(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre VI. De la Poésie de style. Si elle fait seule la destinée des Poëmes. » pp. 94-121
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre VI. De la Poésie de style. Si elle fait seule la destinée des Poëmes. » pp. 94-121

Chapitre VI.

De la Poésie de style. Si elle fait seule la destinée des Poëmes.

I l est plus aisé de faire de beaux vers qu’un beau Poëme. Il ne faut que des mots pour les uns ; mais dans l’autre, on a besoin de grandes images & de hardies pensées. Il y a donc moins de mérite à être versificateur, que Poëte. Cependant des Auteurs connus prétendent que la Poésie de style, est-ce qu’il y a de plus recommendable dans un Poéme, & qu’elle seule fait la réputation des Auteurs. Il y en a même, dont les Pièces en tirent leur principal lustre ; & cela suffit pour déterminer les autres à ne remplir leurs ouvrages que de vers, & à ne meubler leur tête que de mots. Ce préjugé a été trop funeste à la Poésie, & sur-tout à l’art tragique, pour que nous ne faisions nos efforts pour le détruire.

Toutes les parties d’un Poëme se rapportent à deux principales ; au fond des choses, & à la maniere de les présenter ; aux idées, & à l’expression. Le plan, l’économie, les caractères, les mœurs, les passions, appartiennent aux premieres. Les mots & les figures sont comme les membres de l’autre.

On demande laquelle de ces deux parties fait la destinée des ouvrages d’esprit. La question est, je crois, décidée en faveur de la premiere, dans les ouvrages sérieux ; c’est-à-dire, dans les traités de sciences ou d’arts ; parce qu’on y cherche que l’instruction. Ceux qui sont bien écrits, le fonds des choses égal, ont seulement le mérite qu’un homme qui accorderoit une grace d’une maniere polie & engageante, auroit sur un autre qui feroit la même grace, comme malgré lui & durement. Mais elle a toujours pour celui qui la reçoit, le même dégré d’importance. La Grammaire Françoise de l’Abbé Gitard, ridicule, extravagante même à ne la considérer que par le style, n’en est pas moins un ouvrage utile & même estimé dans son genre : c’est un diamant mal enchassé.

Quelque savants pensent au contraire, que le style est préférable dans les ouvrages d’agrément. Nous allons prouver que leurs raisonnements sont plus spécieux que solides.

Ils prétendent que la Poësie de style fait seule la destinée des Poëmes pour deux raisons : la premiere, c’est qu’on n’y cherche pas l’instruction, comme dans les autres livres ; la seconde, c’est que le plaisir qu’on y cherche uniquement, naît aussi uniquement de la Poésie de style Ils ajoûtent que l’instruction qu’on peut par hasard, retirer d’une Piéce, n’est point la source du plaisir, parce qu’on commence à la lire, sans avoir intention de s’instruire.

Cette instruction en est-elle moins la suite des principes & des tableaux qui y sont semés ? En est-elle moins le fruit des idées du Poëte ? Mais supposons qu’on n’y trouve aucune sorte d’instruction ; est-ce dans celle-ci que consiste toute l’utilité des ouvrages d’agrément ? S’il n’y avoit que ceux qui voulussent s’instruire, qui lussent des livres, il y en auroit plus des trois quarts qui ne liroient point. Ces trois quarts lisent cependant. Est-ce sans aucun but ? Il peut y avoir des gens qui achetent des livres dans la seule vue de faire une bibliothéque ; mais il n’est pas croyable que ceux qui lisent, n’aient d’autre dessein que de lire.

On peut partager les lecteurs en trois classes. L’une lit, pour consumer un tems qui lui est à charge. L’autre, pour se distraire d’occupations sérieuses, par des objets plus agréables. La troisieme enfin, pour former son goût, pour puiser dans des ouvrages solides des exemples & des préceptes qui étendent leurs connoissances.

Ces trois espéces de lecteurs tirent-elles un véritable avantage des ouvrages agréables ? On ne peut le nier, du moins à l’égard de la troisieme. Qu’on s’instruise dans les hautes Sciences, où dans les arts & dans la littérature ; c’est toujours s’instruire. S’il y a quelques compositions littéraires, qui ne remplissent pas cet objet, on doit l’attribuer aux Auteurs & non au genre de ces Piéces.

Quant aux autres espéces de lecteurs, il ne faut qu’un peu de reflexion pour se convaincre que leur lecture leur est utile.

L’utilité en effet, s’estime par les rapports qu’elle a avec les personnes. Une petite somme fait le bonheur d’un homme qui manque de tout. Une Reine qui n’est point avare, fait peu de cas d’une somme beaucoup plus considérable. Une dignité nouvellement acquise remplit toute l’ame d’un ambitieux encore dans la poussiere. Un grand la dédaigneroit, ou même s’en croiroit dégradé. Ces vérités sont trop communes pour nous y arrêter longtems.

Ne prouvent-elles pas que pour un homme qui n’a d’autre dessein que de dissiper l’ennui, qui verse la langueur sur tous ses instans, une Pièce qui le dérobe à cette situation affligeante, est de la plus grande utilité ? Si nous voulions absolument instruire un homme épuisé par un travail long & pénible, ne choisirions-nous pas l’utilité la moins convenable à son état ?

Si l’utilité prise de l’amusement est à certains esprits, ce qu’est pour d’autres celle qui naît de l’instruction ; il s’ensuit que les ouvrages d’agrément ont, pour ceux-là, un mérite égal à celui qu’ont pour ceux-ci des traités de sciences. Il s’ensuit encore que ce n’est pas l’instruction qui est l’unique avantage qu’on puisse retirer d’un livre ; mais la satisfaction de l’espèce de besoin qu’éprouvent les lecteurs. Ceux qui ont celui de s’instruire, le satisferont dans un ouvrage dogmatique, indépendamment de l’expression ; pour eux le fond emporte la forme.

Voyons si ceux qui veulent s’amuser & se distraire y peuvent réussir, en préférant la Poësie de style, au fond d’un ouvrage ; nous verrons ensuite si l’expression peut plaire, sans le mérite des idées.

Si les idées sont ce qui frappent le plus dans les Poëmes des Anciens, dans ceux des Etrangers, & dans les notres mêmes ; s’il y a parmi nous plus de lecteurs sensibles aux idées qu’aux expressions ; si nous avons des ouvrages bien écrits, qui n’ont pas réussi ; si quelques-uns de nos Auteurs se sont acquis une haute réputation, sans s’attacher à la partie du style ; enfin, si l’expression ne fait un grand effet que quand les pensées ont un grand éclat ; les deux premieres questions énoncées plus haut seront décidées. Entrons dans le détail.

Les idées, dont un Poëme est rempli, sont nobles ou sublimes, brillantes ou délicates, simples ou naïves. Toutes ont leur beauté, & un empire presque égal sur les hommes, Elles ont un rapport si intime avec l’esprit, généralement répandu dans tous les êtres capables de réflexion, qu’elles les réveillent, les attachent en quelques lieux, & en quelqu’état qu’elles les trouvent. C’est une monoye universelle, dont la valeur n’est n’y arbitraire, n’y dépendante des Loix.

Nous ne prétendons point qu’un homme qui n’auroit pas la moindre idée d’une Langue, puisse goûter & admirer un ouvrage dans cette Langue. Mais avec une notion superficielle de l’idiôme, avec de l’application, il y aura peu d’idées dans cet ouvrage, qu’on ne parvienne à connoître.

Les Langues anciennes sont mortes, & nous n’en avons que des notions imparfaites. Cependant les ouvrages qui nous restent dans ces Langues, nous enlevent, & nous ravissent, parce que nous n’avons pas besoin, absolument parlant, de savoir toute la force, toute la finesse des signes, pour en saisir les beautés en gros. Nous y perdons des nuances, mais nous sommes dédommagés par l’objet principal ; & cela nous suffit pour que les idées des Anciens fassent, pour ainsi dire, valoir le rapport qu’elles ont avec les nôtres. La draperie nous cache quelques parties de ces beaux corps ; mais notre imagination y supplée. Ce que nous en voyons nous aide à lever cette draperie, ou à deviner ce qu’elle nous dérobe.

Telle est la propriété des pensées. Il y a toujours dans une phrase, un ou deux signes principaux qui les caractérisent & leur servent de base. Ces signes étant connus, l’idée perce, éclate à nos yeux ; ceux qui l’accompagnent & la soutiennent, sont-ils ignorés ? On ne voit pas le cortège, mais seulement le personnage qui mérite le plus d’attention.

Si les signes principaux nous échappent d’abord, les moindres nous sont connus. Ils nous éclairent sur la valeur des premiers. Les branches nous conduisent au tronc. Plusieurs traits de lumiere nous découvrent la masse, & du milieu de celle-ci, séleve l’idée dans tout son éclat.

Je ne crois pas qu’il y ait un traducteur qui n’ait expérimenté ces divers procédés de l’esprit. Je suis sûr même que les idées, ainsi apperçues, ont donné une plus grande connoissance de la Langue. J’en appelle à ceux qui en ont appris quelqu’une sans maîtres.

Ce que nous faisons à l’égard des Langues mortes, les Etrangers le font à l’egard de la notre. Un Allemand qui liroit un de nos Poëmes sans connoître qu’imparfaitement le François, ne perdroit point ses peines. Le peu de mots qu’il entendroit, lui feroient saisir un grand nombre d’idées. Celles-ci lui en découvriroient d’autres, & avec de l’attention, il parviendroit à entendre le Poëme d’un bout à l’autre, quoiqu’il y eût des signes qu’il ne comprît pas. Que cet Etranger se propose de mettre notre Poëme dans sa Langue ; il ne rendra pas tous les mots, mais sa traduction sera bonne, parce que les pensées sont le fond de l’ouvrage, & que celui-ci sera parfaitement rendu, si toutes les idées en sont mises dans un beau jour. Des traductions litérales ne se font guère lire.

Les Poëmes Anciens nous affectent, nous charment presque uniquement par la noblesse & le sublime des pensées, ou du fond des choses qu’ils embrassent. Nos Poësies sont goûtées des Etrangers, qui ne savent que balbutier notre Langue ; il en résulte que le plaisir que nous ressentons à lire les ouvrages anciens & étrangers, ne peut venir que des idées sublimes. C’est par la même raison que notre propre Poësie nous plaît & nous enchante.

Quoique le François soit notre langue maternelle, il s’en faut beaucoup que toute la Nation l’entende & la parle purement. Je connois un homme qui n’y excelle pas. Il y a quinze ans qu’il l’a connoissoit plus mal encore ; cependant, dès ce tems là, il remarqua & reprit des fautes de langage, qui ne sembloient pas permises à des gens qui faisoient profession publique de la parole.

J’ose assurer que de cent personnes qni ont reçu de l’éducation, il n’y en a pas dix en état de juger du style d’un ouvrage. Si les quatre-vingt-dix autres n’en connoissent, ni les beautés, ni les défauts, comment les sentiroient-ils, comment en seroient-ils affectés ? Les objets ne nous touchent que par rélation ; & cette rélation, le fruit des apparences sensibles, est sans effet, quand nous n’avons point d’idée de ces apparences.

Dailleurs ceux qui sont affectés des beautés de style, dans une pièce de Prose ; ne le sont pas toujours de celles de la Poësie. Il y en a nombre qui ne manquent pas de goût & ne peuvent pas lire de vers. D’autres les lisent, & excellens juges de Prose, ils ne portent sur la Poësie que des jugemens hasardés. Combien de bonnes plumes en prose n’ont fait que de méchans vers ? Combien de grands Poëtes ont fait de la prose médiocre ?

Les uns & les autres font assurément les trois quarts de la Nation, il ne reste donc plus que la quatrieme partie sur laquelle la Poësie de style puisse avoir quelque empire. Elle est composée des Poëtes ou des amateurs de la Poësie. Si à leurs yeux celle de style fait la destinée des Poëmes, ils n’en doivent approuver aucuns où elle ne se trouve pas, n’y en dédaigner aucuns où elle se trouve. Si quelques-uns où elle n’est pas, en sont goûtés ; si quelques-autres où elle est, en sont désaprouvés, dans les uns & dans les autres, la Poësie ne sera pas toujours le mérite principal : il faudra réduire la thése générale à quelques cas particuliers ; & ce sera déjà beaucoup d’obtenu

Non-seulement il y a des Piéces de Théâtre que l’on voit avec plaisir, quoique la Poësie en soit très-deffectueuse ; mais il y a même des Théâtres entiers d’Auteurs, qui l’ont fort négligée, & que les connoisseurs mettent au même rang que d’autres Théâtres qui excellent par là.

Il y a peu de drames aussi mal versifiés qu’Inès de Castro. A peine y a-t-il quelques vers que la critique n’ait repris. Cependant cette piéce est du nombre de celles qui sont restées au Théâtre. On nous a montré les défauts de la conduite, & du style de cette Tragédie, mais on n’a pu diminuer le plaisir qu’elle fait. C’est que les situations, les mouvemens y sont touchans. C’est que le fond admirable de ce Poëme, dédommage des fautes de la versification.

On nous a objecté que le Cid plein de défauts, ne se soutient que par la Poësie.

C’est connoître bien peu le mérite de ce beau Poëme, que de croire qu’il est uniquement dans le style. Nous convenons qu’il a de grandes beautés ; mais les situations, les sentimens, les passions, & cette extremité où est Chiméne, de venger la mort de son pére, sur son amant, ne sont-ils pas aussi admirables que le style ? Le petit nombre de ceux qui connoissent cette Pièce, par eux-mêmes ; le grand nombre de ceux qui ne la connoissent que sur le raport des premiers, lisent & voyent le Cid avec un grand plaisir. C’est que les défauts qui s’y remarquent sont oubliés, dès que l’ame s’est ouverte à la chaleur du sentiment, au pathétique des passions.

On ne sauroit lire Clovis n’y la Pucelle ; mais personne ne doute que ces Poëmes ne se fissent goûter, s’ils n’avoient contre-eux que les défauts de style. Les idées de Milton, quelquefois outrées, à force dêtre élevées, auroient fait tomber son Poëme, si elles n’étoient mêlées à un grand nombre de traits, vraiment sublimes.

Nous avons en notre Langue des Poëmes bien écrits, qui n’ont pas réussi ; la Tragédie de Bérénice est, comme l’assure Racine lui-même, une de ses Piéces les mieux versifiées. On ne la joue cependant plus guère : toute la réputation de l’Auteur n’a pu engager le public à voir ce drame en faveur du style. Peut-on en donner une autre raison, sinon que le fond des choses ne répond pas au style ?

Les Poëmes de Crébillon ne sont pas comparables à ceux de M. de Voltaire à cet égard ; & on ne peut leur refuser les plus grands applaudissemens. Ce dernier se fait un honneur d’avoir eu l’autre pour maître.

La Poësie de style n’acquiert donc pas seule l’immortalité aux ouvrages en vers. Examinons maintenant si l’expression peut plaire, sans le secours des pensées.

Le style n’est autre chose que l’assemblage de plusieurs signes, dont on est convenu de se servir, pour exprimer les affections de l’ame. Nos idées sont l’expression de nos sentimens ; & ces signes sont celle de nos idées. Une hypothèse où l’on supposeroit d’un coté un homme, qui ne voudroit que penser, & de l’autre un homme, qui ne seroit occupé qu’à rendre ses pensées, seroit au moins ridicule. Le rapport de l’expression aux pensées ne peut, à leur origine, se sentir que par l’Auteur même de ces pensées.

L’Auteur médiocre est celui qui n’a pas des idées nettes, distinctes & élevées. Le plus pitoyable est celui qui donne plus de mots que d’idées.

Le style médiocre est froid, rampant & sans force. Le plus mauvais est celui qui ne dit rien, ou qui n’exprime pas avec justesse & précision les idées de l’Auteur. Toutes ces espèces, d’Auteurs & de styles, ne s’apprecient que par les idées. Ce sont donc elles qui font la fortune & des Auteurs & du style.

Si l’expression est l’image de nos conceptions ; celle-ci ne peut subsister sans celles-la. Elle est proprement la manière d’être des autres. Supposer l’expression dans un certain éclat, sans les idées, c’est supposer les dimensions sans un corps.

Il y a des ouvrages où l’on voit beaucoup d’idées, & peu de mots. Sans en chercher des exemples dans l’antiquité, Corneille nous en fournit assez. Je ne connois guère de Poëtes, dont les vers soient aussi pleins de choses. Ses pieces où il y a le plus de Poësie, sont celles de ce genre. On ne mérite le titre de grand écrivain, que par une imagination vive & forte. Dans un pareil esprit, les idées coulent rapidement, & ne lui laissent pas le tems de s’occuper du style qui suit naturellement l’impulsion du génie. Boileau est peut-être celui de tous nos Poëtes, dont le style est le plus châtié & le plus correct. Mais ses Poëmes sont plus fins & plus judicieux que sublimes. Les meilleurs d’entr’eux, écrits dans le genre didactique, demandoient plus de jugement & de sagacité, que d’enthousiasme & d’imagination.

Nous admirons une belle pensée, un sentiment noble, dans une expression simple ; & c’est quelquefois le caractère du sublime. Nous dédaignons une phrase pompeuse, & sonore qui n’exprime qu’une idée commune ou déplacée. Nous ne manquons pas d’exemples de la premiere espèce.

Le fameux récit de Théramene, que la richesse & la pompe de la Poësie, n’ont pu justifier d’une juste critique, en est un de la seconde.

La force & la chaleur sont un grand relief de l’expression en Prose & en vers. Les mots, qui ne sont que des signes cenventionnels, ont-ils ce mérite en eux-mêmes ? Qu’on imagine la phrase, où ces qualités se trouvent dans le dégré le plus éminent ; qu’on en sépare les idées des mots, & qu’on cherche ensuite, dans ces derniers, ces qualités qui nous subjuguoient avec tant d’empire. De ce torrent de flâme, il ne resteroit qu’un amas de cendre. Ce bel édifice, renversé comme d’un coup de baguette, auroit perdu cet éclat, qui attachoit nos regards, & ne leur offriroit que des décombres informes.

Les images sont, sans contredit, le premier mérite de la Poësie. Les doit-on à l’imagination ou à la mécanique des vers ? Qu’un esprit froid & rétréci, ait à vérifier cette pensée commune : Je mourrai dans la maison où je suis né ; il aura beau choisir les mots les plus harmonieux, leur donner dans ses vers la proportion la plus juste & la place la plus avantageuse, bien marquer les hémistiches, employer les rimes les plus brillantes, fera-t-il de bons vers ?

Qu’on donne cette même pensée à exprimer à une imagination brillante ; d’un seul trait elle nous peindra le lieu ; elle nous y montrera ses yeux ouverts pour la premiere fois au jour, & portera les notres sur la lumiere qui nous environne, elle nous conduira dans une lice, dont l’athléte à atteint l’extrêmité. Nous y verrons & cet athléte & ses Ancêtres qui y ont brillé.

D’un autre trait, elle nous peindra les douces occupations qui ont amusé ses loisirs. Les arbres mêmes sembleront se plaindre de l’en voir sortir, comme ils s’étoient réjouis de l’y voir naître. En un mot, un Chaulieu dira :

Fontenay, lieux délicieux,
Où je vis d’abord la lumiere,
Bientôt au bout de ma carriere,
Chez toi je joindrai mes ayeux.
Muses, qui dans ce lieu champêtre,
Avec soin me fites nourrir ;
Beaux arbres qui m’avez vu naître,
Bientôt vous me verrez mourir.

N’est-ce pas l’imagination qui a formé ces riantes images ? n’est-ce pas elle qui a créé cette apostrophe, pour animer les objets & intéresser à son sort ? Je suis persuadé que ces vers n’ont rien coûté. C’est ainsi que les plus beaux & les plus heureux partent avec le rapidité de l’eclair, d’une imagination prompte & féconde Celles de cette espèce ne cherchent point l’expression ; elle n’est qu’une esclave toujours empressée à lui obéir. Chaulieu n’emploie pas les figures, parce qu’elles conviennent à son sujet ; mais, parce qu’il les fait naître. Il ne réfléchit pas, il enfante.

Le plus mauvais usage des figures, c’est de les semer dans un ouvrage, à dessein de le rendre plus éclatant. C’est au génie, & non au soin de plaire, à les placer. Si l’on sait qu’on fait une figure, elle n’est qu’un vain ornement.

La Poësie de style n’est donc pas la source des beautés qu’elle exprime, à moins qu’on ne la confonde avec l’imagination ; ce qui seroit une autre erreur. Car l’imagination est à cette Poësie, ce que la cause est à l’effet ; & ces deux choses ne doivent jamais être prises l’une pour l’autre ; quoique ce qui est cause dans un cas, puisse devenir effet dans un autre.

En parlant de l’abus qu’on peut faire des images, M. l’Abbé Dubos s’adresse à l’imagination, & non à la Poësie de style. « Le Père Mallebranche, dit-il, a écrit contre la contagion des imaginations fortes, dont le charme, pour nous séduire, consiste dans leur fécondité en images, & dans le talent de peindre vivement les objets. Ce discours est rempli d’images & de peintures, & c’est à notre imagination, qu’il parle contre l’abus de l’imagination. »

C’est donc elle qui est la source des images, & non la Poësie de style : Celle-ci n’est donc pas la cause du plaisir qu’on éprouve à la lecture d’un Poëme ? elle ne peut donc plaire, sans le secours des idées.

Le coloris, m’objectera-t-on, est à la peinture, ce que l’expression est aux idées ; & plusieurs Peintres se sont fait un grand nom par le seul coloris.

Le Peintre, à l’aide du coloris, imite directement la Nature. Le Poëte avec l’expression, n’imite que des idées représentatives des mouvemens de l’ame. Dans l’un, l’imitation est immédiate, & pour m’exprimer ainsi, au premier chef. Dans l’autre, c’est l’imitation de l’imitation. Le Poëte en tant qu’occupé de l’expression, n’est que le copiste du Poëte penseur. Quoique ces opérations se fassent en même tems, elles sont très-distinctes. Ainsi la Poësie de style est au Poëte, combinant les idées, ce que le Comédien est au tragique.

D’ailleurs, on préfére avec raison une école qui joint le jeu des passions, à un beau coloris, à celle dont le mérite est tout entier dans les couleurs locales. « On ne regarde pas aussi longtems, dit l’Auteur que nous combattons dans ce chapitre, un panier de fleurs de Baptiste, n’y une Fête de village de Téniers, qu’on regarde un des sept Sacremens du Poussin. Les tableaux du Titien par exemple, ajoûte-t-il, seroient bien plus précieux, s’il eût joint plus souvent les talens de son École, aux talens de l’École Romaine. » C’est-à-dire, le fond des choses à la beauté du coloris. L’expression verbale, très-inférieure, comme nous venons de le prouver, à la richesse des images, peut-elle plaire seule, & dénuée de tout ce qui lui donne la vie ?

Dire aux jeunes Poëtes que la Poësie de style fait toute la destinée d’un Poëme ; c’est donc leur enseigner une erreur ; c’est donc les autoriser à se meubler plutôt la tête de mots, que de choses ; & il seroit à souhaiter que ce faux principe eût fait moins de progrès.