(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Subtile response d’Esope, touchant les superfluitez que la Nature rejette. Chapitre XVIII. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LA VIE. D’ESOPE. PHRYGIEN. Tirée du Grec de Planudes, surnommé le Grand. — Subtile response d’Esope, touchant les superfluitez que la Nature rejette. Chapitre XVIII. »

Subtile response d’Esope, touchant les superfluitez que la Nature rejette.
Chapitre XVIII.

Il arriva un jour qu’au sortir de la garde-robbe, il prit fantasie à Xanthus de demander à Esope, « pourquoy les hommes souloient regarder leur ordure, apres avoir purgé leur ventre ? » Esope voulant tout aussi tost satisfaire à ceste demande ; « Il y eust », dit-il, « autresfois un homme, qui vivant dans les delices, se plaisoit d’estre long-temps à la garde-robbe ; de sorte que pour s’y estre par trop assis, le malheur voulut pour luy, qu’il mit dehors ses entrailles. Il est advenu depuis, que les autres ont eu peur, ce qui est cause, qu’ils regardent ordinairement les ordures de leur ventre, pour voir si le mesme accident ne leur est point arrivé. Mais pour toy, mon Maistre, tu ne dois point craindre de perdre ton cœur, car tu n’en as point ». Une autre fois Xanthus s’estant mis à banqueter avecque des Philosophes, comme ils furent un peu avant dans le vin, diverses questions s’émeurent entr’eux touchant plusieurs choses ; ce qui donnoit des-jà bien à penser à Xanthus, qui ne sçavoit presque où il en estoit. Esope estant donc prés de luy, « Mon Maistre », dit-il, « je vous advise que Bacchus a trois temperaments, ou, si vous voulez, trois divers degrez ; le premier aboutit à la volupté ; le second à l’yvrognerie, et le troisiesme aux injures. Cela estant, vous devez tous, ce me semble, vous contenter, et ne toucher plus au reste, vous, dis-je, que le vin a mis en si belle humeur, pour en avoir assez beu ». Alors Xanthus, qui commençoit des-ja d’estre yvre, s’offençant de ces remonstrances, « Tay-toy », luy dit-il, « et t’en va faire le conseiller là bas aux enfers ». « Ce sera donc toy qu’on y traisnera », luy respondit Esope. Voila cependant qu’un des Disciples de Xanthus voyant que le vin luy avoit osté la raison, « Mon Maistre », luy demanda t’il, « y a t’il quel-qu’un qui puisse boire la Mer ? » « Ouy sans doute », respondit Xanthus,  « je m’offre à la boire moy-mesme ». « Mais si tu ne le peux faire », repartit le Disciple, « à quelle amende veux-tu estre condamné ? » « Je veux perdre ma maison », repliqua Xanthus, « et suis content de la gager tout maintenant ». La chose concluë, pour confirmation de ceste gajeure, ils mirent tous deux leurs anneaux, puis se retirerent. Le lendemain matin, Xanthus s’estant éveillé, comme il se voulut laver le visage, il fut tout estonné qu’il ne trouva plus sa bague en son doigt. Ayant donc voulu sçavoir d’Esope s’il ne l’avoit point veuë, « Nenny », luy respondit-il, « et je ne sçay ce que tu en as fait : Tout ce que je te puis dire, c’est que tu n’as plus de droict en ta maison ». « Pourquoy cela », luy demanda Xanthus ? « Pource », repartit Esope, « que hier estant yvre tu demeuras d’accord de boire la Mer, et laissas ta bague pour gage ». « Quoy ? » respondit Xanthus, « pourray-je bien faire quelque chose, qui soit plus grande, et plus à estimer que la foy ? Nenny certes : C’est pourquoy j’ay à te prier, que pour me tirer de cét embarras, en me faisant gaigner la gajeure, ou en rompre le pacte, tu vueilles employer pour moy tout ce que tu as de cognoissance, d’adresse, et d’experience ». « Pour t’en parler franchement », dit Esope, « l’on sçait assez que tu t’es offert à une chose, de laquelle il t’est impossible de venir à bout, mais j’ose bien me vanter d’en faire annuller les conditions. Quand vous serez donc tous assemblez aujourd’huy, garde-toy bien de tesmoigner à ta mine aucune marque de craincte ; mais dy hardiment à jeun, ce dequoy tu és demeuré d’accord estant saoul. Apres cela mets ordre, qu’il y ait quantité de paille sur le rivage, et une table dressée exprés, avec des garçons qui se tiennent prests, pour te verser à boire l’eau de la Mer. Alors quand tu verras tout le peuple assemblé à ce spectacle, apres que tu seras assis, commande que l’on te remplisse une tasse d’eau ; Puis l’ayant prise, demande à celuy qui a les gages, quelles sont vos conventions, et le demande tout haut, afin qu’il n’y ait personne en la compagnie qui ne l’entende. Que s’il advient qu’il te responde que tu és demeuré d’accord de boire toute l’eau de la Mer, t’addressant alors au Peuple ; “Hommes Samiens”, diras-tu, “il n’est pas que vous ne sçachiez bien que les Fleuves se vont rendre dans la Mer ; or est il qu’il a esté accordé entre nous, que je boirois la Mer seule, et non les Rivieres qui entrent dedans. Que cét escolier donc empesche premierement que les eaux des Fleuves ne se meslent à celles de la Mer, et quand il l’aura fait, je la boiray” ». Ce conseil fût d’autant plus agreable à Xanthus, qu’il se promit apparemment que par ce moyen la convention seroit rompuë. Apres donc que tout le Peuple se fût assemblé au rivage de la Mer, pour voir l’issuë de ceste entreprise, et que Xanthus eust dit et executé de poinct en poinct ce qu’Esope luy avoit enseigné, le Peuple s’en estonna, et le loüa grandement. Ainsi l’escolier se confessa vaincu, et se jettant aux pieds de son Maistre, il le pria que la gajeure demeurât nulle : ce que Xanthus luy accorda tres-volontiers, à la requeste du Peuple.