(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Retz 614-1679 » pp. 22-26
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Retz 614-1679 » pp. 22-26

Retz
614-1679

[Notice]

Destiné malgré lui à l’Église, d’abord coadjuteur, et bientôt archevêque de Paris, Paul de Gondi avait plus de vocation pour les affaires politiques que pour un ministère ecclésiastique. Déterminé comme César à n’être le second en rien, il rêva de bonne heure le rôle de conspirateur grandiose ; et ce goût d’ambitieuses aventures éclate déjà dans son récit de la conjuration de Fiesque. La mort de Richelieu, et l’anarchie d’une régence ouvrirent carrière à son génie turbulent, qui, dans un moment de faveur, réussit à surprendre le chapeau de cardinal. Ligueur, frondeur, séditieux, tour à tour allié du parlement, de la cour et du peuple, il aima l’intrigue pour l’intrigue, sans avoir ni vues supérieures, ni suite dans ses desseins. Il expia les fautes d’une vie agitée et stérile par des disgrâces, suivies d’un exil et d’une retraite qu’honora son repentir, et que consolèrent des amitiés choisies, entre autres celle de madame de Sévigné.

Ses Mémoires nous plaisent par leur vivacité dramatique. Son style est plein de feu. Gaie, pittoresque, fière et fougueuse, l’expression est telle sur le papier qu’elle serait sur les lèvres d’un causeur. Il esquisse, en se jouant, des portraits bien vivants qui nous parlent. Ses discours ont grand air. Son récit intéresse comme une comédie. Il eut l’éloquence de César, mais paraîtrait un Catilina si, par la pénitence, il n’avait pas expié ses scandales.

Les fantômes.

Nos conférences se terminaient assez souvent par des promenades dans le jardin. Feu madame de Choisi en proposa une à Saint-Cloud, et dit en badinant à Madame de Vendôme, qu’il fallait donner la comédie à M. de Lisieux. Le bonhomme, qui admirait les pièces de Corneille, répondit qu’il ne faisait aucune difficulté1, pourvu que ce fût à la campagne, et qu’il y eût peu de monde ; l’on convient qu’il n’y aurait que Madame et Mademoiselle de Vendôme, Madame de Choisi et M. de Turenne, M. de Brion, Voiture et moi. Brion se chargeait de la comédie et des violons, et moi je me chargeais de la collation2.

Nous allâmes à Saint-Cloud, chez M. l’archevêque ; mais les comédiens, qui jouaient le soir à Ruel chez M. le Cardinal3, n’arrivèrent qu’extrêmement tard. M. de Lisieux prit plaisir aux violons ; Madame de Vendôme ne se lassait point de voir danser mademoiselle sa fille4, qui dansait pourtant toute seule ; enfin, l’on s’amusa tant, que la petite pointe5 du jour (c’était dans les plus grands jours d’été) commençait à paraître quand on fut au bas de la descente des Bonshommes. Justement au pied, le carrosse s’arrêta tout court.

Comme j’étais à l’une des portières avec Mademoiselle de Vendôme, je demandai au cocher pourquoi il s’arrêtait, et il me répondit avec une voix fort étonnée : « Voulez-vous que je passe par-dessus tous les diables qui sont là devant moi ? » Je mis la tête hors de la portière, et comme j’ai toujours eu la vue fort basse6, je ne vis rien. Madame de Choisi, qui était à l’autre portière avec M. de Turenne, fut la première qui aperçut du carrosse la cause de la frayeur du cocher : je dis du carrosse, car cinq ou six laquais, qui étaient derrière, criaient : « Jésus Maria ! » et tremblaient déjà de peur. M. de Turenne se jeta en bas du carrosse aux cris de Madame de Choisi. Je crus que c’étaient des voleurs. Je sautai aussitôt hors du carrosse, je pris l’épée d’un laquais1, je la tirai et j’allai joindre de l’autre côté M. de Turenne, que je trouvai regardant fixement quelque chose que je ne voyais point. Je lui demandai ce qu’il regardait, et il me répondit, en me poussant au bras, et assez bas : « Je vous le dirai, mais il ne faut pas épouvanter ces dames2 », qui, dans la vérité, hurlaient plutôt qu’elles ne criaient. Vous connaissez peut-être les cris aigus de Madame de Choisi ; Mademoiselle de Vendôme disait son chapelet ; Madame de Vendôme voulait se confesser à M. de Lisieux, qui lui disait : « Ma fille, n’ayez point de peur, vous êtes en la main de Dieu. » Le comte de Brion avait entonné bien dévotement, à genoux, avec tous nos laquais, les litanies de la Vierge.

Tout cela se passa, comme vous pouvez vous imaginer, en même temps, et en moins de rien. M. de Turenne, qui avait une petite épée à son côté, l’avait aussi tirée, et après avoir regardé un peu, comme je vous ai déjà dit, il se tourna vers moi de l’air dont il eût demandé son dîner, ou de l’air dont il eût donné une bataille, et me dit ces paroles : « Allons voir ces gens-là3 ! » — Quelles gens ? » lui répondis-je ; et dans la vérité, je croyais que tout le monde avait perdu le sens. Il me répondit : « Effectivement, je crois que ce pourraient bien être des diables4. »

Comme nous avions déjà fait cinq ou six pas du côté de la Savonnerie, et que nous étions par conséquent plus proches du spectacle, je commençai à entrevoir quelque chose ; et ce qui m’en parut fut une longue procession de fantômes noirs, qui me donna d’abord plus d’émotion qu’elle n’en avait donné à M. de Turenne ; mais, en réfléchissant que j’avais longtemps cherché des esprits, et qu’apparemment j’en trouvais en ce lieu, je fis deux ou trois sauts vers la procession1 ; les gens du carrosse, qui croyaient que nous étions aux mains avec tous les diables, firent un grand cri, et ce ne fut pourtant pas eux qui eurent le plus de peur.

Les pauvres augustins2 réformés et déchaussés, que l’on appelle capucins noirs, qui étaient nos diables d’imagination, voyant venir à eux deux hommes qui avaient l’épée à la main, eurent grand’peur, et l’un d’eux, se détachant de la troupe, nous cria : « Messieurs, nous sommes de pauvres religieux, qui ne faisons de mal à personne, et qui venons nous rafraîchir un peu dans la rivière pour notre santé. »

Nous retournâmes en carrosse, M. de Turenne et moi, avec des éclats de rire, que vous pouvez vous imaginer3.

La Rochefoucauld.

Il y a toujours eu du je ne sais quoi en tout M. de La Rochefoucauld4. Il a voulu se mêler d’intrigues dès son enfance, dans un temps où il ne sentait pas les petits intérêts, qui n’ont jamais été son faible, et où il ne connaissait pas les grands, qui d’un autre sens n’ont pas été son fort. Il n’a jamais été capable d’aucune affaire, et je ne sais pourquoi ; car il avait des qualités qui eussent suppléé en tout autre celles qu’il n’avait pas. Sa vue n’était pas étendue, et il ne voyait pas même tout ensemble ce qui était à sa portée ; mais son bon sens, et très-bon dans la spéculation, joint à sa douceur, à son insinuation et à sa facilité de mœurs qui fut admirable, devait compenser plus qu’il n’a fait le défaut de sa pénétration. Il a toujours eu une irrésolution habituelle ; mais je ne sais même à quoi attribuer cette irrésolution. Elle n’a pu venir en lui de la fécondité de son imagination, qui n’est rien moins que vive ; je ne la puis donner à la stérilité de son jugement ; car, quoiqu’il ne l’ait pas exquis dans l’action, il a un bon fonds de raison. Nous voyons les effets de cette irrésolution, quoique nous n’en connaissions pas la cause. Il n’a jamais été guerrier quoiqu’il fût très-soldat. Il n’a jamais été par lui-même bon courtisan, quoiqu’il ait eu toujours bonne intention de l’être. Il n’a jamais été bon homme de parti, quoique toute sa vie il y ait été engagé. Cet air de honte et de timidité que vous lui voyez dans la vie civile s’était tourné dans les affaires en air d’apologie1 ; il croyait toujours en avoir besoin : ce qui, joint à ses Maximes, qui ne marquent pas assez de foi à la vertu2, et à sa pratique, qui a toujours été de chercher à sortir des affaires avec autant d’impatience qu’il y était entré, me fait conclure qu’il eût beaucoup mieux fait de se connaître et de se réduire à passer, comme il l’eût pu, pour le courtisan le plus poli et pour le plus honnête homme, à l’égard de la vie commune, qui eût paru dans son siècle.

Le prince de Condé.

M. le prince est né capitaine, ce qui n’est jamais arrivé qu’à lui, à César et à Spinola3. Il a égalé le premier, il a passé le second. L’intrépidité est l’un des moindres traits de son caractère. La nature lui avait fait l’esprit aussi grand que le cœur. La fortune, en le donnant à un siècle de guerre, a laissé au second toute son étendue. La naissance ou plutôt l’éducation, dans une maison attachée et soumise au cabinet, a donné des bornes trop étroites au premier. On ne lui a pas inspiré d’assez bonne heure les grandes et générales maximes qui sont celles qui font et qui forment ce que l’on appelle l’esprit de suite. Il n’a pas eu le temps de les prendre par lui-même, parce qu’il a été prévenu dès sa jeunesse par la chute imprévue des grandes affaires et par l’habitude au bonheur. Ce défaut a fait qu’avec l’âme du monde la moins méchante, il a commis des injustices ; qu’avec le cœur d’Alexandre, il n’a pas été exempt non plus que lui de faiblesse ; qu’avec un esprit merveilleux, il est tombé dans des imprudences ; qu’ayant toutes les qualités de François de Guise, il n’a pas servi l’État en de certaines occasions aussi bien qu’il le devait, et qu’ayant toutes celles de Henri du même nom, il n’a pas poussé la faction où il le pouvait. Il n’a pu remplir son mérite c’est un défaut ; mais il est rare, mais il est beau1.