(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XXII. De l’usage du Théatre relativement au Comédien. » pp. 104-121
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XXII. De l’usage du Théatre relativement au Comédien. » pp. 104-121

Chapitre XXII.

De l’usage du Théatre relativement au Comédien.

“L es Comédiens ont un grand usage du Théatre, qui leur suffiroit seul pour décider sûrement de ce qui doit plaire au public ou l’ennuyer. Rien ne leur échappe de tout ce qui regarde la scène. Ils sont dans une habitude continuelle de juger des impressions que nos Poëmes dramatiques produisent sur les spectateurs. Ils sçavent comment on les intéresse. Enfin, un Acteur voit clairement que la Tragédie ou la Comédie qu’il va jouer, fera bien ou mal reçue : & cette certitude est le fruit de l’usage qu’il a du Théatre.

Quand un Comédien s’en fait honneur, ou il se borne à l’art de la représentation, c’est-à-dire, à tout ce qui convient à soi-même, ou à la scène, pour bien imiter ses personnages ; ou il entend par là, l’art du Drame, qui lui-même comprend la critique. Nous allons considérer l’usage du Théatre en général, & ensuite sous les principales faces dont ces diverses acceptions sont susceptibles.

Qu’est-ce que l’usage en général ? Une routine aveugle, qui nous entraîne sans que nous sachions pourquoi ; qui détermine la volonté sans consulter la raison ; qui dirige nos actions sans égard pour le goût, pour la perfection, & pour nos intérêts. C’est un tyran qui nous force à tout ce qu’il lui plaît : sans droit, sans motifs, il exige une entiére soumission. Sans principe il veut nous instruire.

Tel est un des premiers maîtres du Comédien. Aussi malgré ses savantes décisions, les piéces qu’il a reçues sont souvent l’objet du mépris public, & celles qu’il a le plus vantées, ont eu le moins de succès.

Sans doute que s’il a erré en faveur des Poëmes médiocres, ceux qui dans la suite ont été reconnus pour excellents, ne lui avoient pas échappés. Il est plus ordinaire de trouver beau ce qui ne l’étoit pas, que médiocre ce qui est beau. Nous allons nous convaincre, que non-seulement les Comédiens ont pris pour des chef-d’œuvres des Pièces qui n’ont pu avoir de seconde représentation ; mais encore ont regardé, comme indignes du Théatre, celles que le bon goût a placées au rang des chef-d’œuvres. « Qui croiroit, dit l’Auteur des Dégoûts du Théatre, que l’Œdipe de M. de Voltaire, c’est-à-dire, une de nos meilleures piéces, fût d’abord refusée ? Elle fut jouée par les Petits Comédiens, & encore fallut-il un ordre de Mrs les Gentils-Hommes de la Chambre…… Mérope depuis essuya le même sort. C’est à Mlle. Dumesnil que nous avons obligation de l’avoir vu représenter. Mélanide a été refusée. Le Philosophe Marié, pendant trois ans, resta enseveli chez un Comédien, sans qu’il daignât jetter les yeux sur cette piéce.

N’est-il pas étonnant, qu’après tant de faux jugemens de la part des Comédiens, on répéte encore sans cesse, que l’usage du Théatre est une boussole sûre pour eux ?

Est-ce en voyant jouer, ou en jouant la Comédie qu’on acquiert cet usage ? Si l’Acteur joue, il est à son rôle ; le desir de le bien rendre est en lui la passion dominante. Toutes ses facultés s’y livrent de préférence. Les applaudissemens tiendront, si l’on veut, le second rang. L’idée de la recompense se mêle naturellement à l’amour de la gloire. Mais l’ame de l’Acteur est fermée à tout autre objet : en sorte qu’il lui seroit impossible, hors du Théatre, de rendre compte de ce qui a plu dans son action ; si l’on excepte quelques coups de Théatre, ou ces grands traits, qui ont, pour ainsi dire, leur fortune faite.

Il est rare de voir un Comédien simple spectateur sur son Théatre, parce qu’il est rare que nous mettions notre état au nombre de nos plaisirs. Les raisons qui le déterminent à jouir du spectacle, sont d’un tout autre genre. Ce n’est guére que pour y voir le jeu d’un Acteur nouveau. Alors il n’est point occupé à tourner ses connoissances au profit de l’assemblée ; il les employe à juger l’aspirant & non à faire des similitudes.

Soit que l’Acteur représente lui-même, soit qu’il suive l’action d’un autre ; l’usage du Théatre ne peut lui être d’aucune utilité, quand il s’agit de juger d’une piéce dramatique.

Pendant la lecture, peut-il faire assez d’attention à toutes ses parties pour décider du premier coup-d’œil, des effets qu’elles produiront ? Il pense 1° à tout ce qui a rapport à lui ou à ses Confreres. 2°. Au goût du public. Deux idées trop différentes pour qu’elles ne s’affoiblissent pas réciproquement.

Le Comédien posséde le local, j’ai presque dit la tactique du Théatre, mais il est difficile de concevoir quelle lumiere il peut en tirer pour l’appréciation des piéces. C’est lui seul qu’il regarde : c’est lui seul qu’il cherche à faire briller par le rapport des convenances. Ce rapport préside à sa toilette, à ses études : il lui prescrit la maniere d’entrer & de se présenter sur la scène, d’y venir à propos, d’y prendre la place qui lui convient. Outre qu’il n’y a rien en tout cela qui fasse présumer la moindre des qualités nécessaires à fixer le prix d’un Poëme ; cet art est peu de chose en soi, & n’est pas ignoré du dernier des Auteurs.

On ne peut pas étendre le local du théatre à l’action distinctive des personnages. C’est à leur caractère, à leur dignité à la dicter, & c’est l’art du Poëte. Quelques-uns même des plus célèbres, ont rompu les nœuds qui unissent cette action aux caractères, & leur Poëme n’y a rien perdu, comme nous l’avons remarqué à l’égard de Rodogune. Si le Comédien a quelque idée de ce principe, s’il exige qu’on s’y conforme souvent, il fera faire bien de sotises.

Pour qu’un Acteur connût les moyens qui sont propres à toucher le spectateur, il faudroit, 1°. Que la somme de ces moyens fût déterminée. 2°. Que les Poëtes qui ont écrit jusqu’à nos jours, les eussent tous employés. 3°. Que du moins les beautés répandues dans leurs Ouvrages soient des modéles qu’il faille suivre servilement ; ensorte que les premiers servant de piéces de comparaison aux derniers, il ne soit pas permis de mettre ceux-ci en œuvre sans les avoir pésés dans la balance des autres.

Les moyens de plaire ne font limités que pour les génies médiocres. Il est à la vérité une espéce de beau, au-de-là de laquelle l’esprit humain s’égare & se perd. Mais s’il ne peut s’élever à une certaine hauteur, il n’est pas borné dans l’étendue : il se promène en souverain dans son immensité. Tous les objets qui l’y environnent sont soumis à son empire absolu. Les Poëtes anciens, & ceux du dernier siécle, ont parcouru une partie de ces regions fertiles ; mais dans cette partie même il est encore une multitude de sources à découvrir. Le flambeau du génie n’y brille jamais envain. L’abeille trouve des fleurs jusques dans les déserts.

Le beau est un Protée qui semble ne changer de forme que pour dérober son éclat. Mais le génie suspend ses mouvemens rapides, l’enchaîne, & d’un œil sûr pénétre ses charmes fugitifs. C’est un avare, qu’un héritier surprend enfin sur son coffre fort, & oblige à main armée de partager avec lui ses trésors.

Si l’empire du beau n’a de bornes que celles de la nature entiére, comment cinquante Poëtes que nous comptons tout au plus, en auroient-ils pu tarir les sources ?

Il n’est pas plus vrai que les traits brillants qui distinguent les Poëtes qui ont paru avant nous, nous indiquent la seule route à prendre en cette carriere. Quelques modernes, en petit nombre, ont imité les anciens, mais ils les ont presque toujours surpassés dans leurs copies, & alors même on ne doit imputer leur traduction qu’à une certaine paresse dont le génie le plus actif secoue le joug difficilement. La paraphrase lui offre des entrâves. Que seroit-ce dans une imitation pure ? Une imagination forte médite les anciens, pour y découvrir le sceau de la nature. Mais c’est dans le vaste livre des êtres qu’elle puise l’énergie & le sublime. On lit pour raisonner & pour combiner. On voit pour sentir & penser.

Enfin, pour nous convaincre que les Poëmes déja au Théatre, ne guident point le Comédien dans le jugement qu’il veut porter de ceux qu’on y présente, il ne faut que refléchir sur l’extrême différence qui se remarque dans les manieres des Auteurs, soit pour les sentimens, soit pour les pensées, soit pour l’expression. Les sujets sont-ils de même genre ? Les circonstances n’en sont pas. Sont-ce les circonstances ? Les sujets sont vus autrement. Non-seulement deux Auteurs ne voyent pas du même œil, mais un homme que deux événemens semblables auroient affecté pareillement, seroit un phénomène rare. Nous ne pouvons rester longtems dans la même assiette.

Dans les passions les plus connues nous nous proposons tous à-peu-près la même fin. Dans l’amour, c’est la possession ; dans l’ambition, les honneurs, dans la haine, la vengeance. J’ai dit à-peu-près ; car il seroit aisé de prouver que chacun aime, hait, ou est ambitieux, selon son tempérament. Mais les différences sont plus frappantes dans la maniere d’expliquer ces sentimens. Celle-ci dépend des lieux, des tems, des circonstances, des mœurs, du gouvernement, de la situation, du rang, de l’éducation, des talents. Ici l’œil se perd dans la multitude des nuances.

Entend-on par l’usage du Théatre la Poëtique elle-même ? Ce ne sera pas un avantage particulier au Comédien. Il y a peut-être un tiers des spectateurs qui le posséde comme lui. & on ne niera pas que parmi nos Poëtes il en soit qui sçavent mieux l’art théatral qu’aucun Comédien. Mais cette connoissance n’est pas plus utile aux uns qu’aux autres. Nos Comédiens se rappellent d’avoir quelquefois invité des amateurs aux répétitions de nouvelles piéces. Rarement le public a joint son suffrage au leur. Il est sorti peu de Poëmes de la plume de nos Auteurs, dont ils n’ayent espéré un grand succès. Combien de fois ne se sont-ils pas trompés ? On me permettra d’en marquer ici en passant, une des principales raisons. La foule des sentimens qu’ils ont éprouvés dans la chaleur de la composition, a réduit leurs organes épuisés à une espéce d’engourdissement. Dans cet état ces Poëtes ont pris les suggestions de l’amour propre, pour des élans de l’ame. C’est pour éviter cette surprise que les grands Ecrivains laissent un intervale assez long, entre la composition & la correction. Dans ce laps de tems les facultés sensitives réparent leurs forces, aux dépens de la prédilection paternelle.

Le flambeau de l’usage ne peut découvrir les ressorts du Drame. Plus il appelle l’esprit à son secours, plus il penche du côté de l’erreur, plus il s’éloigne de son but, qui est de combiner de profondes impressions, dont le germe est dans l’ame. Il n’y a nulle rélation entre elles & lui. L’établir leur juge, c’est donner au moucheron le prix de la force, au préjudice de l’éléphant. Un Drame n’est fait que pour le cœur. C’est à lui seul à l’apprécier. La critique, si susceptible de prévention, si facile à séduire, prend trop souvent le faux merveilleux pour le beau. C’est pourtant à son tribunal que l’usage pris dans le sens dont il s’agit ici, fait gloire d’appeller. C’est aussi pourquoi tant d’hommes d’esprit sont dédaigneux, & glissent sur des traits ravissants.

Nous remarquons dans tout ce qui nous environne, une vertu attractive & repulsive, qui ne paroît dans toute son énergie que quand elle agit directement sur notre ame. La présence des objets a seule ce rare privilége. Les sens sont leurs seuls canaux de communication. Telle étoit l’idée d’Horace, quand il disoit que le spectacle de la nature, offert à de bons yeux, éleve l’ame au véritable entousiasme.* Et quand on prétendroit que dans ce passage même le Poëte accorde que l’instruction produit au moins quelques sentations, c’est assez qu’il les place au dernier rang, comme insuffisantes.

Si l’usage du Théatre n’est d’aucune utilité au Comédien, pour juger sainement d’une piéce Dramatique, il est aisé de prouver qu’il est en lui un obstacle à de justes décisions.

La théorie, nous l’avons déja dit ailleurs, ne tend qu’a asservir le génie sous le joug pésant des régles, & semble n’être le partage que de froids observateurs. Ces fastueuses compilations ont toujours suivi le siécle des chef-d’œuvres, & n’en ont jamais produits. Un Poëte occupé des principes de son art, ressemble à un grand Général, entouré de soldats timides, qui retiennent sans cesse les nobles transports de son courage.

La théorie ne reffroidit l’entousiasme qu’en émoussant le sentiment. Le Comédien n’acquiert la théorie que par l’habitude. Eh ! qui ne connoit ses funestes effets !

Nos premiers Comédiens m’ont dit plus d’une fois, que la plus ennuyeuse & la plus rebutante de leurs fonctions, c’étoit de jouer souvent les mêmes piéces, ou d’étudier des ouvrages de même genre. Il leur faut des efforts continuels pour remplir leur mémoire d’idées qui n’ont qu’une fin unique ; pour emprunter des situations toutes contraires à celles de leur ame ; enfin pour paroître embrasés du feu des passions au milieu de l’insensibilité, & de la langueur. Envain l’intérêt les encourage & les anime, envain leur présente-t-il en perspective les applaudissemens les plus flatteurs. Ces motifs, quelques puissans qu’ils soient, ne les arrachent pas toujours au dégoût létargique qui affaisse leurs facultés. Delà ce qu’il en coûte pour se livrer à de nouvelles études : Delà les brusqueries qui leur échappent, les divisions, les rixes entre eux ; delà enfin, ces inégalités qu’on apperçoit si souvent dans leur jeu.

Tel est l’effet de l’usage & de l’habitude du Théatre sur le Comédien ; effet si généralement reconnu, qu’il n’y a pas un Acteur, tant ils sont excèdés de leur état, qui n’en prit tout à l’heure un autre moins lucratif, pourvu qu’il y fût exempt de contrainte, & de ce retour fastidieux des mêmes actions.

Ce seroit mal connoître l’essence de cette cruelle satiété, que de prétendre qu’un Acteur peut s’y soustraire quand les circonstances l’exigent. Cet ennemi de notre bonheur, né de la possession même, ne nous quitte plus, quand il s’est une fois emparé de nos cœurs. S’il étoit en notre pouvoir de l’en chasser, Verrions-nous tant d’hommes comblés de biens, gémir d’une inertie d’organes, que tous les charmes de la diversité ne peuvent vaincre ?