(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXIII. De l’Arbre, et du Roseau. »
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(1660) Les Fables d’Esope Phrygien « LES FABLES D’ESOPE PHRYGIEN. — FABLE LXIII. De l’Arbre, et du Roseau. »

FABLE LXIII.

De l’Arbre, et du Roseau.

L’Arbre et le Roseau disputoient ensemble, touchant leur force et leur fermeté. En ce contraste, l’Arbre injurioit le Roseau, et luy reprochoit d’estre inconstant, et variable à tous vents. A cela le foible Roseau ne sçavoit que respondre : aussi ne disoit-il mot, se promettant qu’il ne tarderoit guere à estre vangé. Comme en effect, estant survenu quelque temps apres un si grand orage, que toute la forest en estoit ébranlée ; le Roseau qui n’estoit pas loin de là, se rendoit souple aux secousses du vent, qui l’agitoit sans luy nuire ; Mais l’Arbre au contraire, voulant s’opposer à sa violence, fût arraché par le pied.

Discours sur la soixante-troisiesme Fable.

Icy nous aprenons que le Sage fait quelquesfois gloire de ceder au temps, et qu’il ne s’oppose pas tousjours orgueilleusement à la violence des plus forts, autrement cela s’appelleroit un desespoir meslé d’orgueil, qui seroit possible aussi blâmable que la lascheté. Ceste verité est si cognuë de tous les hommes, qu’ayant passé en proverbe parmy nous, elle contient le plus grand secret de la prudence, à sçavoir, de s’accommoder au temps. A quoy toutesfois les contre-disants auroient moyen d’objecter la mort de Caton, et alleguer que les grands courages ayment beaucoup mieux mourir, que démordre d’une forte et loüable proposition. Ils pourroient dire encore, que l’action du Vertueux estant posée entre les deux extrêmes, il est impossible de ceder et de fléchir d’un costé, sans se détourner du milieu, qui est le juste poinct de la mediocrité, et par consequent le siege de la Vertu ; Qu’au reste, plus on est ferme, plus on est sage, et que c’est une proprieté presque Divine, d’estre constant et inébranlable en toute sorte d’évenements. Mais il ne nous sera pas malaisé de respondre à tout cela, pourveu que nous distinguions deux choses, à sçavoir les déportements du Sage, eu égard à soy-mesme, et pareillement la façon de vivre, en tant qu’elle se rapporte à d’autres personnes. En suitte dequoy, il faut que nous le considerions, en qualité d’homme officieux, et qui a dessein de faire quelque chose pour le commerce du monde, comme ont fait autresfois plusieurs hommes extraordinaires, qui ont esté dans le perpetuel employ des affaires ; tels que furent jadis Zoroaste, Trismegiste, Platon, Aristote, Plutarque, et une infinite d’autres, à qui estoient commises les plus importantes charges des grands Estats. Quant au Sage consideré en particulier, c’est proprement celuy qui détaché de tous les interests mondains, demande plustost d’en estre spectateur que partie ; comme l’estoient anciennement un Anacarsis, un Crates, un Diogene, et ainsi de leurs semblables, ou comme le sont encore aujourd’huy nos Religieux, mais avec une perfection incomparablement plus grande, et plus noble. Ces distinctions estans supposées pour la clarté de ce Discours, je dis que par l’Allegorie de nostre Fable, Esope n’a pas entendu ceste derniere espece de Sages, et qu’il n’a non plus voulu parler du Sage consideré selon soy mesme, mais plustost à l’egard des autres hommes. Car il est vray, que tous les Vertueux doivent establir une égalité dans leur ame, qui ne s’ébranle par aucuns orages, et ne cede à pas une adversité. Mais quant aux hommes d’Estat, et d’affaires, desquels Platon a voulu parler, lors qu’il a dit, que ceste Republique estoit bien policée, où les Philosophes regnoient, et où les Roys philosophoient, il n’y a point de doute que le devoir de leur charge les oblige à suivre un autre genre de vie. Ce sont eux que Plutarque appelle au gouvernement des Estats, et qui par consequent doivent apprendre à s’accommoder à toutes les deux fortunes, plus pour le respect de la multitude, qui est remise sous leur conduite, que pour leur interest propre. Si quelqu’un d’eux est veritablement Sage, la plus terrible des choses humaines, qui est la mort, passera en son endroict pour indifferente, et mesme pour méprisable. Que s’il a le soing de la conservation de tout un Peuple, et si l’innocente multitude releve de ses conseils, comment ne donnera-t’il point quelque chose au temps pour le salut de la Republique ? Quand Phocion conseilloit aux Atheniens de ne se pas roidir ouvertement contre Alexandre, mais de ceder à la violence de ses conquestes, en estoit-il pour cela moins vertueux, ou moins resolu ? Pouvoit-on dire que ce grand homme eût fléchy sous l’apprehension d’une guerre, ou qu’il eût descheu de son ordinaire égalité ? Estoit-il blâmable du vice des lâches, luy qui souffrit la mort avecque tant de mépris, qui se mocqua de toutes les injures, et qui fût invincible à la corruption des presents ? Certainement il me semble, que c’eust esté aux Atheniens une grande injustice, que de luy faire ceste reproche, et à luy-mesme une extrême imprudence, ou bien une expresse malignité de leur conseiller qu’ils eussent à se roidir, et à tenir ferme. L’on peut voir par là de quelle sorte le Sage doit s’accommoder à l’occasion, sans déchoir toutesfois de l’égalité de son esprit, à l’imitation de nostre Roseau, qui ploye veritablement sous l’effort de la tempeste, mais qui conserve ses racines fermes et durables, au lieu que cét arbre orgueilleux, pour s’estre roidy contre les coups de l’orage, se trouve entierement déplacé de son assiette, voire mesme enveloppé de ses propres ruynes. Sa cheute apprend donc aux hommes d’affaires à ne s’ahurter jamais contre un puissant Ennemy, mais à gauchir et esquiver adroittement ses attaques, s’ils veulent que leurs desseins ayent un heureux, succés.