(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — D’Aguesseau. (1668-1751.) » pp. 124-129
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Morceaux choisis des classiques français à l’usage de la classe de troisième. Chefs-d’œuvre de prose. — D’Aguesseau. (1668-1751.) » pp. 124-129

D’Aguesseau.
(1668-1751.)

[Notice]

Né à Limoges en 1668, d’une ancienne et honorable famille, François d’Aguesseau eut le bonheur de trouver dans son père un excellent maître qui forma également son cœur et son esprit. Les leçons qu’il reçut de lui, en développant les rares dispositions qu’il devait à la nature, le firent paraître de bonne heure propre aux fonctions les plus importantes. Dès sa vingt-deuxième année, avocat général au parlement de Paris, et procureur général six ans après, il fut l’un de ceux qui, au moment où se resserrait de jour en jour le cercle des illustrations du grand règne, répandirent sur la vieillesse de Louis XIV un dernier éclat. Sous la régence du duc d’Orléans, il devint chancelier de France, et, sauf d’assez longs intervalles d’honorable disgrâce, il continua sous Louis XV à occuper ce poste jusque dans une vieillesse avancée. D’utiles réformes apportées à notre législation signalèrent le pouvoir de d’Aguesseau ; et malgré quelques faiblesses politiques, qui attestent que son caractère était plus droit et plus scrupuleux qu’il n’était ferme et décisif, il mérite à jamais d’être proposé en modèle aux magistrats. Comme orateur et comme écrivain, il a joui, parmi ses contemporains, de la plus brillante réputation. On estime encore ses ouvrages, entre lesquels on remarque ses Mercuriales : néanmoins on regrette qu’une absence trop générale de simplicité, de naturel et de verve se mêle à ce que sa pensée a toujours au fond de sain et de substantiel1.

Conseils de d’Aguesseau à son fils aîné sur la religion.

Vous venez, mon cher fils, d’achever le cercle ordinaire de l’étude des humanités et de la philosophie ; vous l’avez rempli avec succès : je vous en félicite de tout mon cœur, je m’en félicite moi-même, ou plutôt nous devons l’un et l’autre en rendre grâces à Dieu, de qui viennent tous les biens dans l’ordre de la nature comme dans celui de la grâce…

L’étude de la religion, mon fils, doit être le fondement, le motif et la règle de toutes les autres.

Deux choses peuvent être renfermées sous ce nom : la première est l’étude des preuves de la vérité de la religion chrétienne ; la seconde est l’étude de la doctrine qu’elle enseigne, et qui est ou l’objet de notre foi ou la règle de notre conduite.

L’une et l’autre sont absolument nécessaires à tout homme qui veut avoir une foi éclairée et rendre à Dieu ce culte spirituel, cet hommage de l’être raisonnable à son auteur, qui est le premier et le principal devoir des créatures intelligentes ; mais l’une et l’autre sont encore plus essentielles à ceux qui sont destinés à vivre au milieu de la corruption du siècle présent, et qui désirent sincèrement d’y conserver leur innocence, en résistant au torrent du libertinage qui s’y répand avec plus de licence que jamais, et qui serait bien capable de faire trembler un père qui vous aime tendrement, si je ne croyais, mon cher fils, que vous le craignez vous-même.

Vous ne sauriez mieux réussir à l’éviter qu’en vous attachant aux deux vues générales que je viens de vous marquer : l’une, de vous convaincre toujours de plus en plus du bonheur que vous avez d’être né dans la seule véritable religion, en vous appliquant à considérer les caractères éclatants qui en démontrent la vérité ; l’autre, de vous remplir le cœur et l’esprit des préceptes qu’elle renferme, et qui sont la route assurée pour parvenir au souverain bien, que les anciens philosophes ont tant cherché et que la religion seule peut nous faire trouver.

Par rapport au premier point, c’est-à-dire l’étude des preuves de la vérité de la religion, je ne crois pas avoir besoin de vous avertir, mon cher fils, que la persuasion, ou la conviction à laquelle on peut parvenir en cette matière par l’étude et par le raisonnement, ne doit jamais être confondue ni même comparée avec la foi, qui est un don de Dieu, une grâce singulière qu’il accorde à qui lui plaît, et qui exige d’autant plus notre reconnaissance, que nous ne la devons qu’à la bonté de ce Dieu, qui a bien voulu prévenir en nous la lumière de la raison même par celle de la foi.

Mais quoique cette conviction et cette espèce de foi humaine qu’on acquiert par l’étude des preuves de la religion chrétienne soient d’un ordre inférieur à la foi divine, qui est le principe de notre sanctification1/, et quoique la simplicité d’un paysan, qui croit fermement tous les mystères de la religion parce que Dieu les lui fait croire, soit infiniment préférable à toute doctrine d’un savant, qui n’est convaincu de la vérité de la religion que comme il l’est de la certitude d’une proposition de géométrie ou d’un fait dont il a des preuves incontestables, il est néanmoins très-utile d’envisager avec attention et de réunir avec soin toutes les marques visibles et éclatantes dont il a plu à Dieu de revêtir de ce caractériser, pour ainsi dire, la véritable religion.

Non-seulement cette étude affermit et fortifie notre foi, mais elle nous remplit d’une juste reconnaissance envers Dieu, qui a fait tant de profiges, et dans l’ancienne loi et dans la nouvelle, soit pour révéler aux hommes la véritable manière de l’adorer et de le servir, soit pour les convaincre de la vérité et de la certitude de cette révélation.

On ne saurait trop se remplir de ces pensées et de ces sentiments, dans l’âge où vous êtes, mon cher fils.

Vous aller entrer dans le monde, et vous n’y trouverez que trop de jeunes gens qui se font un faux honneur de douter de tout, et qui croient s’élever en se mettant au-dessus de la religion. Quelque soin que vous preniez pour éviter les mauvaises compagnies, comme je suis persuadé que vous le ferez, et quelque attention que vous ayez dans le choix de vos amis, il sera presque impossible que vous soyez jamais assez heureux pour ne rencontrer jamais quelqu’un de ces prétendus esprits forts qui blasphèment ce qu’ils ignorent. Il sera donc fort important pour vous d’avoir fait de bonne heure un grand fonds de religion, et de vous être mis hors d’état de pouvoir être ébranlé ou même embarrassé par des objections qui ne paraissent spécieuses à ceux qui les proposent que parce qu’elles flattent l’orgueil de l’esprit ou la dépravation du cœur, qui voudraient pouvoir se mettre au large, en secouant le joug de la religion.

Ce n’est pas, mon cher fils, que je veuille vous conseiller d’entrer en lice avec ceux qui voudraient disputer avec vous sur la religion : le meilleur parti, pour l’ordinaire, est de ne point leur répondre, et de ne leur faire sentir son improbation que par son silence. Vous devez même éviter avec soin de paraître vouloir dogmatiser : c’est caractère qui ne convient point à un jeune homme, et qui ne sert qu’à donner à des libertins le plaisir de le tourner en ridicule, et que quelquefois même la religion avec lui. Mais c’est une grande satisfaction pour un jeune homme aussi bien né que vous l’êtes, de s’être mis en état de sentir la frivolité des raisonnements qu’on se donne la liberté de faire contre la religion, et de bien comprendre que le système de l’incrédulité est infiniment plus difficile à soutenir que celui de la foi, puisque les incrédules sont réduits à oser dire, ou qu’il n’y a point de Dieu, ce qui est évidemment absurde ; ou que Dieu n’a rien révélé aux hommes, ce qui démenti par tant de démonstrations et de faits qu’il est impossible d’y résister : en sorte que quiconque a bien médité toutes ces preuves trouve qu’il est non-seulement plus sûr, mais plus facile de croire que de ne pas croire, et rend grâces à Dieu d’avoir bien voulu que la plus importante de toutes les vérités fût aussi la plus certaine, et qu’il ne fût pas plus possible de douter de la vérité de la religion chrétienne, qu’il l’est de douter s’il y a eu un César ou un Alexandre…

Pour ce qui est de l’étude de la doctrine que la religion nous enseigne, et qui est l’objet de notre foi ou la règle de notre conduite, c’est l’étude de toute notre vie, mon cher fils : vous en êtes déjà aussi instruit qu’on le peut être à votre âge, et je vois avec joie que vous travaillez à vous en instruire de plus en plus ; je ne puis donc que vous exhorter à vous y appliquer sans relâche.

Il ne me reste, après cela, que de prier Dieu qu’il répande sa bénédiction sur l’étude que vous en ferez, qu’il vous préserve de cet esprit de curiosité qui se perd en voulant approfondir des questions vaines, inutiles ou même dangereuses, et qu’il vous inspire ce goût solide de la vérité, qui la cherche avec ardeur, mais avec simplicité, et qui s’occupe tout entier des vérités utiles, bien moins pour les connaître que pour les pratiquer.

Instructions sur les études propres à former un magistrat : 1re instruction, 1716.

L’amour de son état.

Le plus précieux et le plus rare de tous les biens est l’amour de son état. Il n’y a rien que l’homme connaisse moins que le bonheur de sa condition. Heureux s’il croyait l’être, et malheureux souvent parce qu’il veut être trop heureux, il n’envisage jamais son état dans son véritable point de vue.

Le désir lui présente de loin l’image trompeuse d’une parfaite félicité ; l’espérance, séduite par ce portrait ingénieux, embrasse avidement un fantôme qui lui plaît. Par une espèce de possession anticipée, l’âme jouit d’un bien qu’elle n’a pas encore ; mais elle le perdra aussitôt qu’elle aura commencé de le posséder véritablement, et le dégoût abattra l’idole que le désir avait élevé.

L’homme est presque toujours également malheureux, et par ce qu’il désire, et par ce qu’il possède. Jaloux de la fortune des autres dans le temps qu’il est l’objet de leur jalousie, toujours envieux et toujours envié, s’il fait des vœux pour changer d’état, le ciel irrité ne les exauce souvent que pour le punir. Transporté loin de lui par ses désirs, et vieux dans sa jeunesse, il méprise le présent ; et courant après l’avenir, il veut toujours vivre et ne vit jamais1.

Tel est le caractère dominant des mœurs de notre siècle : une inquiétude généralement répandue dans toutes les professions, une agitation que rien ne peut fixer, ennemie du repos, incapable du travail, portant partout le poids d’une inquiète et ambitieuse oisiveté ; un soulèvement universel de tous les hommes contre leur condition, une espèce de conspiration générale dans laquelle ils semblent être tous convenus de sortir de leur caractère ; toutes les professions confondues, les dignités avilies, les bienséances violées ; la plupart des hommes hors de leur place, méprisant leur état et le rendant méprisable. Toujours occupés de ce qu’ils veulent être et jamais de ce qu’ils sont, pleins de vastes projets, le seul qui leur échappe est celui de vivre contents de leur état.

Ire Mercuriale 1, prononcée en 1698.