(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre Ier. Considérations générales. »
/ 238
(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre Ier. Considérations générales. »

Chapitre Ier. Considérations générales.

§ 1. Formes du langage. — Division des ouvrages de littérature.

Il y a deux formes générales du langage : le discours libre, ou la prose, et le discours mesuré, ou les vers, dont nous parlerons plus tard.

Les ouvrages en prose s’appellent, en général, des écrits quand ils ont été composés et rédigés avant d’être publiés. Quand ils sont prononcés immédiatement par l’auteur, on les nomme oraisons, harangues ou discours. Ce dernier mot, quoique moins précis, est presque toujours employé ; les deux autres ne le sont que dans des occasions particulières.

Les ouvrages en vers s’appellent, en général et sans distinction, des poèmes, quoique ensuite on réserve ce nom pour certains poèmes plus importants que les autres, comme nous le verrons ailleurs.

Les poètes sont les auteurs de poèmes : eu égard à la forme de langage qu’ils emploient, c’est-à-dire à ce qu’ils s’expriment en vers, ce sont des versificateurs ; mais ce mot est souvent pris en mauvaise part, pour désigner l’homme qui a le talent de bien tourner des vers, mais qui n’a ni l’invention nécessaire, ni le génie propre à composer des poèmes durables.

Les auteurs de discours prononcés s’appellent des orateurs ; les auteurs d’écrits sont des écrivains : les uns et les autres, eu égard à la forme de langage qu’ils emploient, sont des prosateurs.

Il importe de conserver toujours présentes à l’esprit ces définitions, afin d’avoir des idées nettes des choses, ou au moins afin d’éviter les discussions inutiles et d’autant plus prolongées qu’on ne s’entend pas sur le sens des mots.

En effet, bien des gens, dans le monde, prenant les qualités d’une chose pour la chose elle-même, donnent au nom dont ils se servent un sens tout particulier, et qui dépend de la manière dont ils sont affectés actuellement.

Par exemple, comme la poésie vit de fictions, quelques-uns ont dit qu’elle est toujours une fiction, et que, réciproquement, toute fiction est une poésie ; qu’il faut, par conséquent, faire rentrer parmi les poèmes tous les ouvrages d’imagination, fussent-ils écrits en prose, comme le Télémaque, les contes, les romans, les dialogues des morts, etc.

Cette opinion a d’ailleurs pour elle d’imposantes autorités. Bacon, distinguant les divers sens du mot poésie, choisit justement pour sa division des sciences i celui que j’indique ici ; à ce point qu’il rejette du genre des poèmes les satires, les élégies, les épigrammes et les odes, pour les renvoyer à la philologie et à l’art de l’orateur ; et, au contraire, il regarde comme appartenant à la poésie toutes les histoires fictives, et, par conséquent, les romans, les contes, les fables, les emblèmes des anciens sages et les paraboles des livres saints.

Les auteurs de l’Encyclopédie ont, à l’imitation de Bacon, fait consister la poésie dans le fond des choses, non dans la forme. « Nous n’entendons ici par poésie, dit d’Alembert, que ce qui est fiction. Comme il peut y avoir versification sans poésie et poésie sans versification, nous avons cru ne devoir regarder la versification que comme une qualité du style, et la renvoyer à l’art oratoire. »

Malgré les grands noms dont s’appuie cette opinion, elle n’est pas moins une erreur. Les conséquences qu’elle entraîne, et qui tendent à confondre tous les beaux-arts, parce qu’ils dépendent de l’imagination, en montrent suffisamment la fausseté. Quelle sorte d’utilité pourrait-on jamais tirer d’une classification où l’on met ensemble les architectes, les poètes et les musiciens, comme le fait l’Encyclopédie ?

S’il ne s’agissait, d’ailleurs, que de lutter d’autorités, il ne serait pas difficile de trouver nombre d’auteurs, surtout parmi les poètes et les vrais critiques, qui ont été d’un avis tout contraire, n’admettant jamais parmi les poèmes les ouvrages en prose, quelque poétiques qu’ils fussent.

Voltaire s’est prononcé formellement à ce sujet, sur lequel il revient en plusieurs endroits de ses ouvrages.

La Harpe a traité en détail la question des poèmes en prose, et, comme son maître, il les a justement condamnés.

Chénier n’a pas été moins sévère : « Nous ne parlerons point, dit-il, des poèmes en prose, quoiqu’il ait paru quelques ouvrages sous cette dénomination ridicule. Elle était inconnue au xviie  siècle. La Calprenède, en copiant, dans ses romans, toutes les formes usitées par les poètes épiques, n’osa pourtant pas croire qu’il pût trouver place dans un ordre aussi élevé. Quant à l’immortel Fénelon, il était à la fois trop modeste, trop ami du goût, trop attaché aux doctrines de l’antiquité, trop sensible à la véritable poésie, pour donner le nom de poème à son Télémaque. Lamotte, homme de beaucoup d’esprit, mais qui n’avait pas le sentiment des arts, fut le premier qui mit au rang des épopées ce beau roman politique, apparemment pour se ménager à lui-même le droit singulier de faire des tragédies et des odes en prose1. »

Enfin, Dussault, critique célèbre de l’époque impériale, a dit avec autant d’élégance que de justesse : « La versification est tellement essentielle à la poésie, qu’on ne peut raisonnablement regarder comme des poètes ceux qui ont secoué ce joug. Un véritable poète sait le porter avec grâce. C’est la réunion du génie poétique et de la versification qui fait le poète. On peut avoir l’un sans l’autre, je le sais ; mais les vrais favoris de la nature les réunissent. »

Il faut donc revenir à la définition de l’Académie, qui est en même temps celle de la raison et de l’opinion générale, et dire que la poésie est l’art de composer des ouvrages en vers, et que ces ouvrages en vers sont les seuls qu’on doive appeler des poèmes.

C’est aussi dans ce sens exact et bien déterminé que nous prendrons ces mots. Ainsi nous distinguons parmi les auteurs : 1º les prosateurs, comprenant les orateurs et les écrivains ; 2º les poètes.

Les ouvrages sont les discours et les écrits, quand ils sont en prose ; et les poèmes, quand ils sont en vers.

§ 2. Poésie, éloquence, littérature.

Les poèmes écrits dans une langue déterminée sont souvent réunis sous le nom abstrait de poésie de cette langue. Ainsi, la poésie latine, c’est l’ensemble des poèmes latins ; et la poésie française, l’ensemble des poèmes écrits en français, et assez connus pour qu’on les désigne sous ce nom.

Les ouvrages en prose, écrits et discours, sont aussi réunis, moins absolument, mais au moins quelquefois, sous le nom d’éloquence de telle ou telle nation. Ainsi, un cours d’éloquence grecque, un cours d’éloquence française, font entendre l’étude de tous les ouvrages en prose, grecs ou français.

On comprend enfin sous le nom de littérature la réunion de tous ces ouvrages, soit en prose, soit en vers. Ce mot littérature signifiait primitivement l’alphabet et l’art de tracer les lettres. On l’a appliqué aussi à la grammaire proprement dite, puis aux connaissances littéraires en général ; enfin, et par excellence, aux ouvrages littéraires dont une nation peut se faire honneur. C’est dans ce sens qu’on dit qu’il n’y a pas de littérature plus riche que la nôtre ; c’est dans le même sens que nous prenons nous-mêmes ce mot quand nous annonçons ici des notions de littérature ; et nous remarquons que, alors, la littérature se distingue nettement de la grammaire, et qu’elle commence où celle-ci finit ; c’est-à-dire que quand la grammaire s’est occupée du langage, de ses formes, de ses qualités et de ses défauts, la littérature classe et étudie les ouvrages où toutes ces parties déjà connues doivent se retrouver.

Cette étude fait bientôt juger qu’il y a des règles pour leur composition, règles qui, émanées de la saine raison et fondées sur la nature du cœur humain, sont peu variables, presque indépendantes du caprice des hommes, et, par conséquent, ont été et seront à peu près les mêmes dans tous les temps et chez toutes les nations.

Ces règles ne peuvent pas être fixées avec une rigueur mathématique ; mais personne ne doutera qu’au nombre des conditions générales de la bonté dans les ouvrages, on ne doive compter les suivantes :

1º. La vérité. Elle consiste dans l’exacte représentation des objets réels, possibles, ou au moins vraisemblables, dans la donnée principale du livre.

2º. L’ordre. Il consiste dans la disposition et l’arrangement des parties qui doivent former l’ensemble d’un ouvrage.

5º. La proportion. C’est surtout l’assortiment convenable et l’accord mutuel de ces parties.

4º. L’agrément. Il consiste, pour la composition, dans l’invention de détails qui nous intéressent ; et, pour l’expression, dans le judicieux emploi des richesses du style et des divers autres ornements.

5º. L’utilité. Elle se trouve dans les instructions salutaires relatives à nos besoins et à notre bonheur.

6º. L’honnêteté. Nous entendons par là ce respect pour la vertu que l’auteur de la nature a gravé dans notre âme en caractères ineffaçables.

Ainsi, un ouvrage est bon lorsque les choses dont il est composé sont vraies ou vraisemblables ; lorsqu’elles sont bien disposées et bien arrangées ; lorsqu’elles sont bien assorties et qu’elles se conviennent réciproquement.

Un nouveau degré de bonté ou même d’excellence s’ajoute au premier lorsque cet ouvrage est intéressant, bien écrit et instructif ; lorsque, enfin, il respire la vertu.

Mais il est bien essentiel d’observer qu’un ouvrage où cette vertu ne serait pas respectée, réunît-il, d’ailleurs, toutes les autres qualités requises, serait à juste titre regardé comme mauvais, parce que, si l’on a eu raison de dire : rien n’est beau que le vrai, on doit dire avec plus de raison encore : rien n’est beau que l’honnête.

Telles sont à peu près les règles fondamentales des productions littéraires en général ; mais chaque espèce d’ouvrages en a de particulières, qui dépendent de sa forme, sans cesser pourtant de se rapporter à celles que nous venons d’indiquer. Ce sera dans l’exposition et l’examen de ces règles particulières, c’est-à-dire à propos des divers genres d’ouvrages, que les premières se trouveront développées successivement, comme nous le verrons. Nous dirons plus tard comment se divisent les poèmes ; quant aux ouvrages en prose, par lesquels nous commençons, nous parlerons : 1º des discours oratoires, ou de l’éloquence parlée ; 2º des lettres, ou de ce qu’on nomme le genre épistolaire ; 5º des ouvrages didactiques ; 4º des ouvrages historiques ; 5º des contes et romans 2.