(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Voltaire. (1694-1778.) » pp. 277-290
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(1865) Morceaux choisis des classiques français à l’usage des classes supérieures : chefs-d’oeuvre des prosateurs et des poëtes du dix-septième et du dix-huitième siècle (nouv. éd.). Classe de troisième « Chefs-d’œuvre de poésie. — Voltaire. (1694-1778.) » pp. 277-290

Voltaire.
(1694-1778.)

[Notice]

Déjà nous avons inscrit le nom de Voltaire parmi ceux de nos plus grands prosateurs : un rang ne lui est pas moins dû entre nos premiers poëtes. S’il n’eut pas, comme quelques autres, cette patience scrupuleuse qui poursuit dans un genre et atteint la perfection, il fut dans presque tous également supérieur ; il réunit en lui une prodigieuse variété de talents qui, disséminés, auraient suffi à l’illustration de plusieurs hommes. Parfois digne émule de Corneille et de Racine dans la tragédie, il a tenté seul avec un certain succès de donner une épopée à la France. Excellent aussi dans le poëme didactique, l’un de ses principaux mérites fut de revêtir des couleurs d’une imagination inspirée les plus hautes idées de la science, et, pendant que Fontenelle en propageait l’intelligence par la clarté de sa prose facile, de la populariser également par le prestige des beaux vers. En même temps, par un singulier contraste, c’est lui qui a le mieux réussi dans la poésie légère, heureux si l’enjouement et la malice, qu’il prodigue en badinant, n’eussent pas offensé trop souvent la religion, la morale et la vertu.

Doué de tous les genres d’esprit, de celui des affaires presque autant que de celui des lettres, Voltaire acquit par des spéculations heureuses non moins que par ses travaux une fortune considérable qui augmenta sa puissance. Cette puissance, la plus grande de celles qui ont jamais eu leur fondement dans l’opinion, l’accompagna jusqu’à ses derniers moments, où il se vit salué par l’enthousiasme d’une foule enivrée, qui applaudissait en lui au triomphe des idées nouvelles. Quelques années après, ses cendres devaient être transportées au Panthéon, avec celles de J. J. Rousseau. Sans doute il aima l’humanité : mais il aima encore davantage la gloire, ou plutôt la vogue, c’est-à-dire ce qu’il y a dans la gloire de moins estimable et de moins solide1.

La Henriade1.

Chant VIII (fragment).

Bataille d’Ivry.

    Près des bords de l’Iton et des rives de l’Eure2
Est un champ fortuné, l’amour de la nature :
La guerre avait longtemps respecté les trésors
Dont Flore et les Zéphyrs embellissaient ces bords1.
Au milieu des horreurs des discordes civiles,
Les bergers de ces lieux coulaient des jours tranquilles :
Protégés par le ciel et par leur pauvreté,
Ils semblaient des soldats braver l’avidité,
Et sous leurs toits de chaume, à l’abri des alarmes,
N’entendaient point le bruit des tambours et des armes2.
Les deux camps ennemis arrivent en ces lieux ;
La désolation partout marche avant eux…
Habitants malheureux de ces bords pleins de charmes,
Du moins à votre roi n’imputez point vos larmes ;
S’il cherche les combats, c’est pour donner la paix :
Peuples, sa main sur vous répandra ses bienfaits ;
Il veut finir vos maux, il vous plaint, il vous aime,
Et dans ce jour affreux il combat pour vous-même.
Les moments lui sont chers, il court dans tous les rangs
Sur un coursier fougueux, plus léger que les vents,
Qui, fier de son fardeau, du pied frappant la terre,
Appelle les dangers et respire la guerre3.
    On voyait près de lui briller tous ces guerriers,
Compagnons de sa gloire et ceints de ses lauriers :
D’Aumont, qui sous cinq rois avait porté les armes ;
Biron, dont le seul nom répandait les alarmes,
Et son fils, jeune encore, ardent, impétueux,
Qui depuis… mais alors il était vertueux1 :
Sully, Nangis, Crillon, ces ennemis du crime,
Que la Ligue déteste, et que la Ligue estime2 ; …
D’Ailly, pour qui ce jour fut un jour trop fatal.
Tous ces héros en foule attendaient le signal,
Et, rangés près du roi, lisaient sur son visage
D’un triomphe certain l’espoir et le présage.
    Mayenne en ce moment, inquiet, abattu,
Dans son cœur étonné cherche en vain sa vertu3 :
Soit que, de son parti connaissant l’injustice,
Il ne crùt point le ciel à ses armes propice ;
Soit que l’âme, en effet, ait des pressentiments,
Avant-coureurs certains des grands événements.
Ce héros cependant, maître de sa faiblesse,
Déguisait ses chagrins sous sa fausse allégresse4.
Il s’excite, il s’empresse, il inspire aux soldats
Cet espoir généreux que lui-même il n’a pas…
    Vers les ligueurs enfin le grand Henri s’avance,
Et s’adressant aux siens qu’enflammait sa présence :
« Vous êtes nés Français, et je suis votre roi ;
Voilà nos ennemis, marchez, et suivez-moi.
Ne perdez point de vue, au fort de la tempête,
Ce panache éclatant qui flotte sur ma tête :
Vous le verrez toujours au chemin de l’honneur. »
A ces mots, que ce roi prononçait en vainqueur,
Il voit d’un feu nouveau ses troupes enflammées
Et marche en invoquant le grand Dieu des armées1.
Sur les pas des deux chefs alors en même temps
On voit des deux partis voler les combattants.
Ainsi, lorsque des monts séparés par Alcide
Les aquilons fougueux fondent d’un vol rapide,
Soudain les flots émus de deux profondes mers
D’un choc impétueux s’élancent dans les airs :
La terre au loin gémit, le jour fuit, le ciel gronde,
Et l’Africain tremblant craint la chute du monde2.
    Au mousquet réuni, le sanglant coutelas3
Déjà de tous côtés porte un double trépas…
On se mêle, on combat ; l’adresse, le courage,
Le tumulte, les cris, la peur, l’aveugle rage,
La honte de céder, l’ardente soif du sang,
Le désespoir, la mort, passent de rang en rang.
L’un poursuit un parent dans le parti contraire ;
Là, le frère en fuyant meurt de la main d’un frère4.
La nature en frémit : et ce rivage affreux
S’abreuvait à regret de leur sang malheureux5.
    Dans d’épaisses forêts de lances hérissées,
De bataillons sanglants, de troupes renversées,
Henri pousse, s’avance et se fait un chemin.
Le grand Mornay le suit, toujours calme et serein.
Il veille autour de lui, tel qu’un puissant génie :
Tel qu’on feignait jadis, aux champs de la Phrygie,
De la terre et des cieux les moteurs éternels
Mêlés dans les combats sous l’habit des mortels ;
Ou tel que du vrai Dieu les ministres terribles,
Ces puissances des cieux, ces êtres impassibles,
Environnés des vents, des foudres, des éclairs,
D’un front inaltérable ébranlent l’univers1.

 

Le poëte, peu après, montre Henri assailli par d’Egmont, qui le blesse d’abord et tombe ensuite sous les coups du prince.

 

    Espagnols tant vantés, troupe jadis si fière,
Sa mort anéantit votre vertu guerrière :
Pour la première fois vous connûtes la peur.
L’étonnement, l’esprit de trouble et de terreur,
S’empare, en ce moment, de leur troupe alarmée ;
Il passe en tous les rangs, il s’étend sur l’armée :
Les chefs sont effrayés, les soldats éperdus ;
L’un ne peut commander, l’autre n’obéit plus.
Ils jettent leurs drapeaux, ils courent, se renversent,
Poussent des cris affreux, se heurtent, se dispersent :
Les uns, sans résistance, à leur vainqueur offerts,
Fléchissent les genoux et demandent des fers ;
D’autres, d’un pas rapide évitant sa poursuite,
Jusqu’aux rives de l’Eure emportés dans leur fuite,
Dans les profondes eaux vont se précipiter
Et courent au trépas qu’ils veulent éviter.
Les flots couverts de morts interrompent leur course,
Et le fleuve sanglant remonte vers sa source2.
Mayenne, en ce tumulte, incapable d’effroi,
Affligé, mais tranquille, et maître encor de soi,
Voit d’un œil assuré sa fortune cruelle,
Et, tombant sous ses coups, songe à triompher d’elle.
D’Aumale, auprès de lui, la fureur dans les yeux,
Accusait les Flamands, la fortune et les cieux.
« Tout est perdu, dit-il, mourons, brave Mayenne.
— Quittez, lui dit son chef, une fureur si vaine.
Vivez pour le parti dont vous êtes l’honneur,
Vivez pour réparer sa perte et son malheur3 ;
Que vous et Bois-Dauphin, dans ce moment funeste,
De nos soldats épars assemblent ce qui reste.
Suivez-moi l’un et l’autre aux remparts de Paris ;
De la Ligue en marchant ramassez les débris :
De Coligny vaincu surpassons le courage. »
D’Aumale, en l’écoutant, pleure et frémit de rage
Cet ordre qu’il déteste, il va l’exécuter :
Semblable au fier lion qu’un Maure a su dompter,
Qui, docile à son maître, à tout autre terrible,
A la main qu’il connaît soumet sa tête horrible,
Le suit d’un air affreux, le flatte en rugissant,
Et paraît menacer, même en obéissant1
    Des cieux en ce moment les voûtes s’entr’ouvrirent :
Les mânes des Bourbons dans les airs descendirent.
Louis au milieu d’eux, du haut du firmament,
Vint contempler Henri dans ce fameux moment,
Vint voir comme il saurait user de la victoire,
Et s’il achèverait de mériter sa gloire.
    Ses soldats près de lui, d’un œil plein de courroux,
Regardaient ces vaincus échappés à leurs coups.
Les captifs, en tremblant, conduits en sa présence,
Attendaient leur arrêt dans un profond silence :
Le mortel désespoir, la honte, la terreur,
Dans leurs yeux égarés avaient peint leur malheur.
Bourbon tourna sur eux des regards pleins de grâce,
Où régnaient à la fois la douceur et l’audace :
« Soyez libres, dit-il ; vous pouvez désormais
Rester mes ennemis ou vivre mes sujets…
Choisissez. » A ces mots d’un roi couvert de gloire,
Sur un champ de bataille, au sein de la victoire,
On voit en un moment ces captifs éperdus2,
Contents de leur défaite, heureux d’être vaincus :
Leurs yeux sont éclairés, leurs cœurs n’ont plus de haine ;
Sa valeur les vainquit, sa vertu les enchaîne ;
Et, s’honorant déjà du nom de ses soldats,
Pour expier leur crime, ils marchent sur ses pas.
Le généreux vainqueur a cessé le carnage ;
Maître de ses guerriers, il fléchit leur courage.
Ce n’est plus ce lion qui, tout couvert de sang,
Portait avec effroi la mort de rang en rang :
C’est un Dieu bienfaisant, qui, laissant son tonnerre,
Enchaîne la tempête et console la terre.
Sur son front menaçant, terrible, ensanglanté,
La paix a mis les traits de la sérénité.
Ceux à qui la lumière était presque ravie
Par ses ordres humains sont rendus à la vie ;
Et sur tous leurs dangers, et sur tous leurs besoins,
Tel qu’un père attentif, il étendait ses soins1

Zaïre2.

(Une scène de cette pièce.)

Acte II, scène iii.

Lusignan, prince du sang des rois de Jérusalem, a été fait prisonnier par les musulmans pendant les croisades. Après avoir été enfermé longtemps dans les cachots de cette ville, rendu à la liberté par le soudan qui y commande, Orosmane, il va reconnaître son fils dans Nérestan, chevalier chrétien, qui était venu pour racheter les captifs de sa religion ; il retrouvera en même temps sa fille dans Zaïre, qui, tombée au pouvoir de l’ennemi comme son père et toute sa famille, avait été dès sa plus tendre enfance nourrie dans les erreurs du mahométisme, et semblait être alors sur le point d’épouser Orosmane.

Zaïre, Lusignan, Châtillon, Nérestan, plusieurs esclaves chrétiens.

Lusignan.

Du séjour du trépas quelle voix me rappelle ?
Suis-je avec des chrétiens ?… Guidez mes pas tremblants ;
Mes maux m’ont affaibli plus encor que mes ans1.
(En s’asseyant.)
Suis-je libre en effet ?

Zaïre.

Oui, Seigneur, oui, vous l’êtes.

Châtillon.

Vous vivez, vous calmez nos douleurs inquiètes.
Tous nos tristes chrétiens…

Lusignan.

O jour ! o douce voix !
Châtillon, c’est donc vous ? c’est vous que je revois !
Martyr, ainsi que moi, de la foi de nos pères,
Le Dieu que nous servons finit-il nos misères ?
En quels lieux sommes-nous ? Aidez mes faibles yeux.

Châtillon.

C’est ici le palais qu’ont bâti vos aïeux :
Du fils de Noradin c’est le séjour profane2.

Zaïre.

Le maître de ces lieux, le puissant Orosmane,
Sait connaître, seigneur, et chérir la vertu.
(En montrant Nérestan.)
Ce généreux Français, qui vous est inconnu,
Par la gloire amené des rives de la France,
Venait de dix chrétiens payer la délivrance :
Le soudan, comme lui gouverné par l’honneur,
Croit, en vous délivrant, égaler son grand cœur.

Lusignan.

Des chevaliers français tel est le caractère :
Leur noblesse en tout temps me fut utile et chère.
Trop digne chevalier, quoi ! vous passez les mers
Pour soulager nos maux et pour briser nos fers ?
Ah ! parlez, à qui dois-je un service si rare ?

Nérestan.

Mon nom est Nérestan ; le sort longtemps barbare
Qui dans les fers ici me mit presqu’en naissant,
Me fit bientôt quitter l’empire du Croissant.
A la cour de Louis, guidé par son courage,
De la guerre sous lui j’ai fait l’apprentissage :
Ma fortune et mon rang sont un don de ce roi,
Si grand par sa valeur et plus grand par sa foi.
Je le suivis, seigneur, aux bords de la Charente1,
Lorsque du fier Anglais la valeur menaçante,
Cédant à nos efforts, trop longtemps captivés,
Satisfit en tombant aux lis qu’ils ont bravés.
Venez, prince, et montrez au plus grand des monarques
De vos fers glorieux les vénérables marques :
Paris va révérer le martyr de la croix,
Et la cour de Louis est l’asile des rois.

Lusignan.

Hélas ! de cette cour j’ai vu jadis la gloire.
Quand Philippe à Bovine enchaînait la victoire2,
Je combattais, seigneur, avec Montmorency,
Melun, d’Estaing, de Nesle, et ce fameux Coucy.
Mais à revoir Paris je ne dois plus prétendre :
Vous voyez qu’au tombeau je suis prêt à descendre ;
Je vais au Roi des rois demander aujourd’hui
Le prix de tous les maux que j’ai soufferts pour lui
Vous, généreux témoins de mon heure dernière,
Tandis qu’il en est temps, écoutez ma prière :
Nérestan, Châtillon, et vous… de qui les pleurs
Dans ces moments si chers honorent mes malheurs,
Madame, ayez pitié du plus malheureux père
Qui jamais ait du ciel éprouvé la colère,
Qui répand devant vous des larmes que le temps
Ne peut encor tarir dans mes yeux expirants.
Une fille, trois fils, ma superbe espérance3,
Me furent arrachés dès leur plus tendre enfance :
O mon cher Châtillon, tu dois t’en souvenir !

Châtillon.

De vos malheurs encor vous me voyez frémir.

Lusignan.

Prisonnier avec moi dans Césarée en flamme,
Tes yeux virent périr mes deux fils et ma femme,

Châtillon.

Mon bras, chargé de fers, ne les put secourir.

Lusignan.

Hélas ! et j’étais père, et je ne pus mourir !
Veillez du haut des cieux, chers enfants que j’implore,
Sur mes autres enfants, s’ils sont vivants encore :
Mon dernier fils, ma fille, aux chaînes réservés,
Par de barbares mains pour servir conservés,
Loin d’un père accablé, furent portés ensemble
Dans ce même sérail où le ciel nous rassemble.

Châtillon.

Il est vrai, dans l’horreur de ce péril nouveau,
Je tenais votre fille à peine en son berceau :
Ne pouvant la sauver, seigneur, j’allais moi-même
Répandre sur son front l’eau sainte du baptême,
Lorsque les Sarrasins, de carnage fumants,
Revinrent l’arracher à mes bras tout sanglants1.
Votre plus jeune fils, à qui les destinées
Avaient à peine encore accordé quatre années,
Trop capable déjà de sentir son malheur,
Fut dans Jérusalem conduit avec sa sœur.

Nérestan.

De quel ressouvenir mon âme est déchirée !
A cet âge fatal j’étais dans Césarée ;
Et, tout couvert de sang et chargé de liens,
Je suivis en ces lieux la foule des chrétiens.

Lusignan.

Vous, seigneur !… Ce sérail éleva votre enfance ?…
(En le regardant.)
Hélas ! de mes enfants auriez-vous connaissance ?
Ils seraient de votre âge, et peut-être mes yeux…
(Tournant les yeux sur Zaïre.)
Quel ornement, madame, étranger en ces lieux !
Depuis quand l’avez-vous2 ?

Zaïre.

Depuis que je respire,
Seigneur… Eh quoi ! D’où vient que votre âme soupire ?

Lusignan.

Ah ! daignez confier à mes tremblantes mains…

Zaïre.

(Elle lui donne la croix.)
De quel trouble nouveau tous mes sens sont atteints !
(Lusignan l’approche de sa bouche en pleurant. )
Seigneur, que faites-vous ?

Lusignan.

O ciel ! ô Providence !
Mes yeux, ne trompez point ma timide espérance !
Serait-il bien possible ? Oui, c’est elle… je voi
Ce présent qu’une épouse avait reçu de moi,
Et qui de mes enfants ornait toujours la tête,
Lorsque de leur naissance on célébrait la fête.
Je revois… je succombe à mon saisissement.

Zaïre.

Qu’entends-je ? et quel soupçon m’agite en ce moment ?
Ah, seigneur !…

Lusignan.

Dans l’espoir dont j’entrevois les charmes,
Ne m’abandonnez pas, Dieu qui voyez mes larmes !
Dieu mort sur cette croix, et qui revis pour nous,
Parle, achève, ô mon Dieu ! ce sont là de tes coups.
Quoi ! madame, en vos mains elle était demeurée ?
Quoi ! tous les deux captifs, et pris dans Césarée ?

Zaïre.

Oui, seigneur.

Nérestan.

Se peut-il ?

Lusignan.

Leur parole, leurs traits,
De leur mère en effet sont les vivants portraits :
Oui, grand Dieu ! tu le veux, tu permets que je voie…
Dieu, ranime mes sens trop faibles pour ma joie !…
Madame… Nérestan… Soutiens-moi, Châtillon…
Nérestan, si je dois vous nommer de ce nom,
Avez-vous dans le sein la cicatrice heureuse
Du fer dont à mes yeux une main furieuse1

Nérestan.

Oui, seigneur, il est vrai.

Lusignan.

Dieu juste ! heureux moments !

Nérestan, se jetant à genoux.

Ah, seigneur ! ah, Zaïre !

Lusignan.

Approchez, mes enfants.

Nérestan.

Moi, votre fils !

Zaïre.

Seigneur !

Lusignan.

Heureux jour qui m’éclaire !
Ma fille, mon cher fils, embrassez votre père1.

Châtillon.

Que d’un bonheur si grand mon cœur se sent toucher !

Lusignan.

De vos bras, mes enfants, je ne puis m’arracher.
Je vous revois enfin, chère et triste famille,
Mon fils, digne héritier… vous… hélas ! vous, ma fille !
Dissipez mes soupçons, ôtez-moi cette horreur,
Ce trouble qui m’accable au comble du bonheur.
Toi qui seul as conduit sa fortune et la mienne,
Mon Dieu qui me la rends, me la rends-tu chrétienne ?
Tu pleures, malheureuse, et tu baisses les yeux !
Tu te tais ! je t’entends ! O crime ! ô justes cieux !

Zaïre.

Je ne puis vous tromper : sous les lois d’Orosmane…
Punissez votre fille… elle était musulmane.

Lusignan.

Que la foudre en éclats ne tombe que sur moi !
Ah ! mon fils, à ces mots j’eusse expiré sans toi.
Mon Dieu ! j’ai combattu soixante ans pour ta gloire ;
J’ai vu tomber ton temple et périr ta mémoire ;
Dans un cachot affreux abandonné vingt ans,
Mes larmes t’imploraient pour mes tristes enfants :
Et lorsque ma famille est par toi réunie,
Quand je trouve une fille, elle est ton ennemie !
Je suis bien malheureux… C’est ton père, c’est moi,
C’est ma seule prison qui t’a ravi ta foi.
Ma fille, tendre objet de mes dernières peines,
Songe au moins, songe au sang qui coule dans tes veines !
C’est le sang de vingt rois, tous chrétiens comme moi ;
C’est le sang des héros, défenseurs de ma loi ;
C’est le sang des martyrs… O fille encor trop chère,
Connais-tu ton destin ? sais-tu quelle est ta mère ?
Sais-tu bien qu’à l’instant que son flanc mit au jour
Ce triste et dernier fruit d’un malheureux amour,
Je la vis massacrer par la main forcenée,
Par la main des brigands à qui tu t’est donnée ?
Tes frères, ces martyrs égorgés à mes yeux,
T’ouvrent leurs bras sanglants, tendus du haut des cieux.
Ton Dieu que tu trahis, ton Dieu que tu blasphèmes,
Pour toi, pour l’univers, est mort en ces lieux mêmes ;
En ces lieux où mon bras le servit tant de fois,
En ces lieux où son sang te parle par ma voix.
Vois ces murs, vois ce temple envahi par tes maîtres :
Tout annonce le Dieu qu’ont vengé tes ancêtres.
Tourne les yeux, sa tombe est près de palais :
C’est ici la montagne où, lavant nos forfaits,
Il voulut expirer sous les coups de l’impie ;
C’est là que de sa tombe il rappela sa vie.
Tu ne saurais marcher dans cet auguste lieu,
Tu n’y peux faire un pas, sans y trouver ton Dieu ;
Et tu n’y peux rester sans renier ton père,
Ton honneur qui te parle et ton Dieu qui t’éclaire.
Je te vois dans mes bras et pleurer et frémir ;
Sur ton front pâlissant Dieu met le repentir :
Je vois la vérité dans ton cœur descendue ;
Je retrouve ma fille après l’avoir perdue,
Et je reprends ma gloire et ma félicité
En dérobant mon sang à l’infidélité1.

Nérestan.

Je revois donc ma sœur !… et son âme…

Zaïre.

Ah ! mon père,
Cher auteur de mes jours, parlez, que dois-je faire ?

Lusignan.

M’ôter, par un seul mot, ma honte et mes ennuis ;
Dire : Je suis chrétienne.

Zaïre.

Oui… seigneur… je le suis.

Lusignan.

Dieu, reçois son aveu du sein de ton empire !