(1772) Sermon sur les spectacles. Pour le Jeudi de la III. Semaine de Caresme [Sermons pour le Carême] « Sermon sur les spectacles » pp. 174-217
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(1772) Sermon sur les spectacles. Pour le Jeudi de la III. Semaine de Caresme [Sermons pour le Carême] « Sermon sur les spectacles » pp. 174-217

Sermon sur les spectacles

Pour le Jeudi de la III. Semaine de Caresme.

Socrus Simonis tenebatur magnis Febribus, & rogaverunt illum pro eâ, & stans super illam imperavit febri, & dimisit illam.

La belle-mere de Simon avoit une fievre violente, on pria Jesus de la secourir ; s’approchant d’elle, il commanda à la fievre, & la fievre la quitta.

Luc. 4.

LA belle-mère de Pierre brûlée des ardeurs d’une fievre violente, c’etoit, dit Saint Ambroise, la figure de notre nature agitée par les transports des passions. Hélas ! mes Freres, qu’est-ce même que l’incendie, qu’une fievre la plus ardente allume dans un corps, en comparaison des feux dont la bouillante cupidité brûle nos cœurs ? Feux d’autant plus dangereux que nous ne voulons point les éteindre. Coupables frénétiques, nous ne cessons de repousser la main charitable qui voudroit nous guérir ; & bien loin de recevoir le remede qu’elle nous offre, nous saisissons avec fureur, nous buvons à longs traits avec délices le poison subtil qui nous donne la mort. Eh ! comment voudroit-on s’en défier & le craindre ? On s’obstine toujours à le méconnoître. Peut-être même en vain en le nommerai-je aujourd’hui, en vain en découvrirai-je le danger. Esprit-Saint, donnez force & efficace à mon Discours ! Vos théâtres, mes Freres, vos théâtres, c’est-là le funeste foyer où s’allume, s’attise & se nourrit habituellement le feu des passions qui vous dévorent. Honorez-moi, je vous supplie, de votre attention ; & vous détachant de tout préjugé, comme je proteste de m’en détacher moi-même, raisonnons ensemble de bonne foi, guidés par le seul amour de la vérité & de notre salut.

Saint Jean Chrysostome commençant à traiter expressément ce sujet, disoit à son Peuple : Je pense, mes Freres, que plusieurs de ceux qui sont aujourd’hui présents en ce lieu assisterent ces jours derniers aux spectacles. (Messieurs, crainte que vous ne me soupçonniez d’exagérer la pensée du S. Docteur, permettez que je cite ici ses propres expressions : ) Equidem arbitror multos ex iis qui ad spectacula discesserant bodie prasentes esse. Je voudrois les connoître, ajoutoit-il : Optarim autem istas qui sint palam nosse. Si je les eusse connus, je les eusse connus, je les aurois empêché d’entrer dans l’Eglise : Ut eos à sacris vestibulis arceam  ; non pas cependant pour les en tenir toujours exclus ; mais pour leur faire sentir la griéveté de leur faute, les faire rentrer en eux-mêmes, & les recevoir ensuite, après qu’ils se seront corrigés : Non ut perpetuò soris maneant, sed tu correcti denuò redeant.

Avouez, Messieurs, que ce zele austere vous étonne. Ah ! c’est qu’en effet vous ne connoissez le théâtre que par l’idée qu’un préjugé trop soutenu de vos passions vous en donne. Examinons donc aujourd’hui ce que le monde pense ordinairement des spectacles. Il les regarde comme un amusement indifférent en foi, honnête même par le motif qu’on s’y propose, & qui tout au plus deviendroit criminel par le danger qu’on pourroit y courir ; mais danger à présent, dit-on, chimérique, le théâtre étant épuré comme il l’est de nos jours.

Là-dessus, Messieurs, je forme le plan de ce Discours, en proposant simplement deux questions. Le théâtre est-il, comme on le prétend, indifférent en foi ? Je l’examinerai dans la premiere Partie. Et quand même on pourroit le regarder comme indifférent en lui-même, est-il vrai que l’innocence n’y court aucun risque ? Nous le verrons dans la seconde Partie. Ave, Maria.

Premiere partie.

POur qu’une chose puisse être regardée comme indifférente en elle-même, il faut, Messieurs, en premier lieu, qu’elle ne soit défendue par aucune loi ; secondement qu’on puisse, en lui donnant un motif honnête, la déterminer à quelque espece de vertu. C’est la regle que donnoit Saint Augustin, & que suit après lui le torrent des Docteurs. Avant que de décider sur les spectacles, il s’agit donc, d’examiner ; 1°. Si aucune loi ne les défend ; 2°. S’ils peuvent être rapportés à quelque fin véritablement honnête. Aussi est-ce bien là ce que prétend le monde.

Une loi qui défende les spectacles ! Où est-elle, nous dit-on, cette loi ? Est-ce dans l’Ecriture ancienne ou dans la nouvelle ? Est-ce dans les saints Peres ou dans les Conciles ? Oui, Messieurs, c’est dans les Conciles, c’est dans les saints Docteurs ; qui tous ont prétendu qu’ils étoient véritablement condamnés dans l’Ecriture.

Mais je sais que vous opposez d’abord à tous les traits d’autorité un bouclier que vous croyez impénétrable : c’est la différence prétendue, que vous affectez d’exagérer, entre les spectacles anciens & les spectacles de nos jours. Autrefois, dites-vous… Oui, j’avoue qu’il étoit autrefois des spectacles infames par eux-même, spectacles même d’une infamie groffrere, spectacles qui eussent fait rougir les fronts les plus endurcis au crime, spectacles crimes plutôt eux-mêmes que représentations de crimes ; les ai-je peint de couleurs assez noires ? Mais vous pensez que ce n’étoit que contre ces abominations grossieres que les saints Peres déclamoient. Ces abominations grossieres, ce n’étoit pas apparemment ce que les Chrétiens d’Antioche regardoient comme des divertissements permis ; car vous supposerez bien, sans doute, ces Chrétiens d’Antioche aussi réservés, aussi chastes qu’on peut l’être dans notre siecle ; or ce sont ces divertissements, qu’ils croyoient permis, que S. Jean Chrysostôme assure & prouve être péchés. Ces abominations grossieres, ce n’étoient pas, sans doute, ces chef-d’œuvres de l’Antiquité, dont notre siecle a emprunté ce qui a paru de plus merveilleux sur nos théâtres ; & ce sont ces chef-d’œuvres de l’antiquité, que Tertullien, Saint Augustin, Saint Clément d’Alexandrie nomment dans le détail, & dont les représentations sont traitées par Tertullien d’inventions diaboliques, auxquelles Saint Augustin s’accuse d’avoir assisté, comme d’un des plus grands péchés & de la source même de tous les péchés de la jeunesse, & que Saint Clément d’Alexandrie défend à tout Chrétien sans réserve & sans exception.

Sans doute, il étoit autrefois d’autres spectacles que les abominations grossieres du Cirque & de l’Arêne ; & jamais cependant les Docteurs & les Conciles en ont-ils fait la distinction, pour permettre les uns & réprouver les autres ? Ce sont tous les spectacles en général qui sont interdis aux Chrétiens par deux Conciles d’Arles, & plus récemment encore, presque de nos jours, par un Concile de Milan sous Saint Charles. Ce sont tous les spectacles en général, dont Saint Thomas décide qu’ils ne peuvent produire à ceux qui les représentent qu’un gain honteux, illicite & criminel. C’est, Messieurs, que les raisons qui engagerent de tout temps les Conciles & les Docteurs à les proscrire avec tant de sévérité, conviennent à tous également & sans exception. Or ces raisons les voici : rien en général de plus contraire que les spectacles à l’esprit du Christianisme, à la profession du Christianisme, aux exercice du Christianisme.

L’esprit du Christianisme, en premier lieu, est un esprit de recueillement & de mortification, dit Saint Ambroise. Que mes yeux, s’écrioit le Prophete, se ferment à la vanité ! C’est-là, poursuit Saint Amboise, la premiere devise du Chrétien : & vous, mes Freres, ajoutoit-il ensuite, refuserez-vous du moins à vos spectacles le nom de vanité ? Le monde, en effet, a-t-il rien nulle part de plus attrayant pour les sens par la pompe & la magnificence qui les décorent ? Le monde a-t-il rien nulle part de plus amusant pour l’esprit par l’ordre & l’économie qui les soutient ? Le monde a-t-il rien nulle part de plus ébranlant pour le. cœur par le combat des passions qui en fait l’ame ? Et ce sont des Chrétiens, concluoit Saint Ambroise, des Chrétiens qui adorent un Dieu crucifié, crucifiant dans sa chair tous les plaisirs du monde, ce sont des Chrétiens qui veulent les accorder avec l’esprit de leur Religion. Or cette premiere preuve de S. Ambroise convient-elle, Messieurs, aux spectacles de nos jours ?

L’esprit du Christianisme est un esprit de sainteté. Ah ! si les anciens Apologistes de la Religion revivoient parmi nous, que diroient-ils à mes Freres ? Un Saint Théophile, par exemple, qui prouvoit aux Payens la pureté de notre morale par l’horreur que les Chrétiens avoient pour les spectales, que diroit-il de nous ? Sommes-nous, disoit-il aux Idolâtres de son siecle, des ambitieux, des séditieux, des avares, des ennemis irréconciliables, nous qui ne pouvons souffrir, même sur vos théâtres, la seule représentation de ces vices ? Le théâtre est-il donc changé de nos jours, reprenoit un Docteur plus moderne ? Qu’y voit-on du moins que des haines forcenées, des jalousies furieuses, des révoltes sanguinaires ; & le plus souvent qu’y entend-on dans nos Auteurs les plus célebres que des impiétés & des blasphêmes : sous ce prétexte si commun, mais aussi dangereux que sophistique & frivole, qu’on représente des scélérats & des impies ? Ah ! Messieurs, nos anciens Peres savoient ce que nous affectons aujourd’hui de paroître ignorer : que la morale du Christianisme est si austere qu’elle proscrit jusqu’à l’ombre du crime, & qu’en amuser volontairement son imagination seule, c’est en rendre son cœur complice. Or cette seconde preuve encore tirée de Théophile convient-elle, Messieurs, aux théatres de nos jours ? A les peindre avec les couleurs les plus adoucies, que peut-on donc en dire autre chose, sinon ce qu’en disoit un grand Docteur, que l’on y fait du moins un jeu du vice, & un pur amusement de la vertu ?

Mais la profession du Christianisme, en second lieu, s’accorde-t-elle avec les spectacles ? Heureux Initiés, s’écrioit Saint Jean Chrysostome, ignorez-vous à quelle condition le Seigneur vous adopta pour fils ? Nous vous demandâmes, quand nous vous reçumes au saint Baptême : renoncez-vous aux pompes de Satan ? Vous répondites : j’y renonce. Or dites-vous quelles sont les pompes de Satan. Montrez-nous-en, si le théâtre n’en est point une ; & si vous osez nier qu’il en soit une ; j’en appelle aux Idolâtres, reprend Tertullien. Je leur demande s’il est permis aux Chrétiens d’assister aux spectacles ; ils sont persuadés que vous y avez renoncé ; ils répondront en nous citant les premiers écrits de nos Docteurs à leurs Césars. Nos peres y protestoient qu’on les trouveroit par tout les premiers pour le service de l’Etat & de l’Empire : sur la terre, sur la mer, dans le commerce de la société, sur les tribunaux, dans les armées ; qu’il n’y a que deux endroits où ils sont profession de ne jamais paroître ; que, quoiqu’on fasse pour les y forcer, on ne les y verra jamais : dans les temples des Idoles & sur les théâtres. Remarquez, mes Freres, continuoit Tertullien : les temples des Idoles & les théâtres, c’est donc pour les Chrétiens presque la même chose ; aussi toutes les fois qu’on vous voit aux spectacles, on vous croit Apostats.

Et que cette pensée ne vous paroisse point outrée. Pourquoi, en effet, dans les principes du monde même, cesser de fréquenter le théâtre, est-ce faire profession d’une vie plus réguliere ? Pourquoi retourner au théâtre après y avoir renoncé, est-ce un signe de retour au monde ? Pourquoi aller au théâtre seroit-ce un scandale pour vous-mêmes dans des personnes de certain état & de certain rang ? Ah ! l’Evangile est le même pour tous, mes Freres : & tout l’Evangile concourt à démontrer que dévotion, Christianisme & sainteté, c’est même chose. Selon vous-mêmes, ainsi que selon Tertullien, suivant la maniere de penser du monde d’aujourd’hui, comme suivant celle des anciens Idolâtres, la fréquentation du théâtre est donc une espece d’apostasie pour des Chrétiens.

Que dirai-je enfin des exercices du Christianisme ! Le premier, le principal de tous, c’est la priere. Or dites-nous encore, reprenoit Saint Jean Chrysostome, comment au sortir du théâtre vous vous trouvez disposés à prier ? Hélas ! nous-mêmes, mes Freres, nous vous l’avouons, poursuit ce sage Archevêque, au centre du recueillement où nous vivons, à peine pouvons-nous captiver devant Dieu notre esprit, notre cœur & nos sens. Et vous, qui vous plaignez sans cesse de vos distractions, de vos dégoûts, de vos froideurs dans la priere ; vous que les affaires les plus indispensables troublent toujours dans ce saint exercice, comment vous y appliquerez-vous ? Mais oserez-vous même venir vous présenter devant Dieu ? Quoi, Chrétiens, reprend Tertullien de concert avec Saint Jean Chrysostome, vous oserez lever au Ciel ces mains que vous venez de fatiquer en applaudissant à un Acteur ? Vous oserez fixer sur l’auguste Tabernacle, sur la Victime sans tache, ces yeux tout éblouis de la pompe du spectacle, & tout pleins peut-être de l’action d’un Déclamateur passionné ? Et ces oreilles, auxquelles retentit encore l’accord enchanteur d’une symphonie molle & séduisante, comment écouteront-elles le chant modeste des Pseaumes ? Or ces deux preuves enfin de Tertullien & de S. Jean Chrysostome, conviennent-elles, Messieurs, au théâtre de nos jours ?

Avouez donc du moins que ce sont tous les spectacles en général, ceux de nos jours comme ceux de leur siecle, que condamnent les saints Docteurs ; puisque les mêmes raisons, qui les ont engagés à condamner les uns, conviennent également aux autres : & puisqu’ils ont trouvé ceux de leur siecle contraires à l’esprit, à la profession, aux exercices du Christianisme, convenez que ceux-ci le sont encore.

Ne nous dites donc plus, poursuit Tertullien, que les spectacles ne sont point défendus dans l’Ecriture. Non, répond ce Docteur, ils n’y sont pas expressément nommés ; mais toute l’Ecriture ne tend-elle pas à les défendre ?

Cependant ne raisonnons pas davantage, concluoit-il enfin. Voulez-vous indépendamment de toute autorité, & de celle de l’Ecriture même, une preuve sans réplique, que le théâtre est illicite en soit : Argumentum mala rei ? C’est la maniere dont on en a toujours regardé les Acteurs. Dans le Paganisme, demandez aux Auteurs de Rome ce qu’on y pensoit d’eux. Vous trouverez une loi expresse de ce sage Sénat qui note d’infamie tous ceux qui entretiendroient avec eux aucun commerce : Loi qui fut véritablement abolie dans la suite par l’usage ; mais remarquez que ce fut au temps de la décadence de Rome : Loi que Charlemagne depuis renouvella le plus sévérement au rétablissement du goût, des mœurs & de l’Empire. Vous mêmes, Messieurs, quel rang leur donnez-vous dans la société ? Nous le savons, à vos amusements voluptueux, sur-tout à vos plaisirs secrets, vous ne les associez que trop ; mais voudriez-vous les associer à vos affaires & à vos familles ? L’Eglise sur-tout enfin qu’en pense-t-elle ? L’Eglise qui les rejette de son sein, qui, lors même qu’ils se convertissent, leur laisse un lien qui les rend pour toujours incapables du Ministere Sacré ; l’Eglise, qui, même après leur mort, les exclut de la participation de ses prieres : hélas ! sans qu’aucune considération ait pu faire excepter de cette sévere loi ce prodige du siecle dernier, dont pour faire en deux mots le portrait, on pourroit dire ce que disoit un sage Payen d’un auteur tout semblable : qu’étant presque le seul qui pût mériter d’être vu & d’être écouté sur le théâtre, il étoit, d’autre part, le seul de tous ceux qu’on y voit, qui méritât de n’y jamais paroître : homme, en effet, qui, dans tout autre état que celui où son génie l’avoit jetté, eût été non-seulement l’honneur de sa patrie par la beauté de son esprit, non-seulement l’amour & les délices de la société par la bonté de son cœur, mais un modele de Christianisme même par l’austere probité & l’intégrité de ses mœurs. O Ciel ! que lui servit & que lui sert sur-tout à présent tant de réputation & tant de gloire ? Triste preuve que le théâtre est illicite en soi : Argumentum mala rei !

Car enfin seroit-il innocent d’autoriser par sa présence des jeux si solemnellement proscrits ? Seroit-il innocent d’entretenir dans un état tellement abhorré par l’Eglise des ames rachetées du Sang de Jesus-Christ ?

Vous dites cependant qu’on les tolere. Eh quoi ! répondoit Saint Thomas en traitant ce sujet même, tout ce qu’on ne punit pas le tolere-t-on ; & permet-on tout ce qu’on tolere ? on les tolere, dites-vous cependant. O temps malheureux, ô mœurs des Chrétiens ! Que n’est-on pas forcé de tolérer aujourd’hui ? Mais c’est à l’Eglise, à ses Ministres d’imiter dans ces circonstances les Augustins, les Chrysostomes & les Ambroises, de réclamer les droits de l’Evangile, de crier au scandale.

Par où donc enfin prétend-on se justifier ? C’est, dit-on, le motif qui décide toujours de la nature d’une action morale.

Premiérement, Messieurs, il est certain, c’est un principe qui ne fut jamais contesté, qu’aucun motif, quel qu’il soit, ne peut excuser une action qui est mauvaise en soi. Mais j’abandonne tout l’avantage que je pourrois tirer de ce principe, & je veux bien examiner en eux-mêmes les motifs par où l’on prétend rendre le théâtre licite. Ces motifs sont de se former l’esprit en le délassant des occupations sérieuses, & même de prendre, dit-on, des leçons de vertu.

Le théâtre forme donc, il délasse l’esprit. D’abord, j’en conviendrai, Messieurs, si c’est former l’esprit de le repaître de vanité, de mensonge & de fable, de remplir le cœur de sentiments outrés qui sont de l’héroïsme une chimere, enflent les passions jusqu’à rendre l’homme méconnoissable à l’homme même, & défigurent jusqu’à travestir en romans toute l’Histoire ; & je défie que personne méconnoisse le théâtre le plus châtié à ces traits.

Il forme cependant, il délasse l’esprit. Encore une fois, j’en conviendrai, si c’est former & délasser l’esprit de lui rendre insipide toute lecture utile, de le distraire par je ne fais quel charme secret de toute occupation grave & sérieuse, de le dégoûter de la simplicité, en ne lui laissant de goût que pour le merveilleux, de plaisir que dans les ébranlements violents de l’ame ; & je défie que personne méconnoisse le théâtre le plus châtié à ces effets.

Il forme cependant, il délasse l’esprit. Oui, Messieur, enfin, j’en conviendrai, si vous pouvez me citer, je ne dis pas un seul Docteur de l’Eglise, mais un seul Sage du Paganisme même, qui veuille en convenir avec moi. Mais ce ne sera pas certainement ce grand Législateur, qui regardoit la seule liberté de fiction autorisée sur le théâtre comme une source intarissable de perfidie & de mauvaise foi dans la société ; ce ne sera pas cet illustre Philosophe qui, traçant le plan d’une République parfaite, en excluoit non-seulement tout acteur, mais aussi tout auteur de théâtre ; & pourquoi ? Précisément, parce que rien, dit-il, n’est plus contraire à l’honnêteté publique & particuliere que d’imiter, soit par représentation, soit par fiction, ce qu’il ne peut jamais être permis de faire. Ce n’étoit donc pas que le théâtre fût alors, comme vous voulez le supposer toujours, une école de dissolution. Alors, les Magistrats de la Grece punissoient un auteur comme un empoisonneur public pour avoir seulement altéré le caractere d’un héros par une intrigue de passion ; alors on vit le plus célebre Auteur d’Athènes condamné par un jugement solemnel pour avoir mis sur la scene un personnage d’impie qui parloit avec trop peu de respect de la Religion. Je ne demande pas si on agit aussi sévérement ; mais pense-t-on aussi chastement, aussi religieusement de nos jours ? Ajoutons : si quelqu’un approuve le théâtre, ce ne sera pas ce fameux Orateur de Rome, homme d’une prudence si profonde & d’un discernement si exquis, qui citant nommément les auteurs les plus graves de la Grece & leurs pieces les plus sérieuses, attribuoit au plaisir qu’on prenoit à les voir représenter & à les lire, tous les déréglements de l’esprit & tous les désordres du cœur.

Ainsi pensoient des Philosophes ; & les Ministres de l’Evangile que diront-ils ? Car après tout, former & délasser l’esprit, est-ce là précisément un motif qui doive conduire des Chrétiens ? Des Chrétiens qui savent qu’un Juge exact & rigoureux doit un jour leur demander compte d’une action, d’un geste, d’un seul mot inutile ; des Chrétiens qui savent que toutes leurs actions & toutes leurs pensées, tous les mouvements de leur cœur sont achetés par tout le Sang d’un Dieu.

Chrétiens, disoit à ce sujet le saint & savant Prêtre de Marseille, réjouissez-vous, délassez-vous l’esprit à la bonne heure. Mais quoi ? le divertissement innocent d’une joie pure & simple ne peut-il vous suffire ? Quelle fureur ! l’excès seul a-t-il des charmes pour vous ? Oui, l’on ne trouve plus de plaisir aujourd’hui nulle part, qu’où le Seigneur est offensé, que dans ce qui va jusqu’au crime.

Dites donc, il faut le dire pour vous justifier, que si vous allez au théâtre, c’est pour y prendre des leçons de vertu. Le théâtre une école de vertu : le beau paradoxe, Messieurs ! Véritablement, il n’est pas nouveau ; depuis que le théâtre est établi, on eut toujours grand soin de nous le dire ; & depuis qu’on le dit, on a répondu, je le réponds encore, que si le théâtre purge les passions, forme les mœurs, c’est dans la spéculation, non pas certainement dans la pratique ; c’est dans les écrits de ceux qui nous en ont donné les regles, non pas dans les ouvrages de ceux qui les ont prétendu suivre.

Depuis combien de temps, en effet, fréquentez-vous le théâtre ? Et depuis ce temps, quel vice a-t-il corrigé en vous, quelle vertu y a-t-il formée, quelle passion réprimée ? Ce seroit, en vérité, dans le Christianisme chose bien nouvelle, qu’on nous montrât les auteurs, les acteurs & les partisans du spectacle de venus les plus vertueux & les plus Chrétiens d’entre nous. Renversons à présent, détruisons nos chaires, fermons nos Eglises, Ministres du Seigneur, taisons-nous ! Dans un spectacle on trouve plus de profit à faire pour la vertu que dans tous nos discours. Hélas ! mes Freres, combien de fois n’ai-je pas eu la douleur de l’entendre dire ? J’en appelle à vous, ô mon Dieu, je vous en prends pour Juge ! Quoi ? dans les sentiments, dans les pensées d’un auteur tout profane que la passion seul inspire, on puise plus de leçons de vertu que dans cette parole que vous nous mettez à la bouche, que dans les sentiments & les pensées des Peres, que dans notre Evangile ! Quoi ? l’action d’un pur déclamateur peut davantage pour imprimer la vertu dans les cœurs que le zele saint qui nous enflamme ? On le prétend, on nous le dit ; Seigneur, décidez entre nous.

Mais enfin, Messieurs, dites-moi donc, reprend un Saint Docteur, sur ce théâtre, où vous n’allez que pour vous former à la vertu, voudriez-vous être subitement frappés de mort ? Ah ! j’en suis sûr, quelque disposés que vous fussiez d’ailleurs, vous craindriez que la mort ne vous y surprît. Et un Chrétien, qui sait que le glaive suspendu sur sa tête ne tient qu’à un fil, un simple fil prêt à se rompre, un Chrétien qui sait que son Juge l’épie comme un voleur pour le surprendre, ce Chrétien s’expose de sang froid sur un endroit où il craint de mourir ! Seulement, que quelque accident imprévu vous y surprenne, disoit encore Tertullien : qu’un coup de foudre, par exemple, vous y avertisse des vengeances du Seigneur ; aussi-tôt on vous voit effrayés ; vous vous empressez à porter la main sur votre front pour y tracer le signe du salut. Ah ! que faites-vous, mes Freres, continue Tertullien ? Ce signe de sainteté & de recueillement, ce signe de pénitence & de mortification vous condamne ; certainement vous ne seriez point là, si vous l’aviez dans votre cœur ce signe que vous osez marquer sur votre front : Gestant in fronte unde discederent, si haberent in corde.

Mais quelle rigidité de morale, me direz-vous sans doute ! Il faudra donc sur les même regles condamner de même & proscrire tous les amusements, tous les plaisirs du monde ? Hélas ! il n’est peut-être que trop vrai de la plupart ; oui jugez-les sur les mêmes regles. Pour moi, en condamnant aujourd’hui vos spectacles, je ne prétends justifier ni la mollesse & l’inutilité de votre vie, ni la dissolution de vos cercles, ni le libertinage caché de vos assemblées nocturnes, ni l’excès de vos jeux, ni la somptuosité pour ne pas dire la débauche de vos tables. Quelle rigidité de morale ! J’en conviens, elle est rigide cette morale. Aussi Tertullien supposoit-il, comme un principe incontestable, que la Religion chrétienne est dure, difficile à pratiquer, qu’elle contrarie en tout la mollesse & la lâcheté de la nature : Ignava non est & mollis nostra Religio. Aussi Jesus-Christ nous a-t-il expressément averti que, pour gagner le Ciel, il faut se faire une grande violence. Toute austere que soit cette morale, elle ne peut donc paroître outrée qu’à ceux qui ont oublié qu’être Chrétien & crucifier sa chair, mortifier tous ses sens ; être Chrétien & porter l’esprit de recueillement & de retraite jusqu’au milieu du monde ; être Chrétien & penser sans cesse à l’éternité, soupirer jours & nuit après le Ciel ; être Chrétien & conformer toute sa vie au modèle d’un Dieu crucifié, c’est essentiellement la même chose.

Et c’est, Messieurs, sur cette notion même du Christianisme, que je décide après tous les saints Docteurs que le théâtre est criminel en soi. J’ajoute que quand même on pourrott le regarder comme indifférent en lui-même, encore ne pourroit-on sans crime y assister, à raison seulement du risque où s’y trouve toujours l’innocence. Renouvellez votre attention, Messieurs ; la matiere devient plus intéressante, & le préjugé plus difficile encore à détruire.

Seconde partie.

VOus aimez le péril ; malheureux, vous y périrez. L’oracle est ancien, confirmé mille fois par une triste expérience ; & cependant personne n’en convient. Je me trompe, on en convient en général ; mais on ne croit plus trouver du danger nulle part ; & jusques sur le sein de sa cruelle Philistine Samson repose, il dort, & croit dormir en fûreté. Ah ! Samson, le Philistin va te saisir ! Tu as brisé déjà trois fois ses chaînes ; tu comptes sur son ancienne force ; & c’est ta sécurité présomptueuse qui va te perdre.

Voilà, Messieurs, une image fidele du Mondain dans les spectacles ; il ne croit jamais y courir le moindre danger. J’enrasserois en vain autorités sur autorités, pour le détromper. On prétexte toujours la modestie du théâtre de nos jours ; & moi, je dis, en premier lieu, que ce spectacle si chaste, si honnête en apparence, est le plus sûr écueil de l’innocence. On prétexte l’expérience commune, sa propre expérience ; & moi je dis, en second lieu, que l’expérience commune & générale, c’est que le théâtre a perdu de tout temps, & perd encore aujourd’hui toutes les mœurs.

Premiérement, le théâtre est le plus sûr écueil de l’innocence ; à moins, Messieurs, que vous ne prétendiez que l’innocence peut compatir avec la mollesse d’un cœur attendri, & les égarements d’une imagination corrompue. Mais si ce que nous nommons passion est véritablement un crime, il faut avouer que, selon la belle expression de Salvien, sur le théâtre, tout est crime ; parce que tout y tend à autoriser la passion, à insinuer agréablement, à imprimer fortement la passion. Suivez-moi, Messieurs ; il ne faut ici que du détail.

Que voit-on maintenant sur le théâtre, qu’un héroïsme corrompu par les égarements d’un fol amour, l’amour devenu la passion des belles ames ? Et plût à Dieu que des plumes hardies & téméraires n’eussent pas même osé nous peindre la sainteté sous ces traits ; faire languir & soupirer (Seigneur, où étoit votre foudre ?) aux pieds d’une idole de chair les destructeurs du Paganisme & les Martyrs de la Religion ! En vérité, quelles impressions peuvent se faire dans des cœurs, quand ils verront les inclinations les plus terrestres, les attaches les plus Charnelles autorisées par tout ce que l’Antiquité a jamais eu de plus fameux, & la Religion même de plus saint ! Or ne sont-ce point là cependant les mœurs de tout théâtre ?

Ensuite, quand vous entendrez les saintes Loix de l’Evangile, la pureté, l’austérité de sa morale combattues par tout ce que les maximes du monde ont de plus séducteur : vous entendrez ces héros de l’Antiquité, ces héros mêmes de la Religion traiter tout penchant de nécessité, de destinée invincible ; nommer devoir, appeler vertu, le désordre des sens & l’yvresse d’une ame qui s’y livre ; ce que la morale appelle crime, l’ériger en bonheur ! Or ne sont-ce pas là les sentiments & le langage de tout théâtre ?

Sur-tout, quand on vous fera remarquer la passion qui regle & conduit toutes les affaires ; vous la verrez représentée comme le principe de toutes les vertus, l’ame de tous les événements, le ressort secret de toutes les grandes actions, le mobile de toutes les fortunes ! Or n’est-ce pas là l’intrigue de tout théâtre ?

Enfin, quand par mille sentiments divers & mille mouvements contraires, qu’on aura eu l’art d’exciter ; même malgré vous, dans votre cœur, on aura su vous intéresser pour le héros le plus passionné ; sous prétexte de punir le vice & de récompenser la vertu, quand vous verrez enfin couronner à vos yeux la passion la plus ardente & la plus vive, rien de puni que l’insensibilité & le défaut d’ardeur ! Or n’est-ce pas là le dénouement de tout théâtre ?

Ah ! concluoit Lactance, n’est-ce donc point aussi un avertissement trop persuasif de ce que vous pouvez faire ? Admonentur quid facere possint ; quand les exemples des héros, leurs sentiments, leurs discours, leurs actions, leur bonheur, jusqu’à leur infortune, tout autorise la passion : Admonentur quid facere possint, & inflammantur libidine.

Prétextez à présent encore la modestie & la retenue du théâtre. Oh ! qu’il seroit à souhaiter qu’il fût, en effet, de nos jours ce que vous pensez qu’il étoit autrefois ! Un siecle aussi délicat que le nôtre sur les dehors en auroit de l’horreur, on n’y pourroit aller sans se flétrir. Mais le malheur de notre siecle est d’avoir été trop habile à déguiser le crime, en lui donnant un masque de vertu.

Il est vrai, comme vous le dites, que le théâtre aujourd’hui purifie l’amour profane, & ne forme que de légitimes nœuds. Mais, Messieurs, vous tournerez, vous ornerez en vain la passion ; c’est toujours cette malheureuse concupiscence, que Saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer ; c’est toujours cette concupiscence, qui enflammée une fois ne souffre jamais ou presque jamais de regle. Le théâtre qui l’enflamme, en la représentant réglée, la regle-t-il en vous ? L’auteur, d’un trait de plume, modere, arrête un héros à son gré ; mais le cœur une fois ému ne reconnoît pas si aisément des bornes. Un objet grossier l’eût rebuté, l’eût arrêté d’abord ; mais vous l’autorisez à s’échapper, il en profite : ensuite vous lui présentez une barriere, elle l’irrite ; il est déjà bien loin.

Hélas ! Messieurs, notre théâtre, supposé même qu’il soit plus châtié, n’en est donc qu’un plus sûr écueil à l’innocence ; & parce qu’il autorise davantage, & parce qu’il insinue plus agréablement, imprime plus fortement la passion.

Oui, je consens, disoit Tertullien, que tout soit dans vos spectacles simple, charmant, même honnête. Remarquez que les Peres ne déclamoient pas contre des théâtres de dissolution & d’infamie, comme vous vous obstinez toujours à le prétendre & à le dire ; Sint dulcia libebit & grata, etiam honesta. Mais, poursuit Tertullien, celui qui veut préparer un breuvage ne détrempe pas le poison dans le fiel & l’absynthe ; c’est sous la douceur du miel qu’il cache persidement la mort. De-là tous ces agréments, que l’ennemi de la pudeur a pris soin de répandre sur les spectacles.

De-là, comme remarque l’ingénieux Lactance, cette beauté, cette noblesse de sentiments, cette vivacité, cette diversité d’images, pour faire trouver les crimes plus charmants & plus aimables ; de-là cette magnificence, cette pompe de décorations, pour leur donner, plus d’appareil, un éclat plus frappant ; de-là cette liberté de fiction, pour en dégager la représentation de tout ce qu’ils eurent dans la réalité de rebutant & de hideux ; de-là cette exactitude de proportions & de vrai-semblances, pour exciter plus sûrement à l’imitation ; de-là cette politesse de langage, ces vers nombreux composés avec art, pour aider à les retenir plus aisément.

Que dirai-je de ces artifices étudiés d’un déclamateur d’autant plus propre à porter dans les cœurs le trait de la volupté, qu’il fait mieux s’en feindre blessé ? Et ces danses animées, ces symphonies molles & séduisantes : His tripiduis Diabolus Saltat  ; n’est-ce pas Satan lui-même, dit Saint Jérôme, qui vient danser à ces accords ? Et quand il n’y auroit, ajoute Saint Augustin, que la rencontre de l’un & de l’autre sexe, sans parler de ces criminelles afféteries de femmes sans pudeur, qui par leurs airs languissants, leurs voix pénétrantes, leur action empoisonnée ne cherchent, selon l’expression de Saint Basile, qu’à vous percer, vous déchirer des traits des passions qu’elles représentent : sans tout cela, dis-je, quand il n’y auroit que la vue d’un sexe toujours dangereux, qui affecte de venir y montrer une beauté relevée par-tout ce que le faste & le luxe ont imaginé de plus enchanteur : ah ! quelle vertu pourra se sauver de tant d’écueils !

L’Eglise même, conclut Saint Jean Chrysostôme, après une description presque semblable à celle-ci, l’Eglise n’est pas toujours un asyle assuré contre les surprises & les insultes de la concupiscence. Vous le dites vous-mêmes, vous vous en plaignez tous les jours ; cependant tout y tend à calmer les passions. Dans un lieu où tout les excite & les enflamme, que deviendront des cœurs amollis & attendris au milieu des assauts violents qu’ils auront à essuyer de toute part ?

En effet, n’est-ce pas là que l’on remue tous les plus grands ressorts de l’ame ; tantôt ces terreurs, qui préparent aux joies inopinées ; tantôt ces suspensions dans l’attente des grands événement ; tantôt ces tristesses que produisent les éclatants revers ? Qu’est-ce que sensibilité, si tout cela ne rend pas sensible ? Et tout cela sur-tout mis en usage pour intéresser le spectateur à l’intrigue d’une passion, pour faire entrer dans l’ame du spectateur la folle passion du héros prétendu que l’on feint enflammé ; & tout cela mis sous les yeux, celui de tous les sens qui fait toujours les plus fortes impressions dans l’ame. Assailli de tant de côtés, tantôt par adresse & tantôt par force, je défie le cœur le plus dur de ne pas se rendre à l’impression de la passion qui est représentée. C’est bien aussi ce qu’on prétend. On réussit trop bien. Ici la joie éclate, ailleurs les larmes coulent ; & dans ces pieces qu’on nomme saintes, dans ces pieces où l’on ne cherche qu’à s’édifier & à s’instruire, Seigneur, vous le savez, si ces pleurs sont pour vous !

Allez donc maintenant, Peres & Meres, allez conduire vos enfants à cette école prétendue de vertu, mais ne soyez pas surpris s’ils en rapportent dans le cœur une incendie qui n’éclatera peut-être qu’à votre désespoir, à votre honte, & quand il ne sera plus temps de l’éteindre. Allez cependant leur faire apprendre, à cette école de vertu, l’art de vous cacher les secrets de leur cœur, l’art de nourrir & d’entretenir une passion que toutes les bienséances condamnent. C’est là, Messieurs, l’héroïsme du théâtre de nos jours, c’est la grande science qu’on y enseigne, sous le beau prétexte de purger les passions & de former les mœurs. Ils en reviendront, dites-vous, plus propres à la société, pleins d’horreur pour ces vices qui déshonorent l’homme, pleins d’amour pour ces vertus qui font la douceur du commerce du monde. Je le souhaite, je souhaite que tous les saints Peres se soient trompés ; car tous les saints Peres assurent tous le contraire ; mais laissez-nous cependant déplorer la corruption de leurs cœurs, le déshonneur de la Religion & de l’Etat, & peut-être le déshonneur prochain de vos propres familles.

Allez à présent, sur-tout, allez dans vos sociétés particulieres les donner devant vous, & pour peut-être vous donner vous-mêmes devant eux en spectacle : amusement nouveau, nouvel artifice mis à la mode dans notre siecle ; sans doute pour arracher tout-à-fait un reste de répugnance qu’on avoit jusqu’à présent conservé pour le théâtre & ses acteurs ; mais sur-tout, infaillible moyen de rendre la séduction plus certaine encore & plus prompte, en imprimant plus fortement des passions, dans lesquelles on est obligé de mieux entrer pour les représenter soi-même ; en donnant plus de liberté & de hardiesse à parler le langage de la volupté ; en mettant dans l’occasion la plus prochaine d’inspirer & de prendre des sentiments, mieux réglés peut-être dans leur objet, mais aussi déréglés dans leur principe ; & communément plus dangereux encore dans leurs suites : désordre contre lequel nous ne voyons pas que se soient élevés les saints Docteurs, sans doute parce que les Chrétiens de leur siecle en étoient incapables ; mais désordre que nous avons la douleur de voir déploré par des sages du Paganisme, comme le présage le plus certain de le prochaine & de l’entiere décadence des bonnes mœurs.

Mais c’est assez raisonner ; le monde ne se rend guere à de pareils raisonnements ; sans rien répondre, il se retranche sur son expérience. J’y consens, oui, paroissons au Tribunal où il nous cite. J’ai dit, en second lieu, que l’expérience commune & générale est que le théâtre a perdu de tout temps, & perd encore aujourd’hui toutes les mœurs.

Une preuve d’abord bien sensible, c’est, Messieurs l’expérience de toutes les nations dans tous les siecles & dans tous les pays de l’univers. C’est un fait constant dans les histoires, un fait que les auteurs ont pris soin de remarquer : que l’époque du libertinage, qui a perdu tous les Empires, est l’établissement des spectacles, & sur-tout le rafinement de goût & de somptuosité dans les spectacles.

Qu’est-ce qui perdit les florissantes Républiques de la Grece ? Demandez-le à leurs Sages ; voici ce qu’en dit le plus éloquent de leurs Orateurs : Les spectacles firent naître l’amour du merveilleux & dégoûterent de la modeste simplicité ; on se plaigoit alors que les Magistrats & le peuple négligeoient le soin des affaires publiques ; la jeunesse quitta ses anciens exercices pour courir au théâtre ; l’oisiveté & le mollesse d’un sexe produisit la délicatesse & la sensibilité dans l’autre. Bientôt la débauche de la Grece passa en proverbe dans les histoires.

Rome fut long-temps vertueuse ; ce fut tant qu’elle ignora les spectacles, selon la belle remarque de Saint Augustin : Theatricas artes virtus Romana non noverat. Mais, comme parle un Auteur Romain même, dès que la Grece conquise lui eût fait présent de cet art funeste, elle lui fit présent en même tems de tous ses vices. Ainsi l’avoit prévu le plus sage des Romains. Il s’étoit fortement opposé à l’établissement d’un théâtre fixe, assurant que ce seroit pour Rome une Cartage plus redoutable que celle qu’on venoit de détruire. Il réussit alors à le persuader ; malheureusement ce fut pour trop peu de temps ; & l’événement a fait voir si Caton s’étoit trompé. Voulez-vous donc, Messieurs, soutenir encore que le théâtre n’est point la cause nécessaire de la corruption des mœurs ? Effacez toutes les histoires, & traitez les Auteurs profanes, ainsi que les saints Peres, de gens austeres, ennemis des divertissements & des plaisirs.

Des exemples généraux si je passe aux particuliers ; parmi les Auteurs sacrés, j’entends un Augustin qui se cite lui-même en témoignage ; & avec cette noble franchise, si digne d’un vrai Pénitent, avoue que c’est sur le théâtre qu’il respira par les oreilles & par les yeux tout le venin qui corrompit son cœur. Entre les Auteurs profanes même, j’entends un Philosophe Payen qui, avouant, dit-il, sa foiblesse, reconnoît de bonne foi qu’il est allé plusieurs fois au théâtre, & que jamais il n’en est revenu que moins homme de bien. Un Auteur plus moderne, Courtisan célebre, l’un des plus beaux génies de son siecle, s’exprime à-peu-près dans les mêmes termes ; & que de mondains nous le disent encore tous les jours au lit de la mort !

Mais voulez-vous que je remonte jusques aux premies siecles & dans l’Histoire Sainte ? Ah ! dites-nous, infortunée Dina, combien les fêtes de Sichem coûterent de regrets & de larmes à votre cœur, de honte & de crimes à votre famille, de sang à Sichem même.

Consultez encore les derniers Livres Saints, & recherchez quelle fut du temps des Machabées la cause & l’origine de la perversion presque générale du peuple Juif. Ce que toute la fureur, toutes les persécutions des Rois de Syrie n’avoient pu faire, par quelle adresse un Apostat sut-il y réussir ? Ce fut en introduisant à Jérusalem les jeux, les fêtes & les spectacles de la Grece.

Et vous, Messieurs, avant que de prétendre contre-balancer le poids de ces exemples par l’expérience de notre siecle, commencez par me prouver que notre siecle est innocent. Brûlez donc auparavant tous ces écrits licentieux, sur-tout ces poésies libertines, tous ces ouvrages qui ne respirent que l’irréligion & l’athéïsme : opprobre (hélas !) trop subsistant de notre patrie. Renversez ces lieux publiquement voués à la prostitution ; alors je verrai si je vous recevrai en témoignage.

Car n’est-il pas étonnant que pour nous prouver que le théâtre n’est point dangereux, on ose se donner pour exemple ? J’assiste à tous les spectacles, dit-on, & j’en sors toujours innocent. Qui parle donc ainsi ? Est-ce un Chrétien, soit de l’un soit de l’autre sexe, qui vertueux sans affectation, pénétré de sa foi, fait son unique affaire de se sanctifier par le recueillement, par la réception fréquente des sacremens, par l’ordre qu’il établit dans sa famille ? On en voit encore quelques-uns de ce caractere ; mais ce ne sont point eux qui le diront : j’assiste tous les jours au spectacle & j’en sors toujours innocent. Non, non, ils n’y paroissent pas.

Qui parle donc ainsi ? C’est quelque-fois un jeune dissolu plongé dans le désordre ; c’est un vieux Mondain qui va y rechercher l’image de ses anciennes miseres & tâcher d’y rallumer les étincelles du feu qui l’a brûlé ; c’est une femme livrée aux plaisirs, esclave de ses sens, idolâtre d’elle-même.

Qui parle ainsi ? Ce sont tous les prétendus honnêtes gens du monde : bons peres, fideles amis, magistrats équitables, hommes de cœur & de parole ; mais qui, du reste, dans les passions ne savent rien craindre que l’éclat, rien sauver que les dehors, se rien reprocher que la consommation même du crime.

Je ne suis pas surpris qu’ils nous le disent : J’assiste tous les jours au spectacle, & j’en sors toujours innocent. Hélas ! mes Freres, permettez-moi de le dire, vous ne savez pas même ce que c’est que l’innocence. L’intrigue n’est pour vous qu’un amusement ; vous regardez les rendez-vous les plus concertés comme un délassement d’esprit ; vous traitez la liberté, la licence des conversations de gaiété, de sel & d’enjouement aimable ; & tout ce que les saints Peres ont appellé voie du péché, occasion du péché, avant-coureur du péché, tout cela passe parmi vous pour politesse, belles manieres ; voilà votre innocence. On n’a pas le moindre scrupule sur les pensées ; les soupirs ne se comptent pour rien. Je conçois maintenant comment vous prétendez sortir innocent du spectacle.

J’assiste tous les jours au spectacle, & j’en sors toujours innocent. Le peuple de C. P. le disoit de même autrefois à son sage Archevêque ; que répondoit le divin Chrysostôme ? Ah ! mes chers Freres, rendez grace à Dieu, que vous êtes heureux ! La grande merveille ! Vous marchez tous les jours sur le feu sans vous brûler. Tandis que nous par une simple lecture de ce que vous voyez représenter, malgré toute la pureté de nos intentions, nous nous trouvons presque toujours coupables ; tandis qu’une simple lecture encore plus innocente fit trouver au grand Jérôme dans le fond de son cœur un sujet continuel de regrets & de larmes ; que vous, mes Freres, que vous êtes heureux !

Mais que vous changerez un jour, au Tribunal de Jesus-Christ, de sentiment & de langage ! Et quand il seroit vrai, ce que vous dites à présent, que vous êtes toujours sortis innocents du spectacle, encore faudroit-il conclure avec un grand Docteur : Premiérement, qu’à raison du scandale, autorisant par votre exemple des personnes qui peut-être y périront, & dont Dieu vous redemandera les ames ; secondement à raison du danger auquel vous vous exposez, danger moindre si vous voulez, pour vous que pour d’autres, mais toujours vrai danger pour vous, c’est toujours un vrai péché, un péché grief pour vous, qui que vous soyez, d’y assister.

Est-ce donc, Messieurs, une perte si légere que la perte de votre innocence, pour que vous ne trembliez pas au plus petit danger ? La grace, dites-vous, & je veux le croire, vous l’a conservée jusqu’ici dans les lieux mêmes où elle couroit le plus de risque. Quelle reconnoissance marquez-vous à Dieu de ses faveurs ; quels motifs lui fournissez-vous pour l’engager à vous les continuer, que de vous obstiner à en abuser ainsi ?

Ah ! Chrétiens, s’écrioit Tertullien, en finissant le beau traité qu’il a écrit sur cette matiere, Chrétiens, si vous aimez les spectacles, si vous ne pouvez vous en passer, nous en avons à vous donner. Regardez, Chrétiens, le cours précipité des siecles, les temps qui s’écoulent ; réveillez-vous à la pensée du Royaume de Dieu, il approche. Si le merveilleux, l’extraordinaire vous plaît, les Mysteres de la Religion vous en fournissent. Aimez-vous à être attendri, à voir des objets qui frappent, des morts, du sang versé ? Ah ! voilà le Sang de Jesus-Christ qui coule ; quel spectacle plus touchant & plus beau pouvez-vous desirer ! Quel amour ! Un Dieu en croix ! Quel amour a jamais fourni une si surprenante scene ! Retour inopiné, dénouement admirable ; le voilà triomphant dans les Cieux, il vous y montre votre place, il vous appelle.

N’est-ce point assez de ce spectacle ? Nous vous en montrerons d’autres encore. Ce monde, tout cet Univers enflammé, réduit en poudre ; l’étonnement, l’effroi des nations ; un Juge rayonnant de gloire, porté sur les nues, les Anges qui lui sont cortege ! Dites-nous quelle place alors vous voulez occuper. Voilà certainement le grand spectacle qui doit vous dégoûter de tous les autres.

Le théâtre, poursuit Tertullien, est l’Empire de l’ennemi de Jesus-Christ, mes Freres, & vous quittez, vous désertez l’Eglise où Jesus regne, pour courir au théâtre ! Savez-vous donc que celui qui quitte son Prince pour s’attacher à son ennemi, doit se résoudre à périr avec lui ? Malheureux ! Ah ! voulez-vous périr avec l’ennemi de Jesus-Christ ?

Mais je raisonne en vain, je tâche en vain à émouvoir ; je suis presque certain que je n’ai persuadé, changé personne. Du moins, mes Freres, je vous prend à témoins devant Dieu, que je ne vous ai rien caché de tout ce qui pouvoit vous inspirer de l’horreur des spectacles profanes. Allez donc à présent, si vous êtes tout-à-fait obstinés à vous perdre, allez, courez encore au théâtre. Autel, Eglise, murs de ce Temple, vous m’en serez témoins ! Et vous innocente Victime qui reposez sur cet Autel, je vous atteste, recevez les serments & la protestation que je vous fais : je serai, je suis innocent de la perte de ces ames, vous ne m’en demanderez point compte ?

Le théâtre est criminel en soi ; l’innocence y court toujours un très-grand risque. Ames Chrétiennes qui vous souvenez que vous avez renoncé au Démon & à ses pompes, & qui remplissez fidélement les conditions de l’alliance que vous avez faite avec le Seigneur, vous du moins, vous nous consolerez. Que ces deux réflexions vous animent à persévérer dans le bien que vous avez commencé. Rien de commun entre vous & le monde, si vous voulez vivre en Jesus-Christ, pour régner un jour avec Jesus-Christ. C’est à cette seule condition que nous pouvons vous promettre la vie éternelle, à laquelle vous aspirez, & que je vous souhaite. Ainsi soit-il.