(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre V. Ouvrages historiques. »
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(1853) Petit traité de rhétorique et de littérature « Chapitre V. Ouvrages historiques. »

Chapitre V. Ouvrages historiques.

§ 23. Définition. — Division du chapitre. — Choix, arrangement et récit des faits ; digressions.

L’histoire est le récit des actions, des événements, des choses passées, et qui sont dignes de mémoire.

Puisqu’elle est fondée sur les faits, le choix des faits et la manière de les raconter, voilà ce qui constitue la nature et la forme de l’histoire, et nous devons faire connaître d’abord ces principes généraux. Nous ajouterons quelques détails sur la manière dont on partage le plus souvent les ouvrages historiques et les noms qu’on donne à chacun d’eux.

L’histoire embrasse toutes les actions des hommes célèbres, tous les événements dont l’univers a été le théâtre ; et, en ce sens, son domaine est illimité. Mais serait-il vrai que toutes les actions, tous les événements, dussent indistinctement passer sous la plume de l’historien ? Non, sans doute ; il y a un choix à faire, et ce choix dépend d’un esprit sage et judicieux, d’un discernement aussi fin que juste.

Les choses grandes et dignes d’être racontées, c’est-à-dire les choses intéressantes par l’agrément ou par le fond d’instruction qu’elles présentent, sont les seules qui puissent faire la matière d’une histoire. Il faut surtout que la vérité en soit bien constante. Le premier devoir de l’historien est de distinguer avec la plus exacte précision le faux du vrai, de rejeter tout ce qui est incertain ou d’une autorité suspecte, et de n’admettre que ce qui ne peut pas être révoqué en doute. L’histoire n’est le récit que des choses vraies ; l’historien s’annonce pour être l’organe de la vérité. S’il rapporte des choses fausses ou qu’il donne pour vérités de simples conjectures, il trompe le public, il en impose aux nations pour lesquelles il écrit.

Après avoir recueilli les faits intéressants et vrais dont l’historien doit composer son ouvrage, il les arrangera dans l’ordre le plus convenable pour son dessein. C’est en quoi consiste la forme de l’histoire.

L’ordre chronologique est toujours celui qui domine l’ensemble ; mais, quand plusieurs événements marchent à peu près de front, on ne peut sauter de l’un à l’autre avec les dates ; il faut, avant de passer au second, que le premier soit connu tout entier, ou au moins par parties assez distinctes pour offrir à l’esprit du lecteur des points d’arrêt ou de repos naturels. Dans quel ordre faut-il placer alors ces événements ? Il est clair que, s’ils ont entre eux quelque liaison, quelque rapport de cause à effet, celui-là devra passer d’abord dont la connaissance est nécessaire à la parfaite intelligence de l’autre. Si les événements sont, au contraire, tout à fait indépendants, l’écrivain les met dans l’ordre qui lui semble le plus avantageux pour son sujet.

Il faut d’ailleurs à l’historien un esprit d’une grande élévation, et en même temps une instruction très étendue, pour se faire un plan vaste, exact, bien lié dans toutes ses parties, et dont la seule exposition annonce son dessein.

Il faut, de plus, qu’il se rende maître de son sujet, qu’il l’embrasse et le possède tout entier, qu’il en montre l’unité en le présentant sous son vrai point de vue, et qu’il tire ainsi d’une seule source les principaux événements qu’il doit raconter.

L’historien doit encore avoir soin de ne rien dire de superflu dans le récit des faits ; c’est le moyen de rendre la narration vive, pleine de force et de dignité ; c’est le moyen d’attacher constamment le lecteur toujours distrait ou volage.

Que le fil de la narration ne soit jamais rompu, mais que tous les faits y soient enchaînés sans la moindre contrainte. Il y a un grand art à passer d’un sujet à un autre, non seulement pour distraire le lecteur, mais encore en l’attachant davantage et en augmentant son plaisir. La liaison des faits dans l’histoire doit être, pour ainsi dire, aussi naturelle que la liaison des divers membres dans le corps humain.

Les principaux événements, rapportés avec toutes leurs circonstances, rendent une histoire bien agréable et bien instructive, quand ces circonstances sont essentielles, intéressantes et vraiment utiles.

Aucun des détails propres à éclaircir un événement ou une action mémorable ne doit être passé sous silence.

Pour cela même, l’historien est quelquefois obligé de se laisser aller à des digressions plus ou moins étendues. Ces digressions peuvent être de véritables ornements dans l’histoire ; elles y répandent une agréable variété qui charme l’esprit du lecteur sans cesser de l’occuper utilement. Mais il faut qu’elles ne nuisent en rien à la régularité de l’ouvrage ; qu’elles tiennent surtout au fond du sujet par quelque chose d’intéressant ; et leur étendue doit dépendre de leur liaison avec le corps de l’histoire, et surtout de leur importance44.

§ 24. Caractères des personnages.

Ce n’est pas assez que l’historien décrive les événements et les circonstances qui les accompagnent, il doit aussi connaître et surtout faire connaître les hommes. Le détail des motifs qui les font agir pique la curiosité du lecteur, l’intéresse et l’instruit souvent plus que le simple récit de leurs actions. Il aime qu’on lui montre le cœur humain à découvert, et à démêler les secrets ressorts qui le font mouvoir dans les différentes circonstances de la vie : c’est en cela que l’histoire nous est vraiment utile. L’historien s’attachera donc à dévoiler les desseins, les pensées de ses personnages, à nous en faire connaître les mœurs et le caractère sans cependant s’amuser à nous peindre longuement leur extérieur45.

Les détails sur la physionomie, la taille, la démarche des grands hommes peuvent faire briller le talent de l’écrivain ; ‘mais ils sont presque toujours vides d’instruction, et plaisent rarement au lecteur sensé. « Que m’importe, dit le P. Rapin46, de savoir si Annibal avait les dents belles, pourvu que son historien me fasse connaître la grandeur de son génie, qu’il me montre un esprit hardi, inquiet, des pensées vastes, un cœur intrépide, et tout cela animé d’une ambition désordonnée, mais soutenue d’une constitution robuste, comme l’a dépeint Tite-Live ? »

Ainsi les portraits intérieurs, c’est-à-dire les descriptions de mœurs, que les anciens rhéteurs appelaient éthopées, sont de beaucoup préférables à ces descriptions des dehors de la personne. Plusieurs même de ces portraits sont célèbres, et il a été un temps où c’était un mode de les distribuer à profusion dans les ouvrages historiques.

Voici un portrait de Jules César mis par Vertot dans ses Révolutions romaines, qui montrera comment on peut mêler à la peinture du caractère quelques traits du physique des grands hommes :

Caïus Julius César était né de l’illustre famille des Jules, qui, comme toutes les grandes maisons, avait sa chimère, en se vantant de tirer son origine d’Anchise et de Vénus. C’était l’homme de son temps le mieux fait, adroit à toutes sortes d’exercices ; infatigable au travail ; plein de valeur ; le courage élevé ; vaste dans ses desseins ; magnifique dans sa dépense, et libéral jusqu’à la profusion. La nature, qui semblait l’avoir fait naître pour commander au reste des hommes, lui avait donné un air d’empire et de dignité dans ses manières ; mais cet air de grandeur était tempéré par la douceur et la facilité de ses mœurs. Son éloquence insinuante et invincible était encore plus attachée aux charmes de sa personne qu’à la force de ses raisons. Ceux qui étaient assez durs pour résister à l’impression que faisaient tant d’aimables qualités, n’échappaient point à ses bienfaits : et il commença par assujettir les cœurs, comme le fondement le plus solide de la domination à laquelle il aspirait.

Né simple citoyen d’une république, il forma, dans une condition privée, le projet d’assujettir sa patrie. La grandeur et les périls d’une pareille entreprise ne l’épouvantèrent point. Il ne trouva rien au-dessus de son ambition que l’étendue immense de ses vues. Les exemples récents de Marius et de Sylla lui firent comprendre qu’il n’était pas impossible de s’élever à la souveraine puissance ; mais, sage jusque dans ses désirs immodérés, il distribua en différents temps l’exécution de ses desseins. Son esprit, toujours juste, malgré son étendue, n’alla que par degrés au projet de la domination ; et, quelque éclatantes qu’aient été depuis ses victoires, elles ne doivent passer pour de grandes actions que parce qu’elles furent toujours la suite et l’effet de grands desseins.

Voici un portrait d’un autre genre et justement célèbre ; c’est celui que Voltaire a tracé de Guillaume III, dans le Siècle de Louis XIV. Il le compare au grand roi, et donne avec tout le monde la supériorité à ce dernier :

Guillaume III laissa la réputation d’un grand politique, quoiqu’il n’eût point été populaire, et d’un général à craindre, quoiqu’il eût perdu beaucoup de batailles. Toujours mesuré dans sa conduite, et jamais plus vif que dans un jour de combat, il ne régna paisiblement en Angleterre que parce qu’il ne voulut pas y être absolu. On l’appelait, comme on sait, le stathouder des Anglais et le roi des Hollandais. Il savait toutes les langues de l’Europe et n’en parlait aucune avec agrément, ayant beaucoup plus de réflexion dans l’esprit que d’imagination. Son caractère était en tout l’opposé de Louis XIV ; sombre, retiré, sévère, sec, silencieux autant que Louis était affable. Il haïssait les femmes autant que Louis les aimait. Louis faisait la guerre en roi, et Guillaume en soldat. Il avait combattu contre le grand Condé et - contre Luxembourg, laissant la victoire indécise entre Condé et lui à Senef, et réparant en peu de temps ses défaites à Fleurus, à Steinkerque, à Nerwinde. Aussi fier que Louis XIV, mais de cette fierté triste et mélancolique qui rebute plus qu’elle n’impose. Si les beaux-arts fleurirent en France par les soins de son roi, ils furent négligés en Angleterre, où l’on ne connut plus qu’une politique dure et inquiète, conforme au génie du prince.

Ceux qui estiment plus le mérite d’avoir défendu sa patrie, et l’avantage d’avoir acquis un royaume sans aucun droit de la nature, de s’y être maintenu sans être aimé, d’avoir gouverné souverainement la Hollande sans la subjuguer, d’avoir été l’âme et le chef de la moitié de l’Europe, d’avoir eu les ressources d’un général et la valeur d’un soldat, de n’avoir jamais persécuté personne pour la religion, d’avoir méprisé toutes les superstitions des hommes, d’avoir été simple et modeste dans ses mœurs ; ceux-là, sans doute, donneront le nom de grand à Guillaume plutôt qu’à Louis. Ceux qui sont plus touchés des plaisirs et de l’éclat d’une cour brillante, de la magnificence, de la protection donnée aux arts, du zèle pour le bien public, de la passion pour la gloire, du talent de régner ; qui sont plus frappés de cette hauteur avec laquelle des ministres et des généraux ont ajouté des provinces à la France, sur un ordre de leur roi ; qui s’étonnent davantage d’avoir vu un seul État résister à tant de puissances ; ceux qui estiment plus un roi de France qui sait donner l’Espagne à son petit-fils, qu’un gendre qui détrône son beau-père ; enfin, ceux qui admirent davantage le protecteur que le persécuteur du roi Jacques, ceux-là donneront à Louis XIV la préférence.

Malgré la beauté de ces exemples, et beaucoup d’autres que nous pourrions citer, on peut dire que les portraits ne sont vraiment bons que comme résumés ; mais que c’est, en général, à propos des actes, et par eux, que les mœurs et l’esprit des hommes doivent se peindre ; qu’ils frappent alors bien plus le lecteur, et se gravent bien mieux dans sa mémoire que par une description abstraite et philosophique.

§ 25. Style de l’histoire.

Le texte de l’histoire doit être dans la forme indirecte, c’est-à-dire que l’historien raconte ce qui a été dit ou fait par les acteurs qu’il introduit sur la scène ; il ne doit point les faire parler eux-mêmes. Cependant, comme on a observé que quand ils parlent, le récit est plus vif et plus animé, les historiens ont employé de temps en temps la forme dramatique pour égayer la monotonie du récit. C’était la coutume des anciens ; mais quand on pense que les discours qu’ils prêtent à leurs personnages n’ont jamais été tenus, que ce sont des pièces d’éloquence qu’ils ont composées eux-mêmes à l’occasion des faits qu’ils rapportent, il est difficile de croire que ces discours, malgré le mérite de la composition, ne sont pas dans l’ouvrage des défauts réels.

Quelquefois, on cite les paroles des personnages, soit textuellement, soit en les résumant, et alors, loin d’être un vice dans une histoire, c’est, au contraire, un vrai mérite, puisqu’on a ainsi les pensées mêmes des hommes influents ; mais, pour les insérer de la sorte, il faut qu’elles le méritent par leur importance. Il faut surtout ne pas abuser du moyen ; car le récit s’en trouve toujours singulièrement ralenti, et cet inconvénient peut être plus grand que l’avantage obtenu d’ailleurs.

À cet ornement du style historique se joint souvent, aujourd’hui surtout, celui des pensées ou maximes. Selon le goût de chaque historien, les faits font naître des réflexions morales ou politiques ; alors, il faut prendre garde d’ennuyer le lecteur par des réflexions ou leçons trop fréquentes, des sentences, des maximes sans fin. On demande avec raison qu’elles naissent du sujet plus que de l’historien.

Les images vives, les descriptions, les narrations animées figurent avec plus de succès dans l’histoire que les maximes ou pensées abstraites. On peint les faits : par exemple, le combat des Horaces et des Curiaces ; mais alors on évite les figures oratoires et véhémentes, parce que ces figures sont faites pour exprimer les passions. Or, un historien n’en doit point avoir d’autre que celle de la vérité ; il est censé n’avoir ni amis, ni ennemis, ni parents, ni patrie. Il n’a rien à prouver ni à détruire ; il n’accuse ni ne défend : tout son office est d’exposer la chose comme elle est. Le ton de ce genre d’écrire doit être noble, mais simple, tel que celui de la vérité. Les tours recherchés, les expressions ambitieuses, les pensées brillantes, conviennent plus à un rhéteur qui veut attirer sur lui une partie de l’attention due seulement au sujet. Tout appareil déguise l’histoire plutôt qu’il ne l’embellit.

La principale qualité du style historique est d’être rapide. L’esprit inquiet se hâte d’arriver à l’événement : que l’historien se hâte donc de l’y conduire.

Il doit être proportionné au sujet. Une histoire générale ne s’écrit point du même ton que l’histoire d’un seul homme. Le style, dans celle-là, est plus nombreux, plus soutenu, plus périodique. Il est, dans celle-ci, plus simple, plus léger, plus rapproché de la conversation47.

Pour bien faire comprendre ce que doit être le style de l’histoire, il n’y a peut-être rien de mieux que de citer un passage où se trouvent les défauts qui y sont les plus opposés. J’emprunte ce passage à l’Histoire philosophique, de l’abbé Raynal, historien constamment déclamateur, et presque toujours faux. Il l’est, en particulier, dans le passage que je cite ici, et dans l’appréciation qu’il fait des hommes ; mais indépendamment de la fausseté des idées, qui ne doit pas nous occuper ici, n’est-ce pas un historien insupportable que celui qui néglige ou écarte les faits pour barder son récit de réflexions philosophiques ou de dissertations comme celle-ci, sur la gloire :

La gloire est un sentiment qui nous élève à nos propres yeux, et qui accroît notre considération aux yeux des hommes éclairés. Son idée est indivisiblement liée avec celle d’une grande difficulté vaincue, d’une grande utilité subséquente au succès, et d’une égale augmentation de bonheur pour l’univers ou pour la patrie. Quelque génie que je reconnaisse dans l’invention d’une arme meurtrière, j’exciterais une juste indignation si je disais que tel homme ou telle nation eut la gloire de l’avoir inventée. La gloire, du moins selon les idées que je m’en suis formées, n’est pas la récompense du plus grand succès dans les sciences. Inventez un nouveau calcul, composez un poème sublime, ayez surpassé Cicéron ou Démosthène en éloquence, Thucydide ou Tacite dans l’histoire, je vous accorderai la célébrité, mais non la gloire.

On ne l’obtient pas davantage de l’excellence du talent dans les arts. Je suppose que vous ayez tiré d’un bloc de marbre ou le Gladiateur, ou l’Apollon du Belvéder ; que la Transfiguration soit sortie de votre pinceau, ou que vos chants simples, expressifs et mélodieux, vous aient placé sur la ligne de Pergolèse, vous jouirez d’une grande réputation, mais non de la gloire. Je dis plus : égalez Vauban dans l’art de fortifier les places, Turenne ou Condé dans l’art de commander les armées ; gagnez des batailles, conquérez des provinces : toutes ces actions seront belles, sans doute, et votre nom passera à la postérité la plus reculée ; mais c’est à d’autres qualités que la gloire est réservée. On n’a pas la gloire pour avoir ajouté à celle de sa nation. On est l’honneur de son corps sans être la gloire de son pays. Un particulier peut souvent aspirer à la réputation, à la renommée, à l’immortalité : il n’y a que des circonstances rares, une heureuse étoile, qui puissent le conduire à la gloire.

La gloire appartient à Dieu dans le ciel. Sur la terre, c’est le lot de la vertu, et non du génie ; de la vertu utile, grande, bienfaisante, éclatante, héroïque. C’est le lot d’un monarque qui s’est occupé, pendant un règne orageux, du bonheur de ses sujets, et qui s’en est occupé avec succès. C’est le lot d’un sujet qui aurait sacrifié sa vie au salut de ses concitoyens. C’est le lot d’un peuple qui aura mieux aimé mourir libre que de vivre esclave. C’est le lot, non d’un César ou d’un Pompée, mais d’un Régulus ou d’un Caton. C’est le lot d’un Henri IV.

§ 26. Différentes sortes d’histoires. — Histoire sacrée, histoire ecclésiastique.

On distingue plusieurs sortes d’histoires : l’histoire des hommes, considérés dans leurs rapports avec la Divinité, ou l’Histoire de la religion ; l’histoire des hommes, dans leurs rapports entre eux, ou l’Histoire profane ; et l’Histoire naturelle, qui a pour objet les productions de la nature, ses phénomènes, ses variations48.

Cette dernière ne se rapporte cependant que de nom aux deux premières. En effet, le mot histoire y est pris dans son sens étymologique d’information, investigation, recherches, exploration ; mais elle appartient si bien au genre didactique, qu’elle change et se modifie à mesure que des découvertes nouvelles font connaître de nouveaux rapports entre les êtres ; tandis que l’histoire, dans son sens général, ne s’applique qu’aux événements passés et rapportés dans les écrits ou par les traditions. Ainsi les trois espèces énumérées ici se réduisent réellement à deux : l’histoire sacrée et l’histoire profane.

L’Histoire de la religion se sous-divise en deux espèces, dont l’une est l’Histoire sainte, écrite par des hommes inspirés ; l’autre, l’Histoire ecclésiastique, écrite par des hommes aidés de la seule lumière naturelle49.

L’Histoire sainte comprend tous les siècles qui se sont écoulés depuis la création du monde jusqu’à la publication de l’Évangile ; les livres saints où sont consignés les événements antérieurs à la naissance de Jésus-Christ sont appelés l’Ancien Testament. La narration des quatre évangélistes et les Actes des apôtres, qui contiennent l’histoire de la vie de Jésus-Christ et les faits immédiatement postérieurs à sa mort, sont appelés le Nouveau Testament 50.

Si on veut connaître l’histoire dans toute sa grandeur et dans toute sa noblesse, c’est dans les livres saints qu’il faut l’envisager. L’auteur, dépouillé de tout sentiment étranger à son objet, livré entièrement et uniquement à la vérité qu’il peint, la présente telle qu’elle est, avec la naïveté, la force, la candeur, qui lui sont propres. Nul penchant pour un parti contre un autre ; nul artifice pour exciter l’amour, l’étonnement, l’admiration. La vérité lumineuse opère par elle-même sur les esprits, sans le secours artificiel de l’éloquence. Quelle sublimité dans le récit de la création de l’univers ! Mais quelle simplicité ! L’historien pouvait étaler toutes les richesses du génie et de l’art dans un si beau champ ; mais un appareil d’idées brillantes aurait rendu suspecte la foi de l’écrivain. On aurait pu croire qu’il s’occupait de lui-même aussi bien que de la chose. Mais Dieu dictait lui-même à Moïse, et la simplicité devait être le caractère de son expression. C’est ce que nous voyons en effet ; les œuvres de la Toute-Puissance, comme les faits humains, montrent partout cette qualité.

Les récits touchants sont traités avec la même simplicité que les récits sublimes. La narration du Nouveau Testament a le même caractère. En un mot, rien n’est plus parfait dans ce genre. L’histoire est exacte, fidèle, sûre ; c’est la vérité qui se montre sans passion et sans apprêts.

Nous ne parlerons point de l’intérêt qui tient au fond des choses ; il n’en est point de plus grand, de plus noble, de plus vif, de plus varié, dans aucune narration. Celle-ci contient les principes et les développements de la vraie religion ; elle expose dans le plus grand jour les maximes fondamentales de la loi naturelle ; elle apprend à tous les hommes, quels qu’ils soient, le moyen d’arriver au bonheur solide ; elle renferme les titres de tous les peuples, montre leur origine, leurs établissements divers ; elle éclaire les ténèbres des siècles les plus reculés. Enfin, ce livre est l’histoire du ciel et de la terre et de ce qu’ils contiennent51.

L’Histoire ecclésiastique ne diffère de l’histoire profane que par l’objet. Elle comprend l’espace de temps qui s’est écoulé depuis la publication de l’Évangile jusqu’à nos jours. Assurément, de tous les événements dont l’univers a été le théâtre, il n’en est aucun qui soit aussi frappant, aussi digne de notre attention, aussi grand, aussi utile aux hommes, que l’établissement et la perpétuité du christianisme ; mais comme l’écrivain y est abandonné à lui-même, qu’il n’a de ressources que dans ses connaissances et ses talents pour distinguer le vrai et le faire connaître aux autres, il faut qu’il soit profondément instruit des mystères, de la morale de la religion et du droit canonique ; qu’il fasse connaître le véritable esprit des lois, des règles, des décisions, des usages, des privilèges de l’Église ; ses oracles, ses dogmes, sa foi, son autorité, l’étendue et les bornes de sa juridiction. Le devoir de l’historien est aussi de consacrer la mémoire des souverains qui ont protégé la religion, des savants qui l’ont défendue, des héros qui l’ont cimentée de leur sang52.

Un des meilleurs modèles que puissent se proposer ceux qui veulent s’adonner à ce genre d’histoire est l’abbé Fleury, auteur de l’Histoire ecclésiastique, écrivain aussi sage et circonspect que savant et judicieux, qui rend avec candeur ce qu’il a vu sans prévention, et qui le rend, par conséquent, comme il est. Il y a dans son style quelque chose de cette noblesse et de cette onction qu’on sent en lisant les histoires sacrées. Il parle des desseins de Dieu avec dignité, de ses ministres avec circonspection ; il blâme et loue par les actions ; partout il laisse voir un bon esprit, une piété éclairée, un cœur droit53.

§ 27. Histoire profane.

L’Histoire profane est le tableau des siècles passés présenté aux siècles à venir pour leur servir d’instruction. On la divise de plusieurs façons, suivant l’objet qu’on se propose.

Eu égard au sujet qu’on traite, elle est civile s’il s’agit des hommes réunis en peuples, soumis aux gouvernements ; ou littéraire, s’il s’agit des lettres, des sciences, etc. Par rapport à l’étendue du sujet, elle est universelle ou générale, s’il est question du genre humain tout entier ; nationale, si l’on parle d’une nation ; particulière, si l’on s’occupe d’une ville ou même d’un individu. Par rapport aux époques, elle est ancienne, moderne ou du moyen âge. L’histoire ancienne s’étend de la création à la naissance de Jésus-Christ (ou jusqu’à la ruine de l’empire d’Occident, en 476) ; celle du moyen âge, de la naissance de Jésus-Christ (ou de l’année 476) jusqu’à la prise de Constantinople ; et l’histoire moderne, de cette date jusqu’à nos jours.

L’Histoire générale est l’histoire du genre humain répandu sur la terre habitable depuis le commencement du monde. Il paraît presque impossible de composer une histoire universelle de tous les peuples, dans tous les temps, dans tous les lieux. Nous disons une histoire, non une chronologie accompagnée de quelques détails, ce qui a été exécuté plus d’une fois. Une histoire universelle comprendrait le fond de toutes les histoires des peuples, réduites à une étendue proportionnée au corps entier de l’ouvrage : tous les objets détaillés, mesurés, placés selon leurs rapports symétriques entre eux et avec le tout, y seraient dans un état perpétuel de comparaison. Il faudrait présenter non seulement les rapports des causes et des effets qui occupent la scène du monde, mais encore les germes plus ou moins développés des catastrophes réservées aux siècles suivants.

Avant que de prendre le pinceau, il faudrait rassembler les fastes de tous les empires, les monuments de tous les faits ; être sûr de les avoir authentiques, de les entendre dans leur véritable sens ; avoir un point de vue fixe qui servirait de base à tout le reste. Bossuet avait ainsi conçu ce sublime dessein54.

Chez les anciens, les auteurs qui se sont proposé d’écrire une histoire générale sont surtout Polybe, Diodore de Sicile, et Trogue-Pompée.

Polybe, né dans le Péloponnèse, vers 205 ans avant J.-C, fut du nombre de ces mille Achéens qui, durant la guerre des Romains contre Persée, roi de Macédoine, furent emmenés à Rome en otage. Il y composa, en grec, une Histoire universelle qui commençait aux guerres puniques et finissait à celle de Macédoine. Il ne nous en reste qu’une petite partie.

Diodore de Sicile, né environ 60 ans avant J.-C, avait fait une Bibliothèque historique en quarante livres, dont quinze seulement nous sont parvenus. Cet ouvrage comprenait l’histoire des Syriens, des Mèdes, des Perses, des Grecs, des Romains et des Carthaginois. C’était le monde entier pour l’époque d’Auguste.

Trogue-Pompée, historien romain, fit, vers le commencement de l’ère chrétienne, une histoire où il retraçait tout ce qui s’était passé dans l’univers jusqu’au règne d’Auguste. Cet ouvrage est entièrement perdu pour nous ; il ne nous en reste qu’un abrégé qui a été fait environ un siècle et demi plus tard par Justin, écrivain latin, peu connu d’ailleurs.

Chez nous, les histoires générales sont souvent des œuvres collectives produites par des compagnies entières ; elles sont ensuite coordonnées par des compilateurs, ou résumées par des abréviateurs, comme celle de l’abbé Millot. Nous avons cependant, dans ce genre, deux auteurs originaux, et tous les deux d’un grand mérite, quoiqu’ils aient rédigé leurs ouvrages dans un esprit opposé : c’est Bossuet, dans son Discours sur l’histoire universelle, et Voltaire, dans son Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, dont le Siècle de Louis XIV peut être regardé, comme la suite.

Le Discours de Bossuet n’est que le dessin d’un grand tableau où lui seul aurait pu mettre la couleur et ajouter le développement nécessaire. Tel qu’il est cependant, c’est un chef-d’œuvre qu’on ne saurait assez admirer, et dont nous extrayons, comme un morceau achevé, ce récit de la mort d’Alexandre :

Alexandre fit son entrée à Babylone avec un éclat qui surpassait tout ce que l’univers avait jamais vu ; et après avoir vengé la Grèce, après avoir subjugué avec une promptitude incroyable, toutes les terres de la domination persienne, pour assurer de tous côtés son nouvel empire, ou plutôt pour contenter son ambition et rendre son nom plus fameux que celui de Bacchus, il entra dans les Indes, où il poussa ses conquêtes plus loin que ce célèbre vainqueur. Mais celui que les déserts, les fleuves et les montagnes n’étaient pas capables d’arrêter, fut contraint de céder à ses soldats rebutés qui lui demandaient du repos. Réduit à se contenter des superbes monuments qu’il laissa sur les bords de l’Araspe, il ramena son armée par une autre route que celle qu’il avait tenue, et dompta tous les pays qu’il trouva sur son passage.

Il revint à Babylone craint et respecté, non pas comme un conquérant, mais comme un dieu. Mais cet empire formidable qu’il avait conquis ne dura pas plus longtemps que. sa vie, qui fut courte ; à l’âge de trente-trois ans, au milieu des plus vastes desseins qu’un homme eût jamais conçus, et avec les plus justes espérances d’un heureux succès, il mourut sans avoir eu le loisir d’établir ses affaires, laissant un frère imbécile et des enfants en bas âge, incapables de soutenir un si grand poids.

Mais ce qu’il y avait de plus funeste pour sa maison et pour son empire, est qu’il laissait des capitaines à qui il avait appris à ne respirer que l’ambition et la guerre. Il prévit à quels excès ils se porteraient quand il ne serait plus au monde ; pour les retenir, ou de peur d’en être dédit, il n’osa nommer ni son successeur, ni le tuteur de ses enfants. Il prédit seulement que ses amis célébreraient ses funérailles par des batailles sanglantes, et il expira à la fleur de son âge, plein des tristes images de la confusion qui devait suivre sa mort. En effet, vous avez vu le partage de son empire et la ruine affreuse de sa maison. La Macédoine, son ancien royaume, tenu par ses ancêtres depuis tant de siècles, fut envahi de tous côtés comme une succession vacante, et après avoir été longtemps la proie du plus fort, il passa enfin à une autre famille. Ainsi, ce conquérant, le plus renommé et le plus illustre qui fut jamais, a été le dernier roi de sa race. S’il fut demeuré paisible dans la Macédoine, la grandeur de son empire n’aurait pas tenté ses capitaines, et il eût pu laisser à ses enfants le royaume de ses pères ; mais, parce qu’il avait été trop puissant, il fut cause de la perte de tous les siens. Et voilà le fruit glorieux de tant de conquêtes !

Sa mort fut la seule cause de cette grande révolution ; car il faut dire à sa gloire que si jamais homme a été capable de soutenir un si vaste empire, quoique nouvellement conquis, ç’a été sans doute Alexandre, puisqu’il n’avait pas moins d’esprit que de courage.

§ 28. Histoire nationale.

L’Histoire nationale est celle qui embrasse un peuple tout entier dans son développement ; une bonne histoire nationale est moins difficile à faire sans doute qu’une bonne histoire universelle ; mais elle occupe un rang égal dans l’estime des connaisseurs.

En effet, elle demande des conditions presque aussi rares et des qualités aussi étendues. Pour bien faire l’histoire complète d’une nation, il faut remonter jusqu’à son origine, marquer ses progrès et son accroissement, démêler tous les ressorts de sa politique, donner une notion juste de son caractère, de son génie, de sa religion, de ses lois, de ses richesses, de son gouvernement ; exposer tous les grands événements qu’elle a éprouvés, et les divers états par lesquels elle a passé ; développer les véritables causes de sa décadence et de son élévation, et la suivre pas à pas jusqu’à sa ruine entière ou jusqu’au dernier période de sa grandeur55.

Une histoire nationale peut ne pas être racontée dans toute son étendue, mais seulement entre certaines limites, ou à partir d’une certaine époque. Ainsi Thucydide, succédant à Hérodote, ne reprit pas le même sujet, mais le continua, pour ainsi dire, en écrivant la Guerre du Péloponnèse ; et Xénophon, plus tard, fit la même chose à l’égard de Thucydide. De même, chez les Romains, Tacite, venant après Tite-Live, ne refit pas la partie de l’histoire romaine que celui-ci avait traitée : il commença la sienne à partir du régime impérial.

Il y a aussi des histoires qui se bornent à un seul événement important, comme la Conjuration de Catilina, la Révolution de Portugal, etc. Ce sont encore là, en réalité, des parties d’histoire nationale, et elles en ont les caractères. Il faut souvent, dans ces sortes d’histoires, faire quelque préambule pour introduire le lecteur dans le récit. Ainsi, il faut que l’historien nous mette d’abord au fait des temps, des lieux, des caractères, des mœurs, des intérêts ; qu’il présente ensuite, au milieu de toutes ces circonstances, le germe de l’événement à raconter ; qu’il ensuive les développements, les progrès, et qu’il les conduise jusqu’à la fin. Au reste, ici, comme dans toutes sortes d’histoires, la chronologie est le flambeau de l’historien. On est obligé de le suivre scrupuleusement, et pas à pas56.

C’est surtout dans le genre de l’histoire nationale que les anciens passent pour nos maîtres. On les regarde comme supérieurs aux meilleurs historiens modernes ; on trouve qu’ils ont la marche plus libre, plus noble, plus naturelle ; des transitions plus heureuses dans le récit et l’enchaînement des faits ; plus de sagesse, de gravité, de nerf et en même temps de simplicité dans la diction ; des traits plus frappants, des coups de pinceau plus vigoureux dans la peinture des mœurs et des caractères57. Sans examiner la question à fond, nous devons faire observer que les histoires modernes sont beaucoup plus difficiles à faire que celles des anciens. Celles-ci ne retraçaient à peu près que la suite des guerres, et des négociations relatives à la guerre. Les nôtres doivent contenir une multitude de détails et des milliers de rapports dont les anciens ne soupçonnaient pas l’existence. Leur marche était plus légère, parce qu’ils portaient moins que nous.

Quoi qu’il en soit, les historiens célèbres de l’antiquité sont : 1º chez les Grecs, Hérodote, né vers l’an 484 avant J.-C, qui a été appelé le Père de l’histoire, parce qu’il est le premier qui l’ait écrite d’une manière instructive et attachante : il a raconté l’histoire des guerres des Perses et des Grecs depuis le règne de Cyrus jusqu’à Xerxès. Thucydide, né à Athènes l’an 471 avant J.-C, entendant lire l’histoire d’Hérodote aux jeux Olympiques, sentit naître, dit-on, en lui une vive émulation : il écrivit, en effet, l’Histoire de la guerre du Péloponnèse. Xénophon, né vers l’an 450 avant J.-C, surnommé l’Abeille attique à cause de la douceur de son style, publia l’histoire de Thucydide et la continua jusqu’à la bataille de Mantinée. Il écrivit aussi l’Histoire de Cyrus, celle de l’Expédition de Cyrus le Jeune, et la Retraite des Dix mille. 2º Chez les Romains, Salluste, né l’an 85 avant J.-C, avait fait une Histoire du peuple romain depuis la mort de Sylla jusqu’à la conjuration de Catilina, aujourd’hui perdue à l’exception de quelques fragments. Il nous reste seulement de lui deux ouvrages très courts, mais extrêmement précieux, la Conjuration de Catilina et la Guerre de Jugurtha. Tite-Live, né à Padoue l’an 59 avant notre ère, passa une grande partie de sa vie à Rome, à la cour d’Auguste, et retourna dans sa patrie après la mort de cet empereur. Il entreprit et acheva une Histoire romaine complète, depuis les temps les plus reculés jusqu’à la mort de Drusus, l’an 744 de la fondation de Rome. Des cent quarante-deux livres qui composaient ce magnifique ouvrage, il ne nous en reste qu’une trentaine ; et fort heureusement un epitome ou abrégé de l’ouvrage entier, rédigé par un auteur inconnu. Tacite, né à Intéramne, près de Rome, l’an 55 de l’ère chrétienne se consacra, sous Trajan, à écrire l’histoire. Il fit, sous le nom d’Annales et d’Histoire, deux ouvrages qui nous restent en partie seulement, et qui, ensemble, s’étendaient de la mort d’Auguste à celle de Domitien.

Pour nous, nous avons un nombre considérable d’hommes de talent ou d’une grande érudition qui ont écrit des histoires nationales dans leur totalité ou en partie. Mais si l’on ne veut compter que ceux qui y ont porté un génie vraiment original, ou dont le style peut être donné comme un modèle, le nombre en est beaucoup plus restreint ; et presque toujours le sujet se réduit à quelques points particuliers sur lesquels l’auteur a concentré toutes ses forces.

On distingue parmi ces écrivains : Sarazin, né en 1603, pour son Histoire de la conjuration de Walstein ; l’abbé de Saint-Réal, né en 1659 à Chambéry, à qui l’on doit l’Histoire de la conjuration des Espagnols contre Venise ; l’abbé de Vertot, qui a écrit d’un style animé et pittoresque les Révolutions de Portugal, les Révolutions de Suède, les Révolutions romaines ; Montesquieu, qui nous a donné les considérations sur les Causes de la grandeur et de la décadence des Romains.

Extrayons de ce dernier ouvrage le parallèle entre les Carthaginois et les Romains.

Carthage, devenue riche plus tôt que Rome, avait aussi été plus tôt corrompue. Ainsi, pendant qu’à Rome les emplois publics ne s’obtenaient que par la vertu et ne donnaient que l’honneur et une préférence aux fatigues, tout ce que le public peut donner aux particuliers se vendait à Carthage, et tout service rendu par les particuliers y était payé par le public. La tyrannie d’un prince ne met pas un État plus près de sa ruine que l’indifférence pour le bien commun n’y met une république… Quand il faut faire la fortune des amis et des parents de tous ceux qui ont part au gouvernement, tout est perdu : les lois sont éludées plus dangereusement qu’elles ne sont violées par un prince qui, étant toujours le plus grand citoyen de l’État, a le plus d’intérêt à sa conservation.

Des anciennes mœurs, un certain usage de la pauvreté, rendaient à Rome les fortunes à peu près égales ; mais à Carthage, des particuliers avaient les richesses des rois.

De deux factions qui régnaient à Carthage, l’une voulait toujours la paix et l’autre toujours la guerre, de façon qu’il était impossible d’y jouir de l’une, ni d’y bien faire l’autre.

Pendant qu’à Rome la guerre réunissait d’abord tous les intérêts, elle les séparait encore plus à Carthage.

Dans les États gouvernés par un prince, les divisions s’apaisent aisément, parce qu’il a dans ses mains une puissance coercitive qui ramène les deux partis ; mais dans une république, elles sont plus durables, parce que le mal attaque ordinairement la puissance qui pourrait le guérir.

À Rome, gouvernée par les lois, le peuple souffrait que le sénat eût la direction des affaires ; à Carthage, gouvernée par des abus, le peuple voulait tout faire par lui-même.

Carthage, qui faisait la guerre avec son opulence contre la pauvreté romaine, avait par cela même du désavantage : l’or et l’argent s’épuisent ; mais la vertu, la constance, la force et la pauvreté ne s’épuisent jamais.

Les Romains étaient ambitieux par orgueil, et les Carthaginois par avarice : les uns voulaient commander, les autres voulaient acquérir ; et ces derniers, calculant sans cesse la recette et la dépense, firent toujours la guerre sans l’aimer.

Des batailles perdues, la diminution du peuple, l’affaiblissement du commerce, l’épuisement du trésor public, le soulèvement des nations voisines, ‘pouvaient faire accepter à Carthage les conditions de paix les plus dures ; mais Rome ne se conduisait point parle sentiment des biens et des maux : elle ne se déterminait que par sa gloire ; et comme elle n’imaginait point qu’elle pût être si elle ne commandait pas, il n’y avait point d’espérance ni de crainte qui pût l’obliger à faire une paix qu’elle n’aurait point imposée.

§ 29. Biographie.

Il y a des histoires qui n’embrassent que la vie d’un seul homme : c’est ce qu’on appelle une biographie 58, ou, plus brièvement, la vie d’un personnage illustre.

Dans une biographie, l’historien ne doit rapporter des événements publics que ceux où son héros a joué un rôle considérable. Il doit principalement s’arrêter sur les détails de sa conduite particulière, développer d’une manière nette et précise les motifs de ses actions, et former, Sous des traits bien marqués, un tableau de ses faiblesses et de ses vertus. Les réflexions de l’historien devront être en petit nombre, et placées à propos. Il évitera aussi le blâme ou la louange directe. Le seul récit des faits doit tenir lieu de censure ou d’éloge.

Les vies des hommes illustres ont, du reste, ce grand avantage, de nous faire commencer l’étude du cœur humain, en nous montrant les hommes de près et tels qu’ils sont. Quel fruit ne pouvons-nous pas retirer de cette lecture ? C’est là plus que partout ailleurs que l’histoire instruit les hommes par les hommes mêmes. « Ceux, dit Montaigne, qui écrivent les vies, d’autant qu’ils s’amusent plus aux conseils qu’aux événements, plus à ce qui se passe au dedans qu’à ce qui arrive au dehors ; ceux-là me sont plus propres. Voilà pourquoi c’est mon homme que Plutarque. »

Les grands événements, en effet, nous frappent, nous étonnent, nous jettent dans l’admiration. Mais ils nous font sentir en même temps notre impuissance de nous élever jusqu’à l’imitation de ces actions d’éclat qui ont fixé la destinée des empires et le sort des peuples ; au lieu que nous ne jugeons pas au-dessus de nos forces morales les actions particulières d’un homme, quelque illustres qu’aient été son rang ou sa naissance59.

Le genre de la biographie a été cultivé dès la plus haute antiquité ; mais d’abord on ne la distinguait pas nettement des autres genres d’histoire. C’est plus tard que la division se fit exactement, et que des écrivains spéciaux s’y livrèrent exclusivement.

Les principaux biographes sont, chez les Grecs, Arrien, qui a écrit l’Expédition d’Alexandre, et Plutarque, né à Chéronée dans la Béotie, vers l’an 50 de l’ère chrétienne, qui, dans ses Vies des hommes illustres, nous a montré les plus grands personnages de la Grèce et de Rome. Les comparaisons perpétuelles qu’il fait entre un Grec et un Romain, dont il vient d’écrire l’histoire, sont sans doute, comme l’a remarqué M. Ampère, des jeux d’esprit puérils, ou des pièces de placage, dont les hommes sérieux ne font pas grand cas ; mais les détails curieux qu’il donne sur tous ses héros, et le ton de bonne foi qui le distingue, sa manière de raconter et d’apprécier leurs actes, font de son recueil un des livres à la fois les plus intéressants et les plus utiles qui nous soient parvenus de l’antiquité.

Les Romains ont plusieurs biographes célèbres. Cornélius-Népos, l’ami de Cicéron et de Catulle, a écrit la Vie des illustres capitaines grecs, qui nous est parvenue, mais probablement retouchée, abrégée et mutilée par une main étrangère. Il a aussi écrit la Vie de Pomponius Atticus, que nous avons, et qui, beaucoup mieux que les autres vies de son recueil, peut faire juger de son talent et de son style.

Suétone a écrit les Vies des douze Césars ; Tacite, celle d’Agricola, son beau-père, qui avait conquis une partie de la Grande-Bretagne ; Quinte-Curce, celle d’Alexandre ; histoire un peu romanesque, mais d’un style fleuri et agréable à lire. Les six auteurs de l’Histoire auguste sont encore des biographes plutôt que des historiens ; car toute l’histoire se concentre pour eux dans la personne du prince.

Chez nous, les biographes sont extrêmement nombreux ; il serait impossible d’indiquer même approximativement les écrivains de talent qui ont donné des notices biographiques ; nous verrons, en parlant de l’Histoire littéraire, que les modernes ont composé sous le nom d’éloges historiques un très grand nombre de biographies remarquables ; et à propos des abrégés, comment on a composé des dictionnaires biographiques très volumineux, de ces notices réduites aux plus petites dimensions.

Pour ne parler ici que des biographies très développées et qui forment des ouvrages considérables, nous ne pouvons du moins passer sous silence l’Histoire de l’empereur Théodose, composée par Fléchier pour l’instruction du grand Dauphin ; l’Histoire de Henri IV, par Péréfixe ; l’Histoire de Charles XII de Voltaire, chef-d’œuvre à la fois d’exactitude dans les détails et modèle de style historique.

Voici le commencement du second livre, où se trouve dépeint le changement qui se fit dans ce jeune prince au moment où il résolut de s’emparer des affaires.

Trois puissants rois menaçaient ainsi l’enfance de Charles XII. Les bruits de ces préparatifs consternaient la Suède et alarmaient le conseil. Les grands généraux étaient morts ; on avait tout à craindre sous un jeune roi qui n’avait encore donné de lui que de mauvaises impressions. Il n’assistait presque jamais dans le conseil que pour croiser les jambes sous la table ; distrait, indifférent, il n’avait paru prendre part à rien.

Le conseil délibéra en sa présence sur le danger où l’on était. Quelques conseillers proposaient de détourner la tempête par des négociations. Tout à coup, le jeune prince se lève avec l’air de gravité et d’assurance d’un homme supérieur qui a pris son parti. « Messieurs, dit-il, j’ai résolu de ne jamais faire une guerre injuste, mais de n’en finir une légitime que par la perte de mes ennemis. Ma résolution est prise : j’irai attaquer le premier qui se déclarera, et quand je l’aurai vaincu, j’espère faire quelque peur aux autres. » Ces paroles étonnèrent tous ces vieux conseillers. Ils se regardèrent sans oser rien répondre ; enfin, étonnés d’avoir un tel roi, et honteux d’espérer moins que lui, ils reçurent avec admiration ses ordres pour la guerre.

On fut bien plus surpris encore quand on le vit renoncer tout d’un coup aux amusements les plus innocents de la jeunesse. Du moment qu’il se prépara à la guerre, il commença une vie toute nouvelle dont il ne s’est jamais depuis écarté un seul moment. Plein de l’idée d’Alexandre et de César, il se proposa d’imiter tout de ces deux conquérants, hors leurs vices. Il ne connut plus ni magnificence, ni jeu, ni délassement ; il réduisit sa table à la frugalité la plus grande. Il avait aimé le faste dans les habits, il ne fut plus vêtu que comme un simple soldat. On l’avait soupçonné d’avoir eu une passion pour une femme de sa cour ; soit que cette intrigue fut vraie ou non, il est certain qu’il renonça aux femmes pour jamais, non seulement de peur d’en être gouverné, mais pour donner l’exemple à ses soldats, qu’il voulait contenir dans la discipline la plus rigoureuse ; peut-être encore par la vanité d’être le seul de tous les rois qui domptât un penchant si difficile à surmonter.

Il résolut aussi de s’abstenir de vin tout le reste de sa vie. Les uns m’ont dit qu’il n’avait pris ce parti que pour dompter en tout la nature, et pour ajouter une nouvelle vertu à son héroïsme ; mais le plus grand nombre m’a assuré qu’il voulut par là se punir d’un excès qu’il avait commis, et d’un affront qu’il avait fait, à table, à une femme en présence même de la reine sa mère. Si cela est ainsi, cette condamnation de soi-même, et cette privation qu’il s’imposa toute sa vie, sont une espèce d’héroïsme non moins admirable.

§ 30. Mémoires ; histoire littéraire.

Les Mémoires sont des histoires écrites par des personnes qui ont eu part aux affaires, et en ont été les témoins oculaires, ou qui du moins se sont trouvées en relation immédiate avec ceux qui dirigeaient l’État. Elles peuvent joindre alors au récit des événements publics et généraux, les particularités de leur vie ou de leurs principales actions. Ces auteurs, étant obligés de parler souvent d’eux-mêmes, doivent, en prenant la plume, non seulement se dépouiller de toute passion pour n’altérer en rien la vérité, mais encore respecter assez le public pour ne l’entretenir que de choses qui peuvent intéresser un lecteur honnête et sensé60.

Les anciens ont plusieurs auteurs célèbres qui ont écrit dans ce genre. Xénophon a donné de véritables mémoires sur Socrate ; il a surtout raconté la Retraite des Dix mille, où il avait joué lui-même un rôle très important. Mais le plus illustre et le plus élevé de tous ceux qui ont écrit des mémoires, c’est, sans contredit, Jules César, dans les admirables Commentaires 61 qu’il nous a laissés sur la guerre civile et la guerre des Gaules.

Pour nous, nos écrivains de mémoires sont aussi nombreux que remarquables. Ceux qui ont écrit sur la guerre et l’époque de la Fronde sont particulièrement estimés. Le cardinal de Retz, entre tous, se distingue par la vivacité et l’originalité piquante de son style, qui a suffi pour en faire un des auteurs immortels du xviie  siècle, malgré des négligences ou, si on l’aime mieux, de véritables fautes dont la noblesse se piquait un peu à cette époque. Il faut aussi nommer le duc de Saint-Simon, dont les mémoires, et par leur étendue, et par la vérité des détails, et quelquefois par la vigueur des portraits, sont un de nos ouvrages historiques les plus considérables.

L’Histoire littéraire, qui serait plus exactement nommée l’Histoire des littérateurs, des savants et des artistes, est une des parties de l’histoire qui ont pris le plus de développement et qui présentent le plus d’intérêt chez les modernes. Elle comprend la naissance, les progrès, le perfectionnement, la décadence et le renouvellement des lettres, des sciences et des arts ; c’est-à-dire qu’elle énumère, analyse, s’il y a lieu, et apprécie les ouvrages de tous ceux qui se sont distingués dans ces divers genres. Ainsi, elle peut offrir au lecteur le tableau de ce que les inventions des hommes ont produit, dans les différents siècles, de plus grand et de plus utile.

Le principal devoir de l’historien est de distinguer le ton, le talent, le génie particulier de chaque auteur ; de les peindre tous et de les caractériser d’après leurs ouvrages.

Pour remplir avec succès ce dernier objet, il faut qu’il joigne à la finesse de l’esprit, à la délicatesse du goût, une étude sérieuse et une connaissance réelle des matières que ces auteurs ont traitées ; qu’il lise leurs écrits sans la moindre prévention ; qu’il remonte jusqu’aux temps où ils ont vécu, se transporte dans les pays qu’ils ont habités, et observe la religion, les mœurs, les usages, le goût dominant de leur siècle. Tel ouvrage justement applaudi dans les âges qui nous ont précédés, est aujourd’hui oublié parce que les mœurs ne sont plus les mêmes62.

Citons ici quelques-uns des ouvrages de ce genre qui ont obtenu une réputation brillante et méritée.

L’Histoire de l’Académie française, commencée par Pélisson, et continuée par l’abbé d’Olivet et quelques autres secrétaires perpétuels, montre comment ce corps littéraire s’est établi ; quels sont ses statuts, les lieux, les jours et la forme de ses assemblées ; ce qui s’y est passé de-remarquable ; ce qu’il a fait depuis son institution et quels sont ceux de ses membres qui se sont le -plus distingués. Cette dernière partie comprend les notices biographiques, ou éloges des académiciens morts par les confrères survivants, dont nous avons dit quelques mots à propos de l’éloquence académique.

Entre ces éloges historiques, il faut distinguer ceux de d’Alembert, qui, secrétaire de l’Académie française de 1772 à 1783, a fait la biographie presque complète des deux générations littéraires qui l’avaient précédé, imitant avec plus de liberté et d’idées les éloges historiques de Pélisson et de d’Olivet ; et, sur les points qu’ils n’avaient pas touchés, remontant jusqu’en plein xviie  siècle, à Bossuet et à Boileau, à Fénelon, Fléchier, Massillon, l’abbé Fleury, pour revenir, à travers les talents du second ordre et les esprits élégants du xviiie  siècle, jusqu’au maréchal de Villars, et même à son fils et successeur académique, le duc de Villars63.

On trouve, à la tête du recueil des mémoires que l’Académie des belles-lettres a publiés, un Précis historique de son établissement, par Roze ; et les éloges des membres de cette académie forment aussi une suite remarquable de notices.

L’Histoire de l’Académie des sciences a été commencée par Fontenelle ; continuée par les secrétaires perpétuels de cette même académie, en particulier par Grandjean de Fouchy et par Condorcet, puis par Cuvier et ses successeurs, elle offre assurément un des tableaux les plus complets et les plus intéressants des progrès de l’esprit humain. C’est une des parties de notre histoire littéraire qui se font lire avec le plus de plaisir et de profit.

Donnons ici, comme exemple du charme que peut offrir ce genre d’histoire, un court passage tiré de l’Éloge de Marivaux par d’Alembert. Il s’agit d’une pièce de cet auteur comique qui n’avait eu aucun succès. On admirera le talent d’analyse déployé par le panégyriste sur la cause de cette chute, aussi bien que la facilité de l’auteur à s’exécuter lui-même sur ce fâcheux incident de sa carrière dramatique.

L’amour-propre de M. de Marivaux, quelque chatouilleux qu’il fût, n’était ni injuste ni indocile. Il a exprimé d’une manière bien vraie et bien naïve sa soumission pour le public, à l’occasion d’une de ses pièces qui avait pour titre : l’Île de la raison ou les Petits hommes, et qui fut traitée par le parterre avec la rigueur la plus inexorable. L’idée de cette pièce était très singulière : c’étaient des hommes qui devenaient fictivement plus grands, à mesure qu’ils devenaient plus raisonnables, et qui se rapetissaient fictivement aussi quand ils faisaient ou disaient quelque sottise. L’auteur n’avait, disait-il, excepté de cette métaphore que les poètes et les philosophes, c’est-à-dire, selon lui, les deux espèces les plus incorrigibles, et, par cette raison, les plus immuables dans leur forme. Cette idée, exécutée avec tout l’esprit que M. de Marivaux pouvait y mettre, avait eu le plus grand succès dans les sociétés particulières où il avait lu son ouvrage. Les spectateurs furent bien plus sévères, et l’auteur fut étonné lui-même de n’avoir pas prévu que ces hommes qui devaient, en public, s’agrandir et se rapetisser aux yeux de l’esprit, en conservant pour les yeux du corps leur taille ordinaire, exigeaient un genre d’illusion trop forcée pour le théâtre. À la lecture, on avait été plus indulgent, parce que les auditeurs, trompés sur l’effet dramatique par la manière séduisante dont l’auteur lisait, avaient oublié de se transporter en idée dans le parterre, et de sentir qu’on y serait infailliblement blessé de cette métamorphose imaginaire, grossièrement et ridiculement démentie par le spectacle lui-même. Éclairé par l’expérience, à la vérité un peu tard, M. de Marivaux eut du moins le mérite de se condamner de bonne grâce. « J’ai eu tort, dit-il, de donner cette pièce au théâtre, et le public en a fait justice ; ces petits hommes n’ont point pris et ne devaient pas prendre. On n’a fait d’abord que murmurer légèrement ; mais quand on a vu que ce mauvais jeu se répétait, le dégoût est venu avec raison, et la pièce est tombée. »

§ 31. Abrégés d’histoire.

On a fait, on fait aujourd’hui surtout, un grand nombre d’Abrégés d’histoire sous ce nom ou sous ceux d’Épitome, de Résumé, de Précis, etc. ; et il faut convenir qu’ils ont leur utilité lorsqu’ils sont bien faits. Les ignorants y puisent des connaissances générales et indispensables, quoique superficielles ; et les savants y retrouvent certains faits dont ils avaient perdu le souvenir. On sent que ces sortes d’ouvrages ne sont susceptibles ni de grands détails ni de bien riches ornements. Il faut cependant n’y rien omettre d’essentiel, y rapporter tous les faits vraiment importants, avec leurs principales circonstances, et dire assez de choses pour instruire et intéresser le lecteur.

Un discernement juste pour le choix des événements est donc nécessaire à celui qui veut faire un bon abrégé d’histoire. Il lui faut, de plus, le talent rare de dire beaucoup en peu de mots, c’est-à-dire la plus grande précision dans le style, qualité qui n’est pas la plus brillante, mais qui, peut-être, est la plus difficile de toutes64.

Les Romains ont un certain nombre d’historiens abréviateurs qui ne manquent pas de mérite : Velléius Paterculus, qui florissait vers l’an 50 de Jésus-Christ ; Florus, qui vivait sous Trajan ; Aurélius Victor et Eutrope, qui vivaient dans la seconde moitié du ive  siècle. Florus et Velléius, surtout, s’élèvent beaucoup au-dessus des simples abréviateurs ; car, dans ces sortes d’ouvrages, on laisse entièrement de côté, ordinairement, les ornements et le charme du style ; mais ces deux-là sont loin de renoncer soit à l’élégance du style, soit aux pensées grandes et vigoureuses, soit aux tableaux vivement colorés ; et c’est ce qui leur donne un prix tout particulier.

Nous avons chez nous un grand nombre de résumés ou d’abrégés non seulement de l’histoire de France, mais des histoires de tous les peuples.

Un des meilleurs est celui que le président Hénault a intitulé Abrégé chronologique de l’histoire de France. Domairon le déclare, avec un peu d’exagération peut-être, le chef-d’œuvre des abrégés. Réduit à l’ordre purement chronologique, il n’est pas exempt d’une certaine sécheresse, sous laquelle on reconnaît cependant avec plaisir un grand nombre de faits classés avec ordre et clarté ; des portrait^, des remarques et des réflexions qui donnent à cet ouvrage un nouveau prix.

L’abbé Millot a aussi, dans le dernier siècle, publié, sous le titre d’Éléments de l’histoire ancienne, Éléments de l’histoire moderne, de l’histoire de France, de l’histoire d’Angleterre, des abrégés qui ont obtenu et conservé une grande réputation. Millot était de l’Académie française ; il écrivait très purement ; et, si son style manquait un peu d’animation, on peut dire que c’est dans le genre qui en a le moins besoin.

C’est surtout dans l’espèce de la biographie que les abrégés, ou, comme on dit souvent, les Notices, sont aujourd’hui recherchées. La nécessité d’économiser le temps a fait réunir ces petites pièces en très grande quantité dans des dictionnaires plus ou moins développés, où l’on trouve ainsi immédiatement tout ce que l’on a besoin de savoir sur tel ou tel personnage.

Ces dictionnaires biographiques ne sont pas une invention moderne, puisqu’il nous en est parvenu quelques-uns de l’antiquité, comme les lexiques d’Hésychius de Milet, et surtout de Suidas. Mais on conçoit que l’imprimerie seule a donné le moyen de reproduire assez souvent les mêmes ouvrages pour pouvoir les corriger, y ajouter successivement, et les amener enfin à ce point de perfection que nous exigeons dans les livres de recherches. On a, en effet, ainsi des dictionnaires extrêmement riches, où les articles se comptent par milliers, et l’ouvrage entier occupe quelquefois un grand nombre de volumes.

On conçoit que le mérite de l’ouvrage vient alors de la perfection de ces petites notices, dans lesquelles on doit indiquer tout ce qu’il y a d’important dans la vie ou les ouvrages du personnage nommé.

À mesure que l’ouvrage diminue de volume, les notices se resserrent de plus en plus, et l’on arrive ainsi aux abrégés biographiques les plus réduits, comme de douze à vingt lignes, où pourtant quelques auteurs ont encore trouvé le moyen de condenser une incroyable quantité de détails utiles65.