(1838) Principes de l’homme raisonnable sur les spectacles pp. 3-62
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(1838) Principes de l’homme raisonnable sur les spectacles pp. 3-62

Parmi les personnes qui se font gloire de respecter encore la saine Morale, il en est beaucoup dans l’illusion, sur les dangers auxquels elles s’exposent en fréquentant les Spectacles, et sur l’influence que doit avoir leur exemple. Un goût naturel, le préjugé de la coutume ou de l’éducation, le respect humain, les y entraînent : d’autres motifs de société, de passe-temps, de complaisance, paraissent légitimer à leurs yeux une agréable erreur : plusieurs, sans examen, l’accréditent et la propagent, la plupart la trouvent au moins si excusable, qu’elles se la pardonnent, ainsi qu’aux autres, sans inquiétude. En présumant de leur bonne foi, ne doit-on pas leur supposer la bonne volonté de s’éclairer ? Et, en leur offrant la lumière, n’a-t-on pas lieu d’espérer qu’elles en seront frappées ?

D’abord, arrêtons-nous un instant aux principes et aux maximes de l’antiquité païenne. L’an 400 de Rome, les Censeurs proposèrent au Sénat de faire construire un Théâtre de pierre. Le grand Scipion s’y opposa, et fit à ce sujet un discours si véhément, pour prouver que les Spectacles corrompraient infailliblement les Romains, que le Sénat fit vendre tout ce qui devait servir à cette construction.

Platon 1, Cicéron 2 Sénèque,3, Tacite 4, et une infinité d’autres païens, ont regardé la fréquentation des Spectacles comme le divertissement le plus propre à émouvoir les passions et à dépraver les mœurs. Ovide lui-même, que l’on ne prendra pas pour un casuite fort sévère, nous montre ce qu’il pensait de la Comédie. « Qu’y voit-on, dit-il, sinon le crime paré des plus belles couleurs ? C’est une femme qui trompe son mari, et se livre à un amour adultère… Cependant, un père et ses enfants, une mère et sa fille, de graves sénateurs, se plaisent à ce spectacle immoral, repaissent leurs yeux de cette scène impudique. Plus l’intrigue est conduite avec art, plus le théâtre retentit d’applaudissements ; plus la pièce renferme de corruption, plus le crime de l’auteur est récompensé 5 Juvenal ne le cède point à Ovide dans la peinture qu’il fait des Spectacles. L’empereur Julien lui-même n’en jugeait pas plus favorablement, puisqu’il défendit aux prêtres du paganisme d’y assister.

Mais hâtons-nous d’écouter la Religion. Parcourons les Livres Saints ; tout y commande la fuite du monde et de ses dangers. Le Sage nous y avertit de ne pas fréquenter une femme qui fait profession de danser et de chanter ; de ne pas même la regarder, ni l’écouter, de peur que nous ne périssions, vaincus par la force de ses charmes.6. Il nous dit encore que Celui qui aime le péril y périra 7. Le Fils de Dieu a porté, contre les amateurs des joies profanes du monde, cet arrêt formidable : Malheur au monde, à cause des scandales qui y règnent 8  ! Malheur à vous qui riez maintenant, parce que vous serez un jour dans les pleurs et dans les gémissements 9 ! L’Apôtre Saint Jean, s’adressant à tous les fidèles et à tous les âges, leur dit : C’est à vous que j’écris, ô mes enfants bien-aimés, à vous, Pères de famille, et à vous, Jeunes gens. N’aimez point le monde, ni les choses du monde : car tout y est ou concupiscence de la chair, ou concupiscence des yeux, ou orgueil de la vie 10 . Saint Paul insiste, dans toutes ses épîtres, sur les mêmes vérités. Gardez-vous , dit-il, de vous conformer à l’esprit de ce siècle 11 . Que l’on n’entende jamais parmi vous de paroles bouffonnes ou déshonnêtes ; elles ne conviennent nullement à des hommes appelés à la sainteté 12, etc. Partout l’Evangile, les Apôtres prêchent la même doctrine.

Les Saints Pères ne sont pas moins énergiques. Tertullien 13, Saint Clément d’Alexandrie 14, Saint Cyprien,15, Lactance 16, Saint Jean-Chrysostôme 17, Saint Augustin 18, Salvien 19, etc. décident « qu’un Chrétien ne peut assister aux Spectacles, sans abjurer sa Religion, et sans violer la promesse qu’il a faite dans son Baptême, de renoncer au démon, à ses pompes et à ses œuvres. » Et qu’on ne dise pas que les Pères n’ont parlé que des jeux du cirque et des combats de gladiateurs, dont il ne reste plus aucune trace : c’est une fausseté. Tertullien parlait de la Comédie elle-même quand il demandait aux Chrétiens, par dérision, « si c’est en respirant par tous leurs sens les attraits de la volupté, qu’ils font l’apprentissage du martyre20 ? » Or il est prouvé que les pièces de Plaute et de Terence, ne sont pas plus licencieuses, que plusieurs des drames que l’on représente aujourd’hui. D’ailleurs, des obscénités déguisées sous un voile transparent, ou des sarcasmes adroitement lancés contre la Religion, en sont-ils pour cela moins dangereux ?

L’Eglise de Jésus-Christ, interprète infaillible de la doctrine des mœurs, a fait, de la représentation et de la fréquentation des Spectacles, l’objet de ses censures : elle n’a rien oublié pour en éloigner ses enfants. Plusieurs Conciles prononcent l’excommunication contre les comédiens et leurs adhérents21. Tous les Rituels qui en font mention, les dénoncent comme excommuniés22 Les Souverains pontifes les plus distingués par leur savoir, tels que Benoit XIV23, etc. ; les plus grandes lumières du Clergé de France, le sublime Bossuet, l’immortel Fénélon, le profond Bourdaloue, le touchant Massillon, etc., tous prononcent unanimement contre la fréquentation du Théâtre24.

Qu’ajouter à des Autorités si respectables ? Elles suffisent sans doute pour déterminer tout Chrétien docile à la voix de la Religion ; et quiconque ne l’est pas, se trouve également sans excuse, au tribunal de la Raison : il a contre lui les Philosophes, les Protestants, les Auteurs dramatiques, les Comédiens eux-mêmes, Corneille, Racine, Boileau, Lefranc, La Mothe, Riccoboni, Gresset, Bayle, Jean-Jacques Rousseau, et tant d’autres : qu’il écoute leurs témoignages ; ils ne sont pas suspects25.

Pour ceux auxquels la Religion se fait encore entendre, voici les principes d’après lesquels ils pourront se juger.

I. L’Evangile nous oblige de combattre et de mortifier nos passions : et rien ne les excite davantage, que la fréquentation des Spectacles.

II. Le Christianisme tend à nous rendre conformes à l’image du Fils de Dieu 26, et à nous faire acquérir les vertus qu’il nous commande, l’amour de Dieu, l’humilité, la pureté, le mépris du monde, la mortification, l’oubli des injures, le pardon des ennemis. Le Théâtre prêche, inspire l’amour profane, l’orgueil, l’ambition, l’estime des maximes du monde, la dissolution, la vengeance ; il tend enfin à détruire la Religion par ses fondements.

III. Toutes les actions d’un Chrétien doivent être de nature à pouvoir être rapportées à Dieu et faites pour sa gloire. Or, qui peut se flatter, en assistant aux Spectacles, d’agir pour Dieu ? Qui oserait lui offrir cette action et s’en faire un mérite devant lui ?

IV. La vie d’un Chrétien est une vie de prière et de recueillement ; et, dès qu’une personne commence à se pénétrer du véritable esprit du Christianisme, elle se croit obligée de s’interdire pour toujours les Spectacles, comme les plaisirs qui en éloignent le plus. Ces amusements sont donc inconciliables avec la sainteté de la Religion.

V. Les acteurs et les actrices mènent ordinairement une vie très-déréglée. L’Eglise leur refuse les Sacrements, même à la mort, à moins qu’ils ne renoncent au Théâtre. Quiconque assiste à leurs représentations, contribue donc, pour sa part, à les retenir dans un état habituel de péché, et coopère à la perte éternelle de ces âmes rachetées du Sang de Jésus-Christ. Comment, après cela, aller aux Spectacles, et se croire innocent ? Le serait-on, en fournissant à un homme dans le délire, des armes meurtrières, ou à une créature impudique, les moyens d’entretenir son infâme commerce ?

Le Théâtre, on le répète, excite les passions ; il en est l’école et comme le berceau. « D’environ quatre cents Tragédies que l’on y a données, depuis qu’il est en possession de quelque gloire en France, et il n’y en a pas dix ou douze qui ne soient fondées sur quelque intrigue d’amour : c’est une coquetterie perpétuelle. » Quel aveu de la part de Voltaire 27 ! Eh, qui ignore en effet que la scène languit, si elle n’émeut quelque passion ; qu’elle perdrait même tout son attrait, sans ce pernicieux artifice ? Or, quelle présomption, de croire que l’on résistera à un danger auquel on s’expose volontairement ! Ose-t-on bien compter sur sa vertu et sur la Grâce, quand on cherche la tentation et qu’on va s’amuser aux dépens de la Religion ou des Mœurs devenues les jouets du Théâtre ? Consultons l’expérience ; elle nous dira, avec M. Desprez de Boissy 28 : « J’ai considéré de près les disciples de nos Théâtres, ceux qui avaient commencé à les fréquenter avec les dispositions les plus éloignées du vice : j’ai vu, pour l’ordinaire, leurs vertus disparaître, leurs mœurs se corrompre, leurs manières décentes et naturelles se métamorphoser en affectations ridicules, en frivoles compliments, en jargon théâtral, qui les annoncent pour des petits-maîtres, l’espèce la plus ridicule qui rampe avec orgueil sur la surface de la terre. »

Il est cependant des Chrétiens qui osent avancer que les Spectacles contribuent beaucoup à former la Jeunesse. Mais l’Apôtre Saint Paul nous assure que les mauvais entretiens corromprent les bonnes mœurs.29. Or, quels entretiens plus pernicieux, que ces pièces où la Religion, la Vertu et la Piété sont ridiculisées, la corruption excusée et toujours plaisante, la pudeur offensée par des équivoques que voient à peine des enveloppes légères ! Quels dangers dans le jeu passionné et indécent des acteurs, et dans la licence ou l’immodestie souvent plus criminelle des spectateurs ! Ah ! tous les prétendus talents qu’y acquiert la jeunesse, ne valent pas une vertu qu’elle peut y perdre. Que de jeunes gens, l’espoir de la Religion et de la Patrie, ne sont devenus des sujets inutiles ou dangereux, que pour avoir respiré cet air contagieux qui pervertit le jugement, et ôte le goût de toute application solide ! « La belle école, s’écrie Cicéron, que la Tragédie et la Comédie ! Si l’on en ôtait tout ce qu’elle offre de vicieux, il n’y aurait plus de spectateurs30. » Ainsi pensait un Païen, éclairé des seules lumières de la raison naturelle. Comment donc des Parents Chrétiens, instruits et convaincus de la sainteté de leur Religion, s’excuseront-ils devant Dieu d’avoir exposé eux-mêmes des enfants élevés avec soin, à perdre dans une telle école le précieux trésor de l’innocence, ou à y apprendre ce que jusque-là ils étaient assez heureux d’ignorer.

En vain se persuade-t-on, d’après une calomnie malheureusement accréditée, que des Confesseurs approuvent ou tolèrent ce genre de plaisir, et voient avec tranquillité leurs pénitents venir des Spectacles au Tribunal de la réconciliation, et passer de la Table sainte aux Spectacles… Point de règle plus fausse que de juger de la morale des Confesseurs par la conduite des pénitents. Pour en juger sainement, il faudrait, avant tout, savoir les efforts qu’ont fait ces Guides charitables pour ouvrir les yeux à des aveugles volontaires et pour ramener au bien des mondains obstinés. Ne serait-il point téméraire de croire que des Ministres, appelés aux fonctions redoutables de l’instruction et de la conduite des âmes, ignorassent sur ce point leurs obligations essentielles ? Comme juges, où serait leur prudence ? comme docteurs, où serait leur sagesse ? comme médecins, où seraient leurs précautions ? Eh ! quel moyen de concilier l’opinion qu’on leur supposerait avec la Morale de Jésus-Christ dont ils sont les interprètes, et avec leur qualité de Directeurs dans les voies du Salut ? Au reste, quiconque, sous un aussi vain prétexte, chercherait à se faire illusion, doit se souvenir de la parole expresse du Sauveur : Si un aveugle conduit un autre aveugle, ils tombent tous deux dans le précipice 31.

D’après ce peu de réflexions, et les témoignages irrécusables qui vont les suivre, on a lieu d’espérer que, parmi les partisans du Théâtre, ceux au moins qui se piquent encore de bonne foi, d’honnêteté, de vertu, de piété même. examineront attentivement devant Dieu : 1.° Si le titre de Chrétiens dont ils s’honorent, et leurs engagements à cet égard, leur permettent un genre de plaisir formellement opposé à tous les principes de la Religion et de la saine Morale. 2.° S’ils peuvent, sans reproche, concourir à salarier une troupe de gens justement notés pour leurs mœurs, condamnés par l’Eglise, privés même des Sacrements. 3.° Si enfin, osant présumer de leur propre vertu, ils n’ont pas à craindre l’influence de leur exemple sur la faiblesse de tant d’âmes qui s’en prévalent et qui se perdent. Puissent-ils plus mûrement calculer la terrible responsabilité qu’impose le scandale donné, et comprendre l’énergie de ces paroles redoutables : Si quelqu’un scandalise un de ces petits qui croient en moi, il vaudrait mieux pour lui qu’on lui attachât au cou une meule de moulin, et qu’on le jetât dans le fond de la mer… Malheur à l’homme par qui le scandale arrive !32

Témoignages.

La réponse de Bossuet à Louis XIV qui lui demandait son sentiment sur les spectacles, est courte, décisive et pleine de sens : « Sire, les Spectacles ont pour eux de grands exemples ; mais ils ont contre eux des raisons invincibles. »

Les maximes et les réflexions de ce grand Homme sur le même sujet, ne méritent pas moins d’être approfondies. « Quelle mère, s’écrie Bossuet, je ne dis pas chrétienne, mais tant soit peu honnête, n’aimerait pas mieux voir sa fille dans le tombeau, que sur le Théâtre ? Qui ne regarde celles qui sont dans une profession si contraire aux engagements du Baptême, comme des esclaves exposées, en qui la pudeur est éteinte ? Ces malheureuses, que leur sexe avait consacrées à la modestie, s’étalent elles-mêmes en plein théâtre, avec tout l’attirail de la vanité : leurs regards sont mortels, et elles reçoivent, par les applaudissements, le poison qu’elles répandent par leurs chants… Mais n’est-ce donc rien aux spectateurs, de payer leur luxe, de nourrir leur corruption, de leur exposer leur cœur en proie, et d’aller apprendre d’elles tout ce qu’il ne faudrait jamais savoir ? S’il n’y a rien là que d’honnête, rien qu’il faille porter à la Confession ; hélas ! quel est donc l’aveuglement des Chrétiens ? »

« Le Monde, dira-t-on, est plein de dangers inévitables… Il faut en convenir. Mais serait-ce une raison d’en conclure qu’on doit les multiplier encore ! Dieu nous aide dans les tentations qui nous arrivent par nécessité ; mais il abandonne ceux qui les recherchent par choix. Il ne dit pas : Celui-là périra, qui est dans le péril ; mais celui qui l’aime et s’y expose. »

« Qui que vous soyez donc, qui plaidez la cause des Théâtres, vous n’éviterez pas le Jugement de Dieu. »

Fénélon, dans sa Lettre à l’Académie française, s’explique en ces termes : « Je ne souhaite pas qu’on perfectionne les Spectacles, où l’on ne représente les passions corrompues que pour les allumer. Nous avons vu que Platon et les sages législateurs du paganisme rejetaient loin de toute république bien policée les fables et les instruments de musique qui pouvaient amollir une nation par le goût de la volupté. Quelle devrait donc être la sévérité des nations chrétiennes contre les Spectacles ! »

Bourdaloue, dans son sermon sur les divertissements du monde, se propose cette question qu’il résout de même : « Les Spectacles profanes où assistent tant de mondains oisifs et voluptueux, ces assemblées publiques et de pur plaisir, où sont reçus tous ceux qu’y amène, soit l’envie de paraître, soit l’envie de voir ; sont-ce des divertissements permis ou défendus ? Les uns éclairés de la véritable sagesse qui est la sagesse de l’Evangile, les réprouvent ; les autres, trompés par les fausses lumières d’une prudence charnelle, s’efforcent de les justifier. Chacun prononce selon ses vues. Pour moi, mes Frères, si je n’étais déjà d’une profession qui, par elle-même, m’interdit de pareils amusements, et que j’eusse, comme vous, à prendre parti là-dessus et à me résoudre, il me semble que, pour m’y faire renoncer, il ne faudrait rien davantage, que cette diversité de sentiments. Car, pourquoi, dirais-je, mettre ma conscience au hasard dans une chose aussi vaine que celle-là, et dont je puis si aisément me passer ? D’une part, on m’assure que ces sortes de divertissements sont criminels ; d’autre part, on soutient qu’ils sont exempts de péchés. Ce qui doit résulter de là, c’est qu’ils sont au moins suspects ; et, puisque ceux qui soutiennent que l’innocence y est blessée, sont du reste les plus réglés dans leur conduite, les plus attachés à leurs devoirs, les plus versés dans la science des voies de Dieu, n’est-il pas plus sûr et plus sage que je m’en rapporte à eux, et que je ne risque pas si légèrement mon Salut ? Voilà comment je conclurais, et ce serait sans doute la conclusion la plus raisonnable et la plus sensée. »

« Mais ce n’est pas là que je voudrais m’arrêter. Suivant le conseil du Saint-Esprit, j’interrogerais ceux que Dieu m’a donnés pour maîtres ; ce sont les Pères de l’Eglise : et, après les avoir consultés, il serait difficile que je ne fusse pas absolument convaincu. Car ils m’apprendraient des vérités capables non-seulement de me déterminer, mais de m’inspirer pour ces sortes de divertissements une espèce d’horreur. Tous n’ont eu sur ce point qu’une même voix ; tous, dans tous les siècles, ont prêché la même morale, et nous savons qu’outre la sainteté qui nous les rend vénérables, c’étaient les premiers génies du monde : nous avons en main leurs écrits, et nous y voyons la sublimité de leur sagesse, la pénétration de leur esprit, la profondeur et l’étendue de leur érudition. Et qu’on ne dise pas que leur morale a été de pur con[ILLISIBLE]. Il ne faut que peser leurs termes, et les prendre dans le sens le plus naturel, pour y reconnaître toute la force du précepte. En vain on leur objectait ce qu’on objecte encore tous les jours. « Ce que je vois, ce que j’entends, me divertit, et rien de plus ; je n’en ressens aucune impression funeste. » Vaine excuse qu’ils traitaient ou de mauvaise foi, ou tout au moins d’illusion. Ils savaient combien on aime à s’aveugler soi-même, et combien la passion est ingénieuse à se cacher ses progrès qui ne deviennent ensuite que trop sensibles. Cependant, loin de se rendre à de semblables Autorités, les partisans du Théâtre en appellent à leur propre jugement, et ne se font pas le moindre scrupule de ce que tous les Pères de l’Eglise ont cru devoir hautement qualifier de péché. Il s’agit de la conscience et du salut ; tout ce qu’il y a eu, sur ces sortes de matières, de Juges compétents, et reconnus, ont décidé : n’importe ; des mondains, amateurs d’eux mêmes et idolâtres de leurs plaisirs ; des gens sans étude, sans connaissance, sans attention à leur salut, dont tout le soin est de charmer le temps et de se tenir en garde contre l’ennui qui les surprend, dès que l’amusement leur manque et qu’ils sont hors de la bagatelle ; des libertins dont la passion cherche à se nourrir et à s’allumer, lorsqu’il faudrait tout mettre en œuvre pour l’amortir et l’éteindre : voilà les oracles qui se font écouter ; voilà les docteurs et les maîtres dont les décisions sont sans réplique, et les garants sur qui l’on se repose de sa conscience, de son âme, de son éternité. »

Massilion, parlant sur le petit nombre des Elus, s’exprime ainsi : « Vous avez renoncé à la chair dans votre Baptême ; c’est-à-dire, vous vous êtes engagé à ne pas vivre selon les sens, à regarder l’indolence même et la mollesse comme un crime, à ne pas flatter vos désirs corrompus ; mais à les dompter. Ce n’est pas ici une perfection, c’est un vœu, c’est le premier de tous vos devoirs, c’est le caractère le plus inséparable de la Foi… Et de là, voilà bien des questions résolues. Vous nous demandez sans cesse si les Spectacles et les autres plaisirs publics sont innocents pour des Chrétiens ?… Je n’ai, à mon tour, qu’une demande à vous faire. Sont-ce des œuvres de Satan, ou des œuvres de Jésus-Christ ? Car, dans la Religion, il n’est point de milieu. Ce n’est pas qu’il n’y ait des délassements et des plaisirs qu’on peut appeler indifférents : mais les plaisirs les plus indifférents que la Religion permet, et que la faiblesse de la nature rend même nécessaires, appartiennent en un sens à Jésus-Christ, par la facilité qui doit nous en revenir de nous appliquer à des devoirs plus saints et plus sérieux : Tout ce que nous faisons, que nous pleurions, que nous nous réjouissions, doit être d’une telle nature, que nous puissions du moins le rapporter à Jésus-Christ, et le faire pour sa gloire »

« Or, sur ce principe, le plus incontestable, le plus universellement reçu, de la Morale chrétienne, vous n’avez qu’à décider. Pouvez-vous rapporter à la gloire de Jésus-Christ les plaisirs des Théâtres ? Jésus-Christ peut-il être pour quelque chose dans ces délassements ? et, avant que d’y entrer, pourriez-vous lui dire que vous ne vous proposez dans cette action que sa gloire et le désir de lui plaire ? Quoi ! les Spectacles, tels que nous les voyons aujourd’hui, plus criminels encore par la débauche publique des créatures infortunées qui montent sur le Théâtre, que par les scènes impures ou passionnées qu’elles débitent, les Spectacles seraient des œuvres de Jésus-Christ ? Jésus-Christ aimerait une bouche d’où sortent des airs profanes et lascifs ? Jésus-Christ formerait lui-même les sons d’une voix qui corrompt les cœurs ? Jésus-Christ paraîtrait sur les Théâtres, en la personne d’un acteur ; d’une actrice effrontée, gens infâmes, même selon les lois des hommes ? Mais ces blasphèmes me font horreur. Jésus-Christ présiderait à des assemblées de péché, où tout ce qu’on entend anéantit sa doctrine, où le poison entre par tous les sens dans l’âme, où tout l’art se réduit à inspirer, à réveiller, à justifier les passions qu’il condamne ? Or, si ce ne sont pas des œuvres de Jésus-Christ, dans le sens déjà expliqué, c’est-à-dire, des œuvres qui puissent du moins d’être rapportées à Jésus-Christ ; ce sont donc des œuvres de Satan : donc tout Chrétien doit s’en abstenir ; donc il viole les vœux de son Baptême, lorsqu’il y participe ; donc, de quelque innocence qu’il puisse se flatter, en reportant de ces lieux son cœur exempt d’impression, il en sort souillé, puisque, par sa seule présence, il a participé aux œuvres de Satan, auxquelles il avait renoncé dans son Baptême, et violé les promesses les plus sacrées qu’il avait faites à Jésus-Christ et à son Eglise. »

« Ce ne sont pas ici des conseils et des pratiques pieuses ; ce sont nos obligations les plus essentielles. Il ne s’agit pas d’être plus ou moins parfait, en les négligeant ou en les observant : il s’agit d’être Chrétien, ou de ne l’être pas.

Nicole a fait, sur la Comédie, deux Traités dont nous allons donner quelques extraits.

« Rien de plus indigne d’un Enfant de Dieu et d’un membre de Jésus-Christ, que le métier de Comédien, où des hommes et des femmes représentent des passions de haine, de colère, d’ambition, de vengeance, et principalement d’amour. C’est une école et un exercice de vice, qui obligent les Comédiens à exciter et à imprimer en quelque sorte en eux-mêmes des passions vicieuses, pour les exprimer extérieurement par les gestes et par les paroles. Toute leur vie est occupée à apprendre, à répéter ou à représenter l’image de quelque vice. Il leur est donc impossible d’allier avec la pureté de notre Religion, un métier que d’ailleurs les Conciles leur font une obligation de quitter, et il n’est permis à personne de contribuer à les y entretenir, ni de l’autoriser par sa présence. »

« Parmi les personnes qui vont aux Spectacles, y en a-t-il beaucoup qui connaissent toute la pureté de l’Evangile, et toutes les obligations du Chrétien ? Quelle croyance méritent-elles donc, quand elles assurent que les Spectacles ne font aucun tort à leur vertu ?… Qu’elles apprennent de l’Ecriture et de l’Esprit de Dieu, en quoi consiste la vraie Vertu ; et alors elles tiendront un tout autre langage. Elles comprendront que la fréquentation du Théâtre est une tentation recherchée de gaieté de cœur ; qu’il y a de la témérité, de l’orgueil et de l’impiété à se croire capable de résister, sans la Grâce, aux tentations que l’on y rencontre ; et que ce serait présomption et folie de croire que Dieu nous délivrera d’un danger auquel nous nous exposons volontairement et sans nécessité. »

« Ce qui trompe bien des gens sur ce point, est qu’ils ne s’aperçoivent point des mauvaises impressions que la Comédie fait sur eux ; ce qui leur fait conclure qu’elle n’est point pour eux une tentation. Mais ils ne savent donc pas que la parole de Dieu qui est la semence de la vie, et la parole du diable qui est la semence de la mort, ont cela de commun, qu’elles demeurent souvent longtemps cachées dans le cœur, sans produire aucun effet sensible. Dieu attache quelquefois le salut de certaines personnes à des paroles de vérité qu’il a semées dans leur âme vingt ans auparavant, et qu’il réveille pour leur faire produire des fruits de vie. Le diable se contente aussi quelquefois de remplir la mémoire de certaines images, sans en former encore aucune tentation sensible : mais, dans la suite, il les excite et les réveille, pour leur faire porter des fruits de mort. S’il paraît négliger pour un temps, les moyens d’accélérer notre perte, il saura les employer, quand il en trouvera l’occasion favorable. »

« Et, quand il serait vrai que la Comédie ne fit aucun effet sur certains esprits, pourraient-ils s’en faire un divertissement innocent, et croire qu’ils ne sont point coupables en y assistant ?… On ne joue point la Comédie pour une seule personne : c’est un spectacle offert à toutes sortes d’esprits, dont la plupart sont faibles ou corrompus, et à qui par conséquent il est extrêmement dangereux… C’est leur faute, direz-vous, d’y assister en cet état… Il est vrai, mais c’est aussi la vôtre, puisque vous contribuez à leur faire regarder la Comédie comme une chose indifférente. Plus vous êtes pieux et réglé dans vos actions, plus ils se croient autorisés à vous imiter en celle-là, et à citer même votre exemple. Vous participez donc à leur péché ; et si la Comédie ne vous fait point de plaies, vous vous en faites à vous-même par celles que les autres reçoivent en vous imitant, et ainsi vous êtes le plus coupable de tous. »

« Mais, la nécessité de se délasser d’un long travail, ne peut-elle pas justifier la fréquentation des Spectacles ?… La nécessité de se nourrir, ne pouvant servir d’excuses à ceux qui mangeraient volontairement des viande vénimeuses, parce qu’elles sont contraires à la fin du manger, qui est de conserver la vie du corps ; le besoin que l’on a de se délasser quelquefois ; ne peut ainsi excuser ceux qui prennent la Comédie pour divertissement, puisqu’elle imprime de mauvaises qualités dans l’esprit, qu’elle excite les passions, et dérègle toute l’âme. Un homme qui a bien travaillé, est satisfait, quand il cesse de travailler, et se divertit à tout ce qui le désoccupe. La Comédie ne serait donc nécessaire qu’à ceux qui se divertissent toujours, et qui tâchent de remédier au dégoût naturel qu’entraîne la continuation des plaisirs. Mais, comme cette nécessité ne vient que de leur mauvaise disposition qu’ils sont obligés de corriger, on peut dire que la Comédie n’est nécessaire à personne, et qu’elle est dangereuse à tout le monde. »

« Eh ! qu’y apprend-on en effet ? On y apprend à se dégoûter des vrais Biens, et à n’en avoir que de faibles idées. On y apprend à juger de toutes choses par les sens, à ne regarder comme bien, que ce qui les satisfait, et à ne considérer comme réel, que ce qui les frappe. On y apprend enfin deux choses également funestes ; l’une à s’ennuyer de tout ce qui est sérieux, et par conséquent de tous ses devoirs : l’autre à trouver cet ennui insupportable, et à en chercher le remède dans la dissipation. Le premier de ces désordres est un obstacle à toutes les vertus, et le second est une entrée à tous les vices. »

D’après des témoignages si respectables, et des raisonnements si solides que deviennent toutes les objections des partisans du Théâtre ? Forcés dans leurs derniers retranchements, chercheront-ils à s’appuyer sur la tolérance des Spectacles à Rome ? Mais on leur répondra avec M. Desprez de Boissy 33 : « Que les Théâtres n’y sont pas ouverts pendant toute l’année, que la plupart des acteurs n’y font le métier d’histrions que pendant le temps des folies épidémiques du Carnaval : qu’au reste la tolérance, dont le Gouvernement civil use à leur égard, n’est point partagée par le ministère ecclésiastique ; puisqu’à Rome, comme ailleurs, les Prédicateurs ne cessent de tonner dans les chaires contre ces funestes amusements, et que les Confesseurs instruits n’y ont pas moins de zèle à se déclarer contre ces plaisirs si contraires à la Morale chrétienne.

S’efforcera t-on enfin de préconiser la décence du Théâtre français ? Mais les meilleurs pièces, si l’on en excepte Athalie, et Esther, ont-elles jamais donné quelques leçons de vertus, sans laisser en même temps l’impression de quelque vice ? Et quel sera même l’effet de ces deux pièces admirables de Racine, toutes les fois qu’elles se trouveront comme dénaturées par des acteurs qui sont habituellement les organes de la volupté ? « Il faut, dit Madame de Sévigné, des personnes innocentes, pour chanter les malheurs de Sion, et des âmes vertueuses, pour en voir avec fruit la représentation. » D’ailleurs, ces pièces saintes, de quelles autres pièces ne sont-elles pas ordinairement suivies ? L’effet de ces étranges contrastes peut-il jamais tourner au profit de la Religion et des Mœurs ?

Pour ne rien laisser à désirer sur la question des Spectacles, nous allons citer des autorités qui ne seront suspectes à personne.

Le grand Corneille ne se rassura jamais entièrement sur l’abus qu’il avait fait de ses talents : il consacra ses dernières années à le réparer. Dans cette vue, il traduisit en vers l’Imitation de Jésus-Christ. Cette louable entreprise jointe à une vie exemplaire, ne put absolument calmer ses inquiétudes. Sa conscience, mieux éclairée, lui fit éprouver, jusqu’à la fin de ses jours, le regret d’avoir travaillé pour le Théâtre.

Voici ce que le célèbre Racine écrivait à son fils sur les Spectacles. « Croyez-moi, mon fils, quand vous saurez parler de Romans et de Comédies, vous n’en serez guères plus avancé pour le monde, et ce ne sera pas par cet endroit-là que vous serez plus estimé… Vous savez ce que je vous ai dit des Opéras et des Comédies. On doit en jouer à Marly : le Roi et la Cour savent le scrupule que je me fais d’y aller, et ils auraient une mauvaise opinion de vous, si vous aviez si peu d’égards pour mes sentiments… Je sais bien que vous ne serez pas déshonoré devant les hommes, en allant aux Spectacles ; mais comptez-vous pour rien de vous déshonorer devant Dieu ? »

Telles étaient les leçons de ce grand Poète, quand, éclairé par la Vérité, il n’écouta plus que la Religion, cette Philosophie sublime qui apprend à l’homme ce qu’il est, et qui seule le rend ce qu’il doit être.34

Boileau-Despreaux, dont la conduite et les mœurs manifestèrent toujours son attachement aux principes du Christianisme, se sentait vivement animé contre un genre de poésie où la Religion lui paraissait particulièrement offensée : « Eh quoi ! disait-il, des maximes qui feraient horreur dans le langage ordinaire, se produisent impunément, dès qu’elles sont mises en vers ! Elles montent sur le Théâtre en faveur de la musique, et y parlent plus haut que nos lois ! C’est peu d’y étaler ces exemples, qui instruisent à pécher, et qui ont été détestés des païens mêmes ; on en fait aujourd’hui des conseils et même des préceptes ; et, loin de songer à rendre utiles les divertissements publics, on affecte de les rendre criminels. »

Le Franc, Auteur dramatique, s’exprime ainsi dans sa Lettre à Louis Racine : « On s’efforce de réduire en problème théologique cette question : si c’est un péché d’aller à la Comédie. On ne manque pas d’appuyer la négative de toutes les distinctions possibles, et de toutes les conditions capables de rassurer. On exige qu’il n’y ait rien de déshonnête ni de criminel dans la pièce, que celui qui va au Spectacle, n’y apporte point de penchant au vice, ni une âme facile à émouvoir, qu’il y soit le maître de son cœur, de ses pensées, de ses regards ; que rien de ce qu’il entend, que rien de ce qu’il voit, ne soit pour lui une occasion de chute ni de tentation. Cette théorie est certainement admirable. Qui me répondra de la pratique ? sera-ce notre Casuiste ? Qu’il aille plutôt à la Comédie : au retour, je m’en rapporte à lui. »

La Mothe, dans le temps où il travaillait encore pour le Théâtre, fait cet aveu public, dans son discours sur la Tragédie. « Nous ne nous proposons pas d’éclairer l’esprit sur le vice et la vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs. Nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mélange de l’un et de l’autre ; et les hommages que nous rendons quelquefois à la raison, ne détruisent pas l’effet des passions que nous avons flattées. Nous instruisons un moment, mais nous avons longtemps séduit ; et, quelque forte que soit la leçon de Morale qui termine la pièce, le remède est trop faible et vient trop tard. »

Louis Riccoboni, célèbre acteur du Théâtre italien de Paris, auquel il renonça par principe de religion, convient, dans l’un de ses ouvrages imprimé en 1743 et 1767, que, dès la première année qu’il monta sur le Théâtre, il ne cessa de l’envisager du mauvais côté. Il déclare, qu’après une épreuve de plus de cinquante années, il ne pouvait s’empêcher d’avouer que rien ne serait plus utile, que la suppression entière des Spectacles. « Je crois, disait-il, que c’était précisément à un homme tel que moi, qu’il convenait d’écrire sur cette matière. Et cela, par la même raison que celui qui s’est trouvé au milieu de la contagion, et qui a eu le bonheur de s’en sauver, est plus en état d’en faire une description exacte… Je l’avoue donc avec sincérité, je sens, dans toute son étendue, le grand bien que produirait la suppression entière du Théâtre, et je conviens sans peine de tout ce que tant de personnes graves et d’un génie supérieur ont écrit sur cet objet. »

Le Théâtre, selon Riccoboni, était, dans son commencement, le triomphe du libertinage et de l’impiété ; et il est, depuis sa correction, l’école des mauvaises mœurs et de la corruption. L’Opéra lui paraît excessivement dangereux dans toutes ses parties : il regarde la musique et la danse, qui en sont l’âme, comme des écueils où la modestie et la pudeur échouent presque toujours35.

Cet homme si expert et si distingué dans son art, dit encore « que les sentiments qui seraient les plus corrects sur le papier, changent de nature en passant par la bouche des acteurs, et deviennent criminels par les idées corrompues qu’ils font naître dans l’esprit du spectateur même le plus indifférent. »

La voie la plus sûre, selon lui, pour faire tomber le goût de nos Spectacles, c’est d’élever les jeunes gens de manière qu’ils ne s’exposent jamais à y aller. « Communément,36 jusqu’à l’âge de dix ans, dit-il, les enfants sont bien élevés : depuis dix ans jusqu’à quinze, l’éducation faiblit, et les enfants commencent à être gâtés, souvent même par leurs pères et mères ; enfin, depuis quinze ans jusqu’à vingt, les jeunes gens, maîtres de leurs actions, achèvent eux-mêmes de se corrompre. »

« Les parents, pour l’ordinaire, plus occupés de l’extérieur que du fond de l’éducation de leurs enfants, ne s’attachent qu’à leur apprendre les manières et l’usage du monde où ils ont grand soin de les produire. C’est là qu’ils entendent tout ce qui peut exciter leur curiosité, développer les germes de leurs passions, et les familiariser avec le vice. Ces principes de corruption reçoivent une nouvelle force des Spectacles publics où les pères et les mères ont l’imprudence de conduire leurs enfants de l’un et de l’autre sexe. Or, quelles atteintes mortelles ne doivent pas donner à leur innocence le nombre infini de maximes empestées qui se débitent dans les Tragédies, dans les Opéras, et les expressions, les images licencieuses que présentent les Comédies ? Ils ne les effacent jamais de leur mémoire… Ils y voient des Grands, des vieillards, des personnes élevées en dignité, ou réputées vertueuses, y applaudir. Ils s’imaginent que tout ce qu’on leur expose est à retenir. Ils agissent en conséquence, lorsqu’ils jouissent de leur liberté ; et les voilà corrompus dans le cœur et dans l’esprit pour le reste de leur vie. »

« Mais, dit-on, quel inconvénient y a-t-il qu’ils entendent parler de la passion de l’amour ? Il faut bien qu’ils la connaissent tôt ou tard… C’est ce que je suis très-éloigné de croire : on doit toujours ignorer le libertinage. D’ailleurs, quand cette passion serait traitée avec plus de réserve sur le Théâtre, il n’y aurait pas moins d’inconvénient, et, si j’ose le dire, moins de cruauté, à leur donner, sur une matière si délicate, des leçons prématurées et infiniment dangereuses, et à leur faire courir le risque de perdre leur innocence, avant même qu’ils sachent quel en est le prix, et combien cette perte est affreuse et irréparable. Mais les parents s’intéresseront-ils à leur conserver cette vertu, s’ils n’en connaissent pas eux-mêmes l’excellence ? Néanmoins, ils se livrent ensuite au désespoir, quand leurs enfants donnent dans des désordres préjudiciables à leur fortune. »

C’est ainsi qu’a pensé et écrit un Comédien célèbre, d’après la plus longue expérience. Quel témoignage et quelle leçon !

Gresset, ce Poète plein de grâces et de goût, a publiquement manifesté son repentir, des succès qu’il a obtenus en parcourant la carrière du Théâtre. Il l’a consigné dans une Lettre imprimée en 1759, dont voici l’extrait : « Je vous avouerai, dit-il, que, depuis plusieurs années, j’avais beaucoup à souffrir intérieurement d’avoir travaillé pour le Théâtre, étant convaincu, comme je l’ai toujours été, des Vérités lumineuses de notre Religion, la seule divine, la seule incontestable. Il s’élevait souvent des nuages dans mon âme sur un art si peu conforme à l’esprit du Christianisme ; et je me faisais, sans le vouloir, des reproches infructueux que j’évitais de démêler et d’approfondir. Toujours combattu et toujours faible, je différais de me juger, par la crainte de me rendre, et par le désir de me faire grâce. Quelle force pouvaient avoir des réflexions involontaires contre l’empire de l’imagination et l’enivrement de la fausse gloire ? Encouragé par l’indulgence dont le public a honoré Sidnei et le Méchant, ébloui par les sollicitations les plus puissantes, séduit par mes amis, dupe d’autrui et de moi-même, rappelé en même temps par cette voix intérieure, toujours sévère et toujours juste ; je souffrais, et je n’en travaillais pas moins dans le même genre. Il n’est guère de situation plus pénible, quand on pense, que de voir sa conduite en contradiction avec ses principes, et de se trouver faux à soi-même, et mal avec soi. Je cherchais à étouffer cette voix des remords, à laquelle on n’impose point silence, ou je croyais y répondre par de mauvaises autorités que je me donnais pour bonnes. Au défaut de solides raisons, j’appelais à mon secours tous les grands et frêles raisonnements des apologistes du Théâtre ; mais tous ces secours ne pouvaient rien pour ma tranquillité. Les noms sacrés et vénérables dont on abuse pour justifier la composition des Ouvrages dramatiques et le danger des Spectacles, les textes prétendus favorables, les anecdotes fabriquées, les sophismes des autres et les miens, tout cela n’était que du bruit, et un bruit bien faible, contre ce sentiment impérieux qui réclamait dans mon cœur. Au milieu de ces contratriétés et de ces doutes de mauvaise foi ; poursuivi par l’évidence, j’aurais dû reconnaître dès-lors, comme je le reconnais aujourd’hui, qu’on a toujours tort avec sa Conscience quand on est réduit à disputer avec elle. Dieu a daigné éclairer entièrement mes ténèbres, et dissiper à mes yeux tous les enchantements de l’art et du génie. Guidé par la Foi, ce flambeau éternel devant qui toutes les lueurs du temps disparaissent, devant qui s’évanouissent toutes les rêveries sublimes et profondes de nos faibles esprits-forts, ainsi que toute l’importance et la gloire du bel esprit ; je vois, sans nuage et sans enthousiasme, que les Lois sacrées de l’Evangile et les maximes de la morale profane, le Sanctuaire et le Théâtre, sont des objets absolument inalliables. Tous les suffrages de l’opinion, de la bienséance et de la vertu purement humaine, fussent ils réunis en faveur des Spectacles profanes, ils n’ont jamais obtenu, ils n’obtiendront jamais l’approbation de l’Eglise. Ce motif, sans réponse, m’a décidé invariablement… Tout fidèle, quel qu’il soit, quand ses égarements ont eu quelque notoriété, doit en publier le désaveu, et laisser un monument de son repentir. Les gens du bon air, les demi-raisonneurs, les pitoyables incrédules peuvent, à leur aise, se moquer de ma démarche : je serai trop dédommagé de leur petite censure et de leurs froides plaisanteries, si les gens sensés et vertueux, si les écrivains dignes de servir la Religion, si les âmes honnêtes et pieuses que j’ai pu scandaliser, voient mon humble désaveu, avec cette satisfaction pure que fait naître la Vérité, dès qu’elle se montre… L’unique regret qui me reste, c’est de ne pouvoir assez effacer le scandale que j’ai pu donner à la Religion par mes Ouvrages, et de n’être point à portée de réparer le mal que j’ai pu causer sans le vouloir. Le moyen le plus apparent de réparation, autant qu’elle est possible, dépend de sa publicité de cette Lettre…. Si quelqu’un est tenté de condamner le parti que j’ai pris ; qu’avant de me désapprouver, il accorde un regard aux Principes qui m’ont déterminé. Après avoir apprécié, dans la raison, ce phosphore qu’on nomme l’esprit, ce rien qu’on appelle la renommée, ce moment qu’on nomme la vie ; qu’il interroge la Religion qui doit lui parler comme à moi ; qu’il contemple fixément la Mort ; qu’il regarde au-delà, et qu’il me juge… Le temps vole, la nuit s’avance, le rêve va finir : pourquoi perdre à douter ou à délibérer, le seul instant qui nous est laissé pour croire et pour mériter ?…

Bayle, cet auteur trop fameux, et si cher à tous les libertins dont le cœur est comme dissous dans la corruption, a avancé dans un de ses écrits : « Qu’il ne croyait nullement que la Comédie fût propre à corriger les crimes et les vices de la galanterie, de l’envie, de la fourberie, de l’avarice, de la vanité, etc. Il ne croit pas que Molière ait fait beaucoup de mal à ces désordres ; et l’on peut même assurer, dit-il, qu’il n’y ait rien de plus propre à inspirer la coquetterie, que les pièces de ce Comique ; parce qu’on y tourne continuellement en ridicule les soins que les pères et mères prennent de s’opposer aux engagements amoureux de leurs enfants. Il se moque, avec raison, de ces personnes qui disent fort sérieusement que Molière a plus corrigé de défauts lui seul, que tous les Prédicateurs ensemble. »

Jean-Jacques Rousseau, dans un de ces moments lucides où il parlait le langage de la Vérité, a porté contre le Théâtre un jugement fondé sur sa propre expérience. Il ne croit pas, comme bien des penseurs de nos jours, que des Spectacles et des Mœurs puissent jamais être choses compatibles. Il nie que les représentations théâtrales soient nécessaires pour former le goût des Citoyens, leur donner la finesse du tact et la délicatesse du sentiment, ou qu’elles puissent jamais seconder la Morale, quand même l’on y verrait toujours le vice puni et la vertu récompensée. Mais écoutons-le parler lui-même dans quelques fragments de sa Lettre à d’Alembert.

« Qu’est-ce que le talent du Comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang froid, de dire autre chose que ce qu’on pense, aussi naturellement que si on le pensait réellement, et d’oublier enfin sa propre place, à force de prendre celle d’autrui. Qu’est-ce que la profession du Comédien ? Un métier par lequel il se donne en représentation pour de l’argent, se soumet à l’ignominie et aux affronts qu’on achète le droit de lui faire, et met publiquement sa personne en vente. J’adjure tout homme sincère de dire s’il ne sent pas au fond de son âme, qu’il n’y a dans ce trafic de soi-même quelque chose de servile et de bas. Vous autres Philosophes, qui vous prétendez si fort au-dessus des préjugés, ne mourriez-vous pas tous de honte, si, lâchement travestis en rois, il vous fallait aller faire aux yeux du public un rôle différent du vôtre, et exposer vos majestés aux huées de la populace ? Quel est donc, au fond, l’esprit que le Comédien reçoit de son état ? Un mélange de bassesse, de fausseté, de ridicule orgueil, et d’indigne avilissement, qui le rend propre à toutes sortes de personnages, hors le plus noble de tous, celui d’Homme, qu’il abandonne.

« Ce qui établit la prétendue nécessité des Spectacles, n’est point la bonne conscience qui éteint le goût des plaisirs frivoles : c’est le mécontentement de soi-même ; c’est le poids de l’oisiveté ; c’est l’oubli des goûts simples et naturels..

« On pourrait dire de ceux qui les fréquentent : N’ont-ils donc ni femmes, ni enfants, ni amis ?

« Le Théâtre purge les passions qu’on n’a pas, et fomente celles qu’on a. »

« Que l’on consulte l’état de son cœur à la fin d’une Tragédie. L’émotion, le trouble et l’attendrissement qu’on sent en soi-même et qui se prolongent après la pièce, annoncent-ils une disposition bien prochaine à surmonter et à régler nos passions ? Les impressions vives et touchantes dont nous prenons l’habitude, sont-elles bien propres à modérer nos sentiments au besoin ? Pourquoi l’image des peines qui naissent des passions, effacerait-elle celle des transports de joie et de plaisir qu’on en voit naître, et que les auteurs ont soin d’embellir encore pour rendre leurs pièces plus agréables ? Ne sait-on pas que toutes les passions sont sœurs, qu’une seule suffit pour en exciter mille, et que les combattre l’une par l’autre, n’est qu’un moyen de rendre le cœur plus sensible à toutes ? »

« Le mal qu’on reproche au Théâtre, n’est pas seulement d’inspirer des passions criminelles ; mais de disposer l’âme à des sentiments trop tendres qu’on satisfait ensuite, aux dépens de la vertu. »

« Quand il serait vrai qu’on ne peint au Théâtre que des passions légitimes,37 s’ensuit-il de là que les impressions en sont plus faibles, que les effets en sont moins dangereux ? Comme si les vives images d’une tendresse innocente étaient moins douces, moins séduisantes, moins capables d’échauffer un cœur sensible, que celles d’un amour criminel à qui l’horreur du vice sert au moins de contre-poison. Mais, si l’idée de l’innocence embellit, quelques instants, le sentiment qu’elle accompagne, bientôt les circonstances s’effacent de la mémoire, tandis que l’impression d’une passion si douce reste gravée au fond du cœur. »

« On prétend nous guérir de l’amour par la peinture de ses faiblesses. Je ne sais là-dessus comment les auteurs s’y prennent ; mais je vois que les spectateurs sont toujours du parti de l’amant faible, et que souvent ils sont fâchés qu’il ne le soit pas davantage. Je demande si c’est un grand moyen d’éviter de lui ressembler ?

« L’art du Théâtre ne consiste plus qu’à donner une nouvelle énergie et un nouveau coloris à cette passion. On ne voit plus réussir que des romans, sous le nom de pièces dramatiques. On y présente l’amour comme le règne des femmes : c’est pourquoi l’effet naturel de ces pièces est d’étendre l’empire du sexe, et de donner des femmes pour les précepteurs du public… »

« La même cause qui donne sur le Théâtre, l’ascendant aux femmes sur les hommes, le donne encore aux jeunes gens sur les vieillards ; et c’est un autre renversement des rapports naturels, qui n’est pas moins répréhensible. Dans la Tragédie, les personnages avancés en âge, sont des tyrans, des usurpateurs ; dans la Comédie, des jaloux, des usuriers, des pédants, des pères insupportables, que tout le monde conspire à tromper. Voilà sous quel honorable aspect on montre la vieillesse au Théâtre ; voilà quel respect on inspire aux jeunes gens pour l’âge de la sagesse, de l’expérience et de l’autorité. »

« La Scène française n’est pas moins le triomphe des grands scélérats, que des plus illustres Héros ; témoins Catilina, Mahomet, Atrée, et beaucoup d’autres. Quel jugement porterons-nous d’une tragédie, où, quoique les criminels soient punis, ils nous sont présentés sous un aspect si favorable, que tout l’intérêt est pour eux ? A quoi aboutit la morale de pareilles pièces, si ce n’est à encourager les méchants et à leur donner le prix de l’estime publique due aux gens de bien ? Mais tel est le goût qu’il faut flatter sur la scène ; telles sont les mœurs d’un siècle instruit. Le savoir, l’esprit, le courage ont seuls notre admiration ; et toi, douce et modeste Vertu, tu restes toujours sans honneurs ! Aveugles que nous sommes, au milieu de tant de lumières ! n’apprendrons-nous jamais combien mérite de mépris tout homme qui, pour le malheur du genre humain, abuse du génie et des talents que lui donna la nature ? »

« Suivez la plupart des pièces du Théâtre français, vous trouverez, presque dans toutes, des monstres abominables et des actions atroces, utiles, si l’on veut, à donner de l’intérêt aux pièces, mais dangereuses certainement, en ce qu’elles accoutument les yeux du peuple à des horreurs qu’il ne devrait pas même connaître, et à des forfaits qu’il ne devrait pas supposer possibles. Il n’est pas même vrai que le meurtre et le parricide y soient toujours odieux. A la faveur de je ne sais quelles commodes suppositions, on les rend permis ou pardonnables. L’un tue son père, et épouse sa mère ; un autre force son fils d’égorger son père ; un troisième fait boire à son père le sang de son fils. On frissonne, à la seule idée des horreurs dont on pare la scène française. Je le soutiens, et j’en atteste l’effroi des lecteurs, les massacres des gladiateurs n’étaient pas si barbares, que ces affreux spectacles. On voyait couler du sang, il est vrai ; mais on ne souillait pas son imagination de crimes qui font frémir la nature. Ajoutez que le Poète, pour faire parler chacun selon son caractère, est forcé de mettre dans la bouche des méchants, leurs maximes et leurs principes, revêtus de tout l’éclat des beaux vers, et débités d’un ton imposant et sententieux, pour l’instruction du parterre. »

« Si, dans la Comédie, on rapproche le ton de Théâtre à celui du monde, on ne corrige point, pour cela les mœurs ; le plaisir même du comique étant fondé sur un vice du cœur humain, c’est une suite de ce principe, que plus la Comédie est agréable et parfaite, plus son effet est funeste aux mœurs. Prenons le plus parfait auteur comique, dont les ouvrages nous soient connus. Qui peut disconvenir que le Théâtre de Molière ne soit une école de vices et de mauvaises mœurs, plus dangereuse que les livres même où l’on fait profession de les enseigner ? Son plus grand soin est de tourner la bonté et la simplicité en ridicule, et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt. Ses honnêtes gens ne sont que des gens qui parlent ; ses vicieux sont des gens qui agissent, et que les plus brillants succès favorisent le plus souvent : enfin, l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable, est presque toujours pour le plus adroit. Il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs. Il fait rire, et n’en devient que plus coupable, en forçant les Sages même de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. J’entends dire qu’il attaque les vices ; mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque, avec ceux qu’il favorise… Son intention étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal ; ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même, en ce qu’il fait préférer l’usage et les maximes du monde à l’exacte probité en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice et la vertu, en ce qu’au grand soulagement des spectateurs. Il leur persuade que, pour être honnête homme ; il suffit de n’être pas un franc scélérat. »

« J’aurais trop d’avantage, si je voulais passer de l’examen de Molière à celui de ses successeurs, qui, pour mieux suivre ses vues intéressées, se sont attachés dans leurs pièces à flatter une jeunesse débauchée et des femmes sans mœurs. »

« La belle école que le Théâtre ! La belle instruction surtout pour les jeunes gens que l’on y envoie !.. Tous nos penchants y sont favorisés, et ceux qui nous dominent, y reçoivent un nouvel ascendant. Les continuelles émotions qu’on y ressent, nous affaiblissent, nous rendent plus incapables de résister à nos passions, et détruisent l’amour du travail et de l’application. On y apprend à ne couvrir que d’un vernis la laideur du vice, à tourner la Sagesse en ridicule, à substituer un jargon de Théâtre à la pratique des Vertus, à travestir les citoyens en beaux esprits, les mères de familles en petites-maîtresses, les filles en amoureuses de Comédie.38. »

« Enfin, quelle idée peut-on se former des Spectacles, si l’on en juge par le caractère des personnes qu’on se propose principalement d’y amuser, et qui abondent dans les grandes villes ? Ce sont des gens intrigants, désœuvrés, sans religion, sans principes, dont l’imagination, dépravée par l’oisiveté, la fainéantise et l’amour du plaisir, n’engendre que des monstres, et n’inspire que des forfaits…. Or, sied-il bien à des personnes vertueuses d’aller se confondre avec ces gens oisifs et corrompus ?… 39.

Quel cri contre les Spectacles ! Et quelle force ne doit-il pas avoir, quand on en connaît l’auteur ! Ce cri part d’un homme, fort connaisseur dans le genre dramatique, grand admirateur de Racine, de Molière, et des autres coryphées de la Scène, d’un homme qui jamais ne passa, parmi les partisants du monde, ou de la prétendue philosophie, pour l’émissaire des Prêtres, ou de ceux que nos incrédules appellent, avec aussi peu d’esprit que de justesse, Enthousiastes, Fanatiques, Etres superstitieux, Ésprits faibles. etc. etc. etc. C’est le Vrai, armé de tous les traits de l’Eloquence, et triomphant par la plume de l’un de ses plus véhéments adversaires.

FIN.