(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — La Bruyère. (1646-1696.) » pp. 91-100
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — La Bruyère. (1646-1696.) » pp. 91-100

La Bruyère.
(1646-1696.)

[Notice]

Né en 1646 à Dourdan (Seine-et-Oise), La Bruyère, dont les talents devaient tant occuper la postérité, vécut, par l’effet de sa modestie, presque obscur : de là beaucoup d’incertitude sur tout ce qui le concerne et même sur la date de sa naissance1. Il avait cependant été attaché à la cour ; mais chargé d’enseigner l’histoire au petit-fils du grand Condé, qui tira trop peu de fruit des leçons d’un tel maître, il ne profita de sa situation auprès du prince, qu’il ne quitta plus, que comme d’un poste favorable d’observation, pour étudier et peindre les sentiments et les passions des hommes, surtout leurs prétentions et leurs travers. Ce fut en 1696, trois ans après avoir été reçu, non sans lutte et sans peine, à l’Académie française que mourut ce rare écrivain, qui, à côté de quelques tours laborieux et de quelques remarques subtiles, offre une abondance incroyable de justes et piquantes réflexions, de pensées solides et de formes heureuses2.

De l’esprit de conversation.

L’esprit de la conversation consiste bien moins à en montrer beaucoup qu’à en faire trouver aux autres ; celui qui sort de votre entretien content de soi et de son esprit l’est de vous parfaitement3. Les hommes n’aiment point à vous admirer, ils veulent plaire : ils cherchent moins à être instruits, et même réjouis, qu’à être goûtés et applaudis ; et le plaisir le plus délicat est de faire celui d’autrui.

Il ne faut pas qu’il y ait trop d’imagination dans nos conversations ni dans nos écrits : elle ne produit souvent que des idées vaines et puériles, qui ne servent point à perfectionner le goût et à nous rendre meilleurs ; nos pensées doivent être prises dans le bon sens et la droite raison, et doivent être un effet de notre jugement1.

C’est une grande misère que de n’avoir pas assez d’esprit pour bien parler, ni assez de jugement pour se taire. Voilà le principe de toute impertinence.

Dire d’une chose modestement, ou qu’elle est bonne ou qu’elle est mauvaise, et les raisons pourquoi elle est telle, demande du bon sens et de l’expression : c’est une affaire. Il est plus court de prononcer d’un ton décisif, et qui emporte la preuve de ce qu’on avance, ou qu’elle est exécrable, ou qu’elle est miraculeuse.

Rien n’est moins selon Dieu et selon le monde que d’appuyer tout ce que l’on dit dans la conversation, jusqu’aux choses les plus indifférentes, par de longs et fastidieux serments. Un honnête homme, qui dit oui et non, mérite d’être cru : son caractère jure pour lui, donne créance à ses paroles, et lui attire toute sorte de confiance.

Celui qui dit incessamment qu’il a de l’honneur et de la probité, qu’il ne nuit à personne, qu’il consent que le mal qu’il fait aux autres lui arrive, et qui jure pour le faire croire, ne sait pas même contrefaire l’homme de bien.

Il y a parler bien, parler aisément, parler juste, parler a propos : c’est pécher contre ce dernier genre que de s’étendre sur un repas magnifique, que l’on vient de faire, devant des gens qui sont réduits à épargner leur pain ; de dire merveilles de sa santé devant des infirmes ; d’entretenir de ses richesses, de ses revenus et de ses ameublements un homme qui n’a ni rentes ni domicile ; en un mot, de parler de son bonheur devant des misérables : cette conversation est trop forte pour eux, et la comparaison qu’ils font alors de leur état au vôtre est odieuse2.

Caractères.

Les parvenus : leur bonheur, leur malheur.

Ni les troubles, Zénobie 1, qui agitent votre empire, ni la guerre que vous soutenez virilement contre une nation puissante depuis la mort du roi votre époux, ne diminuent rien de votre magnificence : vous avez préféré à toute autre contrée les rives de l’Euphrate pour y élever un superbe édifice : l’air y est sain et tempéré, la situation en est riante ; un bois sacré l’ombrage du côté du couchant ; les dieux de Syrie, qui habitent quelquefois la terre, n’y auraient pu choisir une plus belle demeure ; la campagne autour est couverte d’hommes qui taillent et qui coupent, qui vont et qui viennent, qui roulent ou qui charrient le bois du Liban, l’airain et le porphyre ; les grues2 et les machines gémissent dans l’air, et font espérer, à ceux qui voyagent vers l’Arabie3, de revoir à leur retour en leurs foyers ce palais achevé, et dans cette splendeur où vous désirez de le porter, avant de l’habiter vous et les princes vos enfants. N’y épargnez rien, grande reine : employez-y l’or et tout l’art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et sur vos lambris ; tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paraissent pas faits de la main des hommes ; épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable ; et, après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par le péage de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison pour l’embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune.

Ce palais, ces meubles, ces jardins, ces belles eaux, vous enchantent, et vous font récrier d’une première vue sur une maison si délicieuse, et sur l’extrême bonheur du maître qui la possède : il n’est plus, il n’en a pas joui si agréablement ni si tranquillement que vous ; il n’y a jamais eu un jour serein ni une nuit tranquille ; il s’est noyé de dettes pour la porter à ce degré de beauté où elle vous ravit : ses créanciers l’en ont chassé ; il a tourné la tête, et il l’a regardée de loin une dernière fois ; et il est mort de saisissement1.

Ibid.

Le bon roi.

Quand vous voyez quelquefois un nombreux troupeau qui, répandu sur une colline vers le déclin d’un beau jour, paît tranquillement le thym et le serpolet, ou qui broute dans une prairie une herbe menue et tendre qui a échappé à la faux du moissonneur, le berger soigneux et attentif est debout auprès de ses brebis ; il ne les perd pas de vue, il les suit, il les conduit, il les change de pâturages : si elles se dispersent, il les rassemble ; si un loup avide paraît, il lâche son chien, qui le met en fuite ; il les nourrit, les défend ; l’aurore le trouve déjà en pleine campagne, d’où il ne se retire qu’avec le soleil. Quels soins ! quelle vigilance ! quelle servitude ! Quelle condition vous paraît la plus délicieuse et la plus libre, ou du berger ou des brebis ? Le troupeau est-il fait pour le berger, ou le berger pour le troupeau ? Image naïve des peuples et du prince qui les gouverne, s’il est bon prince2.

Ibid.

Les nouvellistes.

Le peuple, paisible dans ses foyers au milieu des siens, et dans le sein d’une grande ville où il n’a rien à craindre ni pour ses biens ni pour sa vie, respire le feu et le sang, s’occupe de guerres, de ruines, d’embrasements et de massacres ; souffre impatiemment que des armées qui tiennent la campagne ne viennent point à se rencontrer ; ou, si elles sont une fois en présence, qu’elles ne combattent point ; ou, si elles se mêlent, que le combat ne soit pas sanglant, et qu’il y ait moins de dix mille hommes sur la place1. Il va même souvent jusques à oublier ses intérêts les plus chers, le repos et la sûreté, par l’amour qu’il a pour le changement, et par le goût de la nouveauté ou des choses extraordinaires. Quelques-uns consentiraient à voir une autre fois les ennemis aux portes de Dijon ou de Corbie2, à voir tendre des chaînes et faire des barricades3, pour le seul plaisir d’en dire ou d’en apprendre la nouvelle.

Démophile, à ma droite, se lamente et s’écrie : Tout est perdu ! c’est fait de l’Etat ; il est du moins sur le penchant de sa ruine. Comment résister à une si forte et si générale conjuration4 ? Quel moyen, je ne dis pas d’être supérieur, mais de suffire seul à tant et de si puissants ennemis ? Un héros, un Achille y succomberait. On a fait, ajoute-t-il, de lourdes fautes ; je sais bien ce que je dis, je suis du métier. J’ai vu la guerre, et l’histoire m’en a beaucoup appris. Il parle là-dessus avec admiration d’Olivier le Daim5 et de Jacques Cœur6 : C’étaient là des hommes, dit-il, c’étaient des ministres. Il débite ses nouvelles, qui sont toutes les plus tristes et les plus désavantageuses que l’on pourrait feindre : tantôt un parti des nôtres a été attiré dans une embuscade, et taillé en pièces ; tantôt quelques troupes, renfermées dans un château, se sont rendues aux ennemis à discrétion et ont passé1 par le fil de l’épée. Et si vous lui dites que ce bruit est faux et qu’il ne se confirme point, il ne vous écoute pas ; il ajoute que tel général a été tué ; et bien qu’il soit vrai qu’il n’a reçu qu’une légère blessure, et que vous l’en assuriez, il déplore sa mort, il plaint sa veuve, ses enfants, l’Etat ; il se plaint lui-même : il a perdu un bon ami et une grande protection. Il dit que la cavalerie allemande est invincible ; il pâlit au seul nom des cuirassiers de l’empereur. Si l’on attaque cette place, continue-t-il, on lèvera le siége. Ou l’on demeurera sur la défensive sans livrer de combat ; ou, si on le livre, on le doit perdre ; et, si on le perd, voilà l’ennemi sur la frontière. Et comme Démophile le fait voler, le voilà dans le cœur du royaume : il entend déjà sonner le beffroi des villes et crier à l’alarme ; il songe à son bien et à ses terres. Où conduira-t-il son argent, ses meubles, sa famille ? où se réfugiera-t-il : en Suisse ou à Venise ?

Mais, à ma gauche, Basilide met tout d’un coup sur pied une armée de trois cent mille hommes ; il n’en rabattrait pas une seule brigade ; il a la liste des escadrons et des bataillons, des généraux et des officiers ; il n’oublie pas l’artillerie ni le bagage. Il dispose absolument de toutes ces troupes ; il en envoie tant en Allemagne et tant en Flandre ; il réserve un certain nombre pour les Alpes, un peu moins pour les Pyrénées, et il fait passer la mer à ce qui lui reste. Il connaît les marches de ces armées, il sait ce qu’elles feront et ce qu’elles ne feront pas ; vous diriez qu’il ait l’oreille du prince ou le secret du ministre. Si les ennemis viennent de perdre une bataille où il soit demeuré sur la place quelque neuf à dix mille hommes des leurs, il en compte jusqu’à trente mille, ni plus ni moins ; car ses nombres sont toujours fixes et certains, comme de celui2 qui est bien informé. S’il apprend le matin que nous avons perdu une bicoque, non-seulement il envoie s’excuser à ses amis qu’il a la veille conviés à dîner, mais même ce jour-là il ne dîne point ; et s’il soupe, c’est sans appétit. Si les nôtres assiégent une place très-forte, très-régulière, pourvue de vivres et de munitions, qui a une bonne garnison, commandée par un homme d’un grand courage, il dit que la ville a des endroits faibles et mal fortifiés, qu’elle manque de poudre, que son gouverneur manque d’expérience, et qu’elle capitulera après huit jours de tranchée ouverte. Une autre fois, il accourt tout hors d’haleine, et après avoir respiré un peu : Voilà, s’écrie-t-il, une grande nouvelle ! ils sont défaits et à plate couture ; le général, les chefs, du moins une bonne partie, tout est tué, tout a péri. Voilà, continue-t-il, un grand massacre, et il faut convenir que nous jouons d’un grand bonheur. Il s’assied, il souffle, après avoir débité sa nouvelle, à laquelle il ne manque qu’une circonstance, qui est qu’il est certain qu’il n’y a point eu de bataille. Il assure, d’ailleurs, qu’un tel prince renonce à la ligue et quitte ses confédérés ; qu’un autre se dispose à prendre le même parti. Il croit fermement, avec la populace, qu’un troisième est mort : il nomme le lieu où il est enterré ; et quand on est détrompé aux halles et aux faubourgs, il parie encore pour l’affirmative. Il sait, par une voie indubitable, que le Grand Seigneur arme puissamment 1, ne veut point de paix, et que son vizir va se montrer une autre fois aux portes de Vienne : il frappe des mains, et il tressaille sur cet événement, dont il ne doute plus. La triple alliance2 chez lui est un Cerbère, et les ennemis autant de monstres à assommer. Il ne parle que de lauriers, que de palmes, que de triomphes et que de trophées. Il dit dans le discours familier : Notre auguste héros, notre grand potentat, notre invincible monarque. Réduisez-le, si vous pouvez, à dire simplement : Le roi a beaucoup d’ennemis ; ils sont puissants, ils sont unis, ils sont aigris. Il les a vaincus, j’espère toujours qu’il les pourra vaincre. Ce style, trop ferme et trop décisif pour Démophile, n’est pour Basilide ni assez pompeux ni assez exagéré : il a bien d’autres expressions en tête ; il travaille aux inscriptions des arcs et des pyramides qui doivent orner la ville capitale un jour d’entrée ; et, dès qu’il entend dire que les armées sont en présence ou qu’une place est investie, il fait déplier sa robe et la mettre à l’air, afin qu’elle soit toute prête pour la cérémonie de la cathédrale3.

Ibid.

La maladie, la vieillesse et la mort. Réflexions à ce sujet.

Irène se transporte à grands frais en Épidaure, voit Esculape dans son temple, et le consulte sur tous ses maux. D’abord elle se plaint qu’elle est lasse et recrue1 de fatigue ; et le dieu prononce que cela lui arrive par la longueur du chemin qu’elle vient de faire : elle dit qu’elle est le soir sans appétit ; l’oracle lui ordonne de dîner peu : elle ajoute qu’elle est sujette à des insomnies, et il lui prescrit de n’être au lit que pendant la nuit : elle lui demande pourquoi elle devient pesante, et quel remède ? l’oracle répond qu’elle doit se lever avant midi, et quelquefois se servir de ses jambes pour marcher : elle lui déclare que le vin lui est nuisible ; l’oracle lui dit de boire de l’eau : qu’elle a des indigestions, et il ajoute qu’elle fasse diète2. Ma vue s’affaiblit, dit Irène : Prenez des lunettes, dit Esculape. Je m’affaiblis moi-même, continue-t-elle, et je ne suis ni si forte ni si saine3 que j’ai été : C’est, dit le dieu, que vous vieillissez. Mais quel moyen de guérir de cette langueur ? Le plus court, Irène, c’est de mourir, comme ont fait votre mère et votre aïeule. Fils d’Apollon, s’écrie Irène, quel conseil me donnez-vous ? Est-ce là toute cette science que les hommes publient et qui vous fait révérer de toute la terre ? Que m’apprenez-vous de rare et de mystérieux ? et ne savais-je pas tous ces remèdes que vous m’enseignez ? Que n’en usiez-vous donc, répond le dieu, sans venir me chercher de si loin, et abréger vos jours par un long voyage !

La mort n’arrive qu’une fois, et se fait sentir à tous les moments de la vie ; il est plus dur de l’appréhender que de la souffrir.

L’inquiétude, la crainte, l’abattement, n’éloignent pas la mort, au contraire1. Je doute seulement que le ris excessif convienne aux hommes qui sont mortels.

Pensons que, comme nous soupirons présentement pour la florissante jeunesse qui n’est plus et ne reviendra point, la caducité suivra, qui nous fera regretter l’âge viril où nous sommes encore, et que nous n’estimons pas assez.

L’on craint la vieillesse, que l’on n’est pas sûr de pouvoir atteindre.

L’on espère de vieillir, et l’on craint la vieillesse ; c’est-à-dire, l’on aime la vie et l’on fuit la mort.

C’est plus tôt fait de céder à la nature et de craindre la mort, que de faire de continuels efforts, s’armer de raisons et de réflexions, et être continuellement aux prises avec soi-même pour ne la pas craindre.

Si de tous les hommes les uns mouraient, les autres non, ce serait une désolante affliction que de mourir.

Une longue maladie semble être placée entre la vie et la mort, afin que la mort même devienne un soulagement et à ceux qui meurent et à ceux qui restent.

Le regret qu’ont les hommes du mauvais emploi du temps qu’ils ont déjà vécu ne les conduit pas toujours à faire, de celui qui leur reste à vivre, un meilleur usage.

La vie est un sommeil2 : les vieillards sont ceux dont le sommeil a été plus long ; ils ne commencent a se réveiller que quand il faut mourir. S’ils repassent alors sur tout le cours de leurs années, ils ne trouvent souvent ni vertus ni actions louables qui les distinguent les unes des autres ; ils confondent leurs différents âges ; ils n’y voient rien qui marque assez pour mesurer le temps qu’ils ont vécu. Ils ont eu un songe confus, informe, et sans aucune suite ; ils sentent néanmoins, comme ceux qui s’éveillent, qu’ils ont dormi longtemps.

Il n’y a pour l’homme que trois événements : naître, vivre et mourir : il ne se sent pas naître, il souffre à mourir, et il oublie de vivre.

Ibid.