(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Avertissement. » pp. -
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Avertissement. » pp. -

Avertissement.

O n a cherché avec soin les causes de la décadence des Sciences & des Arts. Mais il nous semble que pour les découvrir on a fait beaucoup d’incursions inutiles dans des pays étrangers. Ces causes sont chez nous & sous nos yeux. Elles ne sont la plûpart autre chose que les causes même des progrès des Arts. Ce qui a contribué à les faire fleurir, a ramené ensuite les ténèbres de l’ignorance. La connoissance des régles que nous prenons ici pour exemple, nous convaincra de cette vérité.

L’homme de génie, guidé par un sentiment pur, par un enthousiasme qui tient de l’instinct, suit les principes de son art, quoique leur influence soit insensible. Homère savoit toutes les régles du sublime & de la poësie, parce qu’il avoit l’idée du beau, mais il sembloit ne s’occuper que du dernier. Tous les grands hommes qui sont venus après lui, s’abandonnant au seul enthousiasme, ont enfanté des chef-d’œuvres. Mais ceux qui ont sacrifié cette fureur divine à l’observation des préceptes, ou ceux qui éclairés par ceux-ci, n’étoient point animés par celle-là, n’ont fait que de froides compositions. « Il en est, dit Longin, du sublime comme d’une richesse immense, où l’on ne prend pas garde à tout de si près, & où il faut malgré qu’on en ait, négliger quelque chose. » 1

Que produisent les régles dans un Auteur ? Rien, ou du médiocre. Rien : si elles ne l’empêchent pas de se livrer tout entier à son génie. Alors elles ne sont pour lui que ce qu’elles étoient à l’égard d’Homère. Du médiocre : qui ne sçait que ces pédantes minutieuses enchaînent le génie par une exactitude languissante, par une attention qui refroidit, par des scrupules qui découragent.

Avec trop de régularité on mérite le reproche que Pline le jeune faisoit à un Orateur de son tems : « Il n’a pas d’autre défaut, disoit-il, que celui de n’en avoir point ; & c’en est un très-grand. » Il n’y a guére d’homme de sens qui ne préférât des traits de génie, suivis de quelques fautes, à une composition qui ne seroit que réguliére. Quoi de plus ennuyeux qu’une allure compassée au gré des élémens ? L’esprit humain aime les sécousses, & les grands mouvemens. S’il falloit lire une mauvaise piéce, ou un livre plein d’un bout à l’autre de beautés de même force, je choisirois le premier. Je demeurerois plûtôt aveugle toute ma vie, que d’être condamné à fixer toujours le soleil. « Je ne trouve pas, dit Montagne, grand choix entre ne sçavoir que mal dire, ou ne sçavoir que bien dire. »

Pourquoi donc passer la moitié de sa vie à limer un ouvrage ? Si les premiers efforts ne le rendent pas bon, il ne le sera jamais. On ne travaille que le foible, que le médiocre. L’excellent se présente à la plume tout fait. Que de sens dans ces mots d’un Roi de Perse : Veux-tu faire mieux que tu ne peux !

On profite plus à lire ou à entendre une bonne piéce, qu’à étudier le meilleur traité d’éloquence. Les vrais génies ont moins besoin d’être instruits qu’aiguillonnés. Les principes ne leur disent que ce qu’ils sentent, & ne sont tels que parce qu’ils le sentent. En lisant un beau discours, on essaye ses forces. On se compare à l’Orateur, on prend la plume, on ajoute, on retranche, on fait une harangue. Au spectacle d’un beau drame, le sentiment s’éveille, digére pour ainsi dire, & met dans la balance du goût, les traits qui le frappent. Plus d’un Avocat, plus d’un Poëte, en sortant d’un beau plaidoyer, ou du théatre, ont été animés au travail, & y ont beaucoup mieux réussi que dans d’autres momens.

Voulez-vous peindre en grand ? Elevez votre ame, méditez & voyez : abandonnez-vous alors, dit encore Montagne, à vos franches allures. Sécouez le joug de l’autorité & des Maîtres.2

Les siécles qui servent d’époque à la décadence du goût, abondent en principes, & manquent de bons ouvrages. C’est que la gloire des beaux siécles a inspiré à ceux qui les suivent, le désir de se faire aussi une espèce de fortune, en ramassant & en publiant les moyens que les grands hommes ont mis en usage pour plaire. Peu capables de rien composer qui approche de leurs chefs-d’œuvres, on veut au moins montrer qu’on en connoît les beautés. D’où il arrive que ceux qui ont plus de présomption que de capacité, se persuadent, contre l’expérience, qu’avec une grande théorie on ne peut faire d’ouvrages pitoyables : que ceux qui ont un peu plus de talens que de suffisance, ou un véritable génie n’osant enfreindre les loix, perdent des années & beaucoup de veilles à lutter contre leur esclavage. « Cet amas qui croît incessamment de vues qu’il faut suivre, de régles qu’il faut pratiquer, augmente toujours aussi les difficultés de toutes espéces de sciences & d’arts. » 3

Que des bons esprits n’ont surmonté ces difficultés que quand ils ne pouvoient plus nous éclairer que par les lueurs amorties d’un astre en son déclin.

Enfin, en matiere de littérature, l’excès est aussi funeste qu’en mille autres genres. Ut omnium rerum sic litterarum intemperantiâ laboramus. 4 Multiplier la connoissance des régles, c’est donner aux Arts une extension qui en affoiblit l’éclat.

A ce compte, peut-on m’objecter, les fautes sont donc nécessaires ? Je ne le nie pas. Ce que sont pour les connoisseurs, les intermédes dans les Piéces de Théatre, & quelques pointes de rocher dans une coline tapissée de verdure, les défectuosités le sont pour moi dans un ouvrage de génie.

Malgré tant de raisons, qui me paroissent de la derniere évidence, la littérature est innondée de traités sur les principes. Il n’y a guère d’année où on ne publie une nouvelle poëtique. Vainement en reconnoît-on l’inutilité. Le préjugé qui a consacré les compilations de régles est plus fort. Il aveugle jusqu’à nos jeunes Auteurs. A peine ont-ils, par quelques essais, attiré les yeux du public sur eux, qu’ils s’érigent en Maîtres. Il est, nous disent-ils d’un certain ton, dans l’art tragique des ressorts inconnus aux plus célèbres Poétes ; cette rare découverte mérite bien un long traité, & on nous en fera un présent.

Le même Auteur nous assure, qu’aucun Poéte avant lui n’a pris son sujet dans l’Histoire nationale. Il s’est trompé, lui répond le judicieux Journaliste de Bouillon. La Pucelle d’Orléans, Pharamond, Chilperic, le Comte de Foix, Adelle de Ponthieu, en sont la preuve.

Il n’est pas mieux prouvé que les sentimens soient une nouveauté sur le Théatre. Antiochus & Séleucus, dans une des plus belles scènes de Rodogune, se cédent mutuellement, & avec une générosité noble, le droit d’aînesse & le thrône. Ce desintéressement contraste avec leur passion pour Rodogune, sans que celle-ci altére l’amitié qu’ils ont l’un pour l’autre. La Princesse ne sacrifie-t-elle pas son ressentiment & sa vengeance au repos de l’Etat ? Dans ce sacrifice ne voit-on pas le sentiment le plus héroïque, triompher d’une passion au moins excusable ? L’admirable caractère de Chimene est un mêlange d’attachement aux devoirs les plus sacrés, & de tendresse pour Rodrigue. Ce n’est qu’en soutenant la gloire de l’Inde, aux perils de ses jours, que Porus se flatte de mériter le cœur de Roxane, qui n’a pas moins d’élevation que d’amour. C’est l’héroïsme qui fait préférer à Bajazet une mort certaine au Thrône Ottoman ; à l’un des fils de Mithridate, une chûte honorable, aux avantages qui ont séduit son frere ; à Clitemnestre, la vie d’Iphigenie à la ruine de Troye, & à la grandeur d’Agamemnon ; à Andromaque la main de Pirrhus, & la mort au salut de son fils. C’est par le choc tumultueux des passions & des sentimens que Crébillon épouvante & déchire nos cœurs. L’Auteur de Mérope, qui semble avoir hérité de Racine le grand art d’intéresser, & dans cette Piéce, & dans toutes celles que nous avons de lui, ne nous fait verser tant de larmes, qu’en opposant les sentimens aux passions, ou celles-ci à ceux-là.

On a donc pris pour une découverte, ce qui se pratique depuis longtemps, & mieux qu’on ne nous le fait espérer. Puisque ne mettre que des sentimens dans une Tragédie, c’est n’exciter, comme on l’a éprouvé, que de l’admiration, & que c’est par leur seul mélange avec les passions que les grands Poétes sont parvenus à nous inspirer la pitié & la terreur.

L’Auteur peut donc se dispenser de travailler au traité qu’il nous a promis, à moins qu’il ne nous prouve qu’il est nécessaire de substituer l’admiration à l’objet de la Tragédie ; c’est à lui d’examiner si cette innovation sera bien reçue.

En attendant nous l’assurons au nom du public éclairé, qu’on lui sçaura meilleur gré de s’occuper à des compositions qui enrichiront la scène. C’est le moyen de perfectionner des talens dont les essais sont d’un heureux présage. En augmentant le nombre des bons Drames, on forme des grands Poétes. On ne peut s’appesantir sur la théorie sans priver la nation d’un genre de beautés plus utiles. Elle regarde les discutions dogmatiques comme un véritable larcin qu’on lui fait.

Il paroîtra singulier sans doute qu’après avoir dit que les régles sont pour les Arts qui exigent du génie, une cause infaillible de décadence, nous nous hazardions à en publier un Recueil. Nous ne nous y érigeons pas en legislateur du Théatre. Nous considérons moins l’art en lui-même, que ses accompagnemens. Nous ne donnons point les loix du Drame, mais les accessoires qui nuisent à ses progrès. Nous n’indiquons point les routes qu’il faut suivre, mais celles qu’il faut éviter.

Nous comparons la Tragédie à un emplacement propre à construire un beau Palais, dont les avenues, embarrassées d’épines & de rochers, empêchent l’approche. Nous avons arrachés les épines, & applanis les sentiers, c’est à l’Architecte à élever l’édifice.

Nous ne dirons rien de l’utilité de cet Ouvrage. Si l’un est bien fait, l’autre est démontrée.

Nous n’avons pas été assez heureux pour qu’on refusât nos Piéces, parce que nous n’en avons jamais fait. Ce que nous disons du Théatre, des Auteurs & des Comédiens, ne peut être attribué qu’à l’intérêt que nous prenons à l’Art Dramatique. Nous respectons les talens en quelques dégrès qu’ils soient. Nous n’avons eu intention d’offenser, ni Auteurs ni Comédiens. Ceux-ci nous reprocheront peut-être une critique trop dure ; qu’ils prennent le vrai point de vue, ils ne la trouveront que juste. Ils diront que nous avons eu tort de publier cet ouvrage. Nous serons de leur avis, si tous nos lecteurs sont Comédiens.