(1767) Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs « Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs — PREMIERE PARTIE. Quelle est l’essence de la Comédie. » pp. 11-33
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(1767) Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs « Essai sur les moyens de rendre la comédie utile aux mœurs — PREMIERE PARTIE. Quelle est l’essence de la Comédie. » pp. 11-33

PREMIERE PARTIE.
Quelle est l’essence de la Comédie.

La Comédie est une satire des mœurs. Le but de la satire est de corriger les mœurs quand elles sont mauvaises ; & je crois que pour les corriger, il suffit de les peindre d’après nature, sans les charger d’un ridicule que les hommes savent bien y attacher d’eux-mêmes. A Athenes, pour empêcher un jeune homme de se livrer à l’excès du vin, on enivroit un esclave, & on le faisoit paroître dans le plus fort de son ivresse aux yeux de celui qu’on vouloit garantir de ce vice. La seule vue de l’état affreux où réduit l’ivresse, est donc capable d’en garantir ; voilà précisément une Comédie. Il est donc du devoir de la Comédie de présenter les vices tels qu’ils sont, & de ne s’occuper du ridicule, qu’en tant qu’il naît du fond des vices mêmes, & qu’il peut contribuer à en inspirer plus d’horreur. Je sens que je contredis ici les idées généralement adoptées touchant la nature de la Comédie ; c’est pourquoi je dois appuyer mon sentiment des raisons les plus solides.

On a cru jusqu’à present que les ridicules des vices étoient le fondement essentiel sur lequel devoient porter toutes les instructions comiques, & l’on n’a pas fait attention que cette méthode étoit diamétralement opposée au but de la Comédie ; car en s’attachant principalement à ne jouer que les ridicules des vices, il est évident qu’on néglige le son du vice : il est encore évident qu’on n’inspire aux hommes de l’horreur que pour les ridicules, pendant qu’il faudroit leur en inspirer pour les vices. Qu’on analyse d’après ce principe, la plupart de nos Comédies, & l’on en tirera cette maxime générale, que l’exemption du ridicule est tout ce que la société exige de nous ; & moi je pense au-contraire qu’on peut sans danger laisser subsister les ridicules, mais qu’on ne peut pas de même laisser subsister les vices. La Comédie a donc perdu de vue le point capital qui devoit fixer toute son attention, pour n’en prendre que l’accessoire : il faut donc convenir que la Comédie pour parvenir à son but, doit lancer tous ses traits sur le fond du vice, & laisser aux hommes le soin d’en chercher le ridicule. En effet le vice n’est pas dangereux parce qu’il est ridicule, mais parce qu’il entraîne après lui des suites funestes : par exemple, l’ivrognerie n’est pas un vice dangereux, parce qu’il met celui qui en est dominé dans un état d’extravagance qui lui attire les regards de tous les passans ; parce qu’il lui fait dire cent choses déraisonnables qui le font prendre pour un insensé ; mais bien parce qu’un ivrogne va dépenser au cabaret l’argent qui seroit mieux employé au soutien de sa famille ; mais bien parce qu’un ivrogne pour contenter sa malheureuse passion, laisse manquer de pain à sa femme & à ses enfans ; parce qu’il perd le goût du travail, & tombe lui-même dans la misere inséparable de la fainéantise ; mais bien parce qu’un homme dans l’état d’ivresse perd le sentiment de sa propre conservation, & qu’étant privé de raison, il n’a plus de frein qui puisse s’opposer à ses mauvais penchans. Veut-on un autre exemple ? prenons l’avare sur lequel les meilleurs peintres comiques ont travaillé.

Dira-t-on qu’un avare est un homme dangereux, parce qu’il querelle à chaque heure du jour ses enfans & ses valets, sur la consommation excessive des provisions domestiques ; parce qu’il s’habille de toile pouvant porter un habit de drap ; parce qu’il nettoie lui-même ses lampes, & ramasse l’huile qui est au fond pour lui tenir lieu de pommade ; parce qu’il égoutte le vin qui est au fond des verres quand le repas est fini, & cent autres petites singeries qu’on lui prête pour nous faire rire ? Je ne le pense pas : je crois qu’on aura une idée bien plus juste de l’avare & bien plus capable de faire impression, quand on se le représentera comme un homme qui se laisse mourir de faim, & qui refuse la nourriture nécessaire à ses enfans & à ses domestiques ; comme un homme qui ne donneroit pas un écu pour racheter la vie à son voisin ; comme un homme enfin en qui l’amour de l’argent éteint toute humanité ; qui quoique très-riche refuse de marier & de donner des états à ses enfans ; qui fait tort à la société en accumulant des richesses qui devroient circuler. Je laisse au lecteur à penser lequel de ces deux portraits de l’avare, lui donne le plus d’horreur pour l’avarice : s’il hésite à prononcer, je vais ajouter une réflexion qui le décidera peut-être. Je demande à quelqu’un qui se trouve malheureusement sous la puissance d’un avare, si toutes les actions de cet avare l’excitent à rire, & si au contraire il ne maudit pas cent fois le jour, celui dont il éprouve la cruelle avarice. Si la réponse à ma question est telle que je la suppose, j’aurai donc raison d’en conclure, que le portrait d’un avare qui tombe moins sur le fond du vice, que sur les manieres du vicieux, autrement dites le ridicule, est un portrait manqué & qui n’atteint pas le but de la Comédie, qui est de corriger les hommes.

Mais j’entends déja qu’on me fait une grande objection : écoutons, & nous tâcherons d’y répondre. En excluant, me dit-on, de la Comédie le ridicule qui tombe sur l’extérieur du vice, ou sa maniere d’être, vous ôtez à la Comédie son plus grand agrément, qui est celui de corriger les mœurs en faisant rire, & de faire passer dans l’ame des Spectateurs d’utiles vérités par le canal du plaisir.

Il est de l’essence de la Comédie de faire rire. Horace dit dans un endroit de ses ouvrages, que l’on peut dire la vérité en riant ; & dans un autre endroit, que la raillerie atteint plutôt son but qu’une réprimande dure & impérieuse. Voilà, si je ne me trompe, ce qu’on peut dire de plus fort pour réfuter mon opinion : examinons si cette objection est aussi solide que spécieuse. Pour la résoudre, il est à propos de se rappeller le principe que j’ai établi ci-dessus, savoir que la Comédie est le portrait naturel des mœurs. Or comme les mœurs sont ou bonnes ou mauvaises, la Comédie peut s’exercer sur les bonnes ou sur les mauvaises mœurs. Elle peut représenter une action vertueuse, pour encourager les hommes à la pratique de la vertu, ou une action vicieuse, pour leur faire éviter le sentier du vice. Je demande maintenant s’il est de l’essence d’une action vertueuse ou d’une action vicieuse, de faire rire ceux devant qui elle se passe ; je ne crois pas qu’on se range du côté de l’affirmative, à moins qu’on ne soutienne qu’il est risible de voir une fille allaiter son pere, ou bien qu’il est plaisant de voir un homme qui, après s’être ruiné au jeu, va se précipiter dans le fleuve. S’il n’est pas de l’essence d’une action vertueuse ou vicieuse d’exciter à rire ceux devant qui elle se passe, il n’est pas par conséquent de l’essence de la Comédie de faire rire les Spectateurs, puisque la Comédie ne traite que des actions vertueuses ou vicieuses. Je dis plus, une Comédie qui a beaucoup fait rire les Spectateurs a manqué son effet ; car c’est une preuve que l’Auteur aura pris du vice tout ce qu’il renfermoit de ridicule, & qu’il s’en sera tellement occupé, que les Spectateurs n’auront rien trouvé d’odieux ou de révoltant dans ce vice dont on vouloit cependant les corriger. Ceci pourra paroître singulier à la plupart de ceux qui sont accoutumés à regarder la Comédie comme un Spectacle de pur amusement ; mais je les prie de mettre à part les préjugés que l’habitude leur a fait contracter, & d’examiner quelques Comédies d’après les principes constitutifs de son essence, j’espere après cela, que la plupart de mes lecteurs trouveront mon opinion moins extraordinaire.

Reprenons l’autre partie de l’objection qu’on vient de me faire. On me dit qu’en excluant de la Comédie le ridicule qui tombe sur l’extérieur, ou sur le maniere d’être du vice, je prive la Comédie de son plus grand avantage, qui est de faire passer par le canal du plaisir d’utiles vérités dans l’ame du Spectateur. Avant de répondre à cette objection, il est à propos que je m’explique sur ce que j’entends par l’exclusion du ridicule ; je ne prétends pas interdire à la Comédie la peinture du ridicule qui se trouve dans les vices qu’elle attaque, pourvu que ces vices ne soient tels que parce qu’ils sont ridicules ; mais lorsque les vices qu’elle attaque sont dangereux, elle ne doit point leur prêter pour amuser les Spectateurs, un ridicule qui ne serviroit qu’à affoiblir l’horreur qu’on en doit concevoir : de plus, si la Comédie veut se renfermer exactement dans les bornes qui lui sont prescrites, c’est-à-dire, si elle veut corriger les hommes, elle n’attaquera que des vices essentiels, c’est-à-dire, ceux dont les suites sont funestes à la société, & laissera aux Théâtres de la foire saint Germain, le soin d’amuser le peuple par la peinture des vices ridicules.

Après la distinction que je viens de faire, je puis établir pour maxime générale, que la bonne Comédie exclut le ridicule qui tombe sur l’extérieur ou sur la maniere d’être du vice : la raison que je vais tâcher de donner de cette regle, servira de réponse à l’objection qu’on m’a faite ci-dessus. Je conviens par la malignité qui caractérise l’esprit humain, que c’est un très-grand plaisir de voir son semblable tourné en ridicule, & de pouvoir se mettre au-dessus de lui : je conviens qu’on jouit avec satisfaction de l’embarras d’un jeune provincial qui se présente d’un air gauche dans un cercle brillant, qui salue d’un air timide, & qui perd contenance : je conviens qu’on est charmé de voir un homme qui se laisse duper comme un sot : pourquoi cela ? C’est que chacun dit en soi-même, Je ne ressemble point à cet homme-là, je suis plus excellent que lui. Il s’ensuit de ce tableau, que la Comédie dont le but est de corriger les mœurs, les rend plus mauvaises, puisqu’elle contribue à fortifier & à étendre l’amour-propre qui ne nous est déja que trop naturel. On sort d’un pareil Spectacle plus suffisant, plus orgueilleux & plus impertinent qu’on n’y étoit entré ; on est bien résolu d’éviter le ridicule du vice, c’est-à-dire, samaniere d’être extérieure ; mais on est déterminé d’en conserver le fond, s’il est intéressant pour nous de le conserver : c’est ce qui fait que la Comédie parmi nous n’a produit d’autre effet jusqu’ici, que de supprimer le ridicule du vice, sans le détruire ; & il étoit naturel que cela arrivât ainsi, puisque généralement parlant, la Comédie a lancé tous ses traits plutôt sur la maniere d’être extérieure du vice, que sur le fond du vice. En excluant de la Comédie la peinture du ridicule, je ne la prive donc pas d’un grand avantage, puisque la peinture du ridicule ne produit d’autre effet, que de supprimer les ridicules, ce qui est fort peu de chose en comparaison du but que la Comédie doit se proposer.

Quant aux deux préceptes d’Horace : le premier qui enseigne que rien n’empêche de dire la vérité en riant, ne peut avoir aucune application à la Comédie ; il ne regarde que ceux qui étant chargés de la conduite d’autrui, doivent être pleins de douceur & de bonté pour leurs éleves. Cette maxime leur enseigne à semer quelques fleurs sur le chemin de la sagesse & de la vertu, dans lequel ils veulent les faire marcher : cette maxime condamne ces maîtres durs & impérieux, qui dégoûtent de faire le bien par la maniere dont ils le dépeignent, & qui semblent avoir moins à cœur d’inculquer dans l’esprit de leurs Disciples les divines leçons de la sagesse, que de leur prouver qu’ils sont eux-mêmes des sages par excellence.

Le second précepte d’Horace, qui dit que la raillerie produit souvent plus d’effet qu’une réprimande dure & sévere, peut être vrai ; mais non-seulement cette maxime n’a aucun rapport à la Comédie, mais même il est très-dangereux d’en faire usage dans quelque cas que ce soit. Il y a long-temps que l’on convient assez généralement qu’un honnête homme ne doit pas se permettre la plus innocente raillerie. La raillerie humilie trop l’amour-propre, pour que celui qui l’a essuyée ne cherche pas à se venger ; il y a des momens où l’homme est assez de bonne foi pour avouer qu’il a un tel défaut. Mais si ce même homme est raillé sur ce défaut, non-seulement il n’en conviendra plus, mais il cherchera à perdre son impertinent Censeur ; d’où je conclus que la raillerie ne fait qu’humilier sans rendre meilleur, ou ce qui revient au même, qu’elle peut bien engager les hommes à déguiser leurs défauts, mais non pas à les abandonner. La Comédie qui cherche à corriger les hommes, ne doit donc point employer la raillerie, comme un moyen propre à parvenir à ce but. Cette seconde maxime d’Horace ne reçoit donc aucune application par rapport à la Comédie.

Reprenons en peu de mots les principes que nous avons exposés ci-dessus. Le but de la Comédie est de rendre les hommes meilleurs. Le moyen le plus sûr pour y parvenir, est sans doute de leur prouver qu’ils ont tort d’être comme ils sont : la méthode la plus efficace pour faire cette preuve, est d’exposer d’après nature le vice avec ses suites funestes, & de laisser les Spectateurs les maîtres d’y ajouter le ridicule, s’ils en ont envie : j’ai donc eu raison d’établir qu’il est de l’essence de la Comédie de peindre les Mœurs d’après nature, & qu’elle s’éloigne de son but, lorsque ses traits tombent plutôt sur la maniere d’être des Mœurs, que sur le fond des Mœurs. Les portraits du ridicule des Mœurs, envisagés comme constituant l’essence de la Comédie, lui sont donc totalement étrangers, puisque le but de la Comédie étant d’inspirer de l’horreur pour le vice, si elle s’arrête plus sur le ridicule du vice, que sur le fond du vice, elle éloigne l’idée des dangers que le vice entraîne après lui, au-lieu que son devoir est de la rappeller à chaque instant. Je suis fâché de me trouver ici en opposition avec M. Marmontel, & je ne puis trop m’étonner du point de vue sous lequel ce savant envisage la Comédie. Il dit dans sa Poétique Françoise, chap. 15 de la Comédie, que de la disposition des hommes à saisir le ridicule, la Comédie tire sa force & ses moyens : que le vice n’appartient à la Comédie, qu’autant qu’il est ridicule & méprisable, & que dès que le vice est odieux, il est du ressort de la Tragédie… Veut-on savoir maintenant quels sont les vices qui, selon M. Marmontel, sont du ressort de la Comédie ? Ce sont ceux qui ne sont ni assez affligeans pour exciter la compassion, ni assez révoltans pour donner de la haine, ni assez dangereux pour inspirer de l’effroi ; c’est-à-dire, que M. Marmontel réduit à rien les vices qui sont du ressort de la Comédie, ce qui ne prouve pas qu’il ait beaucoup approfondi le sujet qu’il traite ; car il ne peut pas disconvenir que la Comédie doit corriger les Mœurs : or de quelle importance sera une correction qui tombera sur des Mœurs ou des défauts qui ne seront ni affligeans, ni révoltans, ni dangereux ? Il s’ensuivra delà que le but de la Comédie est de ne rien corriger, puisqu’on ne lui laisse la liberté que d’attaquer des défauts qui n’ont aucune qualité nuisible à la Société, & auxquels il me paroît fort difficile d’assigner un rang dans le genre vicieux. Voilà donc d’après les propres paroles de M. Marmontel, la Comédie bornée à jouer de petits ridicules, c’est-à-dire de petits riens, qui quand ils disparoîtroient ne rendroient pas les hommes meilleurs. A l’égard des vices dont les suites peuvent être funestes à la Société, la Comédie doit se donner bien de garde d’y toucher, parce qu’elle les rendroit odieux, & qu’elle pourroit persuader aux hommes de les abandonner. Moliere a sans doute entrepris sur la Tragédie, quand il a composé la Comédie de l’Imposteur ; car je défie M. Marmontel de prouver que Tartuffe est ridicule, ou il peut se flatter d’avoir une grande disposition à saisir le ridicule, s’il en trouve dans ce personnage : pour moi je ne crois pas être seul de mon avis, quand je dis que Tartuffe est odieux d’un bout de la piece à l’autre ; la Comédie de l’Imposteur est cependant, à ce que je crois encore, une vraie Comédie ; donc les vices odieux sont du ressort de la Comédie. Quand M. Marmontel m’aura démontré le contraire, je suis prêt d’adopter son sentiment.

On me demande maintenant quelle figure je crois que fera la Comédie, si on la travaille d’après mes principes ; je réponds qu’elle tiendra dans l’esprit des gens raisonnables le rang qu’elle mérite ; je n’empêche pas qu’on ne donne des Comédies bouffonnes pour ceux qui aiment que la Comédie les fasse rire, mais je prétends que ces Comédies sont contraires au but que doit se proposer la bonne Comédie ; au lieu que celle-ci a au-moins la gloire de travailler à la correction des Mœurs. Je ne compte pas parmi les avantages de la Comédie, traitée selon les regles qui constituent son essence, celui de faire cesser le cri des dévots contre les Spectacles ; car il faut convenir qu’ils n’ont eu jusqu’ici que trop de raisons de déclamer contre un Spectacle qui se prétendant institué pour corriger les Mœurs, les a peut-être rendues plus mauvaises.