(1759) Remarques sur le Discours qui a pour titre : De l’Imitation par rapport à la Tragédie « Remarques sur le discours qui a pour titre : De l’Imitation par rapport à la Tragédie. » pp. 350-387
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(1759) Remarques sur le Discours qui a pour titre : De l’Imitation par rapport à la Tragédie « Remarques sur le discours qui a pour titre : De l’Imitation par rapport à la Tragédie. » pp. 350-387

Remarques* sur le discours qui a pour titre : De l’Imitation par rapport à la Tragédie.

LAuteur y établit d’abord cette Proposition générale qui est le fondement de toute sa Dissertation, qu’il n’y a rien qui plaise tant ni si généralement à tous les hommes, que l’Imitation.

Il semble par ces paroles, & encore plus par la suite de l’Ouvrage, qu’on y veuille réduire tout ce qui nous charme dans la Tragédie, au seul plaisir que la justesse de l’Imitation fait naître dans notre ame. Aristote l’a dit ; mais il y a longtemps que ses opinions ont perdu le caractere d’infaillibilité que les Philosophes & même des Théologiens leur avoient attribué.

  Nimium patienter utrique
Ne dicam stultè.

J’ai donc assez bonne opinion de l’Auteur du Discours, pour le croire destiné à faire voir aux hommes qu’on peut surpasser Aristote, même dans la Poëtique ; & s’il a autant de courage pour l’entreprendre que je lui connois de talents pour l’exécuter, la premiere chose que je lui conseillerois de changer dans son Ouvrage, est le titre qu’il lui donne. Pourquoi se borner à la seule Imitation ? La matiere ne seroit-elle pas bien plus digne de lui, & bien plus intéressante pour les Gens de Lettres, s’il se proposoit de traiter en général Des causes du plaisir qu’une Tragédie parfaite excite dans l’ame des Spectateurs.

Peut-on réduire toutes ces causes au seul goût que les hommes ont naturellement pour l’Imitation ? Je ne sçaurois croire que ce soit là le vrai sentiment de l’Auteur ; & Aristote même me fournit dans sa Poëtique dequoi combattre son opinion, par l’idée qu’il y donne de la Tragédie, & des différentes parties qui n’en forment qu’un seul tout.

Quest-ce que la Tragédie selon ce Philosophe ? Semblable en ce point à tout autre genre de Poësie, c’est une Imitation de la nature. Mais, selon lui, on peut distinguer trois choses dans toute Imitation, de quelque espece qu’elle soit. Ce qu’on imite est la premiere ; la seconde est la maniere d’imiter ; & la troisiéme consiste dans les secours ou dans les instruments de l’Imitation.

Ainsi, dans la Peinture, ce que le Peintre imite est en général tout ce qui est corporel & sensible. La maniere d’imiter consiste dans l’art de former des traits & des contours sur la toile, ou sur toute autre espece de table rase ; & les instruments ou les secours de l’Imitation, sont les couleurs qu’il employe. De même dans la Tragédie, l’objet de l’Imitation, ou ce que le Poëte imite, est en général une action humaine, grave, illustre, intéressante ; la mesure & l’harmonie des Vers, à quoi il faut joindre la force & la grace de la déclamation, sont la maniere d’imiter ; la décoration ou l’appareil extérieur du Spectacle & la Musique, lorsqu’elle y est jointe, sont les instruments ou les secours de l’Imitation. Si Aristote s’est servi heureusement de cette division pour expliquer les regles de la Tragédie, elle n’est pas moins utile, soit pour faire voir qu’elle excite dans le Spectateur d’autres plaisirs que celui qui naît de l’imitation, soit pour indiquer les véritables sources de ces plaisirs, que je voudrois voir rassemblées dans le Discours dont il s’agit, & rendues sensibles au Lecteur, par ces images, ces graces, & cette douceur de style qui sont si naturelles à l’Auteur.

Je m’attache d’abord à ce que le Poëte imite, ou à l’objet de son imitation, qui comprend trois choses, selon Aristote, le fait ou l’évenement consideré en lui-même, les mœurs ou le caractere des Personnages, leurs pensées ou leurs sentiments ; & me mettant à la place du Spectateur, je m’interroge moi-même sur les divers mouvements qu’excite la représentation d’une belle Tragédie.

Quel est le premier & peut-être le plus foible sentiment dont il est affecté ? C’est celui qu’Aristote attribue à l’imitation, quoiqu’il naisse beaucoup plus de l’action imitée. C’est donc le plaisir d’apprendre qui s’offre le premier. C’est la satisfaction de voir le spectacle d’un événement singulier & d’une révolution surprenante. Le simple récit d’un fait de cette nature exciteroit agréablement mon attention, la représentation l’attache encore plus. Mais quelle est la cause de ce plaisir ? Vient-il seulement, comme l’Auteur du Discours le dit par rapport à l’imitation, de ce qu’un tel événement me présente une occasion de juger, ce que je ne fais jamais sans une secrete satisfaction ? Je conviens que cette raison peut y entrer pour quelque chose : mais n’y en a-t-il pas une plus simple, & qui convient plus généralement au commun des hommes ? C’est que rien ne leur est plus agréable que ce qui satisfait leur curiosité & qui fixe sans effort leur inquiétude naturelle.

Il en est à peu près de notre Esprit comme de notre corps ; Dieu a attaché un sentiment plus agréable au mouvement de l’un & de l’autre qu’à leur repos : il étoit de sa sagesse d’en user ainsi, parce que le mouvement leur est bien plus utile pour leur perfection. Notre corps tombe dans une espece de langueur & d’abbattement, nous ne le sentons presque plus, & à peine croyons-nous vivre lorsqu’il demeure trop longtemps dans une entiere inaction : il en est de même à proportion pour notre ame & encore plus que pour notre corps ; elle n’est par sa nature qu’une pensée & une volonté toujours subsistante, & par conséquent toujours agissante ; son repos n’est, à proprement parler, qu’un moindre mouvement. Notre corps peut subsister sans aucune action extérieure, mais l’action est tellement de l’essence de notre ame, qu’elle cesseroit absolument d’être, si elle cessoit d’agir. Lorsqu’il n’y a point de nouvel objet qui la frappe, elle se replie pour ainsi dire, sur elle-même ; & elle se nourrit de sa propre substance. Mais m’interroge moi-même sur les divers mouvements qu’excite la représentation d’une belle Tragédie.

Quel est le premier & peut-être le plus foible sentiment dont il est affecté ? C’est celui qu’Aristote attribue à l’imitation, quoiqu’il naisse beaucoup plus de l’action imitée. C’est donc le plaisir d’apprendre qui s’offre le premier. C’est la satisfaction de voir le spectacle d’un événement singulier & d’une révolution surprenante. Le simple récit d’un fait de cette nature exciteroit agréablement mon attention, la représentation l’attache encore plus. Mais quelle est la cause de ce plaisir ? Vient-il seulement, comme l’Auteur du Discours le dit par rapport à l’imitation, de ce qu’un tel événement me présente une occasion de juger, ce que je ne fais jamais sans une secrete satisfaction ? Je conviens que cette raison peut y entrer pour quelque chose : mais n’y en a-t-il pas une plus simple, & qui convient plus généralement au commun des hommes ? C’est que rien ne leur est plus agréable que ce qui satisfait leur curiosité & qui fixe sans effort leur inquiétude naturelle.

Il en est à peu près de notre Esprit comme de notre corps ; Dieu a attaché un sentiment plus agréable au mouvement de l’un & de l’autre qu’à leur repos : il étoit de sa sagesse d’en user ainsi, parce que le mouvement leur est bien plus utile pour leur perfection. Notre corps tombe dans une espece de langueur & d’abbattement, nous ne le sentons presque plus, & à peine croyons-nous vivre lorsqu’il demeure trop longtemps dans une entiere inaction : il en est de même à proportion pour notre ame & encore plus que pour notre corps ; elle n’est par sa nature qu’une pensée & une volonté toujours subsistante, & par conséquent toujours agissante ; son repos n’est, à proprement parler, qu’un moindre mouvement. Notre corps peut subsister sans aucune action extérieure, mais l’action est tellement de l’essence de notre ame, qu’elle cesseroit absolument d’être, si elle cessoit d’agir. Lorsqu’il n’y a point de nouvel objet qui la frappe, elle se replie pour ainsi dire, sur elle-même ; & elle se nourrit de sa propre substance. Mais comme elle n’aime pas à vivre à ses dépens, ou pour parler sans métaphore, comme elle se lasse bientôt de la multiplicité vague & confuse de ses propres pensées qui l’épuise plutôt qu’elle ne la remplit, elle est avide de se répandre au dehors ; & l’on diroit qu’elle soit toujours aux fenêtres pour y chercher un objet nouveau qui arrête & qui détermine ses regards, ou pour y trouver au moins le plaisir de ne plus se voir elle-même.

Hoc se quisque modo semper fugit.

Quand le Poete Tragique ne feroit que nous tirer de cette situation importune, il nous plairoit toujours, parce que la cessation d’un mal est un bien ; mais il y joint un plaisir plus réel & plus positif par un objet nouveau dont le spectacle, flatteur pour notre curiosité, n’est pas moins agréable à notre paresse, parce qu’elle ne fait aucun effort pour en jouir. Il n’y a presque point de Tragédie qui ne satisfasse d’abord ces différentes dispositions de notre ame ; & c’est peutêtre en partie par cette raison que l’on voit plusieurs pieces de Théâtre avoir un succès surprenant dans les premieres représentations, tomber bientôt après, & échouer enfin dans l’opinion publique, parce que notre esprit n’étant plus soutenu par la nouveauté & la singularité de l’évenement, remarque bien plus les défauts qui se trouvent, ou dans la conduite de la Piece, ou dans les mœurs, ou dans l’expression.

Après le plaisir d’apprendre & d’amuser la curiosité & l’inquiétude de notre esprit, sans allarmer sa paresse naturelle, se présente celui de sentir, ou pour parler avec plus de précision, celui d’éprouver une émotion douce & agréable.

L’homme se plaît, il est vrai, à être occupé d’un objet qui ne lui fait acheter par aucune contention pénible l’agrément d’en jouir ; mais il aime infiniment plus ce qui excite dans son ame des passions séduisantes, dont l’impression le charme par un trouble passager qui se fait sentir sans se faire craindre. Nous voulons être parfaits, & c’est ce qui forme en nous le desir d’apprendre, outre la satisfaction que nous trouvons à fixer par un objet nouveau l’agitation de nos pensées ; mais nous désirons encore plus d’être heureux, & nous regardons le plaisir du sentiment, comme ce qui nous met en possession d’une félicité présente & d’un bonheur actuel. Je pourrois m’étendre beaucoup plus sur cette matiere ; mais on m’accuseroit peut-être de compiler ici les Ecrits du P. Malebranche, que l’Auteur du Discours appelleroit volontiers,

Crispini scrinia,
si j’entreprenois d’expliquer à fond toutes les raisons qui font voir que le sentiment nous affecte bien plus que la simple perception ou la seule intelligence. Les Poëtes qui sont en ce point d’aussi bons Métaphysiciens que le P. Malebranche, ont sçû nous faire trouver de la volupté jusque dans la douleur. Saint Augustin se reproche les larmes trop agréables qu’il avoit versées au Théatre, ou en lisant dans Virgile la fin tragique de Didon ; & il n’y a personne qui n’ait fait l’expérience de la douceur que l’on goûte à s’attendrir sur des malheurs qu’on pleure sans y être véritablement intéressé. Il en est de même des autres passions que l’action imitée par le Poëte Tragique, réveille dans notre ame ; & sans en dire davantage sur un sujet si connu, il est certain qu’une passion vive & agréable qui ne coûteroit rien à satisfaire, & qui ne seroit suivie ni d’un mal réel, ni même d’aucun trouble importun, passeroit dans l’esprit du commun des hommes, si elle pouvoit être durable, pour l’état le plus heureux de cette vie. La Tragédie les met pour quelques heures dans une situation qui leur paroît si agréable ; son sujet en lui-même, les mœurs ou le caractere de ceux qu’elle met sur la Scène, leurs pensées, leurs sentiments, leurs expressions, tout conspire à réveiller ou à flatter les inclinations que nous avons tous pour la gloire, pour la grandeur, pour l’amour, pour la vengeance, qui sont les mobiles secrets du cœur humain ; & plût à Dieu qu’ils ne le fussent que dans la Tragédie ! Les passions feintes que nous y voyons, nous plaisent par les mêmes raisons que les passions réelles ; parce qu’en effet elles en excitent de réelles dans notre ame ; ou parce qu’elles nous rappellent le souvenir de celles que nous avons éprouvées. Rapiebant me , dit Saint Augustin, Spectacula Theatrica plena imaginibus miseriarum mearum  : ce sont ces miseres mêmes, qu’on aime à y voir & à y sentir. Le jeune Racine n’a donc pas eu tort de dire dans son Epitre* à l’Auteur du Discours,
Le jeu des passions saisit le Spectateur :
Il aime, il hait, il pleure, & lui-même est Acteur.

Mais il devoit aller plus loin, & dire que non-seulement les passions feintes nous plaisent dans la Tragédie, par celles qu’elles allument ou qu’elles réveillent en nous ; mais qu’on y goûte encore la satisfaction de voir ses foiblesses justifiées, authorisées, ennoblies, soit par de grands exemples, soit par le tour ingénieux & la morale séduisante dont le Poëte se sert souvent pour les déguiser, pour les colorer, pour les peindre en beau, & les faire paroître au moins plus dignes de compassion que de censure. Le charme du spectacle, les actions qui y sont représentées, l’artifice de la Poësie, & l’enchantement des paroles par lesquelles elle flatte la corruption du cœur, étouffent peu-à-peu les remords de la conscience, en appaisent les scrupules, & effacent insensiblement cette pudeur importune, qui fait d’abord qu’on regarde le crime comme impossible ; on en voit non-seulement la possibilité, mais la facilité : on en apprend le chemin, on en étudie le langage, & surtout on en retient les excuses. Quelle impression ne fait pas Phedre sur l’ame d’une jeune spectatrice lorsqu’elle charge Venus de toute la honte de sa passion, lorsqu’elle prend les Dieux à témoin :

Ces Dieux qui dans son flanc
Ont allumé ce feu fatal à tout son sang,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire cruelle
De séduire le cœur d’une foible mortelle.

Il est vrai qu’on n’accuse plus les Dieux du déréglement de son cœur, & qu’on ne cherche plus à l’authoriser par leur exemple, comme ceux dont S. Cyprien a dit : Peccant exemplo Deorum  ; mais on l’attribue à l’étoile, à la destinée, à la nécessité d’un penchant invincible : on retrouve ses sentiments avec plaisir dans ceux qu’on appelle des Héros ; & une passion qui nous est commune avec eux, ne paroît plus une foiblesse ; on se répete en secret ce qu’Œnone dit pour appaiser le trouble de sa Maîtresse : Mortelle, subissez le sort d’une mortelle. On s’étourdit au moins de ces pensées vagues & confuses qu’on n’approfondit jamais. On sort du Théâtre, rassuré contre l’horreur naturelle du crime ; & ce même plaisir y ramene souvent ceux qui l’ont une fois goûté. Ainsi, soit que le Spectacle ne cause qu’un trouble & une émotion passagere qui paroît d’abord innocente, soit qu’il excite ou qu’il rappelle des passions plus durables que l’action & le langage de la Tragédie authorisent & justifient ; c’est sans doute dans ces deux effets que consiste principalement le grand plaisir que les hommes y prennent. Tel est le jugement qu’en ont porté tous ceux qui ont écrit contre cette espece de divertissement. En montrant combien il est dangereux, ils ont fait voir pourquoi il est agréable, parce qu’en effet ce qui en fait le plaisir est ce qui en fait le danger ; & qu’on peut dire presque toujours, que la meilleure Piece en un sens est en un autre sens la plus mauvaise.

Mais ce n’est pas ici le lieu de faire la censure de la Tragédie ; il s’agit de découvrir l’origine du plaisir que nous y goûtons, & non pas de réfuter ce que l’on dit pour justifier ce plaisir : je veux même essayer de me réconcilier en quelque maniere avec les Poëtes Tragiques ; & pour épuiser tout ce qui regarde la satisfaction que notre ame trouve à être émûe par des sentiments intéressants, je conviendrai volontiers avec eux, que si la Tragédie nous plaît parce qu’elle excite en nous le mouvement des passions, elle nous plaît aussi, parce qu’elle y présente des images de vertu ; & je découvrirai dans cette réflexion une nouvelle source du goût que l’on a pour ce genre de Poësie.

On n’a pas de peine à comprendre qu’il fasse par cet endroit une impression agréable sur des ames vertueuses ; mais pourquoi la peinture de la vertu a-t-elle des charmes pour le cœur même le plus déréglé ! C’est un problême de Morale qui paroîtroit d’abord plus difficile à résoudre, si l’on n’en trouvoit le dénouement dans le caractere de la plûpart des hommes, & dans la nature des vertus, que l’on peint ordinairement sur le Théâtre. Il y a peu de cœurs absolument mauvais, comme il y en a peu d’absolument bons ; un homme qui n’auroit que des vices sans aucune trace de vertu, seroit une espece de monstre dans la nature ; un homme qui n’auroit que des vertus, sans aucune ombre de défauts, seroit un véritable prodige ; mais le monstre & le prodige sont également rares, ou plutôt on n’en trouve jamais de semblables dans le monde ; on remarque dans tous les hommes un mêlange de bien & de mal, une inclination naturelle pour l’ordre, une pente encore plus forte pour le désordre : ceux mêmes qui s’y laissent le plus entraîner, ne le font pas toujours, & à l’égard de toutes sortes d’objets : ils ont des intervalles de lumiere & de raison, pendant lesquels ils ne sont pas insensibles aux attraits de la Vertu. Ils condamnent volontiers les vices qu’ils n’ont pas ; ils cherchent à excuser ou à se déguiser à eux-mêmes ceux qu’ils ont, pour étouffer les reproches de cette voix intérieure qui les rappelle toujours à l’ordre ; & de-là vient que le Poëte les flatte si agréablement, comme je le disois tout à l’heure ; lorsque pour parler comme Racine, *
Il prête à leurs fureurs des couleurs favorables.

A ce caractere susceptible des impressions de la Vertu comme de celles du Vice, se joint celui des vertus que la Tragédie nous présente : elles allarment si peu les passions favorites du cœur humain, qu’il croit pouvoir les concilier aisément avec ces passions. Telles sont la valeur, la générosité, la grandeur d’ame, l’amour de la patrie, la haine de la violence & de la cruauté, l’horreur de la servitude & le goût de la liberté. On est charmé de voir que l’ambition, que le desir de la vengeance, que les foiblesses de l’amour ne soient pas toujours incompatibles avec ces vertus, qui nous plaisent d’autant plus dans les héros du Théâtre, que nous les y trouvons souvent jointes à nos défauts. Que si le Poëte ose attaquer jusqu’à ces défauts, il ne cesse pas de nous intéresser par sa censure même. Nous nous plaisons souvent à voir la peinture de notre propre foiblesse, quand elle est du nombre de celles dont les spectacles nous apprennent à ne plus rougir. Nous trouvons même un plaisir secret à en gémir ; & nous sommes quelquefois les premiers à les déplorer ; notre amour propre se flatte qu’il commence par-là à s’en guérir, & comme il n’y a personne qui ne se repente dans certains moments de la servitude des passions, le Poëte possede l’art d’amener, si j’ose le dire, ces moments de repentir, de nous faire sentir la pesanteur de nos chaînes, la douceur de la liberté, & de nous plaire ainsi par sa morale dans le temps même que sa morale nous condamne.

Ou s’il va encore plus loin, s’il veut nous effrayer, suivant le but & les loix de la Tragédie, par une catastrophe qui nous montre sensiblement les funestes effets d’un amour criminel, ou d’une ambition démesurée, nous ne manquons guères d’attribuer le malheur du Héros à son imprudence plutôt qu’à sa passion ; nous nous flattons que nous serons plus sages ou plus heureux ; peut-être même toutes ces pensées sont-elles souvent bien éloignées de l’esprit du spectateur. Une révolution surprenante le frappe, il se livre entierement à l’émotion agréable qu’elle excite en lui ; & il en sent tout le plaisir, sans chercher à en corrompre la douceur par des réflexions ameres qui ne serviroient qu’à l’affliger. Disons enfin, que si le spectacle d’une vertu éclatante plaît aux ames les moins vertueuses ; c’est parce qu’il agit sur elles par goût & par sentiment, plutôt que par voye de lumiere & de raison. Il n’est point de vertus sur le Théatre qui ne soient animées & soutenues par quelque passion ; elles en empruntent le dehors, & pour ainsi dire, le masque, afin de frapper plus fortement notre esprit. Tantôt c’est le désir de surpasser ses rivaux, & de vaincre ses ennemis ; tantôt, & presque toujours, c’est la soif de la grandeur, ou l’amour de la Gloire qui lui prête le sien : ainsi soit par son éclat naturel, soit par tout ce qui l’accompagne, l’image de la Vertu affecte toujours l’ame du spectateur. Ce n’est plus la Vertu seule, c’est un mélange de vertu & de passion qui l’émeut & qui le touche. C’est par-là que la Tragédie suspend l’impression du vice qui le domine ; elle en interrompt le cours par un mouvement contraire ; il s’anime à la vûe de la gloire qui environne les Héros ; il aime à se laisser enflamer d’une noble émulation ; il s’applaudit en secret de ce sentiment, dont le cœur le plus corrompu est toujours agréablement flatté, & peu s’en faut qu’il ne se croye vertueux, parce qu’il admire la Vertu.

C’est ainsi que le Poëte, maître de tous les ressorts du cœur humain, ne réussit dans son art que parce qu’il sçait, comme Despréaux l’a dit de Racine,
Emouvoir, étonner, ravir un Spectateur,

soit par les passions, soit par ce qui devroit les corriger, & qu’il trouve le moyen de nous faire jouir dans la même piece, des plaisirs du vice, & de ceux de la vertu.

Mais pour suivre ici le progrès de nos pensées, & chercher toujours la raison de la raison même, d’où vient que nous prenons tant de plaisir à admirer, nous qui en trouvons un si grand à mépriser ? C’est que l’homme réunit en soi des goûts qui paroissent opposés l’un à l’autre, mais qui ne le sont point en effet, parce qu’ils partent du même fonds d’amour propre, & que par des routes différentes, ils tendent également à la même fin, c’est-à-dire, à satisfaire sa vanité.

La Comédie nous fait passer agréablement notre temps, lorsqu’elle peint de telle maniere les mœurs vicieuses de notre siécle, qu’elle nous les rend méprisables ; le spectateur qui se reconnoît rarement dans les portraits qu’il y voit, s’éleve dans son esprit, au-dessus de tous ceux qu’il croit que le Poëte a voulu peindre, & il jouit du plaisir de leur appliquer ce qu’ils lui appliquent peut-être à leur tour, ainsi comme Despréaux l’a dit dans son Art Poëtique :

Chacun peint avec art dans ce nouveau miroir,
S’y voit avec plaisir, ou croit ne s’y point voir.
L’Avare des premiers rit du tableau fidele
D’un Avare souvent tracé sur son modele,
Et mille fois un Fat finement exprimé,
Méconnoît le portrait sur lui-même formé.

La Tragédie prend une autre route pour flatter notre amour propre, & elle n’y réussit pas moins par l’admiration, que la Comédie par le mépris. Elle réveille en nous ces sentiments nobles & généreux, qui sont comme endormis au fonds de notre ame. Nous croyons les reconnoître dans les Héros que le Poëte fait parler ; nous nous approprions leurs pensées, ou nous nous imaginons qu’ils empruntent ou qu’ils expriment les nôtres ; & ces deux différents tours de notre amour propre réussissent également. Ainsi par des effets contraires, mais qui naissent de la même cause, la Comédie nous inspire l’estime de nous-mêmes par le mépris des défauts dont nous croyons être exempts, & la Tragédie ne nous l’inspire pas moins par l’admiration des vertus que nous nous flattons de posséder, ou dont nous trouvons au moins les semences dans notre ame.

Indépendamment de ce retour sur nous-mêmes, tout ce qui est grand & sublime, tout ce qui s’éleve au-dessus des sentiments & des actions du commun des hommes, fait sur nous une impression aussi forte qu’agréable. Soit que nous nous flattions de croître en quelque maniere avec les objets qui occupent notre attention, ce qui fait que l’on aime à vivre avec les Grands, & qu’un Sçavant mesure l’étendue de son esprit par la multitude des faits dont il a chargé sa mémoire, soit que notre ame née pour connoître & pour posséder l’infini, se plaise à trouver toujours quelque chose de plus grand que les objets qui la frappent ordinairement ; comme si par-là elle faisoit un pas vers cette immensité de connoissance, & cette plénitude de sentiment qui est le terme de ses desirs ; il est au moins certain que toute admiration, dont nous sommes saisis, nous intéresse par quelque endroit, puisqu’elle nous fait un si grand plaisir, & qu’il n’y en a guères qui nous touche davantage que celui de nous sentir enlevés & comme transportés hors de nous-mêmes, soit par un discours sublime, soit par le spectacle d’une action qui nous paroît être au-dessus de l’humanité.

Je vais encore plus loin, & il me semble que dans ce plaisir, je reconnois la main & la bonté du Créateur qui a voulu que tout ce qui est parfait, ou qui approche de la perfection, répandit dans notre ame une satisfaction sensible pour nous en inspirer le respect, la vénération, l’amour, & afin, si j’ose hazarder ici cette pensée, que nous pûssions connoître la Vertu par un sentiment d’admiration, comme nous découvrons la Vérité par ce repos d’esprit qui accompagne l’évidence. Tacite observe que chez les anciens Germains c’étoit le seul mérite qui faisoit les Chefs, Duces ex virtute, & qu’on leur obéissoit par admiration, admiratione præsunt. C’est ainsi que suivant l’institution de l’Auteur de la Nature, la Vertu devoit régner sur le cœur de l’Homme par l’admiration ; & elle y régneroit encore, si les passions ne lui en disputoient l’empire par une autre espece de plaisir. Mais malgré leur révolte, la Vertu nous excite toujours à l’admirer dans le tems même que nous lui résistons. Nous le faisons encore plus, lorsqu’elle ne trouble point véritablement nos passions ; & comme c’est presque toujours avec cette précaution que le Poëte nous la montre sur le Théâtre, il n’est pas surprenant qu’elle nous fasse éprouver alors ces mouvements naturels d’estime & d’admiration, que des sentiments héroïques & des actions magnanimes font naître dans notre ame. C’est le genre du plaisir qui domine le plus dans les Pieces de Corneille ; & c’est par cet endroit qu’il a l’avantage sur Racine, son rival, qui lui est supérieur presque dans tout le reste. Despreaux ne se trompe donc pas lorsqu’il lui donne la gloire d’avoir inventé un genre de Tragédie inconnu à Aristote, où, sans s’attacher uniquement comme les Poëtes de l’ancienne Tragédie, à émouvoir la Pitié & la Terreur, il ne pense qu’à exciter dans l’ame des Spectateurs par la sublimité des pensées, & par la beauté des sentiments, une certaine admiration dont plusieurs personnes s’accommodent souvent beaucoup mieux que des véritables passions tragiques.

Mais le désir d’apprendre & d’occuper notre esprit dont le Poëte charme l’inquiétude par la vûe d’un événement singulier & merveilleux ; les passions déréglées que leur image fait naître, ou rappelle dans notre ame ; les impressions que le spectacle de la Vertu excite dans tous les cœurs, & l’admiration qui en est une suite naturelle, ne sont pas les seules raisons qui attachent à la Tragédie. J’y découvre encore une nouvelle source d’un plaisir plus fin & plus spirituel, qui n’est bien connu que des Spectateurs capables de réflexion, mais qui ne laisse pas de se faire sentir à ceux même qui réfléchissent le moins, & qui les affecte toujours quoiqu’ils n’en sçachent peutêtre pas la cause ; je veux parler ici de ce qu’on appelle dans la Peinture l’effet du tout ensemble, ou de la composition & de l’ordonnance du Tableau. J’entends par ces termes appliqués à la Tragédie, cet art du Poëte Tragique, par lequel il construit si habilement toutes les parties de son Poëme, qu’elles se tiennent comme par la main, & que les divers événements qu’il y fait entrer, conspirent l’un avec l’autre, & tendent tous à la même fin. J’entends encore ce tissu ingénieux, qui forme si adroitement le nœud de la Piece, que le Spectateur cherche avec inquiétude comment le Poëte pourra le dénouer, & qui le dénoue ensuite si heureusement & d’une maniere si convenable au reste de la Tragédie, que le dénouement paroît sortir du nœud même sans que le Poëte ait été obligé de l’aller chercher bien loin, d’emprunter des secours étrangers pour sortir de l’embarras où il s’est mis, & de faire en quelque sorte une seconde Piece pour finir la premiere, comme il est arrivé à Corneille même dans les Horaces. J’entends enfin par le mérite & l’artifice du tout ensemble, ce contraste & en même temps cet assortiment dans les différents caracteres ; cette uniformité & cette stabilité dans celui de chaque personnage qui nous donnent à peu près le même plaisir dans la Tragédie, que la variété des ordres & des ornements qui entre dans la structure d’un bel édifice, & la perfection égale de chacune des parties semblables produisent dans l’Architecture.

Il résulte d’une Piece si bien ordonnée, une impression totale qui charme notre esprit par la satisfaction dont il jouit, lorsqu’il compare les différentes parties d’un Ouvrage, ou les unes avec les autres, ou avec le corps qu’elles composent ; lorsque frappé de la justesse de leurs rapports, il goûte le plaisir de voir, que chaque chose étant à sa place, elle fait en elle-même & dans le tout qui en résulte, le véritable effet qu’on doit en attendre ; & comme cette espece de plaisir vient du goût que nous avons naturellement pour les objets qui se présentent à nos yeux, ou à notre esprit, avec ces proportions exactes & cette juste disposition, l’on peut appeller la satisfaction que nous en ressentons, le plaisir de l’ordre & de l’harmonie. Mais pourquoi y trouvons-nous tant de charmes ?

C’est premierement parce que la beauté & la régularité de l’ordonnance nous offrent une image plus claire & plus distincte qui frappe aussi plus vivement notre attention, & qui l’attache bien plus constamment ; c’est encore parce que cette image étant plus lumineuse, elle est aussi plus facile à saisir & à embrasser toute entiere, ce qui plaît infiniment à notre esprit, aussi ennemi du travail qu’avide de connoissances ; de-là vient que ceux qui sont le moins instruits des régles de l’Art, goûtent le plaisir qui est attaché à l’observation de ces régles mêmes qu’ils ignorent. Leur imagination coule agréablement sur un objet qui ne l’arrête en aucun endroit, qui se développe insensiblement devant elle, sans embarras, sans confusion, sans obscurité, & dont toutes les parties, se succedent l’une à l’autre, avec une liaison si vraisemblable, qu’on diroit que c’est la Nature plutôt que l’Art qui en a formé l’enchaînement.

C’est enfin, parce que rien ne nous charme davantage dans tout genre de plaisir, qu’un mêlange & une combinaison parfaite de la variété avec l’unité ; une trop grande diversité d’objets nous fatigue, une trop grande uniformité nous ennuye. La beauté de l’ordre & des proportions nous enchante, parce qu’en amusant & en occupant notre esprit par la diversité des objets qu’elle nous présente, elle ménage ses forces en même-tems par l’art avec lequel elle les rapporte tous au même but, & réduit ainsi la variété à l’unité.

Outre cet avantage qui est commun à la Tragédie avec tous les ouvrages bien ordonnés, il y en a un qui lui est propre, ou qu’elle ne partage presque qu’avec la Comédie, & le Poëme Epique ; c’est de préparer au Spectateur le plaisir de la surprise, en disposant de telle maniere la suite des événements, qu’il en naisse un étonnement & une espece d’admiration différente de celle dont j’ai déja parlé, parce que c’est une grande révolution qui la produit, plûtôt qu’une grande vertu, quoiqu’il arrive souvent que l’une & l’autre se réunissent & fassent par leur concours une double impression sur notre esprit.

Cette réflexion est une nouvelle preuve de ce que je disois il n’y a pas long-temps, que l’homme a souvent des goûts contraires qui ont chacun leur genre de volupté, & que l’adresse du Poëte consiste à les satisfaire tous également. Nous aimons à prévoir les événements qui doivent arriver, par le désir que nous avons de tout connoître, & de satisfaire la curiosité de notre esprit. Nous aimons aussi à être surpris par un événement imprévû, lorsqu’il n’a rien qui nous afflige, ou qui nous menace personnellement, & cette inclination est l’effet du goût que nous avons pour tout ce qui est nouveau ; non-seulement notre ame se plaît à être attentive, mais elle aime le changement dans les objets de son attention, la variété la délasse. Un objet nouveau trouve aussi une application toute neuve pour le recevoir à peu près comme le changement de mets réveille en nous un nouvel appetit. Que si l’objet n’est pas seulement nouveau, mais surprenant & extraordinaire, nous le dévorons avidement comme un bien qui nous paroît d’autant plus grand qu’il étoit plus inespéré. Il finit d’ailleurs ce trouble, cette agitation, cette anxiété, qui cause une douce torture à notre imagination par le nœud & l’intrigue de la piece ; c’est une espece de délivrance qui succéde heureusement aux douleurs de ce travail, &, si je l’ose dire, de cet enfantement d’esprit. Dirai-je enfin, qu’il y a je ne sçai quoi dans l’extraordinaire & dans le merveilleux qui nous paroît étendre les bornes de notre intelligence, en lui découvrant ce qu’elle auroit cru impossible, si l’événement ne lui en montroit la réalité ? Mais je ne pourrois presque que répéter sur ce point ce que j’ai dit plus haut sur l’effet de l’admiration, en parlant de celle qui est excitée par l’image des Vertus. Quoi qu’il en soit, le Poëte dont toute la force consiste à bien connoître toute notre foiblesse, profite heureusement de ces dispositions, pour mieux assaisonner le plaisir de la surprise, & faire ensorte que le commencement & le nœud de la Tragédie servent comme d’ombre & de contraste à l’événement imprévu par lequel il doit achever de nous charmer ; mais il n’oublie pas que si nous aimons la surprise, nous méprisons celle dont on veut nous frapper en violant toutes les regles de la vraisemblance : il évite donc de mettre le Spectateur en droit de lui dire,

Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi.

Il ne change point Procné en hirondelle, ni Cadmus en serpent, c’est-à-dire, qu’il n’invente point un dénouement fabuleux, & qui, suivant l’expression de Plutarque, franchisse trop audacieusement les bornes du vraisemblable . Il sçait concilier le goût que les hommes ont pour l’apparence même de la Vérité, avec le plaisir que la surprise leur cause, & il tempére avec tant d’art le mêlange de ces deux sortes de satisfaction, qu’en trompant leur attente il ne révolte point leur raison ; la révolution de la fortune de ses Héros n’est ni lente ni précipitée, & le passage de l’une à l’autre situation étant surprenant sans être incroyable, il fait sur nous une impression si vive par l’opposition de ces deux états, que nous croyons presque éprouver dans nous-mêmes une révolution semblable à celle que le Poëte nous présente.

Enfin le dernier effet de ce que j’ai appellé la beauté du tout ensemble, ou de l’ordre & de la conduite qui régnent dans une Tragédie, est qu’elle nous met beaucoup plus en état d’y appercevoir & d’en recueillir l’instruction morale qui, selon la remarque de plusieurs Auteurs, doit être comme le fruit & la conclusion de cette espéce d’ouvrage.

Les anciens Philosophes, peut être plus severes que les nouveaux Casuistes, nous ont appris que la Tragédie, aussi bien que le Poëme Epique, ne devoit chercher à plaire que pour instruire : ils ont cru que l’une & l’autre n’étoient véritablement qu’une Fable plus noble, à la vérité, plus étendue, plus ornée que celles d’Esope, mais du même genre & qui avoit le même but, c’est-à-dire, d’employer le secours & l’agrément de la fiction, pour faire entrer plus aisément dans l’esprit, & pénétrer plus avant dans le cœur, une vérité morale qui en est l’ame, & qui en doit animer tout le corps.

Si le Poëte Tragique entre bien dans l’esprit de son art, il faut que toute la conduite, toute l’œconomie de sa Piéce tende uniquement à établir, à développer, à mettre dans tout son jour le point de morale qui doit en être le véritable sujet, & qu’en donnant par-là le plaisir de l’unité, il fasse goûter encore plus celui de la vérité, dont sa Tragédie doit être une preuve vivante, qui la démontre par les événements & par cette espéce d’expérience que le Spectateur fait, suivant le proverbe Espagnol, sur la tête d’autrui ; par-là le Poëme Tragique renfermeroit une espéce de Philosophie, si les Poëtes pouvoient être vraiment Philosophes. Peindre les vices pour nous en montrer le péril, & nous en faire craindre les suites malheureuses, émouvoir notre ame pour l’affermir, & comme pour l’endurcir par cette émotion même, en lui donnant une trempe plus forte & plus vigoureuse, c’est le moyen de rendre la Poësie utile. Un Poëte vertueux ne prend la route des sens que pour aller à la raison ; & c’est par-là selon Horace, qu’il atteint à la perfection de son Art.
Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci,
Lectorem delectando, pariterque monendo.

Un Poëme où ces deux caracteres se trouvent dans un égal degré, charme aussi également toutes nos facultés. Il rassassie notre esprit en lui faisant goûter en même-temps le plaisir de la variété, de l’unité & de la vérité. Il touche encore plus notre cœur par la beauté d’une morale qu’il rend sensible. Notre imagination n’est pas moins satisfaite d’entendre parler sa langue, non pour la séduire, mais pour la rendre plus attentive & plus docile à la raison. Rien ne manque donc plus à la véritable gloire du Poëte, parce que joignant toujours ce qui plaît à ce qui touche, & ce qui touche à ce qui instruit, il rassemble & il réunit tout ce qui peut faire sur nous une impression aussi agréable qu’intéressante, & aussi intéressante que solide.*

Jusqu’ici je n’ai encore parlé que du premier & du principal Membre de la division d’Aristote, je veux dire, de ce que le Poëte imite, ou de l’objet de son imitation, & j’ai tâché d’y découvrir les véritables causes de l’impression que fait la Tragédie ; j’y ai mêlé avec la fable ou l’action imitée, ce qui regarde les mœurs ou les caracteres, les pensées ou les sentimens, qui selon le même Philosophe, sont les deux dernieres choses que le Poëte doit imiter.

Il me reste maintenant à toucher beaucoup plus légerement les deux derniers points qu’Aristote distingue dans l’imitation du Poëte Tragique comme dans toute autre imitation ; l’un est la maniere d’imiter, l’autre consiste dans les secours ou dans les instruments de l’imitation, & il me suffiroit presque d’observer ici en général, que ce qui plaît dans ces deux derniers points, nous émeut par les mêmes raisons que j’ai expliquées peutêtre avec trop d’étendue sur le premier.

Les paroles sont les couleurs, ou si l’on veut, le pinceau du Poëte, c’est par elles qu’il imite, & qu’il peint dans notre ame tout ce qu’il entreprend de représenter ; mais 1°. Ce sont des paroles harmonieuses dont la mesure uniforme ou variée, mais toujours assujettie à certaines regles, forme ce qu’on appelle des vers. C’est une espéce de Musique qui plaît naturellement à notre ame par les sons & par leurs rapports, mais qui lui plaît encore parce qu’elle forme une espéce de Langue différente qui réveille bien plus notre attention que celle qui nous est plus familiere. Quoique parmi nous, la Langue Poëtique ne soit pas aussi éloignée du langage ordinaire qu’elle l’étoit chez les Grecs, & que leurs Poëtes ayent eu par-là un grand avantage sur les nôtres, il reste néanmoins assez de différences même dans notre Langue, entre le style de la Poësie & celui de la Prose, pour nous faire goûter le plaisir d’entendre un langage plus noble que celui qui nous est ordinaire.

2°. Ce n’est pas seulement par les nombres & par la cadence que les Vers peuvent être regardés comme une espéce de Langue à part, qui nous attache beaucoup plus que la Prose. C’est encore plus par la noblesse des pensées, par la hardiesse de l’expression, par la vivacité des images, par la variété des figures, & par la liberté des mouvements, que la Poësie s’éleve au-dessus du langage vulgaire, & qu’elle fait sur nous des impressions si sensibles. Je n’ai pas besoin d’en expliquer ici la raison ; je l’ai marquée par avance, lorsque j’ai parlé en général du plaisir que notre imagination trouve à être remuée & à éprouver une agitation douce & agréable. L’application s’en fait d’elle-même au style Poëtique ; il nous plaît jusque dans la Prose, lorsqu’elle peut oser s’en permettre l’usage ; & le Public en a fait l’experience dans Telemaque, dont la lecture a sçu l’intéresser pour le moins autant que celle de l’Odissée, malgré le grand avantage que les charmes du nombre & de la mesure donnoient au Poëte Grec sur l’Auteur François.

3°. Enfin les expressions qui frappent dans la Tragédie, ne sont point des paroles froides, inanimées, & pour ainsi dire, des paroles mortes, qu’on n’apprenne que par le récit du Poëte, comme dans le Poëme Epique ; ce sont, pour suivre la même image, des paroles sensibles, animées, des paroles vivantes. Ce n’est pas Corneille que nous entendons, c’est Cinna, c’est Emilie, c’est Maxime, c’est Auguste ; & de-là vient que ce genre d’imitation a un si grand avantage sur celle qui se fait dans l’Epopée. Il joint la lumiere & les couleurs de la peinture, à la vérité & au relief de la Sculpture ; il y ajoute le mouvement & la vie qui manquent à l’une & à l’autre. Oubliez pour un moment, que les Acteurs ne sont pas ceux qu’ils représentent, l’imitation deviendra la nature même, vous sentirez la même émotion que si vous entendiez parler ceux qui ont eu part à l’action représentée, & les expressions qui paroissent sortir de leurs bouches mêmes, ne portent que trop réellement dans le cœur des Spectateurs leurs différentes passions.

Jugeons par ce qui se passe dans le Poëte lui-même, de l’effet que ses Vers font sur nous par le ton sur lequel la Poësie monte & éleve notre ame.

Qu’est-ce qu’un Poëte selon Horace ?

Ingenium cui sit, cui mens divinior, atque os
Magna sonaturum, des nominis hujus honorem.
Aussi les premiers Poëtes ont-ils passé pour des hommes inspirés : leur enthousiasme a paru avoir quelque chose de plus qu’humain, & leur langue a été appellée la langue des Dieux. On permet à Claudien même de dire :
          Gressus removete profani :
Jam furor humanos nostro de pectore sensus
Expulit, & totum spirant prœcordia Phœbum.

On diroit que le Poëte nous crie à haute voix comme la Sibille de l’Eneïde,

Deus, ecce Deus.

Et l’on applique volontiers à Virgile ce qu’il dit de sa Prêtresse,

        …….. Majorque videtur
Nec mortale sonans, afflatur numine quando
Jam propiore Dei…….

Mais la fureur des Poëtes est une passion contagieuse. Elle se communique, elle pénétre dans l’ame du Spectateur, qui devient presque comme ces Peuples que le son de certains instruments fait danser malgré eux ; pour peu qu’il ait l’ame facile à émouvoir, il entre dans l’enthousiasme, & il éprouve en lui les mêmes mouvements qui ont agité le Poëte dans la chaleur de la composition. Il sent dans son ame je ne sçai quoi de plus noble, de plus sublime : il croit être transporté dans une région supérieure.

Sub pedibusque videt nubes & sidera.

Il conçoit une plus haute idée de ses forces : il se flatte de penser avec plus d’élévation, & c’est là sans doute une des plus grandes causes de cette espéce d’enchantement qui est attaché à la Poësie sublime & héroïque.

La déclamation, le geste, le mouvement des Acteurs, augmentent cet enchantement, sur-tout quand ils sont soutenus de ce qu’Aristote appelle les secours ou les instruments de l’imitation, & dont il fait la troisiéme partie de sa division générale ; je veux parler ici de la Musique & de la Décoration qui tendent à la même fin que tout le reste, & qui y tendent presque par les mêmes impressions.

La Musique excite & attache notre attention comme la Poësie, par une espéce de langue qui lui est particuliere, & qui ne nous parle que par les rapports des sons : elle nous affecte encore plus que la Poësie, même par la douceur du nombre & de l’harmonie, qui n’a tant de charmes pour nous que parce qu’en ébranlant avec une justesse & une convenance parfaite les cordes de cet instrument naturel qui y répond dans nos oreilles, elle cause dans notre ame une émotion aussi douce qu’agréable ; elle frappe, pour ainsi dire, les ressorts de toutes les passions par des accords qui les excitent ou les rappellent : elle les justifie aussi en un sens & les authorise comme la Poësie dramatique, par la douceur qui est attachée aux dispositions qu’elle inspire dans l’ame, qui en s’y livrant a de la peine à croire que ce qui lui paroît si innocent & qui est si agréable, puisse jamais lui être funeste, ni qu’un plaisir dont elle fait son bonheur actuel, soit capable de la rendre moins parfaite. La Musique exprime même la majesté de la Vertu, & semble lui prêter des graces & des charmes, & c’étoit la premiere destination du chant & de la symphonie. Elle présente aussi à notre esprit ce mêlange, cette combinaison bien proportionnée de variété & d’unité qui domine dans tous les Ouvrages dont il est justement touché ; elle le remplit d’admiration par des sons dont le rapport, & encore plus le contraste, nous surprend & nous ravit par le changement soudain qu’il produit dans notre ame. Elle a donc son sublime comme la Poësie, & elle transporte l’Auditeur comme dans un séjour enchanté où il éprouve une espéce d’yvresse qui absorbe toute autre pensée. Elle excite, elle soutient ou elle anime les passions qui affectent l’ame dans la Tragédie, & elle y mêle une plus grande diversité qui sert à délasser & à renouveller l’attention. On en a vû l’effet dans les représentations d’Esther & d’Athalie* qui ont fait sentir combien ce mêlange de Vers & de Musique donnoit d’avantage aux Tragédies Grecques & Latines sur les nôtres.

La Décoration est trop peu de chose par rapport à tout le reste pour mériter que je m’arrête à observer que par son rapport & sa convenance avec l’action représentée, elle rend la représentation plus vive & plus animée, qu’elle en lie & en unit toutes les parties, & qu’elle y ajoute un nouvel ornement.

Tout ce que je viens de distinguer soit dans les parties principales de la Tragédie, soit dans celles qui appartiennent plus à l’ornement qu’à l’essence de cette espéce de Poëme, fait connoître les prémieres causes de l’impression qu’elle produit sur les Spectateurs en réveillant, en fortifiant, en authorisant leurs passions.

Après cela je consens très-volontiers que l’on y ajoute encore un plaisir d’un autre genre, qui est indépendant de la représentation, & de la vûe d’un Spectacle : c’est celui que notre ame qui desire toujours la perfection, trouve naturellement à juger & à connoître les rapports des objets qui lui sont présentés ; & en effet, ce plaisir dont je parlerai bientôt plus à fond, doit être gardé pour le dernier, parce qu’il se mêle & qu’il influe dans tous les autres, & qu’il se fait sentir également par rapport à tous les Ouvrages de l’art.

Aristote a donc eu raison de dire que la Tragédie, comme tout autre Poëme, est une peinture. Il ne s’est pas trompé non plus lorsqu’il a remarqué que l’homme se plaît naturellement à l’imitation, soit qu’il imite lui-même, soit qu’il ne fasse que sentir l’effet de l’imitation faite par un autre. Mais Aristote resserre les charmes de la Poësie dans des bornes trop étroites, quand il les fait consister dans le seul plaisir que l’imitation cause à notre esprit. Je viens d’en indiquer un grand nombre d’une autre espece, & j’y en ajouterois peutêtre de nouveaux, si la matiere méritoit d’être encore plus approfondie, & si je n’avois à me reprocher de m’en être déja trop occupé.

En vain Aristote, ou ses partisans, voudroient-ils répondre que c’est par l’imitation même que le Poëte Tragique prépare ces différents genres de plaisir. Il est vrai que tout l’art & toute la perfection de la Tragédie consiste en un sens dans une imitation sçavante & fidele, ensorte que le Poëte qui imite le mieux, est aussi celui qui nous plaît davantage. Mais autre chose est le plaisir qui résulte de cette justesse d’imitation considérée comme telle, & en tant que c’est une imitation dont nous comparons le rapport avec son original ; autre chose est l’impression agréable que fait sur nous l’action ou l’événement que le Poëte imite. L’un est le plaisir que l’Art, envisagé comme Art, excite dans notre esprit ; l’autre est le plaisir qui naît des choses mêmes que l’Art met devant nos yeux.

Qu’il me soit permis, pour en faire mieux sentir la différence, de comparer l’impression que fait sur moi un tableau de Tesnieres qui me représente un cabaret ou une noce de Village, avec celle dont je suis frappé à la vûe d’un tableau de Raphaël, tel que celui de la Sainte Famille ou du Saint Michel que l’on voit à Versailles. L’Art est égal dans les deux Peintres ; l’imitation est parfaite de part & d’autre : le Peintre Flamand auroit peutêtre même quelque avantage par cet endroit, sur le Romain ; sa peinture a je ne sçai quoi de plus vrai : son imitation est plus naïve ; on la prendroit presque pour la nature même : ainsi du côté du plaisir que j’ai appellé le plaisir de l’Art, je suis également satisfait de l’une & de l’autre peinture. Mais quelle disproportion entre les sentiments dont je suis affecté par les différents objets qu’ils imitent tous deux avec la même perfection ? L’un me plaît par la grace, la naïveté que j’y observe : l’autre fait sur moi une impression plus sérieuse, plus forte, plus profonde par la grandeur, la noblesse, le sentiment que le Peintre a sçu jetter dans les caracteres qu’il a voulu exprimer. Je sens naître dans mon cœur des mouvements de respect & d’admiration : ce n’est plus seulement l’Art qui me frappe, c’est l’objet même que l’Art me présente. Telle est la différence d’une belle Tragédie & de la Farce la plus amusante : celle-ci peut être aussi parfaite en son genre que la Tragédie dans le sien : le mérite de l’imitation leur est commun, & le plaisir doit être égal à cet égard. Mais l’une l’emporte sur l’autre, (& il me suffit même qu’elle en differe) par le mérite ou par la nature de la chose imitée. Que fait donc l’imitation dans la Poësie comme dans la Peinture ? Je comparerois volontiers cette espece de prestige que l’une & l’autre exercent sur nous, à l’artifice des Lunettes d’approche qui efface la distance des objets, & qui me met en état d’en recevoir une impression si vive & si distincte, que comme c’est par cette distinction & cette vivacité que je juge de leur proximité, je crois voir la Lune au bout du Télescope au travers duquel je l’apperçois ; il ne fait que la placer à la portée de mes yeux, & après cela c’est la Lune même que j’observe, c’est sa lumiere qui agit sur moi, & quelquefois si fortement que j’en suis ébloui. Il en est de même lorsque la Lunette appelle, pour ainsi dire, la façade d’un Palais éloigné, & l’oblige à se présenter devant moi. Elle a fait par-là tout ce qui est de son ressort, & c’est alors la beauté de l’objet, la régularité, les proportions & les ornements de l’Architecture, qui causent par eux-mêmes l’impression du plaisir que je sens. Tel est à peu-près ce que j’ai nommé le prestige de l’imitation du Peintre ou du Poëte : il rapproche l’objet ; il le met tout entier, & tel qu’il est sous mes yeux. C’est à quoi se termine toute l’industrie de l’imitateur : mais lorsqu’il a une fois achevé son ouvrage, ce n’est plus lui à proprement parler qui agit sur mon ame, c’est le sujet même, c’est l’union & le concours de toutes les parties de l’événement, qui excitent en moi cette agitation & cette espece de chaleur que j’éprouve. Ainsi, pour me servir encore d’une comparaison semblable, un miroir ardent ne sert qu’à réunir, comme dans un point, plusieurs rayons de lumiere, & ce sont ensuite ces rayons, qui par leur propre chaleur allument & embrasent tout ce que l’on place dans leur foyer.

Jugeons enfin, pour achever d’approfondir cette pensée, jugeons de l’Art par la nature, & de la fiction par la Vérité. Une action, telle que celle qui fait le sujet de la Tragédie de Cinna, se passe réellement devant mes yeux ; j’entens les conversations de Cinna & d’Emilie ; je vois leur entreprise sur le point d’éclater : j’assiste à la délibération d’Auguste sur l’abdication de l’Empire & le rétablissement de la République ; je suis témoin de la trahison de Maxime : la conjuration est découverte. Auguste se trouble ; Livie le rassure, & lui donne un conseil généreux. Il accable Cinna de reproches trop mérités ; il lui fait grace ensuite par une grandeur d’ame & une clémence inouies. Je suis présent à tout, sans intérêt personnel, & sans avoir rien à craindre ni à désirer pour moi-même. Certainement si cette supposition étoit une vérité, ce ne seroit pas alors le plaisir de l’imitation ou des rapports apperçus entre l’original & la copie, qui se feroit sentir à mon ame, puisque l’action même se passeroit en ma présence ; mais je serois agité de tous les mouvements que la curiosité naturelle, que l’attente inquiete de l’événement, que la grandeur des caracteres, la sublimité ou la violence des sentiments peuvent exciter dans mon cœur. Or ne sont-ce pas-là les mêmes impressions que la représentation de Cinna fait sur les Spectateurs, & qu’elle a faites encore plus lorsqu’elle a paru pour la premiere fois ? C’est donc dans la beauté du sujet même & de toutes ses circonstances, c’est dans la grandeur singuliere de l’événement, dans les caracteres des Héros de la piece, dans leurs sentiments, dans leurs expressions, en un mot, dans ce que le Poëte imite, qu’il faut chercher la principale source du plaisir qu’il fait goûter. Si ce plaisir differe beaucoup de celui que causeroit un grand événement dont nous serions témoins, c’est parce que la vérité nous frappe toujours plus que la plus parfaite peinture. Elle excite en nous des sentiments plus vrais, des passions plus originales, au lieu que celles qui naissent de l’imitation, tiennent toujours quelque chose de la copie ; & que pour se servir ici d’un terme de Ciceron, elles sont non expressa quidem sed adumbrata signa affectuum . Mais le genre de l’impression est le même, si le degré en est différent, & cette impression est un effet absolu que la chose même produit, & non pas seulement un plaisir de comparaison, qui ne naisse que d’un rapport de conformité entre la représentation & l’objet représenté.

J’ajoute encore que le plus grand mérite & le plus haut degré de l’imitation quand elle est parfaite, est de se cacher elle-même, & de rendre l’illusion si forte & si dominante, que l’esprit tout occupé de l’objet imité n’ait pas le loisir de penser à l’art de l’imitation. La Poësie n’est, à la vérité, qu’une peinture ; mais cette peinture est bien froide, lorsqu’au premier moment qu’elle frappe notre vûe, elle nous laisse assez de sang froid pour faire des comparaisons ; & pour bien juger de la fidélité du pinceau, il faut qu’elle nous tansporte dans le temps & dans le lieu où l’action s’est passée véritablement, que l’on croie la voir de ses yeux, l’entendre de ses oreilles, & il ne faut pas croire que notre ame refuse de se prêter à cette espece d’enchantement : elle s’y livre au contraire avec d’autant plus de plaisir que l’illusion de la Poësie est plus parfaite. Elle réalise sans effort tout ce qui peut flatter ses passions en les remuant agréablement. Corneille vouloit que l’on eût l’indulgence pour les Poëtes Tragiques, d’admettre un lieu théatral, où, sans blesser la regle de l’unité, on voulût bien supposer que tous les événements de la piece auroient pû se passer avec vrai-semblance ; mais si son idée a quelque chose de bisarre, il ne l’est point de penser que la plûpart des hommes ont une imagination disposée à recevoir toutes les fictions & les suppositions du Poëte, où chacune se place, & où l’apparence fait presque la même impression que la vérité. On les écoute dans la résolution de s’y laisser tromper, & c’est parce qu’on s’y trompe en effet, & qu’on prend la copie pour l’original, que des malheurs seints excitent une compassion presque réelle, & que l’image de la douleur y fait couler des larmes passageres, mais, en un sens véritables. Le commun des hommes aime mieux se laisser agiter, échauffer, attendrir, que d’examiner s’il a raison d’être touché : & si le Poëte a sçu imiter parfaitement les actions, les sentiments, les pensées de ceux qu’il met sur la scène, les Spectateurs se reposent sur lui , (comme Racine l’a fort bien dit) du soin d’éclaircir les difficultés de la Poëtique d’Aristote : ils se réservent le plaisir de pleurer & d’être attendris . Juger de l’exacte observation des regles de l’Art, c’est le plaisir du Philosophe & du Connoisseur ; mais ce n’est pas celui du plus grand nombre des hommes : le Philosophe & le Connoisseur même, s’ils ont l’ame sensible, ne le goûtent que par réflexion, & leur plaisir direct est le même que celui du Peuple, je veux dire, le plaisir qui naît des mouvements excités dans leur ame par une action qu’ils veulent bien regarder pour un moment comme une action véritable.

Il en est de même à proportion du plaisir que la Musique nous fait ; une ame délicate & sensible à l’harmonie, ne pense point d’abord à examiner si un air tendre & touchant exprime bien le sentiment d’un cœur foible & passionné : elle se livre naturellement & presque machinalement à l’impression que cet air fait sur elle ; elle devient elle-même ce cœur touché dont le Musicien a voulu faire sentir l’état par des modes propres à inspirer la tendresse & la douleur ; le plaisir de comparer le rapport de ces modes avec la disposition de notre ame, qu’ils peignent, pour ainsi dire, par le son, ne vient qu’après-coup ; c’est un plaisir réflechi qui ne se fait sentir qu’en second. L’habile Musicien, qui s’est fait une longue habitude des regles de son Art, peut en être frappé plûtôt ; mais le commun des hommes jouit des sentiments que la Musique fait naître dans son ame, sans en rechercher la cause. Combien y en a-t’il qui passent leurs jours à entendre des Opéra & des Concerts, & qui n’ont pas encore fait réflexion, que le plaisir qu’ils y goûtent, vient de la fidélité de l’Imitation qui se fait par la Musique ? ou si leur esprit a quelques lueurs de cette vérité, elles sont si foibles, si obscures, si enveloppées dans le sentiment, qu’ils ne s’en apperçoivent presque pas eux-mêmes, & l’on ne peut guères s’imaginer qu’une pensée à laquelle ils font si peu d’attention, soit néanmoins la véritable cause du plaisir qu’ils y trouvent. Ainsi, de même que les sons & leurs accords nous charment par les mouvements qu’ils excitent en nous indépendamment de la réflexion que nous pouvons faire sur l’Art, avec lequel le Musicien a sçu exprimer ce qu’il imite, il y a aussi dans les impressions qu’un sujet rapproché par l’imitation du Poëte nous fait éprouver, un plaisir direct, qui prévient & qui surpasse le plaisir plus abstrait & plus refléchi que nous prenons à juger de la justesse & de la fidélité de l’Imitation.

Il me semble donc que si l’Auteur du discours qui m’a fait naître toutes ces pensées, veut plaire & instruire véritablement en traitant la matiere de l’Imitation par rapport à la Tragédie, il doit embrasser également les deux objets principaux auxquels on peut la réduire toute entiere ; je veux dire :

1°. Le plaisir de l’Imitation considérée comme Vérité, & comme un événement réel qui se passeroit en notre présence.

2°. Le plaisir de l’Imitation considérée seulement comme Imitation, & comme un Ouvrage de l’Art, dont on examine le rapport & la convenance avec l’objet qu’il imite.

Je n’ai fait ici qu’une ébauche grossiere de ce qui regarde le premier point, où j’ai jetté rapidement, & peutêtre avec trop d’abondance, les premiers traits qui se sont présentés à mon esprit : les réflexions de l’Auteur, la fécondité de son génie & la délicatesse de son goût y suppléront avantageusement par les nouvelles découvertes qu’il fera dans le cœur humain, & par l’Art avec lequel il développera les ressorts des mouvements que je n’ai presque fait qu’indiquer ; il ne sçauroit au moins traiter cette matiere d’une maniere plus agréable ni plus intéressante pour ceux qui se plaisent à chercher dans la connoissance de l’homme le fondement des regles de la Poësie, comme de celles de la Rhétorique.

Après avoir épuisé ce premier point, la seconde face sous laquelle on peut envisager la Tragédie, en ne la considérant que comme une Imitation, lui fournira un sujet presque aussi riche, s’il s’attache à bien expliquer pourquoi toute Imitation nous plaît en tant qu’Imitation, & pourquoi celle qui est l’ame de la Tragédie, fait de plus fortes impressions que toutes les autres.

L’Auteur paroît avoir voulu se réduire à traiter ces deux dernieres questions. Mais je ne sçai si dans cette vûe même, il n’y auroit pas plusieurs choses qu’il pourroit développer, ou même ajouter pour rendre sa Dissertation plus pleine & plus parfaite. J’en indiquerai ici quelques-unes, puisque j’ai commencé à ne ménager ni ma paresse naturelle, ni la patience de l’Auteur.

I.

Ne pourroit-on pas y distinguer davantage la satisfaction que nous avons à imiter nous-mêmes, & celle que nous prenons à voir l’ouvrage que l’Imitation faite par un autre a produit ?

Lorsque nous imitons nous-mêmes, nous goûtons plusieurs plaisirs qui ne dépendent point de celui d’appercevoir des rapports ; comme le plaisir d’agir qui nous fait sentir notre force ; le plaisir de mépriser l’original, & de le regarder comme étant fort au-dessous de nous, si nous ne l’imitons que pour le tourner en ridicule ; le plaisir contraire de jouter en quelque maniere contre notre modele, s’il nous paroît digne d’estime ou d’admiration, & de nous flatter d’avoir remporté la victoire, &c.

Lorsque nous voyons l’effet de l’Imitation faite par un autre, ces plaisirs se changent en celui de comparer, de juger, d’exercer une espece de supériorité sur l’Ouvrage & sur l’Auteur.

II.

De la différence qui est entre ces deux especes de plaisirs, ne pourroit-on pas conclure qui si les enfants aiment naturellement à imiter, ce n’est pas précisément par le plaisir de juger, à quoi l’Auteur attribue dans la suite de son discours le goût que nous avons pour l’Imitation ; c’est plûtôt par la satisfaction qu’ils trouvent dans le mouvement & dans l’action, & parce qu’ils sont déja sensibles au plaisir de jouir des perfections de leur être, c’est-à-dire, des forces de leur corps & de celles de leur esprit. Mais pourquoi en veulent-ils jouir par l’Imitation ? c’est parce que leur raison n’étant encore ni assez développée, ni assez parfaite pour mettre en ordre leurs idées afin de produire quelque chose d’eux-mêmes, & de faire de nouvelles découvertes, ils sont obligés de s’arrêter à ce qu’ils ont vû faire aux autres. Ainsi le plaisir qu’ils prennent à les contrefaire pour s’amuser & pour s’exercer, pourroit bien venir autant de la foiblesse de leur esprit, que d’une pente naturelle à l’Imitation. L’on entretient d’ailleurs, & l’on augmente ce goût dans les enfants, par les louanges qu’on leur donne lorsqu’ils ont réussi dans cette espece de Comédie qu’ils jouent naturellement. Leur vanité les porte donc à imiter encore plus que le plaisir même de l’Imitation. Et ces réflexions ne conviennent pas seulement aux enfants. Combien y a-t’il des personnes d’un âge mûr, & même de beaux esprits, à qui l’on pourroit appliquer ce qu’un Prêtre Egyptien disoit au Législateur d’Athenes, O Solon, Solon, vous autres Grecs, vous êtes toujours enfants ? On est frappé de ce que l’on voit, ou que l’on entend dire, & l’on se plaît à l’imiter ; on se croit assuré de plaire en imitant ce qui est à la mode. L’esprit aime naturellement à agir : mais il préfére ce qui lui coûte moins de travail ; & le succès, en donnant moins de peine, ne laisse pas d’attirer de grands applaudissements à l’Imitateur : on en voit aussi beaucoup plus que de véritables Auteurs ; & ce n’est pas seulement dans la Peinture qu’il est vrai de dire qu’on trouve mille & dix mille copies contre un seul original. Je serois donc bien tenté de croire, que d’un côté le desir d’agir, & de l’autre la foiblesse ou la paresse de notre esprit jointes à sa vanité, ont souvent presque autant de part que les charmes de l’Imitation, au plaisir que nous prenons à tout imiter.

III.

Je consens très-volontiers qu’on regarde le goût que la plûpart des gens d’esprit ont pour la Peinture, pour la Sculpture, pour la Musique, pour les Fables, comme une des preuves du plaisir qu’ils prennent à l’Imitation, pourvu néanmoins qu’on y joigne toujours cette impression d’un ordre supérieur que les choses mêmes qui sont imitées font sur notre ame ; mais j’aurois plus de répugnance à mettre l’Histoire dans le même rang. Il n’y a personne qui ne sente que le plaisir qu’il trouve à la lire, à satisfaire ainsi la curiosité naturelle à notre esprit, à y étudier le cœur humain, à former son jugement & ses mœurs par de grands exemples de Vice & de Vertu, de Folie & de Sagesse, de Foiblesse & de Fermeté, n’a rien de commun avec le plaisir de l’Imitation renfermé dans ses véritables bornes. Si je parlois donc de l’Histoire en traitant cette matiere, il me semble que je n’appliquerois ce qui regarde le plaisir propre à l’Imitation, qu’aux ornements & à ce qu’on peut appeller l’accessoire de la narration, je veux dire, à la beauté du style, aux harangues, aux descriptions, aux portraits, où l’Historien se donne la liberté d’entreprendre sur l’Art du Peintre, & quelquefois sur celui du Poëte même, Verba prope Poetarum , comme Ciceron le dit des Orateurs.

IV.

L’Auteur observe avec beaucoup de raison, qu’il n’est pas nécessaire que les objets que le Peintre a voulu représenter, soient parfaits en eux-mêmes, & qu’on peut faire une représentation très-parfaite d’une chose très-imparfaite ; que celles mêmes dont la vûe fait horreur, nous sont rendues agréables par la Peinture, parce que ce n’est pas la perfection de l’objet qui nous plaît, mais celle de l’Imitation . Je voudrois seulement qu’il y eût ajouté deux choses.

L’une, que c’est véritablement en ce cas que nous goûtons le seul plaisir de l’Imitation. Comme les objets de cette espece sont bien éloignés d’avoir aucun attrait par eux-mêmes, & que la nature n’y a rien mis du sien pour nous plaire, elle a laissé tout à faire au Peintre dont l’Art est la seule chose que l’on puisse admirer dans ces sortes d’images, parce qu’elles ne nous plaisent que par le seul rapport & par la conformité parfaite de la copie avec l’original.

L’autre, qu’il n’en est pas ainsi quand les objets, dont on nous présente la Peinture, ont une beauté naturelle qui nous frappe & qui nous saisit par elle-même indépendamment de celle de l’Imitation ; il se forme alors dans notre ame un mêlange de sentiments dont les uns naissent de l’objet représenté, & les autres de la représentation. J’ai déja assez développé l’effet de la premiere impression : je dirai donc seulement que si le plaisir de la seconde s’y joint, notre cœur agité de ces passions douces, que l’objet réveille par lui-même, & notre esprit frappé de la justesse de l’Imitation, applaudissent également à l’Art du Poëte, & goûtent ainsi deux plaisirs au lieu d’un. Le premier est plus mêlé de sensible : le second a quelque chose de plus spirituel. Mais tous deux joints & réunis ensemble, forment par leur accord la plus grande satisfaction que l’Art puisse nous procurer. C’est par-là qu’il semble ajouter quelque chose à la nature, & il la surpasseroit même, si la fiction pouvoit jamais faire sur nous autant d’impression que la Vérité.

Je pourrois m’étendre ici sur les conséquences que je tirerois aisément de la distinction de ces deux différentes especes de plaisir ; & c’est par-là que j’expliquerois sans peine pourquoi les Tableaux d’Histoire nous plaisent davantage que les Paysages, ou que la Peinture des choses mortes, ou inanimées ; pourquoi l’on voit avec plus d’admiration le portrait d’un grand homme que celui d’un homme du commun, quoique l’un & l’autre portrait soient également parfaits ; enfin pour revenir à la matiere présente, par quelle raison la Tragédie fait des impressions plus profondes & plus pénétrantes que la Comédie. Mais toutes ces conséquences me paroissent si clairement renfermées dans les principes dont je me suis servi pour établir la distinction des mouvements qui viennent de l’objet même & de ceux qui naissent de la copie, que tout ce que j’ajouterois ici sur ce sujet, ne pourroit être qu’une répétition aussi inutile qu’ennuyeuse.

V.

Après avoir fait ces réflexions générales sur le goût que les hommes ont pour l’Imitation, il restera d’expliquer les véritables causes de cette derniere espece de plaisir dont l’Imitation nous affecte.

L’Auteur a raison de trouver qu’Aristote ne nous donne qu’une idée très-imparfaite de ces causes, lorsqu’il semble les réduire au seul désir d’apprendre & de s’instruire, qui est commun à tous les hommes. Le plaisir que nous sentons à satisfaire ce désir s’useroit bien-tôt, & il y auroit peu de personnes qui voulussent revoir plusieurs fois la même piece, ou tout autre Ouvrage, puisqu’elles n’auroient plus rien de nouveau à y apprendre ; il n’y a personne d’ailleurs qui ne sente en soi-même quelque chose de plus que ce plaisir d’apprendre, quand il ne chercheroit dans une Tragédie ou autre Poëme, que la justesse & la vérité de l’Imitation. Enfin Aristote content de nous dire gravement que c’est le plaisir d’apprendre qui nous rend l’Imitation si agréable, sans remonter plus haut, & nous expliquer en grand Philosophe, quelle est la source de ce plaisir même que nous prenons à nous instruire, a laissé dans la Poëtique comme dans la Physique, non pas dequoi glanner seulement, mais dequoi moissonner après lui. C’est cette moisson abondante qui est réservée à l’Auteur du Discours sur l’Imitation. Il commence à la faire, lorsqu’au plaisir d’apprendre, qui est le seul qu’Aristote ait touché, il joint celui de juger, que ce Philosophe n’a pas trouvé digne de son attention. Mais je voudrois aussi que remontant de cause en cause jusqu’à la premiere, il nous expliquât les raisons de ce plaisir que nous prenons à juger ; & dans ce moment, il ne s’en présente que trois à mon esprit.

L’une, que le jugement est l’acte le plus parfait de notre raison, ou plutôt, que notre raison même n’est qu’un jugement continuel ; & comme c’est par la raison que nous estimons le plus notre nature, dont elle est en effet le plus précieux avantage, il y a aussi un plaisir secret attaché à l’usage que nous faisons de cette perfection de notre ame en prononçant un jugement.

La seconde est que nous croyons exercer par-là un acte de supériorité, & nous regardons notre critique comme une espece de tribunal auquel nous attribuons presque le privilége de l’infaillibilité. Nous considérons les Auteurs qui s’exposent à sa censure, comme autant de Clients de notre raison & de notre goût, qui attendent avec une inquiétude flatteuse pour nous, l’arrêt par lequel nous allons décider de leur mérite. De là vient que les jugements que lon porte sur les Auteurs, & en général sur le caractere, la conduite, les discours des autres hommes plaisent plus à l’amour propre que ceux qui n’ont pour objet que les idées des choses mêmes. On ne trouve dans les derniers que la satisfaction de sentir la perfection absolue de son esprit, au lieu que les premiers y font goûter une perfection rélative, ou une perfection comparée à celle des autres, & l’on ne manque guères de la croire supérieure. Quelque parfait que soit un Ouvrage, il s’y glisse toujours de ces taches légeres.

            Quas aut incuria sudit,
Aut humana parum cavit natura.

Homere même sommeille quelquefois, selon Horace. Notre amour propre se repaît donc, pour parler ainsi, de la vûe de ces fautes qui échappent aux meilleurs Auteurs : nous nous flattons aisément que puisque nous les appercevons, nous les aurions évitées si nous avions eu à faire le même Ouvrage. Nous sommes à peu près comme un Juge, pour suivre la même image, qui se remercieroit sur son tribunal de n’avoir pas fait les injustices qu’il découvre & qu’il condamne. C’est ainsi que pour avoir remarqué quelques fautes légeres qui sont inévitables à l’humanité, nous nous croyons supérieurs à ceux-mêmes dont nous ne pourrions approcher, si nous voulions prendre la peine de composer au lieu de jouir du plaisir facile de critiquer.

Enfin, quand nous aurions le bonheur de nous mettre entierement au-dessus de ces retours de l’amour propre, nous éprouverions toujours en nous-mêmes que l’Auteur de notre être a attaché une secrette satisfaction à l’exercice des opérations de notre ame, qui nous sont aussi nécessaires que celles du jugement, & du raisonnement, qui n’est qu’un jugement plus composé. Si ce plaisir n’est pas toujours le plus sensible, il est au moins le plus pur & le plus digne d’une créature raisonnable ; c’est ce qui fait que l’évidence des vérités les plus séches & les plus abstraites est d’une si grande douceur pour ceux qui s’attachent à les découvrir : ils sentent un repos, un calme intérieur, une espece de bonheur actuel qui pénétre le fond de leur ame, & qui éteint en eux tout autre désir, au moins pendant ce moment de jouissance de la Vérité. C’est à cette situation que tendent tous nos jugements, & l’espérance d’y parvenir nous en donne un goût & comme une satisfaction anticipée qui nous soutient & qui nous anime dans ceux-mêmes qui coûtent un plus grand effort à notre raison.

VI.

De tout ce qui sert de matiere à nos jugements, il n’y a rien qui nous plaise davantage que les rapports qui sont entre les choses que nous connoissons soit par idée ou par sentiment, & il y en a plusieurs raisons. Je ne ferai que les indiquer ici pour tracer une image légere de ce que je voudrois voir exécuté par l’Auteur, à qui il en coutera moins pour achever l’Ouvrage, qu’à moi pour en former le premier trait.

1°. Il est ordinairement plus aisé d’appercevoir des rapports entre des objets qui nous sont connus, que d’examiner à fonds les choses en elles-mêmes. La curiosité de notre esprit demande de l’occupation, comme je l’ai dit ailleurs, & sa paresse la veut facile. Ainsi le goût qu’il trouve à juger des rapports est fondé en partie sur ce qu’il fait moins d’efforts dans cette espece de jugement.

2°. L’esprit qui se plaît à agir, comme je l’ai déja observé, croit agir davantage quand il découvre des rapports, que quand il apperçoit les premieres idées des choses. Il ne se regarde à l’égard de ces notions que comme la toile qui reçoit l’impression des différentes couleurs ; mais pour les autres, il croit être le pinceau, ou plutôt le Peintre qui les distribue : & en effet, plus un esprit a d’étendue & de pénétration, plus il découvre de ces rapports ; & comme rien n’en fait connoître un plus grand nombre que l’Imitation, il n’est pas surprenant qu’il prenne un plaisir singulier à juger des Ouvrages qu’elle produit.

3°. Quoique nous aimions en général à remarquer & à exprimer des rapports, ils ne nous plaisent pas tous également, & cette différence vient de celle des objets entre lesquels nous les appercevons. Si ces objets sont purement intelligibles, leurs rapports le sont aussi ; ils sont par conséquent moins agréables au commun des hommes que ceux qui sont sensibles, & qui naissent de la comparaison que leur esprit fait de deux objets également sensibles. L’aversion qu’ils ont pour la contention & le travail les éloigne des premiers, & le goût qu’ils ont pour ce qui affecte les sens & l’imagination les porte vers les derniers. Il suffit, pour les goûter, d’être capable de sentiment. Mais il faut une certaine force d’esprit, & encore plus de persévérance dans une application pénible, pour sentir cette espece de volupté purement spirituelle que les premiers cachent aux yeux du vulgaire. Aussi l’Imitation qui se fait des rapports intelligibles par les nombres de l’Arithmétique, par les lettres de l’Algebre, ou même par les lignes de la Géométrie, trouve peu d’admirateurs, au lieu que la plûpart des hommes courent après celle des rapports sensibles qui se fait par la Peinture ou par la Poësie, parce que pour y exercer son jugement, il ne faut y porter que des yeux & des oreilles, avec une imagination vive & un cœur facile à émouvoir.

4°. Que si outre le plaisir d’appercevoir des rapports sensibles entre les objets imités & l’imitation du Poëte, ces objets ont par eux-mêmes une relation & une convenance, je dirois presque une consonnance naturelle avec nos dispositions intérieures ; c’est alors que soutenus par le mouvement des passions, nous exerçons notre jugement avec un extrême plaisir, sur une Imitation qui nous paroît d’autant plus intéressante que c’est le sentiment qui en juge au dedans de nous, beaucoup plus que la raison, & que les décisions de notre cœur nous plaisent infiniment davantage que celles de notre esprit.

J’ajouterai ici (quand ce ne seroit que pour me réconcilier avec Aristote en finissant ce long discours, après m’être brouillé avec lui en le commençant) que si le plaisir de juger de l’Imitation n’est pas le premier dont on soit frappé à la représentation ou à la lecture d’une belle Tragédie, il a du moins l’avantage d’en faire le mérite le plus solide & le plus durable, lorsque la premiere chaleur que la nouveauté allume dans l’ame, commence à se refroidir. On en revient toujours à juger de sa vraie beauté par la justesse & la fidélité de l’Imitation ; c’est ce qui fait que l’on y retourne ou qu’on la lit plusieurs fois avec un plaisir qui se renouvelle & augmente, même à mesure qu’une plus grande attention, & une espece de familiarité que l’on contracte avec l’ouvrage, y fait reconnoître de nouveaux rapports entre les objets imités & l’imitation du Poëte : notre esprit plus serein & plus tranquille en juge mieux alors, parce qu’il est bien moins offusqué de ces nuages que les passions élevent du fond de notre cœur : l’imagination seule avoit d’abord prononcé, & comme elle décide promptement, elle est aussi inconstante dans ses décisions ; mais le dernier suffrage est celui de la raison qui n’étant pas sujette aux mêmes changements parce qu’elle juge avec plus de maturité, assure à l’Auteur la durée de sa gloire, & lui donne droit d’espérer, comme dit Despreaux,

Que ses vers à grands pas chez la postérité
Iront marqués au coin de l’immortalité.

Au reste je n’ai pas besoin d’observer après toutes ces réflexions qu’en découvrant les sources du plaisir qui naît & de la chose imitée, & de l’Imitation même, on découvre en même-temps l’origine & la raison de toutes les regles du Poëme Tragique, & même de l’Art Poëtique en général. Il me suffit d’en avoir donné des notions générales. Ce sera à l’Auteur de les méditer, de les digérer, de les perfectionner ; & s’il veut en prendre la peine, ce qu’il y mettra du sien vaudra beaucoup mieux sans doute que tout ce que ma plume a tracé à la hâte & presque au hasard sur le papier, pendant que je maudissois mille fois cette douce mais dangereuse rêverie, qui a tant abusé de mon oisiveté, que je rougis presque d’être devenu prodigue pour le Théâtre, d’un temps que je n’y avois jamais perdu.