(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Montesquieu 1666-1755 » pp. 148-157
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Montesquieu 1666-1755 » pp. 148-157

Montesquieu
1666-1755

[Notice]

Né près de Bordeaux, au château de la La Brède, Montesquieu appartenait à une famille de robe et d’épée. Dès l’enfance, il lisait, plume en main, avec réflexion, cherchant, dit-il, l’esprit des choses : c’était déjà sa vocation qui s’annonçait. Conseiller, puis président au parlement de Bordeaux (1748), il vendit sa charge en 1726 pour se consacrer plus librement aux lettres, et se prépara par des voyages en Allemagne, en Italie et en Angleterre, à recueillir les éléments des œuvres qu’il méditait. Les considérations sur la grandeur et la décadence des Romains sont le plus classique de ses écrits ; il y approfondit les institutions et les maximes qui donnèrent à Rome l’empire du monde. Dans le Dialogue de Sylla et d’Eucrate, il fait parler son héros comme un personnage de tragédie. Il ne publia qu’à soixante ans l’Esprit des lois (1748), dont vingt-deux éditions traduites dans toutes les langues s’épuisèrent en dix-huit mois. On y admire une intelligence perçante, qui convertit les faits en principes. Ses pensées éclairent de vastes horizons. S’il n’a pas assez de suite et de méthode, si l’on a pu dire qu’il faisait de l’esprit sur les lois, cependant il découvre les principaux ressorts des sociétés ; il forme des vœux généreux de justice et d’humanité ; il allume des flambeaux qui ne s’éteindront plus. En un mot, le citoyen est digne de l’écrivain. Il mourut épuisé par ses immenses travaux.

Son style a une imposante gravité. Nerveux et rapide, il condense les idées en des traits énergiques ou brillants. On y sent une méditation intense qui rappelle Tacite. Son imagination prompte revêt les maximes d’une forme poétique, comme faisait son compatriote Montaigne. A la finesse qui saisit les nuances les plus délicates, sa langue unit cette propriété d’expression qui les fixe, et cette clarté qui les rend visibles.

La puissance paternelle

Les plus sages législateurs ont pris soin de donner aux pères une grande autorité sur leurs enfants.

Rien ne soulage plus les magistrats, rien ne dégarnit1 plus les tribunaux, rien enfin ne répand plus de tranquillité dans un État, où les mœurs font toujours de meilleurs citoyens que les lois.

C’est, de toutes les puissances, elles dont on abuse le moins : c’est la plus sacrée de toutes les magistratures ; c’est la seule qui ne dépend pas les conventions, et qui les a mêmes précédées1

On remarque que, dans les pays où l’on met dans les mains paternelles plus de récompenses et de punitions, les familles sont mieux réglées ; les pères sont l’image du Créateur de l’univers2, qui, bien qu’il puisse conduire les hommes par son amour, ne laisse pas de se les attacher encore par les motifs de l’espérance et de la crainte.

Sur le pédantisme

Rien n’étouffe plus la doctrine que de mettre à toute chose une robe de docteur… Vous ne pouvez plus être occupé à bien dire quand vous êtes effrayé par la crainte de dire mal… On vient nous poser un béguin sur la tête, pour nous crier à chaque mot : « Prenez garde de tomber ! vous voulez parler comme vous, je veux que vous parliez comme moi. » Va-t-on prendre l’essor, ils vous arrêtent par la manche ; a-t-on de la force et de la vie, on vous l’ôte à coups d’épingle ; vous élevez-vous un peu, voilà des gens qui prennent leur pied ou leur toise, dressent la tête, et vous enjoignent de descendre pour vous mesurer ; courez-vous dans votre carrière, ils voudront que vous regardiez toutes les pierres que les fourmis ont mises sur votre chemin1

Les Romains sous l’empire

C’est ici qu’il faut se donner le spectacle des choses humaines. Qu’on voie dans l’histoire de Rome tant de guerres entreprises, tant de sang répandu, tant de peuples détruits, tant de grandes actions, tant de triomphes, tant de politique, de sagesse, de prudence, de constance, de courage, ce projet d’envahir tout, si bien formé, si bien soutien, si bien fini, à quoi aboutit-il ? qu’à assouvir le bonheur de cinq ou six monstres2. Quoi ! ce sénat n’avait fait évanouir tant de rois que pour tomber lui-même dans le plus bas esclavage de quelques-uns de ses plus indignes citoyens, et s’exterminer par ses propres arrêts ! on n’élève donc sa puissance que pour la voir mieux renversée ! les hommes ne travaillent à augmenter leur pouvoir que pour le voir tomber contre eux-mêmes dans de plus heureuses mains3

Un conservateur de bibliothèque

J’allai l’autre jour voir une grande bibliothèque dans un couvent de dervis, qui en sont comme les dépositaires, avec l’obligation d’y laisser entrer tout le monde à certaines heures.

En entrant, je vis un homme grave qui se promenait au milieu d’une quantité innombrable de volumes qui l’en touraient. J’allai à lui, et le priai de me dire quels étaient quelques-uns de ces livres que je voyais mieux reliés que les autres. « Monsieur, me dit-il, j’habite ici une terre étrangère, et je n’y connais personne. Bien des gens me font de pareilles questions ; mais vous voyez bien que je n’irai pas lire tous ces livres pour les satisfaire ; j’ai mon bibliothécaire qui vous renseignera peut-être ; car il s’occupe nuit et jour à déchiffrer tout ce que vous voyez là. C’est un homme qui n’est bon à rien, et qui nous devient fort à charge, parce qu’il ne travaille point pour le couvent ; mais j’entends sonner l’heure du réfectoire. Ceux qui, comme, moi, sont à la tête d’une communauté doivent être les premiers à tous les exercices. » En disant cela, le moine me poussa dehors, ferma la porte, et, comme s’il eût volé, disparut à mes yeux1.

Un Persan à Paris 2

Les habitants de Paris sont d’une curiosité qui va jusqu’à l’extravagance. Lorsque j’arrivai, je fus regardé comme si j’avais été envoyé du ciel : vieillards, hommes, femmes, enfants, tous voulaient me voir. Si je sortais, tout le monde se mettait aux fenêtres ; si j’étais aux Tuileries, je voyais aussitôt un cercle se former, autour de moi ; les femmes mêmes m’entouraient comme un arc-en-ciel nuancé de mille couleurs1 Si j’étais au spectacle, je trouvais d’abord cent lorgnettes dirigées vers ma figure ; enfin, jamais homme n’a tant été vu que moi. Je souriais quelquefois d’entendre des gens qui n’étaient presque jamais sortis de leur chambre dire entre eux : Il faut avouer qu’il a l’air bien persan. Chose admirable, je trouvais de mes portraits partout ; je me voyais multiplier dans toutes les boutiques, sur toutes les cheminées, tant on craignait de ne m’avoir pas assez vu. Tant d’honneurs ne laissent pas d’être à charge : je ne me croyais pas un homme si curieux et si rare ; et, quoique j’eusse très-bonne opinion de moi, je ne me serais jamais imaginé que je dusse troubler le repos d’une grande ville où je n’étais point connu. Cela me fit résoudre à quitter l’habit persan, et à en endosser un à l’européenne, pour voir s’il resterait encore dans ma physionomie quelque chose d’admirable. Cet essai me fit connaître ce que je valais réellement. Libre de tous les ornements étrangers, je me vis apprécié au plus juste. J’eus sujet de me plaindre de mon tailleur, qui m’avait fait perdre en un instant l’attention et l’estime publiques ; car j’entrai tout à coup dans un néant affreux. Je demeurais quelquefois une heure dans une compagnie sans qu’on m’eût regardé, et qu’on m’eût mis en occasion d’ouvrir la bouche ; mais si quelqu’un, par hasard, apprenait à la compagnie que j’étais Persan, j’entendais aussitôt autour de moi un bourdonnement : Ah ! ah ! monsieur est Persan ! C’est une chose bien extraordinaire ! Comment peut-on être Persan ?

L’homme content de lui

Je me trouvais l’autre jour dans une compagnie où je vis un homme bien content de lui. Dans un quart d’heure, il décida trois questions de morale, quatre problèmes historiques, et cinq points de physique. Je n’ai jamais vu un décisionnaire aussi universel ; son esprit ne fut jamais suspendu par le moindre doute. On laissa les sciences ; on parla des nouvelles du temps ; il décida sur les nouvelles du temps. Je voulus l’attraper, et je me dis en moi-même : Il faut que je me mette dans mon fort ; je vais me réfugier dans mon pays. Je lui parlai de la Perse ; mais à peine lui eus-je dit quatre mots, qu’il me donna deux démentis, fondés sur l’autorité de Tavernier et de Chardin1. Ah ! bon Dieu ! dis-je en moi-même : quel homme est-ce là ! Il connaîtra tout à l’heure les rues d’Ispahan mieux que moi. Mon parti fut bientôt pris, je me tus, je le laissai parler, et il décide encore2.

Les nouvellistes

Il y a une certaine nation qu’on appelle les nouvellistes. Leur oisiveté est toujours3 occupée. Ils sont très-inutiles à l’État ; cependant ils se croient considérables, parce qu’ils s’entretiennent de projets magnifiques, et traitent de grands intérêts. La base de leur conversation est une curiosité frivole et ridicule. Il n’y a point de cabinets4 si mystérieux qu’ils ne prétendent pénétrer ; ils ne sauraient consentir à ignorer quelque chose. A peine ont-ils épuisé le présent, qu’ils se précipitent dans l’avenir, et, marchant au-devant de la Providence5, la préviennent sur toutes les démarches des hommes. Ils conduisent un général par la main, et, après l’avoir loué de mille sottises qu’il n’a pas faites, ils lui en préparent mille autres qu’il ne fera pas6. Ils font voler les armées comme des grues, et tomber les murailles comme des cartons. Ils ont des ponts sur toutes les rivières, des routes secrètes dans toutes les montagnes, des magasins immenses dans les sables brûlants : il ne leur manque que le bon sens1.

Le géomètre et le traducteur

Je passais l’autre jour sur le Pont-Neuf avec un de mes amis : il rencontra un homme de sa connaissance qu’il me dit être géomètre ; je le vis plongé dans une rêverie profonde2 ; il fallut que mon ami le tirât longtemps par la manche et le secouât pour le faire descendre3 jusqu’à lui, tant il était occupé d’une courbe qui le tourmentait peut-être depuis plus de huit jours ! Ils se firent tous deux beaucoup d’honnêtetés4, et s’apprirent réciproquement quelques nouvelles littéraires. Ces discours les menèrent jusque sur la porte d’un café5, où j’entrai avec eux.

Je remarquai que notre géomètre y fut reçu de tout le monde avec empressement, et que les garçons du café6en faisaient beaucoup plus de cas que de deux mousquetaires qui étaient dans un coin. Pour lui, il parut qu’il se trouvait dans un lieu agréable ; car il décida un peu son visage, et se mit à rire, comme s’il n’avait pas eu la moindre teinture de géométrie.

Cependant son esprit régulier toisait7 tout ce qui se disait dans la conversation. Il ressemblait à celui qui, dans un jardin, coupait avec son épée la tête des fleurs qui s’élevaient au-dessus des autres. Martyr8 de sa justesse, il était offensé d’une saillie comme une vue délicate est offensée par une lumière trop vive. Rien pour lui n’était indifférent, pourvu qu’il1 fût vrai ; aussi, sa conversation était-elle singulière.

Il était arrivé ce jour-là de la campagne avec un homme qui avait vu un château superbe et des jardins magnifiques ; et il n’avait vu, lui, qu’un bâtiment de soixante pieds de long sur trente-cinq de large, et un bosquet comptant dix arpents : il aurait fort souhaité que les règles de la perspective eussent été tellement observées, que les allées des avenues eussent paru partout de même largeur, et il aurait donné pour cela une méthode infaillible. Il parut fort satisfait d’un cadran qu’il y avait démêlé2, d’une structure fort singulière ; et il s’échauffa3 fort contre un savant qui lui demanda si ce cadran marquait les heures babyloniennes. Un nouvelliste parla du bombardement du château de Fontarabie4, et il nous donna soudain les propriétés de la ligne que les bombes avaient décrire en l’air ; et, charmé de savoir cela, il voulut en ignorer entièrement5 le succès. Un homme se plaignait d’avoir été ruiné l’hiver d’auparavant par une inondation. « Ce que vous me dites là m’est fort agréable, dit alors le géomètre : je vois que je ne me suis pas trompé dans l’observation que j’ai faite, et qu’il est au moins tombé sur la terre deux pouces d’eau de plus que l’année passée. »

Un moment après, il sortit, et nous le suivîmes. Comme il allait assez vite, et qu’il négligeait de regarder devant lui, il fut rencontré directement par un autre homme : ils se choquèrent rudement, et, de ce coup, ils rejaillirent chacun de leur côté en raison réciproque de leur vitesse et de leurs masses6.

Quand ils furent un peu revenus de leur étourdissement, cet homme, portant la main sur le front, dit au géomètre :

« Je suis bien aise que vous m’ayez heurté, car j’ai une grande nouvelle à vous apprendre. Je viens de donner mon Horace 1 au public. — Comment ! dit le géomètre, il y a deux mille ans qu’il y est2. — Vous ne m’entendez pas, reprit l’autre : c’est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre au jour ; il y a vingt ans que je m’occupe à faire des traductions. — Quoi ! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ! Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous.  — Monsieur, dit le savant, croyez-vous que je n’aie pas rendu un grand service au public de lui rendre la lecture des bons auteurs familière ? — Je ne dis pas tout à fait cela ; j’estime autant qu’un autre les sublimes génies que vous travestissez ; car, si vous traduisez toujours, on ne vous traduira jamais. Les traductions sont comme ces monnaies de cuivre qui ont bien la même valeur qu’une pièce d’or, et même sont d’un plus grand usage pour le peuple ; mais elles sont toujours faibles et d’un mauvais aloi3. Vous voulez, dites-vous, faire renaître parmi nous ces illustres morts, et j’avoue que vous leur donnez bien un corps ; mais vous ne leur rendez pas la vie ; il y a manque toujours un esprit pour les animer. Que ne vous appliquez-vous plutôt à la recherche de tant de belles vérités qu’un calcul facile nous fait découvrir tous les jours ? » Après ce petit conseil, ils se séparèrent, je crois, très-mécontents l’un de l’autre.

Tibère

Comme on voit un fleuve miner lentement et sans bruit les digues qu’on lui oppose, et enfin les renverser dans un moment, et couvrir les campagnes qu’elles conservaient, ainsi la puissance souveraine, sous Auguste, agit insensiblement, et renversa, sous Tibère, avec violence5

Il y avait une loi de majesté 1 contre ceux qui commettaient quelque attentat contre le peuple romain. Tibère se saisit de cette loi, et l’appliqua non pas aux cas pour lesquels elle avait été faite, mais à tout ce qui put servir sa haine ou ses défiances. Ce n’étaient pas seulement les actions qui tombaient dans le cas2 de cette loi, mais des paroles, des signes et des pensées même ; car ce qui se dit dans ces épanchements de cœur que la conversation produit entre deux amis, ne peut être regardé que comme des pensées. Il n’y eut donc plus de liberté dans les festins, de confiance dans les parentés3, de fidélité dans les esclaves : la dissimulation et la tristesse4 du prince se communiquant partout, l’amitié fut regardée comme un écueil, l’ingénuité comme une imprudence, la vertu comme une affectation qui pouvait rappeler dans l’esprit des peuples le bonheur des temps précédents.

Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre5 des lois, et avec les couleurs de la justice, lorsqu’on va, pour ainsi dire, noyer des malheureux sur la6 planche même sur laquelle ils s’étaient sauvés. Et comme il n’est jamais arrivé qu’un tyran ait manqué d’instruments de sa tyrannie, Tibère trouva toujours des juges prêts à condamner autant de gens qu’il en put soupçonner.