(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — La Fontaine 1622-1695 » pp. 339-378
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — La Fontaine 1622-1695 » pp. 339-378

La Fontaine
1622-1695

[Notice]

Né en Champagne, à Château-Thierry, élevé un peu à l’aventure, maître des eaux et forêts, charge dont il fit une sinécure poétique, pensionné par Fouquet, à la cour duquel il risqua de s’assoupir parmi les délices, sauvé du péril par cette mémorable disgrâce qui révéla tout ensemble le génie et le cœur du favori reconnaissant, ami de Molière, de Racine et de Boileau qui furent plus ou moins ses mentors, Jean de La Fontaine ne cessa jamais de vivre au jour le jour, sans souci du lendemain, en rêveur épris de ses beaux songes. Il oublia trop les devoirs du monde réel, mais avec une bonhomie si aimable qu’on est tenté de lui pardonner ses faiblesses, comme à un enfant auquel la raison n’est pas encore venue.

Il a crée la fable à son image : de ce genre, si humble en apparence, il a fait, comme il le dit lui-même,

Une ample comédie à cent actes divers.
L’apologue qui, traité1 par Ésope ou Phèdre, n’était qu’une parabole sèche et ingrate, devient chez La Fontaine un théâtre en miniature ou toutes les variétés de la physionomie humaine sont mises en scène dans de petits drames qui amusent la raison, et nous ménagent des émotions indécises entre le rire et les larmes. Moraliste aussi profond que Molière et La Bruyère, il nous offre des trésors d’observations, d’expérience, de vérité, de bon sens pratique égayé par une malice enjouée, et animé par une imagination où tous les objets se réfléchissent comme en un miroir sympathique. Jamais la raison ne fut plus souriante : sa douce et spirituelle sagesse ressemble à la volupté d’un esprit droit et d’un cœur excellent2.

Le laboureur et ses enfants

  Travaillez, prenez de la peine,
  C’est le fonds1 qui manque le moins.
Un riche laboureur sentant sa mort prochaine,
Fit venir ses enfants, leur parla sans témoin.
« Gardez-vous, leur dit-il, de vendre l’héritage
  Que nous ont laissé nos parents :
  Un trésor est caché dedans.
Je ne sais pas l’endroit ; mais un peu de courage
Vous le fera trouver ; vous en viendrez à bout.
Remuez, votre champs dès qu’on aura fait l’août2 ;
Creusez, fouillez, bêchez, ne laissez nulle place
  Où la main ne passe et repasse. »
Le père mort, les fils vous retournent le champs.
De çà de là, partout, si bien qu’au bout de l’an
  Il en rapporta davantage.
D’argent point de caché3 ; mais le père fut sage
  De leur montrer, avant sa mort,
  Que le travail est un trésor.

La retraite

Je voudrais inspirer l’amour de la retraite.
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j’aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l’ombre et le frais !
Oh ! qui m’arrêtera sous vos sombres asiles4 !
Quand pourront les nœuf Sœurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier, et m’apprendre des cieux
Les mouvements divers, inconnus à nos yeux,
Les noms et les vertus de ces clartés errantes,
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes1 ?
Que si je ne suis né pour de si grands projets,
Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets ;
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie2 !
La Parque à filets d’or n’ourdira point ma vie ;
Je ne dormirai point sous de riches lambris :
Mais voit-on que le somme en perde de son prix3 ?
En est-il moins profond, et moins plein de délices.
Je lui voue, au désert, de nouveaux sacrifices.
Quand le moment viendra d’aller trouver les morts4,
J’aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords5.

La sagesse

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille.
Des soucis dévorants c’est l’éternel asile ;
Véritable vautour que le fils de Japet1
Représente enchaîné sur son triste sommet.
Le sage y vit en paix, et méprise le reste.
Content de ses douceurs, errant parmi les bois,
Il regarde à ses pieds les favoris des rois ;
Il lit au front de ceux qu’un vain luxe environne,
Que la fortune vend ce qu’on croit qu’elle donne.
Approche-t-il du but ? quitte-t-il ce séjour ?
Rien ne trouble sa fin : c’est le soir d’un beau jour2.

La beauce 3

La Beauce avait jadis des monts en abondance,
  Comme le reste de la France :
  De quoi la ville d’Orléans,
Pleine de gens heureux, délicats, fainéants,
  Qui voulaient marcher à leur aise,
  Se plaignit, et fit la mauvaise ;
  Et messieurs les Orléanais
  Dirent au sort tout d’une voix,
  Une fois, deux fois et trois fois,
  Qu’il eût à leur ôter la peine
De monter, de descendre, et remonter encor.
  « Quoi ! toujours mont, et jamais plaine !
  Faites-nous avoir triple haleine,
  Jambes de fer, naturel fort ;
  Ou nous donnez une campagne
  Qui n’ait plus ni mont, ni montagne.
  — Oh ! oh ! leur répondit le Sort,
Vous faites les mutins ! et dans toutes les Gaules
Je ne vois que vous seuls qui des monts vous plaigniez.
  Puisqu’ils vous nuisent à vos pieds1,
  Vous les aurez sur vos épaules2 »
  Lors, la Beauce de s’aplanir3,
  De s’égaler, de devenir
  Un terroir uni comme glace ;
  Et bossus de naître en la place,
  Et monts de déloger des champs.
  Tout ne put tenir sur les gens :
  Si bien que la troupe céleste,
  Ne sachant que faire du reste,
S’en allait4 les placer dans le terroir voisin,
Lorsque Jupiter dit : « Épargnons la Touraine,
  Et le Blésois5 ; car ce domaine
  Doit être un jour à mon cousin6 ;
  Mettons-les dans le Limousin. »

Le cochet 7, Le chat et le souriceau

Un souriceau tout jeune, et qui n’avait rien vu8,
  Fut presque pris au dépourvu.
Voici comme il conta l’aventure à sa mère9 :
« J’avais franchi les monts qui bornent cet Etat10,
  Et trottais comme un jeune rat1
  Qui cherche à se donner carrière,
Lorsque deux animaux m’ont arrêté les yeux :
  L’un doux, bénin et gracieux2
Et l’autre turbulent et plein d’inquiétude3
  Il a la voix perçante et rude,
  Sur la tête un morceau de chair4,
Une sorte de bras5 dont il s’élève en l’air
  Comme pour prendre sa volée,
  La queue en panache étalée. »
Or, c’était un cochet dont notre souriceau
  Fit à sa mère le tableau,
Comme d’un animal venu de l’Amérique6
« Il se battait, dit-il, les flancs avec ses bras,
  Faisant tel bruit et tel fracas,
Que moi qui, grâce aux dieux, de courage7 me pique,
  En ai pris la fuite de peur,
  Le maudissant de très-bon cœur.
  Sans lui, j’aurais fait connaissance
Avec cet animal qui m’a semblé si doux8
  Il est velouté comme nous,
Marqueté, longue queue9, une humble contenance,
Un modeste regard, et pourtant l’œil luisant.
  Je le crois fort sympathisant
Avec messieurs les rats ; car10 il a des oreilles
  En figure aux nôtres pareilles.
Je l’allais aborder, quand d’un son plein d’éclat
  L’autre m’a fait prendre la fuite.
Mon fils, dit la souris, ce doucet est un chat,
  Qui, sous son minois hypocrite,
  Contre toute ta parenté
  D’un malin vouloir est porté.
  L’autre animal, tout au contraire,
  Bien éloigné de nous mal faire.
  Servira quelque jour à nos repas.
Quant au chat, c’est sur nous qu’il fonde sa cuisine1
  Garde-toi, tant que tu vivras,
  De juger des gens sur la mine2. »

Le lièvre et la tortue

Rien ne sert de courir ; il faut partir à point3 :
Le lièvre et la tortue en sont un témoignage.
« Gageons, dit celle-ci, que vous n’atteindrez point
Sitôt que moi ce but.  — Sitôt ! êtes-vous sage ?
Repartir l’animal léger1 :
Ma commère, il vous faut purger
Avec quatre grains d’ellébore2.
 — Sage ou non, je parie encore »
Ainsi fut fait ; et de tous deux
On mit près du but les enjeux3
Savoir quoi, ce n’est pas l’affaires,
Ni de quel juge l’on convint.
Notre lièvre n’avait que quatre pas à faire ;
J’entends de ceux qu’il fait lorsque, prêt d’être atteint4
Il s’éloigne des chiens, les renvoie aux calendes5
Et leur fait arpenter les landes.
Ayant, dis-je, du temps de reste pour trouter,
Pour dormir, et pour écouter
D’où vient le vent, il laisse la tortue
Aller son train de sénateur6
Elle part, elle s’évertue ;
Elle se hâte avec lenteur7.
Lui cependant8 méprise une telle victoire,
Tient la gageure à peu de gloire9
Croit qu’il y va de son honneur
De partir tard. Il broute, il se repose ;
Il s’amuse à tout autre chose
Qu’à la gageure1 A la fin, quand il vit
Que l’autre touchait presque au bout de la carrière,
Il partit comme un trait ; mais les élans qu’il fit
Furent vains2 : la tortue arriva la première.
« Eh bien ! lui cria-t-elle, avais-je pas raison3
De quoi vous sert votre vitesse ?
Moi l’emporter ! et que serait-ce Si vous portiez une maison4 ? »

Le chat, la belette et le petit lapin

Du palais5 d’un jeune6lapin
Dame belette un beau matin
S’empara : c’est une rusée7
Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates un jour8
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour9
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours10
Jeannot lapin retourne aux souterrains séjours.
La belette avait mis le nez à la fenêtre1
« O dieux hospitaliers2 ! que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis3
Holà4 ! madame la belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays5 »
La dame au nez pointu6 répondit que la terre
Était au premier occupant7
C’était un beau sujet de guerre
Qu’un logis8où lui-même il n’entrait qu’en rampant !
« Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi En a pour toujours fait l’octroi
A Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi9 »
Jean Lapin10 allégua la coutume et l’usage11 :
« Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le Premier occupant12 est-ce une loi plus sage ?
Or bien, sans crier davantage13
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis1
C’était un chat vivant comme un dévot ermite,
Un chat faisant la chattemitte2
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant se majesté fourrée.
Grippeminaud3 leur dit : « Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd ; les ans en sont la cause4 » L’un et l’autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée, il vit les contestants5
Grippeminaud le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit lez plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits souverains se rapportants6 aux rois.

La laitière et le pot au lait

Perrette, sur sa tête ayant un pot au lait
Bien posé7 sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville8
Légère et court9-vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats10
Notre laitière ainsi troussée1
Comptait déja dans sa pensée.
Tout le prix de son lait ; en employait l’argent, Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée2 :
La chose allait à bien par son soin diligent.
« Il m’est, disait-elle, facile,
D’élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était3, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est4, une vache et son veau,
Que je verrai sauter5 au milieu du troupeau ? »
Perrette là-dessus saute aussi, transportée :
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée6. La dame7 de ces biens, quittant d’un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari,
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait8 ;
On l’appela le Pot au lait.
Quel esprit ne bat la campagne9 ?
Qui ne fait châteaux en Espagne10 ?
Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous11 ?
Autant les sages que les fous.
Chacun songe en veillant ; il n’est rien de plus doux : Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m’écarte1 je vais détrôner le sophi ;
On m’élit roi, mon peuple m’aime2 ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant3 ;
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ?
Je suis gros Jean comme devant4

La tortue et les deux canards

Une tortue était, à la tête légère,
Qui, lasse de son trou, voulut voir le pays.
Volontiers on fait cas d’une terre étrangère ;
Volontiers gens boiteux haïssent le logis1
Deux canards, à qui la commère
Communiqua ce beau dessein,
Lui dirent qu’ils avaient de quoi la satisfaire.
« Voyez-vous ce large chemin2 ?
Nous vous voiturerons, par l’air, en Amérique :
Vous verrez mainte république3
Maint royaume, maint peuple, et vous profiterez
Des différentes mœurs que vous remarquerez.
Ulysse4 en fit autant. » On ne s’attendait guère
De voir Ulysse en cette affaire.
La tortue écouta la proposition.
Marché fait, les oiseaux forgent une machine
Pour transporter la pèlerine5
Dans la gueule, en travers, on lui passe un bâton.
« Serrez bien, dirent-ils ; gardez de lâcher prise »
Puis chaque canard prend ce bâton par un bout.
La tortue enlevée, on s’étonne partout
De voir aller en cette guise6
L’animal lent et sa maison7
Justement au milieu de l’un et l’autre oison8
« Miracle ! criait-on : venez voir dans les nues
Passer la reine des tortues. — 
La reine1 ! vraiment oui ; je la suis en effet ;
Ne vous en moquez point. » Elle eût beaucoup mieux fait
De passer son chemin sans dire aucune chose ;
Car, lâchant le bâton en desserrant les dents,
Elle tombe, elle crève aux pieds des2 regardants.
Son indiscrétion de sa perte fut cause.
Imprudence, babil, et sotte vanité,
Et vaine curiosité,
Ont ensemble étroit parentage3.
Ce sont enfants tous d’un lignage4

Le chêne et le roseau

Le chêne1 un jour dit au roseau :
« Vous avez bien sujet d’accuser la nature ;
Un roitelet pour vous est un pesant fardeau ;
Le moindre vent qui d’aventure
Fait rider la face de l’eau,
Vous oblige à baisser la tête ;
Cependant que mon front, au Caucase pareil,
Non content d’arrêter les rayons du soleil,
Brave l’effort de la tempête.
Tout vous est aquilon, tout me semble zéphyr ;
Encor si vous naissiez2 à l’abri du feuillage
Dont je couvre le voisinage,
Vous n’auriez pas tant à souffrir ;
Je vous défendrais de l’orage ;
Mais vous naissez le plus souvent
Sur les humides bords du royaume du vent3.
La nature envers vous me semble bien injuste. — 
Votre compassion4, lui répondit l’arbuste,
Part d’un bon naturel ; mais quittez ce souci :
Les vents me sont moins qu’à vous redoutables ;
Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu’ici
Contre leurs coups épouvantables
Résisté sans courber le dos ;
Mais attandons la fin. » Comme il disait ces mots,
Du bout de l’horizon accourt avec furie
Le plus terrible des enfants
Que le nord eût portés jusque-là dans ses flancs.
L’arbre tient bon ; le roseau plie.
Le vent redouble ses efforts,
Et fait si bien qu’il déracine
Celui de qui la tête au ciel était voisine
Et dont les pieds touchaient à l’empire des morts.

Le loup et le chien

Un loup n’avait que les os et la peau,
Tant les chiens faisaient bonne garde.
Ce loup rencontre un dogue aussi puissant que beau,
Gras, poli, qui s’était fourvoyé par mégarde.
L’attaquer, le mettre en quartiers,
Sire loup l’eût fait volontiers ;
Mais il fallait livrer bataille,
Et le mâtin était de taille1
A se défendre hardiment.
Le loup donc l’aborde humblement,
Entre en propos, et lui fait compliment2
Sur son embonpoint, qu’il admire.
« Il ne tiendra qu’à vous, beau sire3,
D’être aussi gras que moi, lui repartit le chien.
Quittez les bois, vous ferez bien :
Vos pareils y sont misérables,
Cancres, hères, et pauvres diables4
Dont la condition est de mourir de faim.
Car, quoi ! rien d’assuré ! point de franche lippéc5 !
Tout à la pointe de l’épée !
Suivez-moi, vous aurez un bien meilleur destin. »
Le loup reprit : « Que me faudra-t-il faire ? — Presque rien, dit le chien : donner la chasse aux gens Portants6 bâtons, et mendiants ;
Flatter ceux du logis, à son maître complaire ;
Moyennant quoi, votre salaire
Sera force reliefs de toutes les façons1
Os de poulets, os de pigeons ;
Sans parler de mainte caresse. »
Le loup déjà se forge une félicité
Qui le fait pleurer de tendresse.
Chemin faisant, il vit le col du chien pelé.
« Qu’est-ce là ? lui dit-il. — Rien. — Quoi ! rien ! — Peu de chose
 — Mais encor ? — Le collier dont je suis attaché
De ce que vous voyez est peut-être la cause.
 — Attaché ! dit le loup : vous ne courez donc pas
Où vous voulez ? — Pas toujours ; mais qu’importe ?
 — Il importe si bien, que de tous vos repas
Je ne veux en aucune sorte,
Et ne voudrais pas même, à ce prix, un trésor. »
Cela dit, maître loup s’enfuit, et court encor.

Les deux pigeons 2

Deux pigeons s’aimaient d’amour tendre :
L’un d’eux, s’ennuyant au logis3,
Fut assez fou pour entreprendre
Un voyage en lointain pays.
L’autre lui dit : « Qu’allez-vous faire ?
Voulez-vous quitter votre frère ?
L’absence4 est le plus grand des maux :
Non pas pour vous, cruel ! Au moins que les travaux5
les dangers, les soins du voyage1,
Changent un peu votre courage2.
Encor, si la saison s’avançait davantage !
Attendez les zéphyrs3 : qui vous presse ? un corbeau
Tout à l’heure annonçait malheur à quelque oiseau.
Je ne songerai plus que rencontre funeste,
Que faucons, que réseaux. Hélas ! dirai-je, il pleut :
Mon frère a-t-il tout ce qu’il veut,
Bon souper, bon gîte, et le reste ?4 »
Ce discours ébranla le cœur
De notre imprudent voyageur.
Mais le désir de voir et l’humeur inquiète
L’emportèrent enfin. Il dit : « Ne pleurez point5 ; Trois jours au plus rendront mon âme satisfaite :
Je reviendrai dans peu conter de point en point
Mes aventures à mon frère ;
Je le désennuîrai6. Quiconque ne voit guère
N’a guère à dire aussi. Mon voyage dépeint
Vous sera d’un plaisir extrême.
Je dirai : j’étais là7 ; telle chose m’avint :
Vous y croirez être vous-même. »
A ces mots, en pleurant ils se dirent adieu.
Le voyageur s’éloigne ; et voilà qu’un nuage8
L’oblige de chercher retraite en quelque lieu.
Un seul arbre s’offrit, tel encor que l’orage
Maltraita le pigeon en dépit du feuillage.
L’air devenu serein, il part tout morfondu,
Sèche du mieux qu’il peut son corps chargé de pluie ;
Dans un champ à l’écart voit du blé répandu,
Voit un pigeon auprès : cela lui donne envie1 ;
Il y vole, il est pris : ce blé couvrait d’un las2
Les menteurs et traîtres appas3.
Le las était usé ; si bien que, de son aile,
De ses pieds, de son bec, l’oiseau le rompt enfin :
Quelque plume y périt ; et le pis du destin
Fut qu’un certain vautour, à la serre cruelle,
Vit notre malheureux, qui, traînant la ficelle
Et les morceaux du las qui l’avait attrapé,
Semblait un forçat échappé.
Le vautour s’en allait4 le lier, quand des nues
Fond à son tour un aigle aux ailes étendues.
Le pigeon profita du conflit des voleurs,
S’envola, s’abattit auprès d’une masure,
Crut pour ce coup que ses malheurs
Finiraient par cette aventure ;
Mais un fripon d’enfant (cet âge est sans pitié)5,
Prit sa fronde, et du coup tua plus d’à moitié
La volatile malheureuse,
Qui, maudissant sa curiosité,
Traînant l’aile, et tirant le pied6,
Demi-morte, et demi-boiteuse,
Droit au logis, s’en retourna :
Que bien, que mal, elle arriva1
Sans autre aventure fâcheuse.
Voilà nos gens rejoints ; et je laisse à juger
De combien de plaisirs ils payèrent leurs peines2

Le paysan du Danube

Il ne faut point juger des gens sur l’apparence3
Le conseil en est bon ; mais il n’est pas nouveau.
Jadis l’erreur du souriceau4
Me servit à prouver le discours que j’avance5 :
J’ai pour le fonder à présent,
Le bon Socrate, Ésope, et certain paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèlc6
Nous fait un portrait fort fidèle.
On connaît les premiers ; quant à l’autre voici
Le personnage en raccourci.
Son menton nourrissait une barbe touffue ;
Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché1.
Sous un sourcil épais il avait l’œil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre.
Portait sayon de poil de chèvre2.
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi bâti3 fut député des villes
Que lave le Danube. Il n’était point d’asiles
Où l’avarice des Romains
Ne pénétrât alors, et ne portât les mains.
Le député vint donc et fit cette harangue :
« Romains, et vous sénat, assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les dieux4 de m’assister ; Veuillent les immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris !
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice :
Faute d’y recourir, on viole leurs lois.
Témoin nous que punit la romaine avarice :
Rome est, par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L’instrument de notre supplice.
Craignez, Romains, craignez que le ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et mettant en nos mains, par un juste retour,
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse, en sa colère,
Nos esclaves5 à votre tour.
Et pourquoi sommes-nous les vôtres ? Qu’on me die1
En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel droit vous a rendus maîtres de l’univers ?
Pourquoi venir troubler une innocente vie ?
Nous cultivions en paix d’heureux champs, et nos mains
Etaient propres aux arts, ainsi qu’au labourage.
Qu’avez-vous appris aux Germains2 ?
Ils ont l’adresse et le courage :
S’ils avaient eu l’avidité,
Comme vous, et la violence,
Peut-être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos préteurs ont sur nous exercée
N’entre qu’à peine en la pensée.
La majesté de vos autels
Elle-même en est offensée.
Car, sachez que les immortels
Ont les regards sur nous. Grâces à vos exemples,
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur3,
De mépris d’eux et de leurs temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome :
La terre et le travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les ; on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes.
Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ;
Nous laissons nos chères compagnes4 ;
Nous ne conversons plus qu’avec des ours affreux5
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés,
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés ;
Vos prêteurs au malheur nous font joindre le crime :
Retirez-les : ils ne nous apprendront
Que la mollesse et que le vice ;
Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d’avarice1
C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord.
N’a-t-on point de présent à faire,
Point de pourpre à donner : c’est en vain qu’on espère
Quelque refuge aux lois2 ; encor leur ministère
A-t-il mille longueurs. Ce discours un peu fort,
Doit commencer à vous déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincère. »
A ces mots, il se couche3, et chacun étonné
Admire le grand cœur, le bon sens, l’éloquence4
Du sauvage ainsi prosterné.
On le créa patrice5 ; et ce fut la vengeance
Qu’on crut qu’un tel discours méritait. On choisit
D’autres préteurs ; et par écrit
Le sénat demanda ce qu’avait dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à Rome
Cette éloquence entretenir.

Le vieillard et les trois jeunes gens

Un octogénaire plantait6.
« Passe encor de bâtir ! mais planter à cet âge !
Disaient trois jouvenceaux, enfants du voisinage7 :
Assurément il radotait.
Car, au nom des dieux, je vous prie,
Quel fruit de ce labeur pouvez-vous recueillir ?
Autant qu’un patriarche il vous faudrait vieillir.
A quoi bon charger votre vie
Des soins d’un avenir qui n’est pas fait pour vous ?
Ne songez désormais qu’à vos erreurs passées ;
Quittez le long espoir et les vastes pensées1 ;
Tout cela ne convient qu’à nous.
Il ne convient pas à vous-mêmes2,
Repartit le vieillard. Tout établissement3
Vient tard, et dure peu. La main des Parques blêmes
De vos jours et des miens se joue également.
Nos termes sont pareils par leur courte durée ;
Qui de nous des clartés de la voûte azurée
Doit jouir le dernier ? Est-il aucun moment
Qui vous puisse assurer d’un second seulement ?
Mes arrière-neveux me devront cet ombrage.
Eh bien ! défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela même est un fruit que je goûte aujourd’hui4 :
J’en puis jouir demain, et quelques jours encore ;
Je puis enfin compter l’aurore5
Plus d’une fois sur vos tombeaux. »
Le vieillard eut raison1 : l’un des trois jouvenceaux
Se noya dès le port, allant à l’Amérique ;
L’autre, afin de monter aux grandes dignités,
Dans les emplois de Mars servant la république,
Par un coup imprévu vit ses jours emportés ;
Le troisième tomba d’un arbre2
Que lui-même il voulut enter ;
Et, pleurés du vieillard, il grava sur le marbre3
Ce que je viens de raconter4

Le lion et le moucheron

« Va-t’en, chétif insecte, excrément de la terre1 ! »
C’est en ces mots que le lion
Parlait un jour au moucheron.
L’autre lui déclara la guerre2 :
« Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de roi
Me fasse peur ni me soucie3 ?
Un bœuf est plus puissant que toi4 ;
Je le mène à ma fantaisie. »
A peine il achevait ces mots
Que lui-même il sonna la charge5,
Fut le trompette et le héros.
Dans l’abord, il se met au large,
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du lion qu’il rend presque fou
Le quadrupède écume, et son œil étincelle ;
Il rugit. On se cache, on tremble à l’environ6 ;
Et cette alarme universelle
Est l’ouvrage d’un moucheron.
Un avorton de mouche en cent lieux le harcelle,
Tantôt pique l’échine, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau.
La rage alors se trouve à son faîte montée.
L’invisible ennemi triomphe, et rit de voir
Qu’il n’est griffe ni dent en la bête irritée
Qui de la mettre en sang ne fasse son devoir.
Le malheureux lion se déchire lui-même,
Fait résonner sa queue à l’entour7 de ses flancs,
Bat l’air qui n’en peut mais1 ; et sa fureur extrême
Le fatigue, l’abat : le voilà sur les dents2.
L’insecte du combat se retire avec gloire :
Comme il sonna la charge, il sonne la victoire,
Va partout l’annoncer, et rencontre en chemin
L’embuscade d’une araignée ;
Il y rencontre aussi sa fin3.
Quelle chose par là nous peut être enseignée ?
J’en vois deux, dont l’une est qu’entre nos ennemis
Les plus à craindre sont souvent les plus petits ;
L’autre, qu’aux grands périls tel a pu se soustraire,
Qui périt pour la moindre affaire4.

Le coche et la mouche

Dans un chemin montant, sablonneux, malaisé,
Et de tous les côtés au soleil exposé,
Six forts chevaux tiraient un coche.
Femmes, moines, vieillards, tout était descendu :
L’attelage suait, soufflait, était rendu5
Une mouche survient, et des chevaux s’approche,
Prétend les animer par son bourdonnement ;
Pique l’un, pique l’autre, et pense à tout moment
Qu’elle fait aller la machine ;
S’assied sur le timon, sur le nez du cocher.
Aussitôt que le char chemine,
Et qu’elle voit les gens marcher,
Elle s’en attribue uniquement la gloire,
Va, vient, fait l’empressée : il semble que ce soit
Un sergent de bataille allant en chaque endroit
Faire avancer ses gens, et hâter la victoire.
La mouche, en ce commun besoin,
Se plaint qu’elle agit seule, et qu’elle a tout le soin,
Qu’aucun n’aide aux chevaux à se tirer d’affaire.
Le moine disait son bréviaire :
Il prenait bien son temps ! Une femme chantait :
C’était bien de chansons qu’alors il s’agissait !
Dame mouche s’en va chanter à leurs oreilles,
Et fait cent sottises pareilles.
Après bien du travail, le coche arrive au haut1
Respirons maintenant ! dit la mouche aussitôt :
J’ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.
Çà, messieurs les chevaux, payez-moi de ma peine.
Ainsi certaines gens, faisant les empressés,
S’introduisent dans les affaires :
Ils font partout les nécessaires,
Et partout importuns, devraient être chassés2

La mort et le mourant

La Mort ne surprend point le sage ;
Il est toujours prêt à partir,
S’étant su lui-même avertir
Du temps où l’on se doit résoudre à ce passage1.
Ce temps, hélas ! embrasse tous les temps :
Qu’on le partage en jours, en heures, en moments,
Il n’en est point qu’il ne comprenne
Dans le fatal tribut ; tous sont de son domaine ;
Et le premier instant où les enfants des rois
Ouvrent les yeux à la lumière
Est celui qui vient quelquefois
Fermer pour toujours leur paupière.
Défendez-vous par la grandeur,
Alléguez la beauté, la vertu, la jeunesse,
La Mort ravit tout sans pudeur2 :
Un jour, le monde entier accroîtra sa richesse.
Il n’est rien de moins ignoré ;
Et, puisqu’il faut que je le die3,
Rien où l’on soit moins préparé4
Un mourant, qui comptait plus de cent ans de vie1,
Se plaignait à la Mort que précipitamment
Elle le contraignait de partir tout à l’heure,
Sans qu’il eût fait son testament,
Sans l’avertir au moins. « Est-il juste qu’on meure
Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu ;
Ma femme ne veut pas que je parte sans elle2 ;
Il me reste à pourvoir un arrière-neveu ;
Souffrez qu’à mon logis j’ajoute encore une aile3
Que vous êtes pressante, ô déesse cruelle ! —
Vieillard, lui dit la Mort, je ne t’ai point surpris ;
Tu te plains sans raison de mon impatience :
Eh ! n’as-tu pas cent ans ! Trouve-moi dans Paris
Deux mortels aussi vieux ; trouve-m’en dix en France.
Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis4
Qui te disposât à la chose :
J’aurais trouvé ton testament tout fait,
Ton petit-fils pourvu, ton bâtiment parfait5.
Ne te donna-t-on pas des avis, quand la cause
Du marcher et du mouvement,
Quand les esprits, le sentiment,
Quand tout faillit en toi ? Plus de goût, plus d’ouïe6 ;
Toute chose pour toi semble être évanouie ;
Pour toi, l’astre du jour prend des soins superflus :
Tu regrettes des biens qui ne te touchent plus.
Je t’ai fait voir tes camarades,
Ou morts, ou mourants, ou malades :
Qu’est-ce que tout cela, qu’un avertissement ?
Allons, vieillard, et sans république
Il n’importe à la république
Que tu fasses ton testament. »
La Mort avait raison : je voudrais qu’à cet âge
On sortît de la vie ainsi que d’un banquet1,
Remerciant son hôte1, et qu’on fit son paquet :
Car de combien peut-on retarder le voyage ?
Tu murmures, vieillard, vois ces jeunes2 mourir ;
Vois-les marcher, vois-les courir
A des morts, il est vrai, glorieuses et belles,
Mais sûres cependant, et quelquefois cruelles.
J’ai beau te le crier ; mon zèle est indiscret :
Le plus semblable aux morts meurt le plus à regret.

Le savetier et le financier

Un savetier chantait du matin jusqu’au soir :
C’était merveilles de le voir,
Merveilles de l’ouïr ; il faisait des passages3,
Plus content qu’aucun des sept Sages4
Son voisin, au contraire, étant tout cousu d’or,
Chantait peu, dormait moins encor :
C’était un homme de finance.
Si sur le point du jour parfois il sommeillait5,
Le savetier alors en chantant l’éveillait ;
Et le financier se plaignait
Que les soins de la Providence
N’eussent pas au marché fait vendre le dormir6
Comme le manger et le boire.
En son hôtel il fait venir
Le chanteur, et lui dit : « Or çà, sire Grégoire,
Que gagnez-vous par an7 ? — Par an, ma foi, monsieur, Dit avec un ton de rieur
Le gaillard1 savetier, ce n’est point ma manière
De compter de la sorte ; et je n’entasse guère
Un jour sur l’autre : il suffit qu’à la fin
J’attrappe le bout de l’année ;
Chaque jour amène son pain. —
Eh bien ! que gagnez-vous, dites-moi par journée ? —
Tantôt plus, tantôt moins : le mal est que toujours
(Et sans cela nos gains seraient assez honnêtes)2
Le mal est que dans l’an s’entremêlent des jours
Qu’il faut chômer ; on nous ruine en fêtes :
L’une fait tort à l’autre, et monsieur le curé
De quelque nouveau saint charge toujours son prône. »
Le financier, riant de sa naïveté,
Lui dit : « Je veux vous mettre aujourd’hui sur le trône.
Prenez ces cent écus ; gardez-les avec soin,
Pour vous en servir au besoin. »
Le savetier crut voir tout l’argent que la terre
Avait depuis plus de cent ans
Produit pour l’usage des gens.
Il retourne chez lui ; dans sa cave il enserre3
L’argent, et sa joie à la fois.
Plus de chant : il perdit la voix
Du moment qu’il gagna ce qui cause nos peines4.
Le sommeil quitta son logis :
Il eut pour hôtes les soucis,
Les soupçons, les alarmes vaines.
Tous les jours il avait l’œil au guet ; et la nuit,
Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent5. A la fin, le pauvre homme
S’en courut chez celui qu’il ne réveillait plus6.
« Rendez-moi, lui dit-il, mes chansons et mon somme,
Et reprenez vos cent écus1. »

Les animaux malades de la peste

Un mal qui répand la terreur2,
Mal que le ciel en sa fureur,
Inventa pour punir les crimes de la terre,
La peste3 (puisqu’il faut l’appeler par son nom),
Capable d’enrichir en un jour l’Achéron,
Faisait aux animaux la guerre.
Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ;
On n’en voyait point d’occupés
A chercher le soutien d’une mourante vie :
Nul mets n’excitait leur envie4 ;
Ni loups ni renards n’épiaient
La douce et l’innocente proie ;
Les tourterelles se fuyaient :
Plus d’amour, partant plus de joie.
Le lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis5,
Je crois que le ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous
Se sacrifie aux traits du céleste courroux ;
Peut-être il obtiendra la guérison commune.
L’histoire nous apprend qu’en de tels accidents
On fait de pareils dévoûments.
Ne nous flattons donc point ; voyons sans indulgence
L’état de notre conscience.
Pour moi, satisfaisant mes appetits gloutons,
J’ai dévoré force moutons.
Que m’avaient-ils fait ? nulle offense :
Même il m’est arrivé quelquefois de manger
Le berger6.
Je me dévoûrai donc, s’il le faut1 ; mais je pense
Qu’il est bon que chacun s’accuse ainsi que moi ;
Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse. —
Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi2,
Vos scrupules font voir trop de délicatesse.
Eh bien ! manger moutons, canaille, sotte espèce,
Est-ce un péché ? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur,
En les croquant, beaucoup d’honneur3 ;
Et, quant au berger, l’on peut dire
Qu’il était digne de tous maux,
Étant de ces gens-là qui, sur les animaux,
Se font un chimérique empire. »
Ainsi dit le renard : et flatteurs d’applaudir.
On n’osa trop approfondir
Du tigre, ni de l’ours, ni des autres puissances,
Les moins pardonnables offenses.
Tous les gens querelleurs, jusqu’aux simples mâtins,
Au dire de chacun, étaient de petits saints.
L’âne vint à son tour, et dit : « J’ai souvenance4
Qu’en un pré de moines passant,
La faim, l’occasion, l’herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,
Je tondis de ce pré la largeur de ma langue ;
Je n’en avais nul droit, puisqu’il faut parler net. »
A ces mots, on cria haro sur le baudet.
Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu’il fallait dévouer ce maudit animal,
Ce pelé, ce galeux, d’où venait tout le mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l’herbe d’autrui ! quel crime abominable !
Rien que la mort n’était capable
D’expier son forfait. On le lui fit bien voir.
Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir1.

Le grand et la citrouille

Dieu fait bien ce qu’il fait2. Sans en chercher la preuve
En tout cet univers, et l’aller parcourant,
Dans les citrouilles je la treuve3.
Un villageois considérant
Combien ce fruit est gros, et sa tige menue :
« A quoi songeait, dit-il, l’auteur de tout cela4 ?
Eh ! parbleu5, je l’aurais pendue
A l’un des chênes que voilà ;
C’eût été justement l’affaire ;
Tel fruit,6 tel arbre, pour bien faire.
C’est dommage, Garo, que tu n’es point7 entré
Au conseil de celui que prêche ton curé8 ;
Tout en eût été mieux : car pourquoi, par exemple,
Le gland, qui n’est pas gros comme mon petit doigt,
Ne pend-il pas en cet endroit1 ?
Dieu s’est mépris : plus je contemple
Ces fruits ainsi placés, plus il semble2 à Garo
Que l’on a fait un quiproquo 3. »
Cette réflexion embarrassant4 notre homme :
« On ne dort point5, dit-il, quand on a tant d’esprit. »
Sous un chêne aussitôt il va prendre son somme.
Un gland tombe : le nez du dormeur en pâtit.
Il s’éveille6, et portant la main sur son visage,
Il trouve encor le gland pris au poil du menton.
Son nez meurtri le force à changer de langage :
Oh ! oh ! dit-il, je saigne ! Et que serait-ce donc
S’il fût tombé de l’arbre une masse plus lourde,
Et que ce gland eût été gourde7 ?
Dieu ne l’a pas voulu8 : sans doute il eut raison ;
J’en vois bien à présent la cause. »
En louant Dieu de toute chose
Garo9 retourne à la maison.

La conversation

Iris, je vous louerais : il n’est que trop aisé ;
Mais vous avez cent fois notre encens refusé
En cela peu semblable au reste des mortelles,
Qui veulent tous les jours des louanges nouvelles.
Pas une ne s’endort à ce bruit si flatteur.
Je ne les blâme point ; je souffre cette humeur :
Elle est commune aux dieux, aux monarques, aux belles.
Le nectar que l’on sert au maître du tonnerre,
Et dont nous enivrons tous les dieux de la terre,
C’est la louange, Iris. Vous ne la goûtez point.
D’autres propos, chez vous, récompensent ce point1,
Propos, agréables commerces,
Où le hasard fournit cent matières diverses,
Jusque-là qu’en votre entretien
La bagatelle a part ; le monde n’en croit rien.
Laissons le monde et sa croyance.
La bagatelle, la science,
Les chimères, le rien, tout est bon ; je soutiens
Qu’il faut de tout aux entretiens :
C’est un parterre où Flore épand ses biens ;
Sur différentes fleurs l’abeille s’y repose,
Et fait du miel de toute chose2.

Sur lui-même 1

Je m’avoue, il est vrai, s’il faut parler ainsi,
Papillon du Parnasse, et semblable aux abeilles
A qui le bon Platon compare nos merveilles.
Je suis chose légère, et vole à tout sujet ;
Je vais de fleur en fleur, et d’objet en objet.
A beaucoup de plaisirs je mêle un peu de gloire.
J’irais plus haut peut-être au temple de Mémoire,
Si dans un genre seul j’avais usé mes jours ;
Mais, quoi ! je suis volage en vers comme en amours.