(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Molière 1622-1673. » pp. 27-43
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Molière 1622-1673. » pp. 27-43

Molière
1622-1673.

[Notice]

Jamais vocation ne fut plus irrésistible que la sienne. Fils et petit-fils d’un tapissier du roi, élevé au collége de Clermont, puis dirigé vers l’étude du droit, Jean-Baptiste Poquelin suivit son étoile, et, sous le nom de Molière, devint directeur d’une troupe ambulante, sans se laisser tenter par la faveur du prince de Conti, son condisciple, qui lui offrait une charge de cour. Dans le noviciat de cette vie nomade, où il fit provision d’expérience, il essaya sa verve par des esquisses déjà puissantes, où s’annonce comme en germe la merveilleuse fécondité d’un génie créateur.

Il a peint avec une vérité saisissante tous les types de la physionomie humaine ; il met en scène la cour, la ville et la province, bourgeois et nobles, marchands, médecins et hommes de lois, pédants, fâcheux, fanfarons, fripons, servantes, valets et maîtres, sans compter tous les ridicules et tous les vices, bel esprit, faux savoir, avarice, prodigalité, faiblesse, égoïsme, entêtement, malveillance, vanité, sottise, jalousie, libertinage, misanthropie, irréligion, hypocrisie, en un mot, son siècle, et avec lui l’humanité tout entière. Ses personnages ont une physionomie si distincte qu’ils s’imposent invinciblement à la mémoire ; et bien qu’ils soient contemporains du poëte, tous les âges se reconnaissent en eux : ce sont des types qui demeureront à jamais.

En résumé, Molière a suffi aux plaisirs et à l’enseignement des auditeurs les plus simples et les plus raffinés. Il n’eut ni débuts, ni déclin, et ses premiers croquis sont aussi étonnants que ses tableaux les plus achevés. Sa verve provoque et cette hilarité bruyante dont les éclats réjouissent le cœur, et cette gaieté réfléchie qui est le sourire de l’esprit. Original jusque dans ses imitations, il a l’air, quand il emprunte, de prendre son bien où il le trouve, et fait oublier les sources auxquelles il puise. La farce même, il l’élève jusqu’à lui. Non moins habile à nouer une intrigue, à exciter la surprise, à combiner des situations qu’à représenter toutes les variétés de la vie, il possède, dans une proportion parfaite, l’imagination, la sensibilité et la raison. Car, si le comique est la forme de son génie, le bon sens en est le fond et la substance. Bien qu’il s’oublie lui-même pour être, tour à tour, chacun de ses acteurs, il nous découvre aussi pourtant, sous ses œuvres, la cordialité d’une âme généreuse, éclairée, tolérante, indulgente, digne de n’avoir jamais eu d’autres ennemis que les envieux et les vicieux. En admirant le philosophe que Boileau surnomma le Contemplateur, on aime le comédien qui mourut victime de son art et de sa bienfaisance.

Que dire de son style ? C’est la nature même parlant naïvement selon le caractère, la passion, la condition. Sa langue vive, franche, nette, vigoureuse, hardie, rappelle Rabelais, Régnier, Saint-Simon. Ses brusques audaces ont la fierté de la fresque.

Car la fresque est pressante, et veut, sans complaisances,
Qu’un peintre s’accommode à ses impatiences.

L’Académie française a pu lui appliquer ce vers :

Rien ne manque à sa gloire, il manquait à la nôtre.

L’avare donnant à dîner

Harpagon. Allons, venez çà tous1, que je vous distribue mes ordres pour tantôt, et règle à chacun son emploi… Approchez, dame Claude : commençons par vous. Bon, vous voilà les armes à la main2. Je vous commets3 au soin de nettoyer partout ; et surtout, prenez garde de frotter les meubles trop fort, de peur de les user. Outre cela, je vous constitue, pendant le souper, au gouvernement4 des bouteilles, et s’il s’en écarte quelqu’une, et qu’il se casse quelque chose, je m’en prendrai à vous, et le rabattrai sur vos gages.

Maître Jacques, à part. Châtiment politique !

Harpagon. Vous, Brindavoine, et vous, la Merluche, je vous établis dans la charge5 de rincer les verres et de donner à boire, mais seulement lorsque l’on aura soif, et non pas suivant la coutume de certains impertinents de laquais qui viennent provoquer les gens et les faire aviser de6 boire, lorsqu’on n’y songe pas. Attendez qu’on vous en demande plus d’une fois, et vous ressouvenez de porter toujours beaucoup d’eau.

Maître Jacques, à part. Oui, le vin pur monte à la tête.

La Merluche. Quitterons-nous nos souquenilles7, monsieur ?

Harpagon. Oui, quand vous verrez venir les personnes ; et gardez bien de gâter vos habits.

Brindavoine. Vous savez bien, monsieur, qu’un des devants de mon pourpoint8 est couvert d’une grande tache de l’huile de la lampe.

La Merluche. Et moi, monsieur, j’ai mon haut-de-chausses1 tout troué, si bien que, révérence parler…

Harpagon. Paix ! rangez cela adroitement du côté de la muraille. Tenez toujours votre chapeau ainsi, lorsque vous servirez2.

Maître Jacques

Harpagon. Valère, aide-moi à ceci. Or çà ! maître Jacques, approchez-vous ; je vous ai gardé pour le dernier.

Maître Jacques. Est-ce à votre cocher, monsieur, ou bien à votre cuisinier que vous voulez parler ? car je suis l’un et l’autre.

Harpagon. C’est à tous les deux.

Maître Jacques. Mais à qui des deux le premier ?

Harpagon. Au cuisinier.

Maître Jacques. Attendez donc, s’il vous plaît. Maître Jacques ôte sa casaque de cocher, et paraît vêtu en cuisinier.

Harpagon. Quelle diantre de cérémonie est-ce là ?

Maître Jacques. Vous n’avez qu’à parler.

Harpagon. Je me suis engagé, maître Jacques, à donner ce soir à souper3.

Maître Jacques, à part. Grande merveille !

Harpagon. Dis-moi un peu, nous feras-tu4 bonne chère ?

Maître Jacques. Oui, si vous me donnez bien de l’argent.

Harpagon. Que diable ! toujours de l’argent ! Il semble qu’ils n’aient rien autre chose à dire ! de l’argent ! de l’argent ! de l’argent ! Ah ! ils n’ont que ce mot-là à la bouche ! de l’argent ! Toujours parler d’argent ! Voilà leur épée de chevet5, de l’argent !

Valère. Je n’ai jamais vu de réponse plus impertinente que celle-là. Voilà une belle merveille que de faire bonne chère avec bien de l’argent ! C’est la chose la plus aisée du monde, et il n’y a si pauvre esprit qui n’en fit autant ; mais pour agir en habile homme, il faut parler de faire bonne chère avec peu d’argent1.

Maître Jacques. Bonne chère avec peu d’argent !

Valère. Oui.

Maître Jacques, à Valère. Par ma foi, monsieur l’intendant, vous nous obligerez de nous faire voir ce secret, et de prendre mon office de cuisinier ; aussi bien vous mêlez-vous céans2 d’être le factotum3.

Harpagon. Taisez-vous. Qu’est-ce qu’il nous faudra ?

Maître Jacques. Voilà monsieur votre intendant qui vous fera bonne chère pour peu d’argent.

Harpagon. Ah ! je veux que tu me répondes.

Maître Jacques. Combien serez-vous de gens à table ?

Harpagon. Nous serons huit ou dix ; mais il ne faut prendre que huit. Quand il y a à manger pour huit, il y en a bien pour dix.

Valère. Cela s’entend.

Maître Jacques. Eh bien ! il faudra quatre grands potages et cinq assiettes… Potages… Entrées.

Harpagon. Que diable ! voilà pour traiter toute une ville entière !

Maître Jacques. Rôt…

Harpagon, mettant la main sur la bouche de maître Jacques. Ah ! traître, tu manges tout mon bien.

Maître Jacques. Entremets…

Harpagon, mettant encore la main sur la bouche de maître Jacques. Encore !

Valère. à maître Jacques. Est-ce que vous avez envie de faire crever4 tout le monde ? et monsieur a-t-il invité les gens pour les assassiner à force de mangeaille ! Allez-vous-en lire un peu les préceptes de la santé, et demander aux médecins s’il y a rien de plus préjudiciable à l’homme que de manger avec excès.

Harpagon. Il a raison.

Valère. Apprenez, maître Jacques, vous et vos pareils, que c’est un coupe-gorge qu’une table remplie de trop de viandes5 ; que, pour bien se montrer ami de ceux que l’on invite, il faut que la frugalité règne dans les repas qu’on donne, et que, suivant le dire d’un ancien, il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

Harpagon. Ah ! que cela est bien dit ! Approche, que je t’embrasse pour ce mot. Voilà la plus belle sentence que j’aie entendue de ma vie : Il faut vivre pour manger, et non pas manger pour vi… Non, ce n’est pas cela. Comment est-ce que tu dis ?

Valère. Qu’il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger.

Harpagon, à maître Jacques. Oui, entends-tu ? A Valère. Qui est le grand homme qui a dit cela ?

Valère. Je ne me souviens pas maintenant de son nom.

Harpagon. Souviens-toi de m’écrire ces mots. Je veux les faire graver en lettres d’or1 sur la cheminée de ma salle.

Valère. Je n’y manquerai pas ; et, pour votre souper, vous n’avez qu’à me laisser faire, je réglerai tout cela comme il faut.

Harpagon. Fais donc.

Maître Jacques. Tant mieux ! J’en aurai moins de peine.

Harpagon. à valère. Il faudra de ces choses dont on ne mange guère, et qui rassasient d’abord : quelque bon haricot2 ! bien gras, avec quelque pâté en pot. bien garni de marrons. Là ! que cela foisonne !

Valère. Reposez-vous sur moi.

Le cocher

Harpagon. Maintenant, maître Jacques, il faut nettoyer mon carrosse.

Maître Jacques. Attendez. Ceci s’adresse au cocher. Maître Jacques remet sa casaque. Vous dites ?…

Harpagon. Qu’il faut nettoyer mon carrosse, et tenir mes chevaux tout prêts pour conduire à la foire…

Maître Jacques. Vos chevaux, monsieur ! Ma foi, ils ne sont point en état de marcher. Je ne vous dirai point qu’ils sont sur la litière : les pauvres bêtes n’en ont point1, et ce serait fort mal parler ; mais vous leur faites observer des jeûnes si austères, que ce ne sont plus rien que des idées ou des fantômes, des façons de chevaux.

Harpagon. Les voilà bien malades ! ils ne font rien2.

Maître Jacques. Et pour ne rien faire, monsieur, est-ce qu’il ne faut rien manger ? Il leur vaudrait bien mieux, les pauvres animaux, travailler beaucoup et manger de même. Cela me fend le cœur3, de les voir ainsi exténués ; car enfin, j’ai une telle tendresse pour mes chevaux, qu’il me semble que c’est moi-même, quand je les vois pâtir. Je m’ôte tous les jours, pour eux, les choses de la bouche ; et c’est être, monsieur, d’un naturel trop dur que de n’avoir nulle pitié de son prochain4.

Harpagon. Le travail ne sera pas grand d’aller jusqu’à la foire.

Maître Jacques. Non, je n’ai point le courage de les mener, et je ferais5 conscience de leur donner des coups de fouet en l’état où ils sont. Comment voudriez-vous qu’ils traînent un carrosse ? ils ne peuvent pas se traîner eux-mêmes6.

Valère. Monsieur, j’obligerai le voisin le Picard à se charger de les conduire ; aussi bien7 nous fera-t-il ici besoin pour apprêter le souper.

Maître Jacques. Soit. J’aime mieux encore qu’ils meurent sous la main d’un autre que la mienne.

Valère. Maître Jacques fait bien le raisonnable.

Maître Jacques. Monsieur l’intendant fait bien le nécessaire !

Harpagon. Paix.

Maître Jacques. Monsieur, je ne saurais souffrir les flatteurs8 ; et je vois que ce qu’il en fait, que ses contrôles perpétuels sur le pain et le vin, le bois, le sel et la chandelle ne sont rien que pour vous gratter1, et vous faire sa cour. J’enrage de cela, et je suis fâché tous les jours d’entendre ce qu’on dit de vous ; car, enfin, je me sens pour vous de la tendresse, en dépit que j’en aie, et, après mes chevaux, vous êtes la personne que j’aime le plus.

L’opinion publique

Harpagon. Pourrais-je savoir, maître Jacques, ce que l’on dit de moi ?

Maître Jacques. Oui, monsieur, si j’étais assuré que cela ne vous fâchât point.

Harpagon. Non, en aucune façon2.

Maître Jacques. Pardonnez-moi, je sais fort bien que je vous mettrais en colère.

Harpagon. Point du tout. Au contraire, c’est me faire plaisir, et je suis bien aise d’apprendre comme on parle de moi.

Maître Jacques. Monsieur, puisque vous le voulez, je vous dirai franchement qu’on se moque partout de vous, qu’on nous jette de tous côtés cent brocards3 à votre sujet, et que l’on n’est point plus ravi que de faire sans cesse des contes de votre lésine4. L’un dit que vous faites imprimer des almanachs particuliers, où vous faites doubler les quatre-temps et les vigiles, afin de profiter des jeûnes où vous obligez votre monde ; l’autre, que vous avez toujours une querelle toute prête à faire à vos valets dans le temps des étrennes, ou de leur sortie d’avec vous, pour vous trouver une raison de ne leur donner rien. Celui-là conte qu’une fois vous fîtes assigner le chat d’un de vos voisins, pour vous avoir mangé un reste de gigot de mouton ; celui-ci, que l’on vous surprit une nuit, en venant dérober vous-même l’avoine de vos chevaux, et que votre cocher, qui était celui d’avant moi, vous donna, dans l’obscurité, je ne sais combien de coups de bâton dont vous ne voulûtes rien dire. Enfin, voulez-vous que je vous dise ? on ne saurait aller nulle part où l’on ne vous entende accommoder1 de toutes pièces. Vous êtes la fable et la risée de tout le monde, et jamais on ne parle de vous que sous les noms d’avare, de ladre, de vilain et de fesse-Mathieu.

Harpagon. en battant maître Jacques. Vous êtes un sot, un maraud, un coquin et un impudent.

Maître Jacques. Hé bien ! ne l’avais-je pas deviné2 ? Vous ne m’avez pas voulu croire. Je vous avais bien dit que je vous fâcherais de vous dire la vérité.

Harpagon. Apprenez à parler.

(Act. iii, sc. v, l’Avare.)

La fatuité

Je suis pour le bon sens, et ne saurais souffrir les ébullitions de cerveau de nos marquis de Mascarille. J’enrage de voir de ces gens qui se traduisent en ridicules, malgré leur qualité ; de ces gens qui décident toujours3, et parlent hardiment de toutes choses sans s’y connaître ; qui, dans une comédie, se récrieront aux méchants endroits, et ne bougeront pas à ceux qui sont bons ; qui, voyant un tableau, ou écoutant un morceau de musique, blâment de même, et louent tout à contre-sens, prennent par où ils peuvent les termes de l’art qu’ils attrapent, et ne manquent jamais de les estropier, et de les mettre hors de place. Hé ! morbleu ! messieurs, taisez-vous. Quand Dieu ne vous a point donné connaissance d’une chose, n’apprêtez point à rire à ceux qui vous entendent parler ; et songez qu’en ne disant mot, on croira peut-être que vous êtes d’habiles gens1.

M. Jourdain refusant sa fille à Cléonte, parce qu’il n’est pas gentilhomme

CLÉONTE, M. JOURDAIN, MADAME JOURDAIN, NICOLE.

Cléonte. Monsieur, je n’ai voulu prendre personne pour vous faire une demande que je médite depuis longtemps. Elle me touche assez pour m’en charger moi-même ; et, sans autre détour, je vous dirai que l’honneur d’être votre gendre est une faveur glorieuse que je vous prie de m’accorder.

M. Jourdain. Avant que de vous rendre réponse, monsieur, je vous prie de me dire si vous êtes gentilhomme2.

Cléonte. Monsieur, la plupart des gens sur cette question n’hésitent pas beaucoup : on tranche le mot3 aisément. Ce nom ne fait aucun scrupule à prendre ; et l’usage, aujourd’hui, semble en autoriser le vol. Pour moi, je vous l’avoue, j’ai les sentiments sur cette matière un peu plus délicats. Je trouve que toute imposture est indigne d’un honnête homme, et qu’il y a de la lâcheté à déguiser ce que le ciel nous a fait naître, à se parer, aux yeux du monde, d’un titre dérobé, à se vouloir donner pour ce qu’on n’est pas. Je suis né de parents, sans doute, qui ont tenu des charges honorables : je me suis acquis dans les armes l’honneur de six ans de service, et je me trouve assez de bien pour tenir dans le monde un rang assez passable ; mais, avant tout cela, je ne veux pas me donner un nom où d’autres en ma place croiraient pouvoir prétendre, et je vous dirai franchement que je ne suis point gentilhomme1.

M. Jourdain. Touchez là, monsieur, ma fille n’est pas pour vous2.

Cléonte. Comment ?

M. Jourdain. Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez point ma fille.

Madame Jourdain. Que voulez-vous donc dire avec votre gentilhomme ? Est-ce que nous sommes, nous autres, de la côte de saint Louis3 ?

M. Jourdain. Taisez-vous, ma femme ; je vous vois venir.

Madame Jourdain. Descendons-nous tous deux que4 de bonne bourgeoisie ?

M. Jourdain. Voilà pas le coup de langue5 ?

Madame Jourdain. Et votre père n’était-il pas marchand aussi bien que le mien ?

M. Jourdain. Peste soit de la femme ! elle n’y a jamais manqué. Si votre père a été marchand, tant pis pour lui ; mais, pour le mien, ce sont des malavisés qui disent cela. Tout ce que j’ai à vous dire, moi, c’est que je veux avoir un gendre gentilhomme.

Madame Jourdain. Il faut à votre fille un mari qui lui soit propre ; et il vaut mieux pour elle un honnête homme riche et bien fait, qu’un gentilhomme gueux et malbâti.

Nicole 1. Cela est vrai. Nous avons le fils d’un gentilhomme de notre village qui est le plus grand malitorne2, et le plus dadais que j’aie jamais vu.

M. Jourdain. à Nicole. Taisez-vous, impertinente ; vous vous fourrez3 toujours dans la conversation. J’ai du bien assez pour ma fille ; je n’ai besoin que d’honneurs, et je veux la faire marquise.

Madame Jourdain. Marquise ?

M. Jourdain. Oui, marquise.

Madame Jourdain. Hélas ! Dieu m’en garde !

M. Jourdain. C’est une chose que j’ai resolue.

Madame Jourdain. C’est une chose, moi, où je ne consentirai point4. Les alliances avec plus grand que soi sont sujettes toujours à de fâcheux inconvénients. Je ne veux point qu’un gendre puisse reprocher à ma fille ses parents, et qu’elle ait des enfants qui aient honte de m’appeler leur grand’maman. S’il fallait qu’elle me vînt visiter en équipage de grande dame, et qu’elle manquât par mégarde à saluer quelqu’un du quartier, on ne manquerait pas aussitôt de dire cent sottises. « Voyez-vous, dirait-on, cette madame la marquise qui fait tant la glorieuse ? c’est la fille de M. Jourdain qui était trop heureuse, étant petite, de jouer à la madame avec nous. Elle n’a pas toujours été si relevée que la voilà, et ses deux grands-pères vendaient du drap auprès de la Porte-Saint-Innocent. Ils ont amassé du bien à leurs enfants, qu’ils payent maintenant peut-être bien cher en l’autre monde5 ; et l’on ne devient guère si riche à être honnêtes gens. » Je ne veux point tous ces caquets, et je veux un homme, en un mot, qui m’ait obligation de ma fille, et à qui je puisse dire ; Mettez-vous là, mon gendre, et dînez avec moi6.

M. Jourdain. Voilà bien les sentiments d’un petit esprit, de vouloir demeurer toujours dans la bassesse. Ne me répliquez pas davantage ; ma fille sera marquise, en dépit de tout le monde, et, si vous me mettez en colère, je la ferai duchesse.

(Acte III, scène xii, le Bourgeois Gentilhomme.)

La muse tragique et comique

La tragédie, sans doute, est quelque chose de beau, quand elle est bien touchée ; mais la comédie a ses charmes ; et quand, pour la difficulté, vous mettriez un peu plus du côté de la comédie, peut-être que vous ne vous abuseriez pas ; car enfin je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentiments, de braver en vers la fortune, accuser les destins, et dire des injures aux dieux, que d’entrer comme il faut dans le ridicule des hommes, et de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros, vous faites ce que vous voulez ; ce sont des portraits à plaisir, où l’on ne cherche pas la ressemblance, et vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor, et qui souvent laisse le vrai pour attraper le merveilleux. Mais, lorsque vous peignez les hommes, il faut peindre d’après nature ; on veut que ces portraits ressemblent, et vous n’avez rien fait, si vous n’y faites reconnaître les gens de votre siècle. En un mot, dans les pièces sérieuses, il suffit, pour n’être point blâmé, de dire des choses qui soient de bon sens, et bien écrites ; mais ce n’est pas assez dans les autres : il y faut bien plaisanter, et c’est une étrange entreprise que celle de faire rire les honnêtes gens1.

La prose et les vers

M. Jourdain. Il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d’une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m’aidassiez1 à lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.

Le maître de philosophie. Fort bien !

M. Jourdain. Cela sera galant2, oui.

Le maître de philosophie. Sans doute. Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire ?

M. Jourdain. Non, non, point de vers.

Le maître de philosophie. Vous ne voulez que de la prose.

M. Jourdain. Non ; je ne veux ni prose, ni vers3.

Le maître de philosophie. Il faut bien que ce soit l’un ou l’autre.

M. Jourdain. Pourquoi ?

Le maître de philosophie. Par la raison, monsieur, qu’il n’y a, pour s’exprimer, que la prose ou les vers.

M. Jourdain. Il n’y a que la prose ou les vers ?

Le maître de philosophie. Non, monsieur. Tout ce qui n’est point prose est vers, et tout ce qui n’est point vers est prose.

M. Jourdain. Et comme l’on parle, qu’est-ce donc que cela ?

Le maître de philosophie. De la prose.

M. Jourdain. Quoi ! quand je dis : Nicole4, apportez-moi mes pantoufles, et me donnez mon bonnet de nuit, c’est de la prose ?

Le maître de philosophie. Oui, monsieur.

M. Jourdain. Par ma foi ! il y a plus de quarante ans que je dis de la prose sans que j’en susse rien5 ; et je vous suis le plus obligé du monde de m’avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour ; mais je voudrais que cela fût mis d’une manière galante, que cela fût tourné gentiment.

Le maître de philosophie. Mettez que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendre ; que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d’un1

M. Jourdain. Non, non, non ; je ne veux point tout cela2. Je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

Le maître de philosophie. Il faut bien étendre un peu la chose.

M. Jourdain. Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées, comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.

Le maître de philosophie. On peut les mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour. Ou bien : D’amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d’amour me font, belle marquise, mourir. Ou bien : Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d’amour me font. Ou bien : Me font vos beaux yeux, belle marquise, d’amour, mourir.

M. Jourdain. Mais, de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure ?

Le maître de philosophie. Celle que vous avez dite3 : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d’amour.

M. Jourdain. Cependant je n’ai point étudié, et j’ai fait tout cela du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et je vous prie de venir demain de bonne heure.

Le maître de philosophie. Je n’y manquerai pas.

(Acte II, scène ii, le Bourgeois Gentilhomme.)

Un bon jeune homme

M. Diafoirus. Monsieur, ce n’est pas parce que je suis son père1 ; mais je puis dire que j’ai sujet d’être content de mon fils, et que tous ceux qui le voient en parlent comme d’un garçon2 qui n’a point de méchanceté. Il n’a jamais eu l’imagination bien vive, ni ce feu d’esprit qu’on remarque dans quelques-uns ; mais c’est par là que j’ai toujours bien auguré de sa judiciaire3, qualité requise pour l’exercice de notre art4. Lorsqu’il était petit, il n’a jamais été ce que l’on appelle mièvre5 et éveillé : on le voyait toujours doux, paisible et taciturne, ne disant jamais mot, et ne jouant jamais à tous ces petits jeux que l’on nomme enfantins. On eut toutes les peines du monde à lui apprendre à lire6 ; et il avait neuf ans qu’il ne connaissait pas encore ses lettres. Bon ! disais-je en moi-même, les arbres tardifs sont ceux qui portent les meilleurs fruits. On grave sur le marbre bien plus malaisément que sur le sable ; mais les choses y sont conservées bien plus longtemps, et cette lenteur à comprendre, cette pesanteur d’imagination est la marque d’un bon jugement à venir.

Lorsque je l’envoyai au collége, il trouva de la peine ; mais il se roidissait contre les difficultés, et les régents le louaient toujours à moi de son assiduité et de son travail. Enfin, à force de battre le fer, il en est venu à avoir ses licences7 ; et je puis dire, sans vanité, que, depuis deux ans qu’il est sur les bancs, il n’y a point de candidat qui ait fait plus de bruit que lui dans toutes les disputes de notre école. Il s’y est rendu redoutable ; il ne s’y passe point d’acte8 où il n’aille argumenter à outrance pour la proposition contraire1. Il est ferme dans la dispute, fort comme un Turc sur ses principes, ne démord jamais de son opinion, et poursuit un raisonnement jusque dans les derniers recoins de la logique. Mais, sur toute chose, ce qui me plaît en lui, et en quoi il suit mon exemple, c’est qu’il s’attache aveuglément aux opinions de nos anciens, et que jamais il n’a voulu comprendre ni écouter les raisons et les expériences des prétendues découvertes de notre siècle, touchant la circulation du sang2, et autres opinions de même farine.

(Acte II, scène vi, le Malade imaginaire.)

Un père fait la leçon à son fils

Don Louis. Je vois bien que je vous embarrasse, et que vous vous passeriez fort aisément de ma vue. A dire vrai, nous nous incommodons étrangement l’un et l’autre : si vous êtes las de me voir, je suis bien las aussi de vos déportements3. Hélas ! que nous savons peu ce que nous faisons, quand nous ne laissons pas au ciel le soin des choses qu’il nous faut, quand nous voulons être plus avisés que lui, et que nous venons à l’importuner par nos vœux aveugles et nos demandes inconsidérées ! J’ai souhaité un fils avec des ardeurs non pareilles ; je l’ai demandé sans relâche avec des transports incroyables ; et ce fils, que j’obtiens en fatiguant le ciel de mes prières, est le chagrin et le supplice de cette vie même, dont je croyais qu’il devait être la joie et la consolation.

De quel œil, à votre avis, pensez-vous que je puisse voir cet amas d’actions indignes dont on a peine, aux yeux du monde, d’adoucir le mauvais visage, cette suite continuelle de méchantes affaires qui nous réduisent, à toute heure, à lasser les bontés du souverain, et qui ont épuisé auprès de lui le mérite de mes services et le crédit de mes amis ! Ah ! quelle bassesse est la vôtre ! Ne rougissez-vous point de mériter si peu votre naissance ? Êtes-vous en droit, dites-moi, d’en tirer quelque vanité ? et qu’avez-vous fait dans le monde pour être gentilhomme ?

Croyez-vous qu’il suffise d’en porter le nom et les armes, et que ce nous soit une gloire d’être sortis d’un sang noble, lorsque nous vivons en infâmes ? Non, non, la naissance n’est rien où la vertu n’est pas. Aussi nous n’avons part à la gloire de nos ancêtres qu’autant que nous nous efforçons de leur ressembler ; et cet éclat de leurs actions, qu’ils répandent sur nous, nous impose un engagement de leur faire le même honneur, de suivre les pas qu’ils nous tracent, et de ne point dégénérer de leur vertu, si nous voulons être estimés leurs véritables descendants. Ainsi vous descendez en vain des aïeux dont vous êtes né ; ils vous désavouent pour leur sang, et tout ce qu’ils ont fait d’illustre ne vous donne aucun avantage : au contraire, l’éclat n’en rejaillit sur vous qu’à votre déshonneur, et leur gloire est un flambeau qui éclaire aux yeux d’un chacun la honte de vos actions. Apprenez enfin qu’un gentilhomme qui vit mal est un monstre dans la nature ; que la vertu est le premier titre de noblesse ; que je regarde bien moins au nom qu’on signe qu’aux actions qu’on fait, et que je ferais plus d’état du fils d’un crocheteur qui serait honnête homme, que du fils d’un monarque qui vivrait comme vous1.

Don Juan. Monsieur, si vous étiez assis, vous en seriez mieux pour parler2.

Don Louis. Non, insolent, je ne veux point m’asseoir, ni parler davantage, et je vois bien que toutes mes paroles ne font rien sur ton âme ; mais sache, fils indigne, que la tendresse paternelle est poussée à bout par tes actions ; que je saurai, plus tôt que tu ne penses, mettre un terme à tes déréglements, prévenir sur toi le courroux du ciel, et laver, par ta punition, la honte de t’avoir fait naître.

(Don Juan, acte IV, scène v.)