(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre V. De la Musique ancienne & moderne, & des chœurs. De la Musique récitative & à plusieurs parties. » pp. 80-93
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre V. De la Musique ancienne & moderne, & des chœurs. De la Musique récitative & à plusieurs parties. » pp. 80-93

Chapitre V.

De la Musique ancienne & moderne, & des chœurs. De la Musique récitative & à plusieurs parties.

U ne bonne musique réveille l’imagination, échauffe les sens, & dispose l’ame aux charmes de la Poésie. Dans les entre actes, elle cause une variété nécessaire aux bons esprits sur-tout, en qui les idées se pressent rapidement, à chaque mot du récit. Ces imaginations consommées par un feu si actif, ont besoin de repos & de nouvelles forces. Elles trouvent l’un & l’autre dans la musique, qui donnant un cours moins vif aux esprits, répare leur force épuisée. C’est pour cela que les Anciens avoient partagés leurs Poëmes en actes & en chœurs. Ces derniers soutenoient l’attention du spectateur en le délassant.

Corneille trouve cette maniere de distinguer les actes moins commode que la nôtre. « Car, dit-il, ou l’on prêtoit attention à ce que chantoit le chœur, ou l’on n’y en prêtoit point. Si l’on n’y en prêtoit ; l’esprit de l’auditeur étoit trop tendu, & n’avoit aucun moment pour se délasser. Si l’on y en prêtoit point, son attention étoit trop dissipée par la longueur du chant, & lorsqu’un autre acte commençoit, il avoit besoin d’un effort de mémoire, pour rappeler en son imagination ce qu’il avoit déjà vu, & en quel point l’action étoit demeurée. »

En portant aux décisions de ce grand homme, tout le respect qui leur est dû, nous seroit-il permis d’approfondir ses raisonnemens ? Dans la premiere supposition, l’esprit de l’auditeur étoit trop tendu, & n’avoit pas un moment pour se délasser. Pour nous délasser, il n’est pas toujours nécessaire d’un plein repos. Il suffit souvent que notre attention change d’objet, & qu’elle soit moins forte. Les chœurs des anciens opéroient ce double effet. Le Spectacle prenoit une autre face avec eux. Quoiqu’il y fut question de choses liées à l’action principale ; ce n’étoit que des vœux, que des réflexions qui, présentés avec les charmes du chant & des instrumens, n’exigeoient pas à beaucoup près la même tension d’esprit. Ainsi l’auditeur pouvoit sans peine passer de l’acte au chœur, & de celui-ci à celui-là.

Dans la seconde supposition, l’attention est trop dissipée par la longueur du chant ; on a besoin d’un effort de mémoire pour se mettre ou l’acte précédent a laissé. 1°. Si le chant étoit trop long, c’étoit moins la faute des chœurs, que du musicien. 2°. L’effort de mémoire étoit d’autant moins nécessaire, que le chœur lui-même aidoit à entretenir l’attention du spectateur, l’empêchoit de porter ses regards ailleurs & les fixoit, mais d’une maniere plus agréable, sur les objets que le Poëme lui représentoit. On ne changeoit point de situation.

Les Grecs, plus attentifs que les modernes aux effets que la musique devoit produire sur le Théâtre, n’usoient point de celle qu’on appelle à plusieurs parties. La multitude des voix, le bruit confus de tant d’instrumens, auroient empêché qu’on entendît les paroles ; & la musique n’étoit chez eux qu’un moyen de leur donner plus de force ou plus de douceur. Ainsi ils n’avoient garde de choisir celle qui y étoit le moins propre, mais celle du récit beaucoup plus analogue à la représentation Théâtrale.

Il est singulier qu’en France, quand on voulut mêler la musique à la Poé- dramatique ; la récitative fut justement celle qu’on rejetta. Le récit ne pouvoit s’accorder avec les vers Alexandrins, dont on se croyoit obligé de se servir. On s’y obstina, & la Tragédie en musique resta dans l’enfance. Mais enfin les vers de mesures inégales s’introduisirent, « & on connut, dit le P. Menestrier, que ces petits vers étoient plus propres pour la musique que les autres ; parce qu’ils sont plus coupés, & qu’ils ont plus de rapport aux vers Sciolti des Italiens, qui servent à ces actions ».

Les Anciens rafinoient tellement sur l’usage de la musique & des instrumens, dans les pièces Théâtre, qu’ils y préféroient les flutes, parce qu’il n’est point d’instrument qui approche plus de la parole & des mouvemens du gosier. Les joueurs de flutes servoient aux Acteurs à prendre, à soutenir ou à rétablir les inflexions de voix propres aux différentes passions qu’ils représentoient ; ils les aidoient dans leur déclamation, comme nos souffleurs secondent aujourd’hui leur mémoire.

Les Grecs, dit l’Auteur ci-dessus, avoient « des vers & des chants pour la plainte & pour la douleur, pour la colere & pour la joie. Pour les choses sérieuses & pour la plaisanterie. Ils savoient exprimer le bruit des flots, le sifflement des vents, le craquement des dents des animaux. »

Quelle force, quel merveilleux, une pareille musique ne répandoit-elle pas sur toutes les parties de la Tragédie ? Les instrumens identifiés, pour ainsi dire, avec l’action, formoient une unité de représentation, capables de faire les plus fortes impressions. Si on veut y réfléchir, cette unité, n’est pas moins essentielle au drame, que les trois autres, dont on a formé son être.

Nous avons, pour le dire en passant, quelques morceaux de grands Musiciens, qui approchent de la perfection de la musique ancienne. On a exécuté il y a quelques années, à Saint Jean-en-Grève, un Te Deum, de M. Calviere, qui est presque tout entier dans ce goût, & sur-tout le verset, Judex crederis esse vinturus . Ce célèbre organiste avoit placé dans la voute de l’Eglise, à diverses distances, une trompette, dont les sons aigus, mais étouffés, saisirent l’assemblée d’une terreur subite ; des tambours & des timbales, dont le bruit sourd imitoit ces coups de tonnerre continus, & qu’il semble qu’on entend dans un grand éloignement. Ces instrumens exprimant tour à tour les différentes images du jugement dernier, formerent une simphonie lugubre & effraiante, qui sert encore d’entretien aux connoisseurs.

Pourquoi nos Tragédies ne sont-elles pas accompagnées de ces ornemens ? On sent assez les effets qu’ils feroient sur la Scène. Le Théâtre est le spectacle de tous les sens. Ce n’est pas assez de plaire à quelques-uns ; il faut exercer sur tous un empire absolu.

On a vû que dans les suppositions que fait Corneille, les chœurs, loin de dissiper trop le spectateur, ou d’en exiger un effort pénible de mémoire, soutenoient l’attention même en la partageant. Le pere Brumoy va nous fournir une nouvelle autorité contre l’objection de Corneille. Selon ce savant critique « le Théâtre perd à la suppression des chœurs, la continuité d’action, & un spectacle magnifique, qui sert à la soutenir, & qui est, pour ainsi dire, le fond ou l’acompagnement du tableau ».

D’ailleurs, est-il bien certain que nos intermedes ayent pour but le délassement du Spectateur ? Je ne puis me le persuader. Les grands événemens ont leurs périodes marqués par des intervalles de repos ou de préparation. Il n’est pas dans la nature d’agir continuellement ; il n’est pas vraisemblable de voir sur la Scène des personnages, comme d’une haleine, méditer & exécuter des révolutions, qui souffrent des contradictions & mille obstacles. Ainsi les personnes qui s’y intéressent doivent se transporter, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, s’assembler, se consulter, se diviser, choisir des moyens, & les rejetter pour d’autres. Tout cela demande des changemens dans les desseins, des irrésolutions, des pauses mêmes qui établissent une division fort naturelle entre les parties d’une action. C’est donc l’ordre universel qui prescrit certe division, dans celles qu’on met sur le Théâtre, parce que celui-ci imitant la verité, ne le peut qu’à l’aide de la vraisemblance.

C’est pour cela, dit l’Abbé d’Aubignac, que les dramatiques se sont servis des intervales des Actes. Car aiant reconnus que le Poëme renfermoit beaucoup de choses, qui ne pouvoient être representées sur la Scène, & que souvent tous les Acteurs disparoissoient pour faire ailleurs des actions qui demandent quelque tems ; ils se sont avisés d’employer à cela cet espace, qui distingue les Actes.

Si on étoit obligé de faire une Tragédie de quinze ou dix-huit cens vers, avec une exacte continuité d’action ; je doute qu’on en vint jamais à bout. Quand on le pourroit, on n’y mettroit jamais assez de clarté & d’ordre, pour que le Spectateur pût l’entendre. Une pareille Tragédie ressembleroit à une oraison d’une seule période ; & Ciceron dit, qu’il n’y a point d’Orateur qui voulût en faire une, encore qu’il eût assez de force de poulmons pour la réciter. Le délassement du Spectateur n’est donc pas ce qu’on se propose au moins pour but de premiere nécessité, dans les intermedes. Revenons à Corneille.

« Nos violons, ajoûte ce pere de la Scène Françoise, n’ont pas ces deux incommodités. L’esprit de l’auditeur se relâche durant qu’ils jouent, & réfléchit même sur ce qu’il a vu, pour le louer ou pour le blâmer, suivant qu’il lui a plu ou déplu ; & le peu qu’on les laisse jouer, lui en laisse les idées si récentes, que, quand les Acteurs reviennent, il n’a pas besoin de se faire d’effort pour rappeller & renouer son attention. »

De quoi nous occupent nos violons ? De choses absolument étrangères à la Pièce. Ils jouent des menuets, des symphonies, des morceaux de nos Opéra, qu’on entend souvent le Parterre chanter avec eux. Peut-on mêler sa voix aux violons, sans perdre tout-à-fait de vûe ce qu’on vient d’entendre ? Si l’on en conserve quelque idée, N’est-elle pas combattue par celle que la musique a fait naître ? Il faut néanmoins reprendre le fil de l’action, quand l’Acteur reparoît. Le peut-on, sans écarter les idées de la musique ? Le peut-on, sans se faire d’effort ? Aussi le mieux qui puisse arriver au spectateur, c’est que les premieres Scènes de chaque Acte, ne l’affectent que très-foiblement. Il lui faut du tems pour se remettre dans la situation qu’il a perdue, & qui ne lui est pas moins nécessaire pour ressentir les impressions du jeu Théâtral, qu’à l’Acteur lui-même pour la produire.

Pour que la musique causât un véritable délassement, il faudroit qu’elle fût chez nous, comme elle l’étoit chez les Anciens, propre aux incidens de chaque Acte ; & qu’en diminuant notre attention, elle soutint nos idées & nos sens, dans l’état où ils ont été mis. On entendroit une Pièce avec la chaleur & l’émotion que ces différentes divisions ont produites, & la catastrophe nous intéresseroit d’autant plus, que notre esprit auroit moins été distrait dans le cours de la représentation.

Quoi ! Quand Mitridate ordonne la mort de Monime, quand Agamemnon vient d’abandonner sa fille au couteau de Chalcas, on nous fera entendre des ariettes, des fanfares, des contredances ? On voudra nous persuader que cette musique est plus dans l’ordre Théatral, on s’applaudira de ses effets ?

Si j’avois quelque crédit sur l’esprit des Comédiens, je leur dirois : « Vous voulez de l’argent Messieurs ? Apprenez à le dépenser. Ecoutez la voix du bon goût, que vous sacrifiez à votre cupidité. Bannissez tant d’abus du Théâtre ; bannissez-en ces danses mesquines, qui ne peuvent avoir de mérite que sur des Théâtres inférieurs. Je compare ces derniers à des fleurs artificielles, qu’on charge de clinquans, pour suppléer au véritable éclat qui leur manque. Renvoyez donc ces parasites inutiles ; ayez de bons musiciens ; faites composer de la musique exprès pour les Piéces qui en demandent ; joignez-y de belles décorations ; en un mot, augmentez l’illusion, les prestiges, l’enchantement ; & les fruits que vous en recueillerez pourront appaiser vos murmures. »