(1644) Responce à deux questions, ou du charactere et de l’instruction de la Comedie. Discours quatriesme « Responce à deux questions, ou du charactere et de l’instruction de la Comedie. » pp. 100-132
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(1644) Responce à deux questions, ou du charactere et de l’instruction de la Comedie. Discours quatriesme « Responce à deux questions, ou du charactere et de l’instruction de la Comedie. » pp. 100-132

Responce à deux questions, ou du charactere et de l’instruction de la Comedie.

Discours quatriesme.

LA Comedie de nostre Arioste n’auoit garde d’estre bien receuë en vostre Cour, & je ne m’estonne point que les gens du grand Monde n’ayent pas grand goust pour les delices du menu Peuple. Vn fameux Orateur du siecle passé s’escria vn jour sur le sujet des Eclogues de Virgile, Plevsta Diev qv’il evst ietté Tityre ov il vovloit qv’on iettast Ænée  ; Et le plus celebre de nos derniers Poëtes m’a auoüé, qu’il auoit cherché trois jours entiers dans les Poëmes de Terence ce qui m’y plaisoit si fort, sans auoir pû le trouuer.

Cet homme, Monsievr, tout plein du Louure, de Fontainebleau & de Saint Germain, ne parloit que Cercles, que Rüelles & que Cabinets. D’ordinaire il appelloit à tesmoin la Reyne Mere du Roy, & presque tousjours Madame la doüairiere de Guize & Madame la Princesse de Conti : Il n’alleguoit jamais à moins d’vn Duc, ou d’vne Duchesse. Or il est certain, que pour juger des compositions de cette nature il faut prendre l’esprit de Bourgeois, & quitter celuy de Courtisan : Il faut estre accoustumé à l’égalité & au bon ménage de Venise, & n’auoir pas dans la teste le luxe & les superfluitez de Paris.

Parmy nous jusques icy on a confondu les deux Characteres, & l’Imitation de la vie priuée à esté plus loin que son objet. On a demandé des portraits qui embellissent, & non pas qui ressemblassent. Quand la matiere a esté rustique, & qu’elle a desiré le naturel & le sauuage, on a voulu le poly & le cultiué. On a basty nos Cabanes sur le plan de vos Palais : Il n’y a point eu de difference entre nos Champs & vos Tuilleries.

N’auons nous pas veu chez les Poëtes Courtisans, des Villageoises coquettes & affétées ; des Bergeres chargées de pierreries & de toile d’or ; peintes & fardées de tout le blanc & de tout le rouge de nos voisins ? Dans la plus-part des Fables que nous auons veuës, nous n’auons rien veu qui leur fust propre, rien qui fust pur, rien qui fust reconnoissable. Nous auons veu des hommes artificiels, des passions empruntées, & des actions contraintes. Nous auons veu la Nature falsifiée, & vn Monde, qui n’est point le nostre. Nos gens ont cherché de l’esclat & de la force où il ne failloit que de la clarté & de la douceur. Ils ont fait de la Comedie, ce que les Maistres font de leurs seruantes, quand ils les espousent : Ils luy ont fait changer d’estat, & de condition : Ils font cause que ce n’est plus elle.

Aussi je m’asseure, Monsievr, que Scipion & Lælius ne la reconnoistroient point, s’ils la voyoient habillée de cette sorte, & qu’ils diroient que les ornemens qu’on luy a baillez, la déguisent plus qu’ils ne la parent. Ils n’ignoroient pas ces bons Romains, la nature & les proprietez de chaque chose : Et comme ils estoient trop intelligens en l’art de la guerre, pour bastir des Citadelles dans les vallons, ils auoient trop de connoissance des ouurages de l’esprit, pour employer le haut stile & les éuenemens illustres dans les sujets populaires.

On se mesconteroit pourtant bien fort, si on pensoit mespriser generalement tout ce qui se nomme populaire, & si on croyoit qu’il ne peustrien naistre de bon ny d’honneste hors de l’ordre des Patriciens & des Cheualiers. Cette bassesse apparente, auec laquelle les Poëtes Comiques s’accommodent à leur matiere, & cette modeste expression des actions ordinaires, ne laissent pas d’auoir vne dignité secrette, & telle que la vertu la donne aux personnes de moyenne condition. Les particuliers peuuent estre aussi gens de bien & aussi sages que les Souuerains ; mais ils ne doiuent pas estre si hardis ny si ambitieux : Il y a des deuoirs qui leur font communs ; Il y en a qui leur font propres.

Et quand Varron dans le jugement qu’il fait des Poëtes, attribüe la Grandeur à Pacuue, & la Mediocrité à Terence, il n’a point dessein de preferer l’vn à l’autre, ny d’estimer dauantage le Grand que le Mediocre : Il veut seulement, Monsievr, par ces deux exemples representer l’idée & la forme des deux genres differens, à sçauoir de la Poësie Tragique, & de la Comique. Il ne trouue pas plus parfait le Colosse de ce Dieu, que la Statuë de cet homme ; mais il les distingue par leurs qualitez essentielles. Il nous donne tacitement à entendre que la Grandeur seroit vn defaut, si elle estoit où elle ne doit pas estre ; & qu’il ne faut pas que la Comedie pense hausser de prix en s’aggrandissant, puis que la Mediocrité luy est tombée en partage ; Et qu’il y a vne Mediocrité toute d’or, toute pure, & toute brillante, que l’Antiquité a reconnuë, qui est sans doute celle de Terence & de l’Arioste.

Mais, Monsievr, pour verifier en nostre langue, & par quelque exemple François, le jugement donné par le plus sçauant de tous les Romains, voicy quatre vers dont il me souuient, & que je vous prie de considerer, qui peuuent estre du charactere sublime.

Astres marquez de sang, qui parmy les tenebres,
Monstrez aux Malheureux vos lumieres funebres.
Fiers Arbitres du Sort, qui d’vn œil irrité,
Vistes le noir moment de ma natiuité.

En voicy quatre autres, qui font moins de bruit, & qui sont à mon auis d’vn charactere moins releué ; vous les considererez aussi, s’il vous plaist.

Heureux qui se nourrit du lait de ses brebis,
Et qui de leur toizon voit filer ses habits ;
Qui ne sçait d’autre Mer que la Marne ou la Seine,
Et croit que tout finit où finit son domaine.

Pensez vous, Monsievr, que la force & l’audace de ces premiers Vers vaille dauantage que la douceur & la modestie de ces derniers, & que le pompeux & le magnifique soit icy le meilleur, & le plus loüable ? Ce n’est pas l’opinion de celuy à qui vous la demandez auec tant de deference & tant de ciuilité. Au contraire, comme il a esté dit que la Nature n’est jamais si grande que dans les petites choses, il me semble qu’on pourroit dire icy le mesme de l’Art, & conclure à l’auantage du moindre sur le plus grand, ou certes à l’égalité de l’vn & de l’autre.

Car en effet la Mediocrité dont nous parlons, estant d’aussi bonne maison que la Grandeur dont nous auons autrefois parlé, puis qu’elles viennent toutes deux de mesme origine, & d’vn mesme principe de bon esprit, qui doute que cette noble Mediocrité ne se sente tousjours du lieu d’où elle est sortie, & qu’en quoy qu’elle s’employe, elle ne conserue les droits & la dignité, ou pour le moins l’air & la mine de sa naissance ? Elle ne perd pas l’honneur, pour renoncer à la vanité ; ny n’est degradée de noblesse, pour se familiariser auecque le Peuple, & se mesler des affaires populaires. Elle ne s’auilit pas en s’humiliant : Elle va à pied, mais elle ne se laisse pas tomber dans la boüe.

Ce n’est, Monsievr, ny foiblesse ny lascheté que cette douceur apparente ; c’est vne force dissimulée. Ce n’est point vn effet d’impuissance, ou vne marque d’inferiorité d’esprit : c’est vn certain temperament de discours & de sens rassis, où l’esprit agit tout entier, quoy qu’il y agisse sans violence ; où il regne, quoy que ce soit en Souuerain pacifique, & qu’il ne braue personne, où il s’exerce dans vne carriere limitée, & ne laisse pas de faire de belles courses, quoy qu’il s’esloigne des extremitez de l’Eloquence Oratoire, & des precipices de la Poësie heroïque.

Diray-je quelque chose apres cela ? C’est vn train reglé de la Raison droite, qui en semblables rencontres est plustost discrette que timide ; plustost moderée que paresseuse ; & s’abstient plustost par continence que par pauureté. En voulez vous d’auantage ? C’est vne bonace pleine de charmes, & l’image d’vne heureuse paix, dans laquelle il est bien moins aysé à l’esprit humain de se retenir, estant, comme il est, naturellement ambitieux & inquiet, que d’exciter des troubles & du tumulte, & de faire le mauuais & le violent.

Ainsi le genre Mediocre est en quelques occasions le genre parfait, soit dans la Poësie, soit dans la Prose. Et pour cette-cy, il est tres-certain, Monsievr, & Pericles mesme, le sublime & l’Olympien Pericles en demeureroit d’accord auec nous, que l’Eloquence ne doit pas tousjours aller par haut, & que toutes ses actions ne doiuent pas estre de toute sa force.

Ce Pericles estoit tousjours homme bien disant, mais il n’estoit pas tousjours Orateur rapide & impetueux. Il ne tonnoit pas deuant le Peuple, quand il n’estoit question que de faire nettoyer les ruës de la Ville, ou de releuer vn pan de muraille, qui estoit tombé, ou de taxer la viande de la boucherie. Il ne mesloit pas le Ciel auecque la Terre, quand il se joüoit auec ses enfans, ou qu’il entretenoit sa femme de l’œconomie de sa maison. Il est à croire que le calme succedoit alors à la tempeste : Il cessoit alors d’estre le lupiter de la Republique. Et le vray lupiter mesme n’est-il pas appellé dans les Fables le tranquille & le serein, aussi bien que le foudroyant & l’amasseur de nüées.

Nos Muses, Monsievr, sont tousjours filles de Iupiter ; Mais elles ne chantent pas tousjours la victoire de leur pere contre les Titans, & ne sont pas tousjours en festin, & en ceremonie auecque luy. Elles veulent estre tousjours belles, la beauté ne desplaist & n’ennuye jamais ; Mais elles ne sont pas tousjours ajustées, le soin est souuent suspect à ceux qui le voyent, & incommode celles qui le prennent. Elles ont des robes de parade, & des habillemens à tous les jours : Et si Ronsard & du Bellay reuenoient au Monde, ils vous jureroient qu’ils les ont veuës en juppe & en leur des-habillé danser dans les bois aux rays de la Lune.

Après auoir dicté les Oracles & inspiré les Prophetes, elles composent des chansons à boire, & des vaux-de-ville. Tirsis apprend d’elles comme il faut faire l’amour à Siluie : Elles se trouuent à des nopces & à des confrairies de Village. Mais le Village ne deuient pas pour cela la Cour ; & la propreté ne s’appelle pas magnificence ; & Siluie n’est pas changée en Semiramis ; & les guirlandes de la Mariée ne doiuent pas estre de diamans, de rubis, & d’esmeraudes ; Il faut qu’elles soient de jasmin, de roses & de marjolaine.

Il s’ensuit, Monsievr, que toutes fortes d’ornemens ne font pas bien en toutes sortes de lieux, & que la Pompe & la Majesté peuuent estre quelquefois hors de leur place. C’est la Bien-seance qui place les choses, & qui donne rang au Bien mesme, qui peut estre mis en mauuais lieu. La Simplicité n’est pas riche ny parée ; cela impliqueroit contradiction morale ; Mais elle a d’ailleurs son prix, son merite & son agréement. Et les Graces elles mesmes, qui coiffent & qui habillent Venus ; qui luy inspirent la vertu de plaire ; sans lesquelles ce n’est plus qu’vne Venus de Noruege ou de Moscouie ; ces Graces, Monsievr, ne sont-elles pas representées toutes nües par les anciens Poëtes ?

Ils ne leur donnent ny habillemens, ny voiles, ny nüages, pour se couurir. Et que veut dire, je vous prie, cette nudité, si ce n’est ce que nous venons de dire ? Si ce n’est qu’il sort de la negligence des attraits à percer les cœurs, qui auoient resisté aux actions estudiées ? On peut tirer auantage, n’en doutez pas, de certains defaux bien ménagez ; Et pourueu qu’il y ait fondement de beauté en quelque sujet, la crasse, les haillons, la tristesse, l’indifference, les froideurs mesmes & les desdains donnent de l’amour.

Que si c’est trop dire que d’en dire tant, au moins est-il bien vray, Monsievr, qu’il y a eu des Festes au temps passé, qui se faisoient sans despense & sans appareil ; & que c’eust esté les violer que de les vouloir celebrer d’vne autre façon. Il y a eu des images de quelques Dieux, qui sembloient plustost venir de la main d’vn Charpentier que de celle d’vn Sculpteur, tant elles estoient grossieres & mal-polies : Mais on les faisoit ainsi tout expres ; & cette rudesse estoit de l’essence de la Religion, comme icy elle est de l’essence de l’Art.

L’Art se cache donc en certaines occasions sous l’apparence de son contraire. Il imite le desordre & l’auenture : Il contrefait les choses soudaines & fortuites. Et c’est alors que veritablement il est Art : C’est alors que les embusches font effet, quand elles ne font point d’éclat ; si on les descouure, elles ne sont plus embusches.

 

C’est ainsi encore, Monsievr, que la Moralité dont vous me parlez, & que l’Instruction, de laquelle vous desirez que je vous parle, doiuent estre distribüées dans les diuers endroits du Poëme Comique. Elles doiuent s’y espandre inuisiblement & doucement, comme le sang coule dans les veines, & par tout le corps ; Mais elles ne doiuent pas s’y jetter en foule & auec ardeur, comme le sang sort de ses vaisseaux naturels, & se desborde par vne ebullition violente. Il faut sentir l’Instruction ; Mais il ne faut pas la voir : Il faut qu’elle soit dans toutes les parties du Poëme ; Mais il ne faut pas qu’elle s’y monstre ; Il ne faut pas qu’elle die elle-mesme, I’y suis.

Cette Instruction, qui est produire par ce τὸ ἤθος, si estimé par les anciens Maistres, & que les gens de vostre grand Monde n’ont pas pris la peine de remarquer dans la Comedie de nostre Arioste, est la vraye fin de la Poësie representatiue. Elle est cause que les Poëtes de Theatre ont esté appellez des Docteurs, διδασκάλοι καὶ κωμωδοδιδάσκαλοι, & qu’on disoit enseigner des Fables, pour dire Faire iover des Comedies. Et de là vient peut-estre que vostre Horace, grand imitateur des Grecs, parlant du Dieu qui preside à la Poësie dramatique, Ie l’ay vev , s’escrie-t’il, dans vne solitvde escartée, qvi enseignoit des Vers , il ne dit pas, qui les recitoit ; Et les Nymphes et les Satyres, qvi les estvdioient sovs lvy , il ne dit pas, qui les escoutoient.

Ie voudrois bien que cette inuention fust du cru de vostre amy, car je la trouue digne du Regne d’Auguste, & d’vn Courtisan de Mecenas, & d’vne personne qui vous est chere : Mais ce qui me fait croire qu’elle n’est pas originaire de Rome, & qu’elle est venuë de de-là la Mer, comme quantité d’autres pareilles inuentions, c’est qu’il y a encore en nature vne pierre precieuse, je croy que c’est vne Chrysolite, grauée auec beaucoup de delicatesse, où Bacchus est representé en homme qui fait leçon, & les Nymphes d’vn costé & les Satyres de l’autre, qui luy prestent vne attention merueilleuse, & semblent escouter auidement toutes les choses qu’il semble dire.

On y voit de plus, Monsievr, cinq ou six hommes derriere les Satyres & les Nymphes, entre lesquels je m’imagine Menandre & Aristophane, les tablettes & le crayon à la main, & aupres d’eux vn chariot à demy renuersé, d’où sont tombez des habillemens de Theatre, quelques flustes, plusieurs brodequins, & force masques. Au dessus il y a cette inscription en langue Grecque, qui sert d’ame à la figure, Bacchvs Doctevr ou Maistre d’Eschole.

Ce mystere a esté mal entendu par les derniers Poëtes, & particulierement par quelques Poëtes estrangers ; qui à vous dire le vray, sont les vrays Antipodes du bon sens, & sçauent en perfection l’art de mettre les choses hors de leur place. Ces Escriuains monstrueux, & plus esloignez de la vertu des Anciens, j’vse d’vne de leurs comparaisons, que l’Enfer n’est esloigné du Ciel Empirée, ont sans doute ouy parler de la Doctrine du Theatre, & de la partie Morale de la Comedie. Quelqu’vn leur ayant dit que les Poëtes Comiques enseignoient, & qu’ils estoient appellez Docteurs, ils ont pris à la lettre ce que quelqu’vn leur a dit ; & se sont imaginez que pour passer Maistres, il falloit dogmatiser, & venir estaler sur la scene les plus subtiles connoissances qu’ils auoient acquises à l’Eschole.

Ils ont certes admirablement reüssi en ce beau dessein. On trouue dans leurs Poëmes tous leurs lieux communs ; toute la crudité, & toute l’indigestion de leurs estudes. Ils y alleguent la Sainte Escriture, & les Conciles ; Saint Augustin & Saint Thomas ; le Droit Ciuil, & le Droit Canon ; & croyent à mon aduis que la Theologie doit entrer dans leurs diuertissemens, par la mesme raison que la Sarabande fait vne partie de leur deuotion.

Si vn de leurs Amoureux se plaint du mauuais traittement qu’il reçoit, & de la preference de son riual aupres de sa Dame, il prend sujet de là de parler de la Predestination & de la Grace ; des Esleus & des Reprouuez. Vn autre Amoureux fait des argumens en forme, pour faire des complimens plus reguliers, & prouue à sa maistresse par quatre passages d’Aristote, qu’elle doit auoir pitié de sa passion.

Les François & les Italiens, je dis les plus déreiglez & les moins retenus de l’vne & de l’autre nation, n’ont garde d’aller jusques là : Leur extrauagance est dans vn estage beaucoup plus bas. Ils discourent seulement, au lieu de parler ; c’est à dire, ils parlent en beaux esprits, & ne parlent pas en honnestes gens. Ie conclus absolument à la suppression de ces premiers ; & le feu President de Harlay, assisté de son Gilot & de son Rapin, les condamna vn jour à estre pendus par les pieds, comme gens desesperez, & qui se jettent dans les precipices. Les autres meritent vne plus legere punition ; mais ils ne doiuent pas pourtant estre renuoyez absous ; Et je ne sçay si vous sçauez ce que fit à Vicence vn Senateur de Venise, ennemy mortel des pointes & des fentences hors de propos, & l’homme du monde qui souffroit le moins volontiers les Prefaces & les Digressions à la Comedie.

Il assistoit à la representation d’vne piece, remarquable par ces belles choses ; admirée de tous les habiles de la Ville, & de toute vne Academie, qui estoit presente. Luy seul patissoit extremement dans cette commune joye ; Et après plusieurs mines de degoust, & plusieurs branslemens de teste, qui tesmoignoient assez le peu de satisfaction qu’on luy donnoit, il se leua deux ou trois fois de son siege, & s’essuya le front auec son mouchoir. Le troisiesme Acte estant à la fin venu, où Cynthio vouloit continüer de discourir de la nature des passions ; & s’estant tiré le mieux qu’il auoit pû d’vn point de Morale, s’alloit jetter à corps perdu dans vne question de Physique, la patience échapa tout d’vn coup au bon Senateur. Il auoit vn poncire en la main, qu’il jetta à la teste du Discoureur, auec ces paroles, Bvffon fa me rider .

Ils sont donc ridicules ces faux serieux ; & font ridicules, sans pouuoir faire rire les Senateurs de Venise, parce qu’ils sont ridicules, sans estre plaisans. Ils sont sages & habiles hors de saison. Ils imitent mal, pour vouloir imiter trop éloquemment ; & quittent l’ordinaire & le bon, pour chercher le rare & le mauuais.

Ils haranguent, ils preschent, ils declament : Et ne se souuiennent pas que la condamnation des Declamateurs en amour, est formelle dans ce vers d’vn homme, qui a esté tout ensemble Poëte, Amoureux & Declamateur,

Quis nisi mentis inops tenera declamat amicæ ?

Ils ne se souuiennent pas qu’il y a deux sortes d’Eloquence ; l’vne pure, libre & naturelle ; l’autre figurée, contrainte & apprise ; l’vne du Monde ; l’autre de l’Eschole ; l’vne qui n’a rien que le sens commun, & la bonne nourriture ne puissent dicter ; l’autre qui conserue l’odeur & la teinture des liures & des sciences. Ils ont oublié que cette-cy est pour les Chaises & pour les Barreaux, & qu’elle n’est pas pour les Conuersations des Caualiers & des Dames.

Quel Monstre, bon Dieu, de voir vne jeune fille Rhetoricienne, qui ne parle que par sentences & par apophtegmes ; de voir vn Soldat speculatif, qui prononce des Arrests de Morale & de Politique ; d’escouter vne nourrice Stoïcienne, qui soustient que tous les pechez sont égaux ; qu’vn coup de poing vaut vn coup d’épée ; qu’vn inceste n’est par plus mauuais qu’vne premiere œillade amoureuse !

Les Sentences & les Apophtegmes sont des fruits recueillis du long âge, & des conclusions tirées de l’experience. D’ordinaire on oppose les vertus ciuiles aux militaires : La Philosophie, & particulierement la Philosophie Stoïque, est vne source escartée, où le menu Peuple ne puise point. Et par consequent les jeunes filles, les soldats, & les nourrices representées par ces beaux esprits, sont d’vne espece qui ne se trouue point parmy nous ; sont des personnes inconnües, estranges, extraordinaires ; font d’vn autre Monde que le nostre ; ou il faut dire, Monsievr, qu’ils ont changé tout a fait le nostre.

Ils en ont gasté l’essentiel & le propre, pour en vouloir purifier le materiel & le terrestre : Ils en ont perdu le corps, pour en vouloir extraire l’esprit. Ils ont osté aux choses leur visage naturel, leur premiere & leur veritable forme, les marques & les signes, par lesquels elles se reconnoissent. Ils ont effacé la vie en la polissant.

Ces Messieurs ont fait vn Monde instruit & discipliné, jusques dans les forests & dans les cauernes de Canada ; vn Monde Aduocat & Declamateur ; Dialecticien & Sophiste ; Astrologue quelquefois & Theologien ; vn Monde plus éloigné de cettuy-cy, & plus difficile à trouuer dans la Carte, que ne seroient les Champs Elisées, ny la Republique de Platon. Ce sont les Architectes de cet admirable Monde. Ils sont fondateurs d’vn nouueau Siecle Heroïque ; Et au lieu que dans celuy de nostre Malherbe, tovs les metavx estoient or, tovtes les flevrs estoient roses , dans le leur tous les hommes sont Docteurs, toutes les femmes sçauantes. Il n’y a que des Socrates & des Pericles ; Il n’y a que des Diotimes & des Aspasies.

Ie veux dire, qu’ils font parler toutes les personnes, comme si elles auoient toutes estudié ; comme si l’Vniuersité estoit deuenüe toute la Ville ; comme si les Histoires rares & les Fables peu connües, les Allegories & les Antitheses s’estoient débordées iusques dans les Appartemens des Femmes ; dans les Sales du Commun ; dans les Boutiques des Artisans. Ils donnent leurs opinions, leurs dogmes & leur genie à Chremes & à Micio ; au lieu qu’ils deuroient prendre les mœurs, les sentimens & l’esprit de Chremes & de Micio. Ils ne representent pas les autres ; Ils se representent eux-mesmes : Ils se debitent en differentes façons, & sous diuers noms.

Par exemple, Monsievr, & cecy se remarque plus particulierement dans leurs Tragedies, s’ils sont de la Secte d’Epicure, tous leurs personnages sont generalement Epicuriens, voire mesme les Femmes & les Enfans, qui blasphement contre la Prouidence de Dieu, & nient l’Immortalité de l’Ame. S’ils sont de la famille de Zenon, le Theatre ne retentit que de Paradoxes. Ils espouuentent le Peuple par leurs maximes fieres & superbes. Vous n’oüistes iamais tant de brauades contre la Fortune : Vous ne vistes jamais estimer si hautement la Vertu, ny mespriser si genereusement les choses humaines.

Ces grandes & magnifiques paroles peuuent estre des ornemens, je le vous auoüe : Mais ce sont des ornemens qui n’ont pas esté faits pour les personnes qui les portent. Il semble ou qu’on les a achetez à la Fripperie, ou qu’on les a desrobez dans la garderobe de quelque Prince : Et si je voulois fauoriser les Poëtes qui les appliquent si mal, je dirois de leur raisonnement & de leurs Discours, ce que dit Socrate de l’Apologie, qui auoit esté faite pour luy ; Elle est bonne, mais elle n’est pas bonne povr Socrate  : Aussi les choses qu’ils conçoiuent, peuuent estre belles, mais elles ne sont pas belles pour Chremes ny pour Micio : Elles n’appartiennent point à ceux qui s’en seruent. Vous diriez qu’ils ont appris par cœur des sentences, & qu’ils les alleguent de quelque autre. On les nomme Acteurs improprement ; Ce sont de veritables recitateurs ; Ce sont des Enfans qu’on a chifflez pour vn jour de ceremonie, & non pas des hommes qui traittent ensemble dans la conuersation ordinaire.

Il se peut neanmoins, Monsievr, que ces Poëtes plaisent, je ne le nie pas ; Mais je ne pense pas que ce soit de la façon que les Poëtes de Theatre doiuent plaire, ny qu’ils plaisent aux personnes intelligentes. On court apres eux, par ce que le Peuple ayme les Prodiges, & que les Cometes sont plus regardées que le Soleil.

Leurs compositions ont de l’estrange & de l’inouy. Elles ne paroissent pas des ouurages de Peinture, qui resjoüissent l’esprit, & touchent les belles passions ; Elles ressemblent à des fantosmes de Magie, qui estonnent l’imagination, & ne contentent que les mauuaises curiositez. Et pour dire quelque chose qui les fasche moins, je dis qu’ils ne figurent pas l’homme selon son âge, sa condition & son païs ; Ils le figurent à leur fantaisie, & forment vn animal plus ou moins parfait, selon l’humeur où ils sont.

Il se peut encore, Monsievr, que ces sortes de Poëtes enseignent, je ne m’y oppose pas ; Mais je soustiens que leur methode d’enseigner est vicieuse sur le Theatre. Ils veulent instruire directement & sans artifice, par la voye commune des preceptes ; au lieu qu’ils deuroient instruire auec adresse, par le moyen de l’imitation.

La Doctrine de laquelle nous parlons, est inseparablement vnie à la Fable ; ne passe point du particulier au general ; entre dans l’esprit, sans dire son nom, & sans frapper à la porte : La leur au contraire se destache du corps de la Fable ; nâge au dessus du sujet, & ne se mesle point auec luy ; s’adresse au Peuple & aux Spectateurs ; & seroit bien faschée de n’estre pas reconnuë à l’instant mesme qu’elle se presente. Ils sont sages & moraux, comme Theognis & Phocilide, qui font profession expresse de Moralité & de Sagesse ; & ils le deuroient estre comme Menandre & Alexis, qui semblent faire toute autre chose.

Vous auez bien oüy parler de certaines armes couuertes de myrte, & de certains hommes vestus en femmes, qui ont autrefois tué des Tyrans. Il faut icy combattre les vices de la mesme sorte, & couurir vn dessein courageux sous vne apparence effeminée. Ce sont les ruses & les stratagemes de la Vertu.

Il n’est pas, Monsievr, que vous n’ayez encore oüy parler de la Medecine, qu’on appelle alimentale, qui guerit les corps en les nourrissant ; & d’vne autre science voluptueuse, qui purge auec des parfums & auec des fleurs ; & d’vn autre Art surnaturel, qui se sert d’vne éponge au lieu de rasoir, & pense le bras, en appliquant ses remedes sur la chemise. S’il est possible, la Comedie doit agir sur l’ame aussi finement & aussi imperceptiblement. Ses operations ne doiuent pas estre moins subtiles ny moins delicates. Il faut qu’il y ait de l’illusion & du charme ; de la fraude & de la tromperie dans les moyens qu’elle employe, pour arriuer à sa fin.

Vne tromperie si ingenieuse & si honneste, est particulierement tromperie, en ce qu’elle enseigne sans dogmatiser, & fait des leçons, en faisant des contes ; en ce qu’elle déguise les medecines en viandes, & donnent aux sausses & aux ragousts la vertu de purger & de guerir. O la bonne trahison que celle-là ? De faire le bien qu’on ne promet pas ; D’estre Medecin & de ne paroistre que Cuisinier ; De cacher le salut & la liberté de l’ame sous du myrte, dans des fleurs, & dans des parfums ; de renuoyer auec edification ceux qui ne cherchoient que du plaisir ; De les rendre non seulement plus joyeux & plus satisfaits, mais aussi meilleurs & plus vertueux.

C’est la tromperie, à mon auis, dont Gorgias le Leontin entendoit parler ; Et qu’il preferoit aux actions legitimes ; C’est cette tromperie, auec laquelle il disoit que celuy qui trompe est plus juste que celuy qui ne trompe pas ; & à laquelle il croyoit que les fins & les habiles se deuoient laisser piper, pour estre plus fins & plus habiles.

 

Mais de quelle maniere se trame cette excellente tromperie, & quelle doit estre la juste dispensation du τὸ ἤθος, dans le corps du Poëme Comique, pour mesler l’instruction au plaisir, & le salutaire au delicieux, ce sera le sage & le sçauant Monsieur Chapelain, qui le vous dira ; & je ne sçay pas pourquoy estant à Paris, & à deux pas de l’Oracle, vous auez voulu consulter vne Vieille de village.

Ce n’estoit pas moy, Monsievr, qui pouuois donner satisfaction à vostre esprit : Aussi ne l’ay-je point entrepris, ny n’ay crû vous rien découurir qui vous fust caché. I’ay trouué dans les deux questions que vous m’auez proposées, dequoy m’esgayer, & dequoy faire exercice : Voilà tout ce que j’ay fait. Ie me suis promené auecque vous, à l’entour d’vn Art, dont je ne voy que la superficie & les dehors. Mais nostre incomparable Amy, qui en possede l’interieur & le fonds, vous mettra dans le Donjon ; vous conduira par tous les coins & tous les recoins ; vous éclaircira du menu & du particulier de toutes chose.

Il ne tiendra qu’à luy que vous n’ayez la reuelation des Mysteres, si mal-entendus par les Poëtes Espagnols. Il sçait ce que j’ignore, & ce que la pluspart des Docteurs ne sçauent pas bien : Il penetre dans la plus noire obscurité des connoissances Anciennes ; Il a le secret des premiers Grecs. S’il vouloit, Monsievr, il nous pourroit rendre les liures de la Poëtique, que le Temps nous a rauis : Au moins il ne luy seroit pas difficile de reparer les ruïnes de celuy qui reste : Et s’il a esté dit auec raison, qu’Aristote estoit le Genie de la Nature, nous pouuons dire aussi justement qu’en cette matiere Monsieur Chapelain est le Genie d’Aristote.