(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Alfred de Vigny 1799-1863 » pp. 530-539
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(1872) Extraits des classiques français, dix-septième, dix-huitième et dix-neuvième siècles, accompagnés de notes et notices. Cours supérieurs et moyens. Prose et poésie « Extraits des classiques français — Extraits des classiques français. Deuxième partie. Poésie — Alfred de Vigny 1799-1863 » pp. 530-539

Alfred de Vigny
1799-1863

[Notice]

Né de race patricienne, à Loches, en Touraine, mousquetaire du roi, puis capitaine d’infanterie, le comte Alfred de Vigny se retira du service en 1828, pour se vouer plus librement à la poésie. La Bible, Homère, le Dante, Milton et Ossian furent les sources préférées de son inspiration. Eloa, Moïse et Dolorida le classèrent dans l’école romantique où il se distingua, non par l’audace militante, mais par un talent épris de l’idéal, et sous lequel apparaît un penseur en même temps qu’un artiste. Son roman de Cinq Mars (1826), qui eut le tort de travestir l’histoire et de calomnier la mémoire de Richelieu, se fit pardonner de graves défauts par l’intérêt dramatique de ses peintures et la vivacité de leurs couleurs. Dans les récits réunis sous le titre de Grandeur et servitude militaires, il représente la lutte de l’honneur et de la raison, du devoir et de l’humanité : ce fut un succès d’attendrissement. Il essaya aussi du théâtre, et y remporta une victoire unique, mais mémorable. On applaudit dans Chatterton (1835) des beautés émouvantes, mais un peu maladives, qui touchent les nerfs plus que le cœur. Une tristesse hautaine et stoïque est le ton habituel de son recueil posthume intitulé les Destinées.

  M. Alfred de Vigny1 s’isola pendant vingt-cinq ans dans une sorte de retraite silencieuse, et sa renommée ne fut jamais populaire. Plus pur que varié, plus élevé que fécond, plus élégant que robuste, son vers n’a pas toujours la clarté, l’aisance, la simplicité ou la précision ; mais on aime cette muse sereine, fière et gracieuse.

L’aigle blessé a mort

Sur la neige des monts, couronne des hameaux,
L’Espagnol a blessé l’aigle des Asturies2,
Dont le vol menaçait ses blanches bergeries ;
Hérissé, l’oiseau part, et fait pleuvoir le sang,
Monte aussi vite au ciel que l’éclair en descend3,
Regarde son4 soleil, d’un bec ouvert l’aspire,
Croit reprendre la vie au flamboyant empire ;
Dans un fluide d’or il nage puissamment,
Et parmi les rayons se balance un moment : Mais l’homme l’a frappé d’une atteinte trop sûre ;
Il sent le plomb1 chasseur fondre dans sa blessure ;
Son aile se dépouille, et son royal manteau
Vole comme un duvet qu’arrache le couteau.
Dépossédé des airs, son poids le précipite ;
Dans la neige du mont il s’enfonce, et palpite,
Et la glace terrestre a d’un pesant sommeil
Fermé cet œil puissant respecté du soleil2.

L’hirondelle

Quand la vive hirondelle est enfin réveillée,
Elle sort de l’étang, encor toute mouillée,
Et, se montrant au jour avec un cri joyeux,
Au charme d’un beau ciel, craintive, ouvre les yeux ;
Puis, sur le pâle saule, avec lenteur voltige3,
Interroge avec soin le bouton et la tige,
Et, sûre du printemps, alors, et de l’amour,
Par des cris triomphants célèbre leur retour.
Elle chante sa joie aux rochers, aux campagnes,
Et, du fond des roseaux excitant ses compagnes :
« Venez ! dit-elle ; allons, paraissez, il est temps !
Car voici la chaleur, et voici le printemps4. »

Le colibri

Souvent dans les forêts de la Louisiane5,
Bercé sous les bambous et la longue liane,
Ayant rompu l’œuf d’or par le soleil mûri,
Sort de son lit de fleurs l’éclatant colibri ;
Une verte émeraude a couronné sa tête,
Des ailes sur son dos la pourpre est déjà prête,
La cuirasse d’azur garnit son jeune cœur,
Pour les luttes de l’air l’oiseau part en vainqueur…
Il promène en des lieux voisins de la lumière
Ses plumes de corail qui craignent la poussière1 ;
Sous son abri sauvage étonnant le ramier,
Le hardi voyageur visite le palmier.
Mais les bois sont trop grands pour ses ailes naissantes,
Et les fleurs du berceau de ces lieux sont absentes ;
Sur la verte savane il descend les chercher ;
Les serpents-oiseleurs qu’elles pourraient cacher
L’effarouchent bien moins que les forêts arides.
Il poursuit près des eaux le jasmin des Florides,
La nonpareille2 au fond de ses chastes prisons,
Et la fraise embaumée au milieu des gazons3.

La frégate la sérieuse

I
le repos

Un fois, par malheur4, si vous avez pris terre,
Peut-être qu’un de vous, sur un lac solitaire,
Aura vu, comme moi, quelque cygne endormi1.
Qui se laissait au vent balancer à demi.
Sa tête nonchalante, en arrière appuyée,
Se cache dans la plume au soleil essuyée :
Son poitrail est lavé par le flot transparent,
Comme un écueil où l’eau se joue en expirant ;
Le duvet qu’en passant l’air dérobe à sa plume
Autour de lui s’envole, et se mêle à l’écume ;
Une aile est son coussin, l’autre est son éventail ;
Il dort, et de son pied le large gouvernail
Trouble encore, en ramant, l’eau tournoyante et douce,
Tandis que sur ses flancs se forme un lit de mousse
De feuilles et de joncs, et d’herbages errants,
Qu’apportent près de lui d’invisibles courants2.

II
Le combat

Ainsi, près d’Aboukir3, reposait ma frégate ;
A l’ancre, dans la rade, en avant des vaisseaux,
On voyait de bien loin son corset4 d’écarlate
  Se mirer dans les eaux.
Il faisait beau. — La mer, de sable environnée,
Brillait comme un bassin d’argent entouré d’or5 ;
Un vaste soleil rouge annonça la journée
  Du quinze thermidor6.
J’avais une lunette exercée aux étoiles7 ;
Je la pris, et la tins ferme sur l’horizon.
— Une, deux, trois — je vis treize et quatorze voiles :
  Enfin, c’était Nelson8 ;
Il courait contre nous en avant de la brise ;
La Sérieuse, à l’ancre, immobile s’offrant,
Reçut le rude abord sans en être surprise,
  Comme un roc un torrent.
Tous passèrent près d’elle en lâchant leur bordée ;
Fière, elle répondit aussi quatorze fois,
Et par tous les vaisseaux elle fut débordée ;
  Mais il en resta trois.
N’importe ! elle bondit, dans son repos troublée1 ;
Elle tourna trois fois jetant vingt-quatre éclairs2,
Et rendit tous les coups dont elle était criblée,
Feux pour feux, fers pour fers3.
Ses boulets enchaînés fauchaient des mâts énormes,
Faisaient voler le sang, la poudre et le goudron,
S’enfonçaient dans le bois, comme au cœur des grands ormes
  Le coin du bûcheron.
Nous étions enfermés comme dans un orage :
Des deux flottes au loin le canon s’y mêlait ;
On tirait en aveugle à travers le nuage :
  Toute la mer brûlait4.
Mais, quand le jour revint, chacun connut son œuvre.
Les trois vaisseaux flottaient démâtés, et si las,
Qu’ils n’avaient plus de force assez pour la manœuvre ;
  Mais ma frégate, hélas !
Elle ne voulait plus obéir à son maître5 ;
Mutilée, impuissante, elle allait au hasard,
Sans gouvernail, sans mât ; on n’eût pu reconnaître
  La merveille de l’art !
Engloutie à demi, son large pont à peine,
S’affaissant par degrés, se montrait sur les flots ;
Et là ne restaient plus, avec moi capitaine,
  Que douze matelots.
Je les fis mettre en mer à bord d’une chaloupe,
Hors de notre eau tournante et de son tourbillon,
Et je revins, tout seul, me coucher sur la poupe,
  Au pied du pavillon1.
La Sérieuse alors semblait à l’agonie ;
L’eau dans ses cavités bouillonnait sourdement ;
Elle, comme voyant2 sa carrière finie,
  Gémit profondément.
Je me sentis pleurer, et ce fut un prodige3,
Un mouvement honteux ; mais bientôt l’étouffant :
« Nous nous sommes conduits comme il fallait, lui dis-je,
  Adieu donc, mon enfant ! »
Elle plonge d’abord sa poupe, et puis sa proue ;
Son pavillon noyé se montrait en dessous ;
Puis elle s’enfonça, tournant comme une roue,
  Et la mer vint sur nous.

Les chemins de fer 1

Que Dieu guide à son but la vapeur foudroyante
Sur le fer des chemins qui traversent les monts ;
Qu’un ange soit debout sur sa forge2 bruyante,
Quand elle va sous terre, ou fait trembler les ponts,
Et, de ses dents de feu dévorant ses chaudières,
Transperce les cités, et saute les rivières3,
Plus vite que le cerf dans l’ardeur de ses bonds !

La maison d’un planteur américain

fragment

……— Un chemin large et droit
Conduit à la maison de forme britannique,
Où le bois est cloué dans les angles de brique4,
Où le toit invisible entre un double rempart
S’enfonce, où le charbon fume de toute part,
Où tout est clos et sain, où vient blanche et luisante
S’unir à l’ordre froid la propreté décente5.
Fermée à l’ennemi1, la maison s’ouvre au jour,
Légère comme un kiosk, forte comme une tour.
Le chien de Terre-Neuve2 y hurle près des portes,
Et des blonds3 serviteurs les agiles cohortes
S’empressent en silence aux travaux familiers,
Et, les plateaux en main, montent les escaliers ;
Le parloir est ouvert, un pupitre au milieu ;
Le Père y lit la Bible à tous les gens du lieu4.
Sa femme et ses enfants sont debout, et l’écoutent ;
Et des chasseurs de daims, que les Hurons redoutent,
Défricheurs de forêts et tueurs de bison,
Valets et laboureurs, composent la maison.
Le maître est jeune et blond, vêtu de noir, sévère5
D’aspect, et d’un maintien qui veut qu’on le sévère.
L’Anglais-Américain, nomade et protestant,
Pontife en sa maison, y porte, en l’habitant,
Un seul livre ; et partout où, pour l’heure, il réside,
De toute question sa papauté6 décide ;
Sa famille est croyante, et, sans autels, il sert,
Prêtre et père à la fois, son Dieu dans un désert.
Celui qui règne ici d’une façon hautaine
N’a point voulu parer sa maison puritaine ;
Mais l’œil trouve un miroir sur les aciers brunis7.
La main se réfléchit sur les meubles vernis ;
Nul tableau sur les murs ne fait briller l’image
D’un pays merveilleux, d’un grand homme ou d’un sage ;
Mais, sous un cristal pur, orné d’un noir feston,
Un billet en dix mots qu’écrivit Washington8.
Quelques livres rangés, dont le premier, Shakspeare
(Car des deux bords anglais ses deux pieds ont l’empire),
Attendent dans un angle, à leur taille ajusté,
Les lectures du soir et les heures du thé1.
Tout est prêt et rangé dans sa juste mesure,
Et la maîtresse, assise au coin d’une embrasure,
D’un sourire angélique et d’un doigt gracieux
Fait signe à ses enfants de baisser leur beaux yeux.

L’esprit pur 2

Si l’orgueil prend ton cœur quand le peuple me nomme
Que de mes livres seuls te vienne ta fierté.
J’ai mis sur le cimier doré du gentilhomme
Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.
J’ai fait illustre un nom qu’on m’a transmis sans gloire.
Qu’il soit ancien, qu’importe3 ? Il n’aura de mémoire
Que du jour seulement où mon front l’a porté.
Dans le caveau des miens plongeant mes pas nocturnes,
J’ai compté mes aïeux, suivant leur vieille loi.
J’ouvris leurs parchemins, je fouillai dans leurs urnes
Empreintes, sur le flanc, des sceaux de chaque roi.
A peine une étincelle a relui dans leur cendre.
C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi4.
Seul et dernier anneau de deux chaînes brisées,
Je reste. Et je soutiens encor dans les hauteurs,
Parmi les maîtres purs de nos savants musées,
L’Idéal du poëte et des graves penseurs.
J’éprouve sa durée en vingt ans de silence1,
Et toujours d’âge en âge encor, je vois la France
Contempler mes tableaux et leur jeter des fleurs.
Jeune postérité d’un vivant qui vous aime !
Mes traits dans vos regards ne sont pas effacés ;
Je peux en ce miroir me connaître moi-même,
Juge toujours nouveau de nos travaux passés !
Flots d’amis renaissants, puissent mes destinées
Vous amener à moi de dix en dix années,
Attentifs à mon œuvre, et pour moi c’est assez2 !
(Les Destinées.)