(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XVII. Du gouvernement & de la Police intérieure du Théâtre. » pp. 12-18
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XVII. Du gouvernement & de la Police intérieure du Théâtre. » pp. 12-18

Chapitre XVII.

Du gouvernement & de la Police intérieure du Théâtre.

T ant que les Comédiens dirigeront le Théâtre, selon leur caprice & leurs propres intérêts, je doute qu’il subsiste longtems avec éclat. L’intérêt général est confondu avec celui des particuliers ; mais cette union insensible, pour la plûpart d’entr’eux, est souvent regardée comme un ridicule de plus. Quelquefois seulement, on veut bien concourir par orgueil au bien public ; mais quand la vanité s’est satisfaite, on ne pense plus qu’à soi-même. Seroit-ce parce que le rapport du bonheur particulier au bonheur général, est encore moins frappant que le rapport du bien général au bien particulier ?

L’idée de soi-même absorbe toute autre idée. Cet égoïsme, comme s’exprimeroient quelques-uns, qui dans un cercle immense d’êtres, liés les uns aux autres, persuade qu’ils sont tous nés pour nous, & que nous, ne le sommes pour aucun d’eux, entre dans la tête des Comédiens, & y peut-être considéré comme la cause des usurpations qu’ils ont faites sur le Théâtre, sur les Auteurs & sur le public. Pour les colorer, on s’est appuyé d’un lieu commun ; chacun est le maître chez soi, dit-on ; ainsi nous pouvons prendre dans notre sale, telle résolution qu’il nous plaira.

Des vûes étroites ont laissé jetter à ce préjugé de profondes racines, on n’a regardé le Théâtre que comme un divertissement dont la forme étoit indifférente. A peine a-t-on trouvé dans Paris une seule maison pour l’y donner. Les Magistrats municipaux d’alors, ne penserent pas que le spectacle, le soin d’en préparer & d’en orner la Scène, étoient une de leurs principales fonctions chez les Anciens. On s’en reposa sur les Comédiens. Ils se logerent où ils purent, donnerent au Théâtre telle forme & telles Loix qu’il leur plût. Le public qu’ils devoient avoir uniquement en vûe, n’y entra que pour l’argent qu’il y apportoit. Ce ne fut que leur bien qui leur servit de regle. Les Auteurs qui étoient les arcs-boutants du Théâtre, en devinrent les manœuvres. Ils n’étoient alors, comme à présent, que des serviteurs aux ordres des acteurs.

C’est donc à la négligence des Officiers municipaux, qu’on doit la prompte décadence que le Théâtre éprouve. En effet, les Comédiens jouant pour leur compte, & dans un lieu qui leur appartient, disposent en maîtres, de tout ce qui le concerne. Il paroissoit assez naturel, dans les commencemens, comme nous l’avons déjà dit, que les propriétaires d’une maison, y ordonnassent à leur gré, tout ce qui y avoit rapport. Les auteurs qui font valoir ce domaine, accablés sous l’idée de propriété & de seigneurie, furent pris pour des vassaux, ou pour de simples cultivateurs, qui ne devoient jouir du bénéfice de leurs travaux, que précairement.

Voilà me semble la principale raison qui a élevé les Comédiens sur les débris de la fortune des Auteurs, qui, dans le droit, sont les seuls créateurs des plaisirs que le Théâtre procure. Car on conçoit bien un spectacle sans Comédiens de profession, puisque le Poëte pourroit jouer ses piéces lui-même, comme il y en a des exemples. Mais un Théâtre ne seroit qu’un être de raison sans Poëmes, & par conséquent sans Auteurs.

On nous dira peut-être, qu’il est possible que le Comédien compose les piéces qu’il joue, comme l’Auteur peut jouer celles qu’il a composées ; & qu’il y en a aussi des exemples.

Il n’y a guère d’Auteurs qui ne puissent représenter dans leurs ouvrages. Ils les jouent en les composant ; sans cela, comment jugeroient-ils de l’effet qu’ils doivent faire ? S’ils se trompent quelquefois à cet égard, cela ne prouve pas qu’ils n’ayent pas joué en travaillant ; mais seulement qui ont manqué de goût, ou s’en sont laissé imposer par la prévention. Il y a encore, à la vérité, des Auteurs qui lisent mal, mais il déclament bien ; & j’en ai connus qui donnoient de bonnes leçons aux Acteurs, quoiqu’ils lussent sans grace.

Au contraire, il y a peu & très-peu de Comédiens qui ayent composé avec succès. Ainsi il s’en faut bien que ce petit nombre suffise pour remplir un Théâtre.

N’est-il pas honteux à la capitale du Royaume, de devoir aux Comédiens la principalle sale des Spectacles, tandis que toutes les villes, un peu considérables de Province, en ont de construites à leurs dépens ?

Un Théâtre bâti par la Ville de Paris, illustreroit autant la Préture, que mille autres établissemens, & seroit un ornement de plus à la Capitale. Les besoins du Citoyen exigent le premier soin des Magistrats municipaux ; son bonheur est le triomphe de leur zèle.

La propriété acquise aux Comédiens de la sale du Spectacle, est la premiere cause du dépotisme qu’ils y exercent, dans l’administration intérieure. Il en est une autre qui ne mérite pas moins d’attention ; c’est la haute idée qu’on a communément de la professession de Comédien. Ce préjugé soutenu par des savans, par des Poëtes du premier ordre, ne nous paroît pas difficile à détruire ; & nous nous croyons obligés de nous en charger, avec d’autant plus de raison, qu’il est impossible de rendre quelque éclat à la Scène Françoise, si on ne remet pas le Comédien à sa propre place, & les Auteurs & le public dans leurs droits.