(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Lacordaire 1802-1861 » pp. 279-285
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Première partie. Prose — Lacordaire 1802-1861 » pp. 279-285

Lacordaire
1802-1861

[Notice]

Né à Récey-sur-Ource, près de Dijon, dans la patrie de Bossuet, et de Saint-Bernard, Henri-Dominique Lacordaire termina de brillantes études vers l’époque où tombait l’empire : son cœur ressentit douloureusement les blessures de la France. Avocat à Paris en 1822, il quitta bientôt la carrière du barreau pour entrer au séminaire de Saint-Sulpice. Son éloquence, qui s’était déjà signalée dans le procès de l’École libre devant la Chambre des pairs, se révéla plus brillamment encore par ses conférences du collége Stanislas (1834). C’est alors que Mgr de Quélen lui ouvrit la chaire de Notre-Dame. Il en fit une sorte de tribune religieuse d’où sa parole électrisa l’élite de la jeunesse libérale. Apôtre d’un siècle dont il partagea les idées les plus généreuses, il ressuscita l’ordre de Saint-Dominique en 1840. Huit ans après, porté à l’Assemblée nationale par les suffrages de l’admiration publique, il se démit de son mandat après la journée orageuse du 15 mai. Il lui était réservé d’être le premier membre du clergé régulier admis à siéger parmi les quarante de l’Académie (1860). Il mourut à la maison de Sorrèze dont il était directeur.

Parmi les orateurs sacrés de notre temps, il se distingue par l’essor, la nouveauté, l’ardeur, l’éclat, l’imagination, la poésie, la couleur, le mouvement, l’accent pathétique d’une verve originale.

Son oraison funèbre du général Drouot se soutient dans le voisinage de Bossuet. Animée par un geste savant et expressif, par une diction vibrante et fébrile, sa prédication allait au cœur d’un auditoire qui avait lu Chateaubriand, Lamartine et Victor Hugo.

Le cœur

Je ne croirai jamais que le cœur s’use, et je sens tous les jours qu’il devient plus fort, plus tendre, plus séparé des liens du corps, à mesure que la vie et la réflexion détruisent l’enveloppe où il est étouffé. Le cœur peut mourir en tuant le corps ; mais je ne connais pour lui que cette fin : c’est celle du combat par la victoire1.

Les traditions du foyer

Qu’on est heureux, quand on naît ou quand on meurt sous le même toit, sans l’avoir jamais quitté2 ! Mais il n’y a plus de ces choses-là dans le monde : les riches mêmes sont vagabonds3 comme les autres. Les palais4 ont cessé d’être héréditaires comme les cabanes. Nous ressemblons tous à ces bûcherons qui se font un abri de quelques jours au pied d’un arbre, et qui, après avoir détruit tout ce qui est autour, coupent aussi le tronc contre lequel ils appuyaient la tête, et s’en vont. Faisons du moins une amitié éternelle au milieu de ce monde où il ne reste rien de durable et d’immobile. Que nos cœurs soient le foyer1 de nos pères !

L’enfance du général drouot

Général de l’Empire. Napoléon l’appelait le Sage de la grande armée.

Le jeune Drouot s’était senti poussé vers l’étude des lettres par un très-précoce instinct. Agé de trois ans, il allait frapper à la porte des frères de la doctrine chrétienne, et comme on lui en refusait l’entrée, parce qu’il était encore trop jeune, il pleurait beaucoup. On le reçut enfin. Ses parents3, témoins de son application toute volontaire, lui permirent, avec l’âge, de fréquenter des leçons plus élevées, mais sans lui rien épargner des devoirs et des gênes de leur maison. Rentré de l’école ou du collége, il lui fallait porter le pain chez les clients, se tenir dans la chambre4 publique avec tous les siens, et subir les inconvénients d’une perpétuelle distraction. Le soir, on éteignait la lumière de bonne heure par économie, et le pauvre écolier devenait ce qu’il pouvait ; heureux lorsque la lune favorisait par un éclat plus vif la prolongation de sa veillée. On le voyait profiter ardemment de ces rares occasions. Dès les deux heures du matin, quelquefois plus tôt, il était debout ; c’était le temps où le travail domestique recommençait à la lueur d’une seule et mauvaise lampe. Il reprenait aussi le sien ; mais la lampe infidèle, éteinte avant le jour, ne tardait pas à lui manquer de nouveau ; alors il s’approchait du four ouvert et enflammé, et continuait, à ce rude soleil, la lecture de Tite-Live ou de César.

Telle était cette enfance dont la mémoire poursuivait le général Drouot jusque dans les splendeurs des Tuileries.

Il y trouvait le charme de l’obscurité, de l’innocence et de la pauvreté. Il croissait avec la triple garde de ces fortes vertus, comme un enfant de Sparte et de Rome, ou, pour mieux dire encore, comme un enfant chrétien, en qui la beauté du naturel et l’effusion de la grâce divine forment une fête mystérieuse que le cœur ne peut oublier jamais.

Un examen

C’était durant l’été de 1793. Une nombreuse et florissante jeunesse se pressait, à Châlons-sur-Marne 1, dans une des salles de l’École d’artillerie.

Le célèbre La Place 2 y faisait, au nom du gouvernement, l’examen de cent quatre-vingts candidats au grade d’élève sous-lieutenant. La porte s’ouvre. On voit entrer une sorte de paysan, petit de taille, l’air ingénu, de gros souliers aux pieds, et un bâton à la main.

Un rire universel accueille le nouveau venu. L’examinateur lui fait remarquer ce qu’il crut être une méprise ;3 ; et sur sa réponse qu’il vient subir l’examen, il lui permet de s’asseoir. On attendait avec impatience4 le tour du petit paysan. Il vient enfin. Dès les premières questions, La Place reconnaît une fermeté d’esprit qui le surprend. Il pousse l’examen au delà de ses limites naturelles : les réponses sont toujours claires, précises, marquées au coin d’une intelligence qui sait et qui sent. La Place est touché ; il embrasse le jeune homme, et lui annonce qu’il est le premier de la promotion 5 ; l’École se lève tout entière, et accompagne en triomphe dans la ville le fils du boulanger de Nancy, le général Drouot6.

Vingt ans après, La Place disait à l’empereur : un des plus beaux examens que j’aie vu passer dans ma vie est celui de votre aide de camp, le jeune Drouot.

Oxford et Londres

Fragment d’une lettre à l’abbé Perreyve, professeur à la Sorbonne. (Sa mort prématurée a laissé les plus vifs regrets dans l’Église et l’Université.)

Quelle belle et douce chose que cet Oxford ! Figurez-vous, dans une plaine entourée de collines et baignée de deux rivières, un amas de monuments gothiques et grecs, d’églises, de colléges, de cours et de portiques, parmi des rues calmes, terminées par des perspectives d’arbres et de prairies. Tous ces monuments, destinés aux lettres et aux sciences, ont leurs portes ouvertes ; l’étranger y entre comme chez lui, parce que c’est l’asile de tous ceux qui le veulent. On traverse des cours silencieuses, en rencontrant çà et là des jeunes gens portant une toque sur la tête et une toge sur leurs épaules ; point de foule, point de bruit : une gravité dans l’air comme dans les murs noircis par l’âge ; car il me semble qu’ici on ne répare rien, de peur de commettre un crime contre l’antiquité. Et, néanmoins, la propreté est exquise de la plante au sommet des monuments. Je n’ai vu nulle part autant d’apparences de ruines avec autant de conservation. En Italie, les édifices respirent la jeunesse : ici, c’est le temps qui se montre, mais sans délabrement, et seulement comme une majesté.

La ville est petite, et c’est encore sans blesser la grandeur ; le nombre des monuments y tient lieu de maisons et la fait paraître vaste. Que je vous ai recherché dans mon cœur, en me promenant, solitaire, au milieu de ces hommes de votre âge ! Pas un ne me connaissait, ni ne se souciait de moi ; j’etais comme n’existant pas pour eux tous ; et plus d’une fois les larmes me sont venues aux yeux en pensant qu’ailleurs j’aurais rencontré des regards amis !

(Lettres du révérend Père Lacordaire à des jeunes gens. — Douniol, 1865, p. 197.)

L’honnête homme

L’homme juste, l’honnête homme est celui qui mesure son droit à son devoir. Il sait que l’homme, être infini par sa destinée, est semé passagèrement sur un sol borné, et, no pouvant agrandir la partie commune, il agrandit son cœur pour s’y contenter de peu. Riche ou pauvre, qu’il donne ou qu’il reçoive, il se prépare un tombeau où nul n’accusera son passage d’avoir été un malheur. Ah ! messieurs, je suis chrétien, et pourtant je m’attendris à ce nom d’honnête homme. Je me représente l’image vénérable d’un homme qui n’a pas pesé sur la terre, dont le cœur n’a jamais conçu l’injustice, et dont la main ne l’a point exécutée ; qui non-seulement a respecté les biens, la vie, l’honneur de ses semblables, mais aussi leur perfection morale ; qui fut observateur de sa parole, fidèle dans ses amitiés, sincère et ferme dans ses convictions, à l’épreuve du temps qui change et qui veut entraîner tout dans ses changements, également éloigné de l’obstination dans l’erreur et de cette insolence particulière à l’apostasie qui accuse la bassesse de la trahison ou la mobilité honteuse de l’inconstance : Aristide enfin dans l’antiquité, l’Hôpital1 dans les temps modernes, voilà l’honnête homme. Lorsque vous le rencontrerez, messieurs, je ne vous dis pas de ployer le genou, car ce n’est pas encore là le héros, mais c’est déjà une noble chose, et peut-être, hélas ! une chose rare, du moins dans sa plénitude. Saluez-le donc en passant, et qui que vous soyez, chrétien et même saint, aimez entendre à votre oreille, et surtout au fond de votre conscience, cette belle parole, que vous êtes un honnête homme.

L’oisiveté

Une conséquence de la richesse dans les nations tenues en tutelle, pour ne pas dire en servitude, c’est l’oisiveté, et l’oisiveté est la mère inévitable de la dépravation. Que faire de soi quand on n’a plus à gagner son pain, et qu’au milieu d’une abondance qui épargne toute peine, on n’aperçoit rien sur sa tête qui appelle le travail par la responsabilité ? Là où la vie publique est établie, tout homme riche est patricien, ou peut le devenir. A l’instant où cesse l’occupation de ses propres intérêts, les intérêts de la chose commune lui apparaissent, et sollicitent son génie ou son cœur. Il lit dans l’histoire de ses pères l’exemple de ceux qui ont honoré un grand patrimoine par un grand dévouement ; et, pour peu que l’élévation de sa nature réponde à l’indépendance qu’il s’est acquise ou qu’il a reçue, la pensée de servir l’État lui ouvre une perspective de sacrifices et de labeurs. Il lui faudra parler, écrire, commander par son talent et soutenir ce talent, quelque noble qu’il soit en lui-même, par cette autre puissance qui ne souffre jamais impunément d’éclipse, la vertu. Dès ses jeunes années, le fils du patricien, c’est-à-dire de l’homme public, envisage avec passion l’avenir qui l’attend en face de ses concitoyens. Il ne dédaigne pas les lettres ; car les lettres, il le sait, c’est la suprématie de l’esprit ; c’est, avec l’éloquence et le goût, l’histoire du monde, la science des tyrannies et des libertés, la lumière reçue des temps, l’ombre de tous les grands hommes descendant de leur gloire dans l’âme qui veut leur ressembler, et lui apportant, avec la majesté de leur souvenir, le courage de faire comme eux.

Les lettres sont le palladium des peuples véritables ; et, quand Athènes naquit, elle eut Pallas pour divinité. Il n’y a que les peuples en voie de finir qui n’en connaissent plus le prix, parce que, plaçant la matière au-dessus des idées, ils ne voient plus ce qui éclaire, et ne sentent plus ce qui émeut. Mais, chez les peuples vivants, la culture des lettres est, après la religion, le premier trésor public, l’arome de la jeunesse, et l’épée de l’âge viril. Le jeune patricien s’y plaît et s’y donne ; il s’y plaît comme Démosthène, il s’y donne comme Cicéron ; et toutes ces images du beau, en le préparant aux devoirs de la cité, lui font déjà une arme présente contre les erreurs trop précoces de ses sens. Des lettres, il passe au droit. Le droit est la seconde initiation à la vie publique. Si, chez les peuples serfs, il ne conduit qu’à la défense des intérêts vulgaires, chez les peuples libres, il est la porte des institutions qui fondent ou qui sauvegardent. Ainsi se forme en de hautes méditations et de magnanimes habitudes, l’élite nationale d’un pays. Si la richesse y produit encore des voluptueux, elle y produit aussi des citoyens ; si elle énerve des âmes, elle en fortifie d’autres. Mais, là où la patrie est un temple vide, qui n’attend rien de nous que le silence et le passage, il se crée une oisiveté formidable, où la force des âmes, s’il leur en reste, se dépense à se flétrir1. (Conférences de Notre-Dame de Paris.)