sortes d’épîtres, à moins qu’ils ne fassent la plus grande partie de l’intérêt, et qu’ils n’offrent des tableaux touchants et pathétiques. Tout doit y être animé de la chaleur du sentiment.

Ovide est le premier qui ait fait des héroïdes, qu’on ne peut guère prendre pour modèle. Ce poète ingénieux, mais peu sensible, cherche trop à briller par les grâces du bel esprit et le faste des ornements. Je n’en connais pas d’autre traduction que celle de Martignac, qui a traduit tous les ouvrages de ce poète.

On a cultivé depuis peu parmi nous ce genre de poésie. Colardeau est celui qui a le mieux réussi dans son épître d’Héloïse à Abailard.

Article IV.

De la Satire.

L’odieux que peut avoir la satire, et, qu’elle n’a que trop souvent, n’est point dans la nature de ce genre de poésie. Il n’est précisément que dans l’abus qu’on en fait, dans l’excès de licence qu’on s’y donne. Renfermée dans ses justes bornes, la satire ne peut qu’être infiniment utile à la société civile et à la république des lettres.

Elle seule bravant l’orgueil et l’injustice,
Va jusques sous le dais faire pâlir le vice,
Et souvent sans rien craindre, à l’aide d’un bon mot,
Va venger la raison des attentats d’un sot250.

Voilà son but, son véritable objet, les grands avantages dont elle peut à bon droit se glorifier.

Définition et style de la Satire.

La satire est donc un discours en vers, dans lequel on attaque directement les vices des hommes, et où l’on critique de même les mauvais ouvrages. Le poète peut le faire sur un ton sérieux, caustique et mordant, on sur un ton léger, plaisant et badin ; se déchaîner avec force contre le vice, ou se borner à une simple raillerie. Dans le premier cas, il doit employer un style ferme, plein et nerveux ; dans le second, un style fin, agréable et enjoué ; mais toujours simple, naturel et facile, parce que le style de la satire est le plus conformé au style ordinaire. Quelque ton que prenne le poète, ses pensées doivent être vives, pressées, d’une vérité frappante, et enchaînées avec grâce ; ses préceptes, surtout sages, solides, clairs et lumineux.

Ce qu’il faut observer dans la satire des mœurs.

Pour que la satire soit un genre d’écrire vraiment ; honnête et recommandable, il faut qu’elle soit générale et réglée par les bienséances. Les vices ou les ridicules de l’humanité doivent y être : exposés dans tout leur jour par des peintures vives et naturelles, des caractères exprimés avec vérité, des portraits finis, sans que les personnes y soient nommées ou désignées. Le poète qui préconise la vertu, et qui attaqua en général les mœurs corrompues, mérite les plus grands éloges. Mais celui qui veut flétrir ou humilier les personnes, est digne lui-même d’opprobre et de châtiment. L’exemple suivant, pris au hasard dans les Satires de Boileau, fera voir de quelle manière le poète satirique doit combattre les vices généraux de la société.

Un avare idolâtre et fou de son argent,
Rencontrant la disette au sein de l’abondance,
Appelle sa folie une rare prudence,
Et met toute sa gloire et son souverain bien
À grossir un trésor qui ne lui sert de rien.
Plus il le voit accru, moins il en fait d’usage.
Sans mentir, l’avarice est une étrange rage,
Dira cet autre fou, non moins privé de sens,
Qui jette, furieux, son bien à tous venans,
Et dont l’âme inquiète à soi-même importune,
Se fait un embarras de sa bonne fortune.
Qui des deux en effet est le plus aveuglé ?
L’un et l’autre, à mon sens, ont le cerveau troublé.
Répondra chez Fredoc251, ce marquis sage et rude,
Et qui sans cesse au jeu, dont il fait son étude,
Attendant son destin d’un quatorze on d’un sept,
Voit sa mort ou sa vie sortir de son cornet.
Que si d’un sort fâcheux la maligne inconstance
Vient par un coup fatal faire tourner la chance,
Vous le verrez bientôt les cheveux hérissés,
Et les yeux vers le ciel de fureur élancés,
Ainsi qu’un possédé que le prêtre exorcise,
Fêter dans ses serments tous les saints de l’église.

Voyez encore avec quelle force de raison et quelle vigueur de style, il s’élève en général contre ces nobles orgueilleux, qui, se glorifiant de leurs vains titres, et des belles actions de leurs ancêtres, traînent des jours oisifs dans le sein de la mollesse.

Que sert ce vain amas d’une inutile gloire,
Si de tant de héros célèbres dans l’histoire,
Il ne peut rien offrir aux jeux de l’univers
Que de vieux parchemins qu’ont épargnés les vers
Si tout sorti qu’il est d’une source divine,
Son cœur dément en lui sa superbe origine,
Et n’ayant rien de grand qu’une sotte fierté,
S’endort dans une lâche et molle oisiveté ?…
On ne m’éblouit point d’une apparence vaine ;
La vertu d’un cœur noble est la marque certaine,
Si vous êtes sorti de ces héros fameux,
Montrez-nous cette ardeur qu’on vit briller en eux,
Ce zèle pour l’honneur, cette horreur pour le vice.
Respectez-vous les lois ? Fuyez-vous l’injustice ?
Savez-vous pour la gloire oublier le repos,
Et dormir en plein champ le harnois sur le dos ?
Je vous connais pour noble à ces illustres marques.
Alors soyez issu des plus fameux monarques,
Venez de mille aïeux ; et si ce n’est assez,
Feuilletez à loisir tous les siècles passés ;
Voyez de quel guerrier il vous plaît de descendre ;
Choisissez de César252, d’Achille253 ou d’Alexandre254.
En vain un faux censeur voudrait vous démentir ;
Et si vous n’en sortez, vous devez en sortir.
Mais fussiez-vous issu d’Hercule255 en droite ligne,
Si vous ne faites voir qu’une bassesse indigne,
Ce long amas d’aïeux que vous diffamez tous,
Sont autant de témoins qui parlent contre vous ;
Et tout ce grand éclat de leur gloire ternie,
Ne sert plus que de jour à votre ignominie.
En vain tout fier d’un sang que vous déshonorez,
Vous dormez à l’abri de ces noms révérés :
En vain vous vous couvrez des vertus de vos pères ;
Ce ne sont à mes yeux que de vaines chimères.
Je ne vois rien en vous qu’un lâche, un imposteur,
Un traître, un scélérat, un perfide, un menteur,
Un fou dont les accès vont jusqu’à la fuite,
Et d’un tronc fort illustre une branche pourrie.

Ce qu’il faut observer dans la satire des ouvrages d’esprit.

Lorsque le poète satirique s’érige en censeur des ouvrages d’esprit, il faut que, dirigé par un goût sûr, il se montre toujours sans amertume, sans passion, sans partialité. Il est fâcheux pour la gloire de Boileau, dont la critique est ordinairement saine, qu’il se soit laissé entraîner par la prévention contre le Tasse et Quinault 256.

Le poète étant dans l’obligation de précautionner ses lecteurs contre le mauvais goût, doit indiquer les sources où l’on pourrait le puiser, et peut par conséquent nommer les ouvrages. Mais il s’interdira les personnalités, et ne parlera jamais des auteurs : les règles de la bienséance l’exigent. Boileau les a aussi quelquefois violées : il a pris plaisir à tourner en ridicule l’indigence de quelques écrivains médiocres de son temps ; et en cela il ne doit pas être imité.

Je ne m’étendrai pas davantage sur ce genre de poésie. On pourra y appliquer le peu que j’ai dit ailleurs de la critique.

Poètes satiriques.

La satire était chez les Grecs une espèce de drame qui tenait de la tragédie et de la comédie. Les Romains lui donnèrent la forme, le caractère, le tour qu’elle a aujourd’hui. Cette invention est duc à Lucile, chevalier romain, né l’an 147 avant Jésus-Christ, dans le temps que les lettres commençaient à s’introduire en Italie : ses satires ne nous sont point parvenues.

Horace, si célèbre dans le beau siècle d’Auguste, perfectionna ce genre de poésie. Philosophe aimable et plein d’urbanité, poète ingénieux et délicat, il n’attaque les vices et les travers des hommes qu’en riant, ou en les couvrant de ridicule. Point d’aigreur, point d’emportement dans sa critique : elle est toujours douce et badine, assaisonnée du sel de la plaisanterie et de toutes les grâces de l’enjouement. Il ne déchire jamais : il pique avec finesse ; et les portraits qu’il fait, même dans le genre odieux, ont toujours quelque chose d’agréable. Le P. Sanadon, jésuite, est encore celui qui a le mieux traduit ses satires, ainsi que ses autres poésies.

Perse, né à Volterre dans la Toscane, l’an 34 de l’ère chrétienne, inférieur à Horace pour la grâce et la délicatesse, a plus de force et de chaleur. Il montre un grand fond de raison dans ses satires. Mais son style trop serré est bien souvent obscur. Le P. Tarteron l’a traduit ; et après lui, Sélis.

Juvénal, né à Aquino, ville du royaume de Naples, vers le milieu du premier siècle de l’ère chrétienne, fait dans toutes ses satires une guerre ouverte au vice. Il ne cache jamais la vérité, quelque affreuse qu’elle puisse être, et ne prend pas même soin de l’envelopper. Ce sont les invectives les plus violentes, le fiel le plus âcre et le plus amer. Ce satirique mord avec fureur : son imagination brûlante emploie presque toujours l’hyperbole, et la pousse, comme dit Boileau, jusqu’à l’excès. Mais dans ce débordement même d’humeur atrabilaire il a des beautés vraiment sublimes. Ses satires ont été bien traduites par le P. Tarteron, mais encore mieux par Dussaux.

Régnier a été en France, sous le règne de Louis XIII, le restaurateur de la satire. Il a de la gaieté, de la force, et même des grâces : mais ce poète peu décent doit être redouté du chaste lecteur.

Nous devons à Boileau la gloire de l’emporter sur nos voisins, et de le disputer à l’ancienne Rome dans le genre de la satire. On peut dire qu’il réunit la finesse et la légèreté d’Horace, la sagesse et la raison de Perse, la force et la vivacité de Juvénal, sans en avoir les fougueux excès : mais son caractère a plus de ressemblance avec celui du premier. Ses pensées sont toujours naturelles, ses expressions justes, ses tours vifs et aisés, son style pur et élégant, ses vers harmonieux, faits avec soin et jamais vides d’idées. Quelque grande, dit le marquis d’Argens 257, quelque grande que puisse être la barbarie d’un homme, dès qu’il sait lire et qu’il entend le français, on doit supposer qu’il a lu les Satires de Boileau.

Article V.

De l’Élégie.

Caractère de l’Élégie.

Le vrai caractère de l’élégie se trouve marqué dans le mot même, composé de deux mots grecs, qui signifient dire hélas. Ce petit poème, en effet, qu’on avait inventé pour déplorer les malheurs, les infortunes, et se plaindre des rigueurs du sort, était, dans son origine, uniquement destiné aux larmes, aux gémissements, et à l’expression de la douleur. Mais bientôt on y fit entrer des sentiments de tendresse et même de joie. La plainte, suivant Horace 258, fut d’abord renfermée dans l’élégie, ensuite l’amour y chanta ses conquêtes. Boileau 259 a dit après le poète latin :

Elle peint des amants la joie et la tristesse.

Cette sorte de poésie est donc consacrée aux mouvements du cœur : mais elle se borne aux sentiments doux, soit de tristesse, soit de joie. Elle ne peut point embrasser les sentiments de toutes les espèces et de tous les degrés, réservés à l’ode, et rejette par conséquent les pensées sublimes, les images pompeuses. Elle n’admet pas non plus cet amour violent et furieux, dont les effets sont si funestes et si terribles, et qui est du ressort de la tragédie. Par conséquent, le style trop fort et trop pathétique ne convient pas à son caractère. Le but de l’élégie est d’attendrir l’âme, et non d’exciter la terreur.

Il est aisé de juger que pour réussir dans ce genre d’écrire, il faut bien sentir, et bien peindre le sentiment avec des couleurs vraies et naturelles.

Il faut que le cœur seul parle dans l’élégie.

C’est le précepte que donne Boileau 260 ; précepte fondamental, qui renferme tous les autres. L’âme du poète doit être toute remplie de son objet toute pénétrée des malheurs qu’il veut déplorer, et se montrer tout entière dans l’élégie. Un poème de cette espèce, dicté par l’esprit, sera nécessairement froid, fade et langoureux, ou chargé d’ornements frivoles, non moins ridicules que déplacés.

Ornements propres à l’élégie.

Ce n’est pas que le cœur puisse, sans le talent, produire une bonne élégie. La sensibilité de l’âme doit être aidée d’un génie facile, qui donne une certaine élévation et une certaine délicatesse à ce poète. Le cœur fournit les sentiments ; l’imagination les met en œuvre, et leur prête son coloris et ses grâces. Mais ce coloris ne doit pas être trop brillant ; ces grâces ne doivent pas être affectées. L’élégie paraît en habits de deuil, les cheveux épars. Une parure éclatante, un ajustement recherché pourraient-ils lui convenir ? Elle répand des larmes, elle éclate en plaintes, en gémissements. Peut-il sortir de sa bouche d’autres accents, d’autres cris, que ceux du sentiment et de la passion ?

La véritable douleur n’a point de langage étudié, de marche suivie et compassée. Le langage de l’élégie doit être simple et sans apprêt ; sa marche rompue, irrégulière même jusqu’à un certain point ; et il y doit régner, dans tout l’ensemble, ce désordre intéressant, cette négligence aimable, qui, quoiqu’en partie l’ouvrage de l’art, ne paraît être que l’effet du sentiment. Tout ce qui offre l’appareil de l’étude et du travail, tout ce qui sent l’affectation, est entièrement opposé au caractère de l’élégie, non seulement lorsqu’elle exprime la douleur ou la tendresse, mais encore même lorsqu’elle décrit, en passant, des objets gracieux et riants.

Que le cœur soit donc vivement pénétré ; il suggérera à l’esprit des pensées, des images, des comparaisons analogues et proportionnées au sentiment. C’est dans cette heureuse situation que se trouvait celui de La Fontaine, lorsque sa muse plaintive poussait des regrets si touchants sur la disgrâce de Fouquet 261. Cette élégie est un vrai chef-d’œuvre. Tout y porte l’empreinte d’une âme sensible et profondément affligée. La douleur a fait naître toutes les idées, toutes les réflexions ; et l’art en se cachant, les a revêtues des couleurs qui leur étaient propres. Le sentiment y est toujours embelli par l’imagination, et l’imagination toujours animée par le sentiment. La voici.

Remplissez l’air de cris en vos grottes profondes,
Pleurez, Nymphes262 de Vaux263, faites croître vos ondes ;
Et que Lanqueil enflé ravage les trésors,
Dont les regards de Flore264 ont embelli ces bords.
On ne blâmera point vos larmes innocentes ;
Vous pouvez donner cours à vos douleurs pressantes :
Chacun attend de vous ce devoir généreux ;
Les destins sont contents, Oronte est malheureux.

Vous l’avez vu naguère aux bords de vos fontaines,
Qui sans craindre du sort les faveurs incertaines,
Plein d’éclat, plein de gloire, adoré des mortels,
Recevait des honneurs qu’on ne doit qu’aux autels.
Hélas ! qu’il est déchu de ce bonheur suprême !
Que vous le trouveriez différent de lui-même !
Pour lui les plus beaux jours sont de secondes nuits :
Les soucis dévorants, les regrets, les ennuis,
Hôtes infortunés de sa triste demeure,
En des gouffres de maux le plongent à toute heure.
Voilà le précipice où l’ont enfin jeté,
Les attraits enchanteurs de la prospérité.
Dans le palais des rois cette plainte est commune :
On n’y connaît que trop les jeux de la fortune,
Ses trompeuses faveurs, ses appas inconstants.
Mais on ne les connaît que quand il n’est plus temps.
Lorsque sur cette mer on vogue à pleines voiles,
Qu’on croit avoir pour soi les vents et les étoiles,
Il est bien malaisé de régler ses désirs :
Le plus sage s’endort sur la foi des zéphirs265.
Jamais un favori ne borne sa carrière :
Il ne regarde pas ce qu’il laisse en arrière ;
Et tout ce vain amour des grandeurs et du bruit
Ne le saurait quitter, qu’après l’avoir détruit.
Tant d’exemples fameux que l’histoire raconte,
Ne suffisaient-ils pas sans la perte d’Oronte ?

Ah ! si ce faux éclat n’eût pas fait ses plaisirs,
Si le séjour de Vaux eût borné ses désirs,
Qu’il pouvait doucement laisser couler son âge !
Vous n’avez pas chez vous ce brillant équipage,
Cette foule de gens qui s’en vont chaque jour
Saluer à grands flots le soleil de la Cour.
Mais la faveur du ciel vous donne en récompense
Du repos, du loisir, de l’ombre et du silence,
Un tranquille sommeil, d’innocents entretiens ;
Et jamais à la Cour on ne trouve ces biens.

Mais quittons ces pensées ; Oronte vous appelle.
Vous, dont il a rendu la demeure si telle,
Nymphes, qui lui devez vos plus charmants appas,
Si le long de vos bords, Louis porte ses pas
Tâchez de l’adoucir, fléchissez son courage :
Il aime ses sujets, il est juste, il est sage ;
Du titre de clément rendez-le ambitieux.
C’est par là que les rois sont semblables aux Dieux.
Du magnanime Henri266 qu’il contemple la vie :
Dès qu’il put se venger, ii en perdit l’envie.
Inspirez à Louis cette même douceur :
La plus belle victoire est de vaincre son cœur.
Oronte est à présent un objet de clémence ;
S’il a cru les conseils d’une aveugle puissance,
Il est assez puni par son sort rigoureux :
Et c’est être innocent, que d’être malheureux.

Pour rendre, dans l’élégie, la plainte plus touchante, il faut y joindre à une vive peinture des malheurs présents, celle des avantages qu’on a perdus. L’hyperbole n’y est point déplacée, parce qu’il est assez naturel que la douleur nous fasse exagérer les maux que nous souffrons. Il arrive bien souvent que l’élégie traite ses sujets sous une allégorie champêtre, et transforma ses personnages en bergers. Ainsi, on peut appliquer à ce poème tout ce que j’ai dit sur la poésie pastorale.

Poètes élégiaques.

Il ne nous reste des Grecs aucun poème connu sous le nom d’élégie. Mais on peut principalement rapporter à ce genre un morceau fort touchant, qui est dans l’Andromaque d’Euripide, et le tombeau d’Adonis, idylle de Bion.

On y rapporte aussi la cinquième églogue de Virgile sur la mort de Daphnis ; quelques Odes d’Horace, surtout celle où il déplore la mort de Quintilius, et les Héroïdes d’Ovide. Les cinq Livres des Tristes que celui-ci composa dans les déserts de la Scythie où il avait été exilé, sont proprement des élégies. Celle qu’il fit sur la mort de Tibulle, son ami, est très belle. Mais quant au plus grand nombre des autres, on peut dire que l’excessive abondance de l’imagination, et le feu pétillant de l’esprit y refroidissent presque partout le sentiment. Nous en avons une bonne traduction, par le P. Kervillars, jésuite.

Tibulle et Properce, deux grands poètes du siècle d’Auguste, sont de vrais modèles dans l’élégie. Le premier, surtout, est doux, élégant et toujours naturel : il ne peint jamais que le sentiment et la passion. Properce ne les exprime pas tout à fait aussi bien ; il est plus gracieux, mais moins tendre : il montre même quelquefois un peu trop d’art et d’érudition. Ces deux poètes ont été traduits par Longchamps.

Nous avons parmi nous quelques bonnes élégies, que nous devons à madame la comtesse de La Suze, et à madame Deshoulières. Il y. a de la délicatesse, du sentiment et de la facilité.

La Fontaine n’est connu en ce genre que par la belle élégie que j’ai citée. Les autres qu’il a faites, sont peu dignes de lui.

On trouve dans J.-B. Rousseau quelques odes qui sont dans le genre élégiaque. Telle est aussi celle qu’adresse Malherbe à François du Perrier, son ami, pour le consoler de la mort de sa fille, et dans laquelle il lui dit avec autant de délicatesse que de sentiment :

Mais elle était du monde, où les plus belles choses
                Ont le pire destin ;
Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
                L’espace d’un matin.

Article VI.

De l’Ode.

Nature et division de l’Ode

Le mot Ode signifie Chant, Chanson, Hymne, Cantique. Ce poème, dont la forme consiste dans une suite de stances ou strophes, qui doivent être égales entre elles, exprime le sentiment, de quelque espèce et de quelque degré qu’il soit. Tout ce qui agite l’âme avec violence, tout ce qui lui cause une émotion douce, convient essentiellement à l’ode. Ainsi l’on peut en distinguer deux espèces générales. La première est dans le genre noble et sublime ; c’est l’ode proprement dite, qui, suivant Boileau 267,

Élevant jusqu’au ciel son vol ambitieux,
Entretient dans ses vers commerce avec les Dieux :
Aux athlètes dans Pise268 elle ouvre la barrière,
Chante un vainqueur poudreux au bout de la carrière.

L’autre est dans le genre tendre et gracieux.

Elle peint les festins, les danses et les ris.

De l’Ode proprement dite

Il n’est point de genre de poésie plus poétique, s’il est permis de s’exprimer ainsi, que l’ode proprement dite. Dans les autres poèmes, l’écrivain ne remplit point le personnage de poète : l’art, même consiste à le faire oublier. Dans l’apologue, ce sont des animaux qui parlent, comme ils auraient parlé, s’ils avaient eu le don de la pensée et de la parole. Dans la poésie pastorale, ce sont des bergers qui s’entretiennent de leurs amours ou d’objets champêtres. Dans la satire et l’épître morale, c’est un philosophe austère ou badin qui censure les mœurs. Dans l’élégie, c’est un homme afflige qui se plaint des rigueurs du sort. Dans le dramatique, ce sont des Citoyens, des Héros, des Monarques, qui agissent et qui parlent, sans que le poète paraisse.

Mais dans l’ode, c’est le poète lui-même qui s’annonce, et qui va chanter ; le poêle inspiré par les Muses, et qui doit en parler le plus riche et le plus magnifique langage. Il est vrai que dans l’épopée, on suppose aussi le poète inspiré : mais son inspiration est tranquille ; la Muse raconte et le poète écrit : au lieu que dans l’ode, son inspiration est prophétique ; il est tout rempli, possédé de la Muse ou du Dieu qui s’est emparé de ses sens. On dirait même que le Dieu qui l’inspire, parle par sa voix. Aussi a-t-il besoin, pour réussir dans ce genre de poésie, de ces qualités si rares et si précieuses, qui, suivant Horace 269, font le vrai poète ; d’un génie créateur, d’un talent presque divin, et d’une manière de s’exprimer toujours noble, majestueuse, et souvent sublime.

Enthousiasme de l’Ode.

Il faut d’abord que le poète se peigne vivement à l’esprit son objet, s’y livre tout entier, en soit le plus fortement occupé ; que son imagination s’élève, s’échauffe, et produise ce sentiment vif qu’on appelle enthousiasme ; sentiment qui est toujours proportionné à l’objet. C’est alors qu’une fureur poétique le transporte ; une ardeur divine l’embrase ; le voilà dans ces moments heureux pour le génie : toute la nature se découvre à ses regards ; il va en épuiser les richesses, et répandre sur tous les objets cet esprit de vie qui les anime, et ces grands traits qui les font paraître avec toute la perfection imaginable.

Début de l’Ode.

Dans cette situation de l’âme, le poète saisissant la lyre, pourrait-il s’annoncer par un début simple, tranquille et mesuré ? Non sans doute. Emporté par la fougue de son imagination brûlante, et par les mouvements de son cœur vivement ému, il prend un essor rapide, et chante tout à coup sur un ton élevé. Son début est hardi, frappant, magnifique et pompeux : on y voit toute la chaleur de son âme et tout l’enthousiasme dont elle est remplie. Tantôt paraissant lui-même étonné de la grandeur et de l’importance de son sujet, il se dit inspiré par un Dieu ; il impose silence à toute la nature, et invite les mortels à l’écouter. Ainsi J.-B. Rousseau imitant le prophète David, pour peindre l’aveuglement des hommes du siècle, s’écrie :

Qu’aux accents de ma voix la terre se réveille.
Rois, soyez attentifs ; terre, prête l’oreille ;
Que l’univers se taise et m’écoute parler.
Mes chants vont seconder les accords de ma lyre ;
L’Esprit saint me pénètre ; il m’échauffe, et m’inspire
Les grandes vérités que je vais révéler.

Tantôt, tout plein de l’objet qu’il se représente, il se jette, pour ainsi dire, brusquement au milieu de son sujet ; et dans un emportement soudain, il débute par de riches comparaisons et de brillantes images. C’est ce que fait Horace, dans cette belle Ode, où il chante la victoire du jeune Drusus 270, sur les Vindéliciens. Je vais me servir, et je me servirai dans les autres exemples pris de ce poète, de la traduction en vers, ou plutôt de l’imitation qu’en a faite Reganhac. Une poésie forte et harmonieuse, qui rend le sens substantiel du lyrique latin, me paraît ici préférable à la meilleure prose qui en rendrait le sens littéral.

Tel que le ministre intrépide
Du tonnerre effrayant des Dieux271,
Sur un peuple d’oiseaux timide
S’élance des voûtes des cieux :
Bientôt la splendeur de sa race
Impose à son heureuse audace
Des triomphes plus signalés :
Il cherche des périls terribles,
Épargne les troupeaux paisibles,
Et combat les dragons ailés.

Ou tel que sur l’herbe nouvelle,
Où bondit un riant troupeau,
Paraît, chassé de la mamelle,
Un impétueux lionceau :
Tremblante, glacée, éperdue,
La jeune brebis, à sa vue,
De son sort pénètre l’horreur,
Et croit sentir la dent naissante
Qui va sur sa chair palpitante
Faire l’essai de sa fureur.
Tel Drusus formé pour la gloire, etc.

Voici encore un début vraiment lyrique de J.-B. Rousseau, dans son Ode sur la bataille de Petervaradein 272, gagnée contre les Turcs, en 1716, par le prince Eugène 273 ; début plus hardi peut-être que celui d’Horace, par la vivacité de l’enthousiasme, le retranchement des liaisons intermédiaires, et le changement subit des pensées.

Ainsi le glaive fidèle
De l’Ange exterminateur,
Plongea dans l’ombre éternelle
Un peuple profanateur,
Quand l’Assyrien274 terrible
Vit, dans une nuit horrible,
Tous ses soldats égorgés,
De la fidèle Judée275
Par ses armes obsédée,
Couvrir les champs saccagés.

Où sont ces fils de la terre,
Dont les fières légions
Devaient allumer la guerre
Au sein de nos régions ?
La nuit les vit rassemblées ;
Le jour les voit écoulées
Comme de faibles ruisseaux,
Qui, gonflés par quelque orage,
Viennent inonder la plage
Qui doit engloutir leurs eaux.

Style de l’Ode

On n’exige pas que l’ode monte plus haut que son début. Mais on veut que le poète se soutienne jusqu’à la fin à la même élévation. C’est un athlète qui s’est élancé dans la carrière, et qui doit toujours courir avec la même vitesse : s’il ralentit sa course rapide, il perd la couronne qui l’attendait. Le poète lyrique nous a fait dans son début une impression des plus vives : il faut que cette impression soit durable. Son âme échauffée d’un feu divin, nous a embrasés de la même flamme : il faut que ce feu ne perde rien de sa force et de son activité. Il nous a ouvert les trésors de la poésie : il faut qu’il en étale à nos yeux toute la richesse et toute la magnificence ; qu’il nous élève, nous transporte, nous enchante par le sublime des sentiments, la hardiesse des pensées, l’énergie et la pompe des expressions, et par tous les charmes d’une harmonie soutenue et toujours ravissante. Ce sera une peinture qu’animeront les traits les plus vifs et les plus frappants. Telle est celle-ci qu’on lit dans l’Ode à la Fortune, par J.-B. Rousseau.

Quels traits me présentent vos fastes,
Impitoyables conquérants ?
Des vœux outrés, des projets vastes,
Des rois vaincus par des tyrans,
Des murs que la flamme ravage,
Des vainqueurs fumants de carnage,
Un peuple aux fers abandonné,
Des mères pâles et sanglantes
Arrachant leurs filles tremblantes
Des bras d’un soldat effréné.

Voyez quelles grandes et nobles idées accompagnent ce tableau si brillant, et avec quelle véhémence de style elles sont rendues.

Juges insensés que nous sommes,
Nous admirons de tels exploits.
Est-ce donc le malheur des hommes,
Qui fait la vertu des grands rois ?
Leur gloire féconde en ruines,
Sans le meurtre et sans les rapines
Ne saurait-elle subsister ?
Images de Dieu sur la terre,
Est-ce par des coups de tonnerre
Que leur grandeur doit éclater ?

Ce seront des comparaisons riches et multipliées qui nous présenteront les objets dans toute leur grandeur, dans toute leur beauté ; telles sont celles-ci que nous offre, l’Ode aux princes Chrétiens sur l’armement des Turcs, par le même poète.

Comme un torrent fougueux qui du haut des montagnes,
Précipitant son cours, traîne dans les campagnes
Arbres, rochers, troupeaux par son cours emportés,
Ainsi de Godefroi276 les légions guerrières
                   Forcèrent les barrières
Que l’Asie opposait à leurs bras indomptés.

La Palestine277 enfin, après tant de ravages,
Vit fuir ses ennemis comme on voit les nuages
Dans le vague des airs fuir devant l’Aquilon278 ;
Et des vents du midi la dévorante haleine
                   N’a consumé qu’à peine
Leurs ossements blanchis dans les champs d’Ascalon279.

Ce sera un enchaînement de figures vives et saillantes qui donneront aux pensées un nouveau degré de force et d’élévation, comme on va le voir dans ce morceau de l’Ode d’Horace, dont j’ai cité le début.

Rome280, le Métaure281 publie
Des Nérons 282 les divins exploits.
Asdrubal283, en perdant la vie
Proclame ce que tu leur dois.
Ce jour mémorable l’atteste ;
Jour qui borna le cours funeste
De nos revers multipliés
Et qui ressuscitant ta gloire,
A, par les droits de la victoire,
Mis ta rivale sous tes pieds.

Souviens-toi du nuage horrible
Où ton astre était éclipsé,
Depuis que l’Africain284 terrible
Vers nos murs se fut avancé.
Sa marche brûlait l’Ausonie285,
Comme un dévorant incendie
S’étend, et parcourt les forêts ;
Ou comme sur l’onde orageuse
Des vents la fougue impétueuse
Sème la crainte et les regrets.
Mais cette éclatante journée
À peine a rassuré les cœurs ;
De la plus haute destinée
Rome recueille les honneurs.
Tous nos guerriers sont indomptables :
Les Dieux, désormais favorables,
Sur leurs autels sont revenus :
Annibal frémit, et sa rage
Déplorant le sort de Carthage,
Loue et déteste nos vertus.

« Eh quoi donc, cerfs pusillanimes,
» Nous provoquons des loups ardents !
» Nos triomphes les plus sublimes
» Seraient d’échapper à leurs dents ;
» Des feux d’Ilion286 préservée
» Cette race fut conservée,
» Malgré les vents et les hasards ;
» Et bornant ses courses illustres,
» Rendit sur ces bords, en deux lustres,
» Ses Dieux, ses enfants, ses vieillards.
» Telle que ce chêne immobile,
» Qu’ébranle la hache en fureur,
» Le fer même qui la mutile,
» Sert à redoubler sa vigueur.
» Par moins de têtes renaissantes,
» L’Hydre287 exerçait les mains puissantes
» D’Hercule prêt à se lasser :
» Jamais Thèbes288 ni la Colchide289
» Ne virent de monstre homicide
» Plus difficile à terrasser.

« Plongez le Romain dans l’abîme ;
» Il en sort avec plus d’éclat :
» Qu’on le terrasse, il se ranime,
» Saisit son vainqueur et l’abat, etc. »

Ces exemples suffisent sans doute pour faire connaître le ton de l’ode. Mais il faut, comme le dit Boileau290, que

Son style impétueux souvent marche au hasard :
Chez elle un beau désordre est un effet de l’art.

Écarts de l’Ode.

Représentez-vous ce cheval ailé291, à qui la Fable a donné pour séjour les coteaux du Parnasse et les bords de l’Hippocrène. Libre de tout frein, et n’ayant d’autre guide que sa bouillante ardeur, il s’élance à travers les campagnes, sans suivre aucune route certaine, franchit les précipices et les rochers, et revient aux lieux qu’il habite. Tel le poète lyrique, transporté d’une prophétique fureur, n’a point de marche uniforme. Il embrasse d’abord son sujet, et paraît aussitôt l’abandonner. Il semble qu’il a perdu de vue le point d’où il est parti, et le but où il doit arriver. On le voit passer brusquement à des objets qui paraissent éloignés l’un de l’autre, et totalement étrangers à sa matière. Ses pensées n’ont aucune suite, aucun ordre, aucune liaison marquée. Tantôt ce sont des vérités générales qu’il présente subitement, ornées de toutes les beautés poétiques. Ainsi Horace, dans son Ode au vaisseau qui devait porter Virgile à Athènes, se déchaîne contre l’audace de celui qui affronta le premier sur un bois fragile les flots et les tempêtes, et contre l’impiété effrénée des mortels, qui bravant le ciel par leurs crimes, ne permettent pas à Jupiter de quitter un moment sa foudre. Tantôt ce sont des traits historiques ou fabuleux, que le poète mêle tout à coup à son sujet. Telle est dans une Ode du même poète à Auguste, l’histoire de Régulus, qui étant prisonnier à Carthage, et ayant été à Rome, sous le serment d’un prompt retour, pour y annoncer les conditions de la paix, persuada lui-même au sénat de ne pas les accepter, et retourna à Carthage, pour y subir la mort qui l’y attendait. Telle est, dans l’Ode que J.-B. Rousseau adresse à Malherbe contre les détracteurs de l’antiquité, la Fable du serpent Python, né du limon de la terre, et tué à coups de flèches par Apollon.

Ces passages subits d’un objet à un autre, ces brusques sorties que fait le poète, ces écarts, ces digressions de l’ode sont le fruit de l’enthousiasme, mais d’un enthousiasme dirigé par la raison. Avant de prendre la plume, le poète a bien conçu son dessein, a disposé son plan. Il a envisagé son sujet sous toutes les faces, a vu tous les objets qui y avaient quelque rapport même éloigné, et les a rapprochés en les liant par un fil imperceptible. C’est ce fil qui le conduit secrètement. Plein de la passion ou du sentiment qui l’anime, il ne se livre qu’à des mouvements et des transports qui y sont analogues. Ses pensées naissent toutes les unes des autres : mais la chaleur de la passion ou du sentiment ne lui permet que de saisir les plus remarquables, et lui fait passer sous silence celles qui leur servent de liaison. Son génie tire du fond de son sujet des figures hardies et variées, des images vives et frappantes, qu’il met aussitôt en usage, en négligeant ces transitions scrupuleuses, ces liaisons grammaticales qui ne feraient qu’énerver sa poésie.

Ainsi, sous ce désordre apparent de l’ode, règne un ordre caché, qui est l’ouvrage de l’art ; tout y est sagement distribué, tout y tend à une même fin ; toutes les parties enchaînées s’y prêtent des beautés mutuelles, et forment un tout parfait. Ainsi le poète, dans ses transports, dans ses digressions, dans ses écarts même les plus multipliés, s’est toujours approché de son but, et l’a atteint au moment où il en paraissait le plus éloigné. C’est un voyageur qu’on a vu d’abord s’engager dans une grande et belle route : il a ensuite suivi tous les sentiers agréables et riants dont elle est bordée : on le croyait égaré, perdu dans ces labyrinthes fleuris ; et on le voit tout à coup arriver à son terme.

Auguste se proposait de transférer à Troie le siège de l’Empire romain. Voyez avec quel art Horace parvient à le détourner de ce dessein. Le poète débute par un éloge sublime de l’homme ferme et constant dans le bien. Tels étaient Pollux292, le grand Hercule293, Bacchus294, et Romulus295 lui-même, qui méritèrent d’être placés au rang des Dieux. Mais celui-ci eut à combattre le ressentiment de l’implacable Junon296, toujours animée contre les Troyens et leurs descendants. Elle n’y consentit qu’à condition que Troie297 et Rome seraient à jamais séparées par une étendue immense de mers toujours irritées. Ici le poète met dans la bouche de Junon un discours plein des plus riches tableaux, et où l’on voit une peinture énergique de l’état présent de l’ancienne Troie couverte de mousse, et devenue le repaire des bêtes sauvages. Cette déesse consent que les belliqueux Romains qui en tirent leur origine, règnent paisiblement ailleurs ; que le Capitole298 subsiste dans toute sa splendeur ; que l’invincible Rome se fasse un jeu de pénétrer dans ces plages arides que le soleil embrase de tous ses feux, et dans ces climats glacés, séjour d’un éternel hiver, pourvu qu’ils ne songent point à rebâtir la ville de Priam299. Ce n’est qu’à cette condition qu’elle consent que Romulus soit assis parmi les immortels. Mais s’il inspire à ses enfants le dessein de relever les murs de Troie, ce ne sera que sous de malheureux auspices. Bientôt cette ville superbe sera de nouveau plongée dans ses premiers désastres. Elle-même, épouse et sœur de Jupiter, y ramènera ses formidables bataillons, pour la réduire en cendres.

C’est ainsi qu’Horace intimida Auguste et les Romains par la bouche d’une déesse jalouse et toujours irritée. On voit dans cette ode une sagesse de dessein admirable. Le poète paraît avoir perdu de vue son objet ; et c’est alors qu’il l’a parfaitement rempli. Mais parmi toutes les odes que je connais, celle qui, à mon avis, peut donner la plus juste idée des écarts heureux de ce genre de poésie, est l’Ode de Malherbe à Louis XIII, qui allait combattre les Rochelais. En voici l’analyse.

Le poète dans son début engage le roi à prendre sa foudre contre les rebelles. Pour justifier sa vengeance, il fait une vive peinture des excès auxquels ils s’étaient portés durant nos guerres civiles. Il reprend ensuite sa première idée, et détaille les forces des Rochelais. Mais ils ont beau fortifier leurs murailles, Louis, dont la cause est juste, les vaincra, était surtout aidé de Richelieu 300. Ici le poète lie adroitement l’éloge de ce Ministre à celui du monarque. Ne croirait-on pas que Malherbe va se borner à des vœux pour le succès de leur entreprise ? Non : il revient au voyage du roi, et lui promet la victoire par ce beau trait d’imagination.

Certes ou je me trompe, ou déjà la victoire301,
Dont le plus grand honneur est que tu sois content,
Aux bords de la Charente302, en son habit de gloire,
              Sous des palmes t’attend.
Je la vois qui t’appelle, et qui semble te dire :
Roi, le plus grand des rois, et qui m’es le plus cher,
Si tu veux que je t’aide à sauver ton empire,
              Il est temps de marcher.

Il semble que le poète va prédire ici la ruine entière des Rochelais, et finir son ode. Mais qu’on est surpris de le voir prendre un nouvel essor, et décrire en vers pompeux la guerre des géants303 contre les Dieux de l’Olympe ! On le croit entièrement hors de son sujet, qu’il n’a point perdu de vue un seul instant. Les rebelles ont été peints sous l’image des Titans, et le monarque sous celle de Jupiter304. La description de cette guerre, qui paraît d’abord un hors-d’œuvre, est un effet de l’enthousiasme, et la production du vrai génie. Avec quelle adresse ce désordre est préparé ! avec quelle intelligence il est conduit ! Je doute que l’antiquité puisse nous offrir quelque chose de comparable à ce morceau. Enfin le poète encore plein d’images sanglantes, témoigne à Louis XIII avec quelle ardeur il le suivrait dans les combats, si la vieillesse ne glaçait ses sens, et termine son ode par un trait emprunté d’Horace, mais qu’il a embelli. Il se promet l’immortalité à laquelle il va voler, porté sur les ailes de la renommée305 qui publiera les exploits de Louis XIII.

Voilà, si je ne me trompe, le plus parfait modèle qu’on puisse proposer de cet enthousiasme vif, mais sage et réglé par la raison, de ce beau désordre qui produit un effet merveilleux dans l’ode, et qui la caractérise. Voilà en quoi consiste l’art d’agrandir un sujet, de faire un plan vaste, et néanmoins régulier dans toutes ses parties, même dans celles qui paraissent ne point tenir au corps de l’ouvrage.

L’ode proprement dite se divise en trois espèces, qui sont l’ode sacrée, qu’on appelle particulièrement Hymne ou Cantique ; l’ode héroïque, et l’ode philosophique ou morale.

Ode sacrée.

Dans l’ode sacrée, le poète chante les perfections de l’Être suprême. Il admire avec transport les chefs-d’œuvre de sa toute-puissance, et en offre les tableaux les plus brillants et les plus magnifiques. C’est ce que fait J.-B. Rousseau dans cette belle Ode, où ce digne imitateur du prophète David peint les mouvements d’une âme, qui s’élève à Dieu par la contemplation de ses ouvrages.

Les cieux instruisent la terre
À révérer leur auteur.
Tout ce que leur globe enserre,
Célèbre un Dieu créateur.
Quel plus sublime cantique
Que ce concert magnifique
De tous les célestes corps ?
Quelle grandeur infinie !
Quelle divine harmonie
Résulte de leurs accords !

De sa puissance immortelle
Tout parle, tout nous instruit.
Le jour au jour la révèle,
La nuit l’annonce à la nuit.
Ce grand et superbe ouvrage
N’est point pour l’homme, un langage
Obscur et mystérieux.
Son admirable structure
Est la voix de la nature !
Qui se fait entendre aux yeux.

Dans une éclatante voûte,
Il a placé de ses mains
Ce soleil, qui dans sa route
Éclaire tous les humains.
Environné de lumière,
Cet astre ouvre sa carrière,
Comme un époux glorieux,
Qui, dès l’aube matinale,
De sa couche nuptiale
Sort brillant et radieux.

L’Univers à sa présence
Semble sortir du néant.
Il prend sa course, il s’avance
Comme un superbe géant.
Bientôt sa marche féconde
Embrasse le tour du monde
Dans le cercle qu’il décrit ;
Et par sa chaleur puissante,
La nature languissante
Se ranime et se nourrit.

Lorsqu’il célèbre la bonté infinie du créateur, il a soin, pour relever le prix des bienfaits qu’il en a lui-même reçus, de retracer avec force ses malheurs et ses afflictions passées. Telle est cette peinture si vive et si touchante que fait le même poète dans l’Ode tirée du Cantique du saint roi Ézéchias 306 qui le composa, après avoir été miraculeusement guéri d’une maladie pestilentielle.

Comme un tigre impitoyable,
Le mal a brisé mes os,
Et sa rage insatiable
Ne me laisse aucun repos.
Victime faible et tremblante,
À cette image sanglante,
Je soupire nuit et jour ;
Et dans ma crainte mortelle,
Je suis comme l’hirondelle
Sous les griffes du vautour.
Ainsi de cris et d’alarmes,
Mon mal semblait se nourrir ;
Et mes yeux noyés de larmes
Étaient lassés de s’ouvrir.
Je disais à la nuit sombre :
Ô nuit, tu vas dans ton ombre
M’ensevelir pour toujours.
Je redisais à l’aurore :
Le jour que tu fais éclore,
Est le dernier de mes jours.

Mon âme est dans les ténèbres,
Mes sens sont glacés d’effroi.
Écoutez mes cris funèbres,
Dieu juste, répondez-moi.
Mais enfin sa main propice
A comblé le précipice
Qui s’entr’ouvrait sous mes pas :
Son secours me fortifie,
Et me fait trouver la vie
Dans les horreurs du trépas.

Voyez aussi sous quelles brillantes images le marquis de Pompignan, s’élevant jusqu’à l’enthousiasme de David, peint la grandeur, la justice et tout à la fois la clémence du Seigneur.

Dieu se lève : tombez, roi, temple, autel, idole.
Au feu de ses regards, au son de sa parole,
                     Les Philistins307 ont fui.
Tel le vent dans les airs chasse au loin la fumée,
Tel un brasier ardent voit la cire enflammée
                     Bouillonner devant lui.

                     Ce Dieu si grand, -si terrible
                     À nos voix daigne accourir :
                     Sa bonté toujours visible
                     Se plaît à nous secourir.
                     Prodigue de récompenses,
                     Malgré toutes nos offenses,
                     Il est lent dans sa fureur.
                     Mais les carreaux qu’il apprête,
                     Tôt ou tard brisent la tête
                     De l’impie et du pécheur.

Dieu m’a dit : de Bazan308 pourquoi crains-tu les pièges ?
La mer engloutira ces tyrans sacrilèges
                     Dans son horrible flanc.
Tu fouleras aux pieds leurs veines déchirées ;
Et les chiens tremperont leurs langues altérées
                     Dans les flots de leur sang.

                     Les ennemis de sa gloire
                     Sont vaincus de toutes parts :
                     La pompe de sa victoire
                     Frappe leurs derniers regards.
                     Nos chefs, enflammés de zèle,
                     Chantent la force immortelle
                     Du Dieu qui sauva leurs jours ;
                     Et nos filles triomphantes
                     Mêlent leurs voix éclatantes
                     Au son bruyant des tambours.

Il y a des odes sacrées, qui sont dans le genre élégiaque, et où par conséquent le poète exprime sur le ton le plus élevé toute l’énergie du sentiment. Telle est celle-ci du marquis de Pompignan, regardée comme un chef-d’œuvre. Elle est tirée d’un psaume, composé prophétiquement par David, ou par Jérémie, à l’imitation de David, durant la captivité des Juifs à Babylone. La fin de cette ode est une prédiction du châtiment des habitants de cette ville corrompue, et de celui des Iduméens, peuples descendus d’Esaü. La voici tout entière.

                   Captifs chez un peuple inhumain : ,
Nous arrosions de pleurs les rives étrangères ;
                   Et le souvenir du Jourdain309
À l’aspect de l’Euphrate310 augmentait nos misères.

                   Aux arbres, qui couvraient les eaux,
Nos lyres tristement demeuraient suspendues,
                   Tandis que nos maîtres nouveaux
Fatiguaient de leurs pris nos tribus éperdues.

                   Chantez, nous disaient ces tyrans,
Les hymnes préparés pour vos fêtes publiques ;
                   Chantez ; et que vos conquérants
Admirent de Sion311 les sublimes cantiques

                   Ah ! dans ces climats odieux,
Arbitre des humains, peut-on chanter ta gloire !
                   Peut-on dans ces funestes lieux
Des beaux jours de Sion célébrer la mémoire !

                   De nos aïeux sacré berceau
Sainte Jérusalem312, si jamais je t’oublie ;
                   Si tu n’es pas jusqu’au tombeau
L’objet de mes désirs, et l’espoir de ma vie ;

                   Rebelle aux efforts de mes doigts,
Que ma lyre se taise entre mes mains glacées,
                   Et que l’organe de ma voix
Ne prête plus de sons à mes tristes pensées.

                   Rappelle-toi ce jour affreux,
Seigneur, où d’Esaü313 la race criminelle
                   Contre ses frères malheureux
Animait du vainqueur la vengeance cruelle.

                   Égorgez ces peuples épars ;
Consommez, criaient-ils, les vengeances divines :
                   Brûlez, abattez ces remparts,
Et de leurs fondements dispersez les ruines.
                   Malheur à tes peuples pervers,
Reine des nations, fille de Babylone314
                   La foudre gronde dans les airs
Le Seigneur n’est pas loin : tremble, descends du trône.

                   Puissent tes palais embrasés
Eclairer de tes rois, les tristes funérailles !
                   Et que sur la pierre écrasés,
Tes enfants de leur sang arrosent tes murailles !

Les psaumes de David, les cantiques de Moïse, de Débora, de Judith, et ceux des Prophètes sont des odes sacrées, qui ont toute la perfection imaginable. Leurs auteurs considérés uniquement comme écrivains, l’emportent infiniment sur tous les lyriques profanes.

Ode héroïque.

L’ode héroïque est faite à la gloire des grands hommes en tous les genres ; Le poète y loue avec enthousiasme les exploits, le génie, les talents, les vertus éclatantes des souverains, des ministres, des généraux, des négociateurs, des magistrats, des gens de lettres, etc. Voici quelques strophes d’une ode héroïque de J.-B. Rousseau au prince Eugène. Notre langue n’offre peut-être rien de plus beau.

Ce vieillard, qui d’un vol agile
Fuit sans jamais être arrêté,
Le temps315, cette image mobile
De l’immobile éternité,
À peine du sein des ténèbres
Fait éclore les faits célèbres,
Qu’il les replonge dans la nuit.
Auteur de tout ce qui doit être
Il détruit tout ce qu’il fait naître,
À mesure qu’il le produit.

Mais la Déesse de mémoire316
Favorable aux noms éclatants,
Soulève l’équitable histoire
Contre l’iniquité du temps ;
Et dans le registre des âges
Consacrant les nobles images
Que la gloire317 lui vient offrir,
Sans cesse en cet auguste livre,
Notre souvenir voit revivre
Ce que nos yeux ont vu périr.

C’est là que sa main immortelle,
Mieux que la Déesse aux cent voix318,
Saura dans un tableau fidèle
Immortaliser tes exploits.
L’avenir faisant son étude
De cette vaste multitude
D’incroyables événements,
Dans leurs vérités authentiques,
Des fables les plus fantastiques
Retrouvera les fondements.

Tous ces traits incompréhensibles
Par les fictions ennoblis,
Dans l’ordre des choses possibles
Par là se verront rétablis.
Chez nos neveux moins incrédules,
Les vrais Césars319, les faux Hercules320
Seront mis au même degré ;
Et tout ce qu’on dit à leur gloire,
Et qu’on admire sans le croire,
Sera cru sans être admiré.

Voyez aussi comme le même poète loue Homère dans cette strophe de son Ode à Malherbe contre les détracteurs de l’antiquité.

À la source d’Hippocrène321,
Homère ouvrant ses rameaux,
S’élève comme un vieux chêne
Entre de jeunes ormeaux.
Les savantes immortelles322,

Tous les jours de fleurs nouvelles
Ont soin de parer son front ;
Et par leur commun suffrage,
Avec elles il partage
Le sceptre du double mont.

Après ces exemples qui doivent donner une parfaite idée du ton sur lequel le poète lyrique chante les grands hommes, je crois bien pouvoir citer cette strophe si belle de l’Ode sur la mort du même Rousseau, par le marquis de Pompignan, strophe dans laquelle on admire l’harmonie la plus majestueuse, et tous les genres de sublime réunis. L’auteur y fait allusion aux ennemis de l’Horace français.

Le Nil323 a vu sur ses rivages
De noirs habitants des déserts
Insulter par leurs cris sauvages
L’astre éclatant de l’univers.
Crime impuissant ! fureurs bizarres !
Tandis que ces monstres barbares
Poussaient d’insolentes clameurs,
Le Dieu poursuivant sa carrière,
Versait des torrents de lumière
Sur ces obscurs blasphémateurs.

Ode morale.

L’ode morale ou philosophique est à la gloire de la vertu. Le poète s’y abandonne à tous les vifs transports, que peuvent lui inspirer la beauté de cette vertu ou la laideur du vice. Il doit y présenter de grandes vérités, de belles et solides maximes. Mais en éclairant notre âme, il faut qu’il l’échauffe et la transporte. Il faut que sa morale soit toujours revêtue des plus brillantes couleurs, et animée de tout le feu de la poésie, comme on le voit dans l’une des deux strophes que j’ai citées de l’Ode à la Fortune, et dans le plus grand nombre des autres odes du même poète.

C’est ce qu’on voit aussi dans celles d’Horace, qui, au milieu de son enthousiasme même, sait si bien varier ses tons, ses couleurs, ses images, selon les vérités qu’il exprime, et le genre d’instruction qu’il nous donne. Ici, ce sont les rois, maîtres absolus de leurs sujets, mais sujets eux-mêmes du souverain de l’univers qui, du mouvement de ses sourcils, ébranle toute la nature. Là, c’est l’impie qui, voyant un glaive suspendu par un fil au-dessus de sa tête, ne trouve aucun goût aux mets les plus exquis, et à qui le chant des oiseaux, la plus douce harmonie ne peuvent ramener le sommeil. En un autre endroit, c’est un riche fastueux, qui voulant étendre ses domaines jusques sur la mer, fait border le rivage de nombreux matériaux, combler les abîmes de masses énormes, et resserre dans leur vaste élément les habitants des eaux. Cependant, loin de jouir du bonheur, il est sans cesse déchiré par les remords vengeurs, et partout poursuivi par les furies menaçantes. S’il traverse les mers, le noir chagrin marche à ses côtés. S’il est à cheval, il porte en croupe son bourreau.

Mais voyez dans le début de l’ode que j’ai analysée, ce sublime portrait de l’homme ferme et constant dans le bien.

La gloire et la vertu dans un cœur magnanime
Ont-elles enfanté quelque projet sublime ?
Rien ne peut retarder son essor courageux :
Ni d’un peuple en fureur l’audace téméraire,
Ni l’aspect menaçant d’un tyran sanguinaire,
Ni des vents et des flots les combats orageux.

Des Dieux et des mortels le monarque suprême
Armé de ses carreaux, se montrât-il lui-même ;
Le devoir parle au sage ; il n’a point d’autre loi.
Vît-il crouler les cieux brisés par la tempête ;
L’univers en éclats tombât-il sur sa tête ;
Frappé de ses débris, il serait sans effroi.

De l’Ode dans le genre gracieux.

On vient de voir que les sujets les plus nobles et le ton le plus élevé conviennent à l’ode proprement dite. L’ode qui est dans le genre gracieux, veut un ton modéré, des sujets agréables et tendres. Elle est, aussi bien que l’autre, susceptible d’enthousiasme, puisque cet enthousiasme n’est qu’un sentiment produit par l’imagination qui se représente vivement un objet quel qu’il soit. Mais dans la première, l’âme du poète est agitée avec violence ; dans celle-ci elle est émue légèrement. Ce sont les jeux et les plaisirs qu’il chante ; c’est le sentiment qu’il peint avec les couleurs les plus douces. Ses tableaux, sans être trop riches, sont toujours frais et riants. Ses pensées, sans avoir un certain degré de force et d’élévation, sont toujours vives et naturelles. Son style n’a rien de pompeux ; mais il est toujours élégant et varié. Le poète peut dans cette espèce d’ode répandre avec grâce des traits de morale, et y entremêler des louanges délicates. C’est ce qu’a fait Horace dans une ode charmante adressée à Mécène, qui lui avait donné une petite métairie auprès de Rome. En voici deux strophes mises en vers par le duc de N***.

Un clair ruisseau, de petits bois,
Une fraîche et tendre prairie
Me font un trésor, que les rois
Ne pourraient voir qu’avec envie.
Je préfère l’obscurité
Qui suit la médiocrité,
À l’éclat qui suit la puissance.
Le riche est, au sein des plaisirs,
Moins heureux par la jouissance,
Que malheureux par ses désirs.

Je n’ai point ces riches habits
Qu’avec orgueil Plutus324 étale,
Ni vin rare ni mets exquis
Ne couvrent ma table frugale.
Mais dans ma douce pauvreté,
De la dure nécessité
J’ignore l’affligeante peine ;
Je jouis d’un destin heureux.
Et n’ai-je pas toujours Mécène325,
Si je voulais former des vœux.

Voilà un vrai modèle du style et du ton de l’ode dans le genre gracieux.

On peut en dire autant de celle de l’abbé de Chaulieu sur Fontenai, dans le Vexin-Normand où il était né. La voici presque tout entière.

C’est toi qui me rends à moi-même ;
Tu calmes mon cœur agité ;
Et de ma seule oisiveté
Tu me fais un bonheur extrême.

Parmi ces bois et ces hameaux,
C’est là que je commence à vivre,
Et j’empêcherai de m’y suivre
Le souvenir de tous mes maux.

Emplois, grandeurs tant désirées,
J’ai connu vos illusions.
Je vis loin des préventions
Qui forgent vos chaînes dorées.

La cour ne peut plus m’éblouir.
Libre de son joug le plus rude,
J’ignore ici la servitude
De louer qui je dois haïr.

Fils des Dieux, qui de flatteries
Repaissez votre vanité,
Apprenez que la vérité
Ne s’entend que dans nos prairies.

Grotte, d’où sort ce clair ruisseau,
De mousse et de fleurs tapissée !
N’entretiens jamais ma pensée
Que du murmure de ton eau…

Ah ! quelle riante peinture
Chaque jour se montre à mes yeux,
Des trésors, dont la main des Dieux
Se plaît d’enrichir la nature !

Quel plaisir de voir les troupeaux,
Quand le midi brûle l’herbette,
Rangés autour de la houlette,
Chercher l’ombre de ces ormeaux !

Puis, sur le soir, à nos musettes
Ouïr répondre les coteaux,
Et retentir tous nos hameaux
De hautbois et de chansonnettes !

Mais hélas ! ces paisibles jours
Coulent avec trop de vitesse.
Mon indolence et ma paresse
N’en peuvent arrêter le cours.

Déjà la vieillesse s’avance ;
Et je verrai dans peu la mort
Exécuter l’arrêt du sort
Qui m’y livre sans espérance.

Fontenai, lieu délicieux,
Où je vis d’abord la lumière,
Bientôt au bout de ma carrière,
Chez toi je joindrai mes aïeux.

Muses, qui, dans ce lien champêtre
Avec soin me fîtes nourrir ;
Beaux arbres, qui m’avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir, etc.

Quand l’ode dans le genre gracieux ne chante que Bacchus ou l’Amour, on l’appelle proprement anacréontique, du nom d’Anacréon qui en fut l’inventeur. Elle ne diffère alors en rien de la chanson bachique et érotique ; et les règles de ces deux genres de poésie sont les mêmes.

De la Cantate.

Nous avons une espèce d’ode faite pour être mise en musique ; c’est la cantate. On y distingue deux parties ; les récits qui ordinairement n’excèdent pas le nombre de trois, et les airs dont chacun de ces récits est suivi. Dans le récit, le poète présente l’objet : dans l’air, il exprime le sentiment ou la réflexion qu’a dû faire naître la vue de cet objet. Les vers des récits peuvent être de huit, de dix, de douze syllabes, mais jamais au-dessous de huit. On peut employer dans les airs des vers de toute mesure, à l’exception de ceux de douze pieds : la majesté du vers alexandrin ne fournirait point assez aux chutes et à la vivacité d’un air de mouvement.

Il faut choisir pour sujet d’une cantate quelque trait historique ou fabuleux, d’où l’on puisse tirer des réflexions morales. Ce poème doit être, suivant J.-B. Rousseau 326 qui en a été parmi nous l’inventeur, une allégorie exacte, dont les récits soient le corps, et les airs, l’âme et l’application. Il admet la même noblesse d’idées, la même pompe d’expressions que l’ode ; mais il en rejette les écarts et le désordre : ils seraient incompatibles avec, l’art et la sagesse qu’il faut pour soutenir une allégorie. Le style du récit doit avoir plus d’énergie et d’élévation que celui de l’air, qui doit être plus vif et plus animé.

Il y a des cantates dans le genre noble, et dans le genre gracieux. J.-B. Rousseau nous en offre de parfaits modèles des deux espèces. Dans le premier genre, celle de Circé327 est un chef-d’œuvre. Peut-on rien ajouter à la beauté de ce tableau, où il représente cette magicienne ayant recours aux secrets de son art pour rappeler Ulysse 328 ?

Sur un autel sanglant l’affreux bûcher s’allume :
La foudre dévorante aussitôt le consume.
Mille noires vapeurs obscurcissent le jour.
Les astres de la nuit interrompent leur course.
Les fleuves étonnés remontent vers leur source ;
Et Platon329 même tremble en son obscur séjour.

Sa voix redoutable
Trouble les enfers.
Un bruit formidable
Gronde dans les airs.
Un voile effroyable
Couvre l’Univers.
La terre tremblante
Frémit de terreur.
L’onde turbulente
Mugit de fureur.
La lune sanglante
Recule d’horreur.

Dans le sein de la mort ses noirs enchantements
              Vont troubler le repos des ombres.
Les mânes effrayés quittent leurs monuments :
L’air retentit au loin de leurs longs hurlements ;
Et les vents échappés de leurs cavernes sombres,
Mêlent à leurs clameurs d’horribles sifflements.

Dans le genre gracieux, la cantate de Céphale offre les images les plus douces et les plus riantes. Telles sont celles-ci :

La nuit d’un voile obscur couvrait encor les airs,
Et la seule Diane330 éclairait l’Univers ;
                Quand de la rive orientale,
L’aurore331, dont l’amour avance le réveil,
                Vint trouver le jeune Céphale332,
Qui reposait encor dans le sein du sommeil.
Elle approche, elle hésite, elle craint, elle admire :
                La surprise enchaîne ses sens ;
Et l’amour du héros pour qui son cœur soupire,
À sa timide voix arrache ces accents :

Vous qui parcourez cette plaine,
Ruisseaux, coulez plus lentement :
Oiseaux, chantez plus doucement ;
Zéphyrs333, retenez votre haleine.

Respectez un jeune chasseur,
Las d’une course violente,
Et du doux repos qui l’enchante,
Laissez-lui goûter la douceur.

Poètes lyriques.

La Grèce a été féconde en Poètes lyriques. Mais les ouvrages du plus grand nombre ont été perdus. Nous ne connaissons Simonide, Stésichore, Alcée, et Tyrthée, que par les grands éloges qu’en fait Horace. Car les fragments de leurs poésies qui nous sont parvenus, se réduisent à très peu de chose. Il ne nous reste des Odes de la tendre Sapho, née à Mytilène, dans l’île de Lesbos, un peu plus de six cents ans avant J.-C., que deux morceaux, où éclatent tout le feu et toute la vivacité du sentiment. Elle mérita qu’on lui donnât le nom de dixième Muse.

Anacréon, né à Téos, en Ionie, vers l’an 532 avant J.-C., et, comme je l’ai déjà dit, inventeur de l’ode qui porte son nom, ne chanta que l’amour et les plaisirs de la table. Ses odes, où règne une aimable négligence, sont toutes courtes : elles n’expriment souvent qu’un sentiment de l’âme, ou ne présentent qu’un tableau gracieux. La délicatesse et la naïveté en font le caractère. Madame Dacier les a fort bien traduites, ainsi que les deux morceaux de Sapho. Poinsinet de Sivry en a donné une imitation en vers. Nous en avons encore une bonne traduction en prose par Moutonnet de Clairfons, qui l’a réunie dans un même volume, avec celle de Moschus et de Bion, dont j’ai parlé ailleurs.

Pindare, né à Thèbes en Béotie, vers l’an 500 avant J.-C., fut le plus célèbre des lyriques grecs par la grandeur des idées, la beauté des images, les écarts et les transports fougueux de l’enthousiasme. Horace qui en avait fait une étude particulière, le regarde comme inimitable. Il le compare pour la plénitude, l’abondance et l’impétuosité, à un fleuve qui grossi par les eaux du ciel, se précipite en bouillonnant, du haut des montagnes. Les odes qu’il fit à la gloire des vainqueurs dans les jeux olympiques, sont les seules qui nous soient parvenues, et sont très difficiles à entendre. Nous n’en avons point de traduction complète. L’abbé Massieu et l’abbé Sallier en ont mis en français quelques-unes, qu’on trouvera dans les mémoires de l’Académie des Belles-Lettres. Alexandre s’étant emparé de la ville de Thèbes, épargna la maison qu’avait occupée Pindare, et sauva du carnage tous ceux qui restaient de sa famille.

Horace, le seul lyrique latin, n’a pas toute la hardiesse et toute la fougue de Pindare, toute la douceur d’Anacréon, toute la vivacité de Sapho. Mais il réunit toutes ces qualités au degré qu’il faut pour être parfait dans l’ode. Son délire est toujours naturel et vrai ; ses écarts toujours heureux ; son désordre toujours sage et réglé par la raison. Il est, selon les sujets, énergique, majestueux, grave, brillant, délicat et naïf. Dans le genre sublime, c’est un torrent qui gronde, et qui tonne au milieu des arbres qu’il déracine, et des rochers qu’il entraîne. Dans le genre gracieux, c’est un clair ruisseau qui coule et, serpente sans bruit sur des gazons fleuris, dont il entretient la délicieuse fraîcheur. Le P. Sanadon, à qui nous devons une traduction complète de ses poésies, l’emporte sur tous les autres traducteurs, même dans les odes, quoiqu’il paraphrase quelquefois son original. Cependant je ne passerai point ici sous silence la bonne traduction que Reganhac nous a donnée de la plus grande partie des odes. Il en a mis plusieurs en vers : cette imitation ne manque ni de mouvement ni de chaleur, et peut figurer à côté de l’original.

Malherbe est le premier poète lyrique qu’ait eu la France : ceux qui l’ont précédé ne méritent pas d’en porter le nom. Né, en 1555, dans un siècle qui sortait à peine de la barbarie, il connut le premier le génie de notre langue, et fut, parmi nous, le père de la haute poésie. C’est peu d’avoir mis de la grâce et de l’harmonie dans ses odes. On y trouve encore toute la chaleur du génie, et un enthousiasme vraiment lyrique, qu’il sut toujours plier avec art aux règles du bon goût et de la raison. Si l’on ne s’arrête point à quelques mots surannés, on y verra partout une abondance et une justesse d’expressions admirable, une richesse d’ornements toujours proportionnée au sujet, et jamais de stances, qui soient vides d’idées. C’est un des meilleurs modèles de poésie lyrique.

Racan, disciple de Malherbe, avait un génie propre à la poésie sublime. Mais en général, ses odes, parmi lesquelles il y en a quelques-unes de fort belles, sont négligées et faibles de style. On peut en dire autant de sa traduction en vers des Psaumes.

J.-B. Rousseau, qui est venu après eux, a porté l’ode française à sa plus haute perfection. L’élévation, la vigueur et la souplesse du génie, une imagination des plus vives, des plus brillantes et des plus fécondes, un enthousiasme toujours soutenu, une expression toujours pittoresque, une versification toujours harmonieuse, la grandeur des sentiments, la hardiesse des pensées, l’éclat des images lui assureront, tant que le goût de la belle poésie subsistera parmi nous, la place qu’il occupe à côté des plus grands poètes, et des lyriques les plus célèbres. Dans l’ode sacrée, il soutient dignement le caractère de l’éloquence du prophète qu’il imite. Dans l’ode héroïque, il échauffe, élève notre âme, et la remplit des transports d’admiration dont il est lui-même saisi à la vue des grands hommes qu’il loue. Dans l’ode morale, il montre la raison sous la pompe la plus majestueuse de la poésie, et la fait parler avec toute sa force et toute sa dignité. Dans les sujets agréables, il nous plaît, il nous enchante par la douceur de la versification, la fraîcheur des images, et la délicatesse du sentiment.

La Motte a fait dans le genre sublime des odes qui manquent d’élévation, de chaleur et de génie. Mais il a réussi dans le genre gracieux. Ses odes anacréontiques peuvent servir de modèle.

Les odes sacrées du marquis de Pompignan étincellent de beautés vraiment lyriques. La véhémence et l’élévation en font le principal caractère. Il y en a plusieurs dont on peut assurer que le grand Rousseau se serait glorifié à bien juste titre.