(1777) Il est temps de parler [Lettre au public sur la mort de Messieurs de Crébillon, Gresset, Parfaict] « Il est tems de parler. » pp. 27-36
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(1777) Il est temps de parler [Lettre au public sur la mort de Messieurs de Crébillon, Gresset, Parfaict] « Il est tems de parler. » pp. 27-36

Il est tems de parler.

A Toutes les vexations des Comédiens envers les Gens de Lettres, je n’ai dit mot. Au tyrannique empire, au despote injurieux que les Histrions exercent contre les successeurs des Corneille ou des Moliere, je n’ai dit mot. Au tort réel que ces Messieurs & ces Dames ont osé faire souffrir à nos Sophocles, Euripides, Plautes & Térences Français, je n’ai dit mot. Mais pour ne rien dire, je n’en pensois pas moins. Or comme je pensois plusieurs choses, de crainte de les oublier, je les couchois sur le papier. Les ayant couché sur le papier, il auroit fallu les faire imprimer. Les ayant fait imprimer, il auroit fallu les publier : alors mes observations auroient eu peu de crédit dans le Public, qui aimoit assez les Comédiens1. Mais aujourd’hui que leur insolence est à son comble, que leur arrogance est au suprême dégré, que leur impudence est montée au dernier période, je me suis dit à moi-même (tous bas encore) il est tems de parler. Or comme il est tems de parler, que j’ai laissé les autres parler, (& parler haut) j’ai voulu parler, & je parle.

Néanmoins comme je crains de mal parler, je me servirai souvent des expressions des autres ; c’est-à-dire, je ne ferai aucune difficulté de transcrire des lignes, des phrases, des pages même de nos Héros de la Littérature, de nos Défenseurs de l’Art Dramatique, de nos Athletes intrépides du tripot Comique, qui sont, sans les nommer, MM. Linguet, Palissot, Mercier ; Kerlon, & Chevalier du Coudray. Je vais donc parler, il en est tems, & je parle aussi ; mais je parle au nom de la République des Lettres. Ce n’est point ma cause que je vais plaider, c’est celle des Poëtes Dramatiques.

Un second Théâtre Français dans la Capitale de la France, où il y en a eu jusqu’à sept à la fois, (Voyez mon Histoire des Théâtres.) étoit le vœu général : c’étoit la demande, non-seulement des Gens de Lettres, mais encore des Gens du Monde. Les Écrits sans nombre pour prouver la nécessité de ce Théâtre honorable à la Nation, utile pour les mœurs, inondoient & la Ville & la Cour. M. le Chevalier du Coudray, (il m’a permis de le nommer) fut le premier qui proposa l’établissement de la Troupe de Monsieur, Frere du Roi. Il présenta même un Mémoire au Conseil de S. A. R., & M. le Duc de Laval, premier Gentilhomme de la Chambre du Prince, lui fit réponse par écrit & de vive voix, que ce n’étoit point l’intention de Monsieur.

Quelque tems après M. Cailhava fit paroître sa brochure, intitulée Causes de la décadence du Théâtre, & des moyens de le faire refleurir ; ce qui engagea M. le Chevalier du Coudray à donner la sienne, qui parut sous le titre de Lettre à Madame la Comtesse de Turpin 2. Rapportons ce que M. de Kerlon en a dit alors dans ses Affiches de Province du 5 & 12 Décembre de l’année 1760.

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“M. Linguet en a porté le jugement dans son Journal de Politique & de Littérature, N°.... mois de Novembre, année 1774.

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Je tâche d’observer, autant que je puis, l’ordre chronologique, & cela à cause de l’Histoire du Théâtre Français. Au commencement de 1775, un Homme de Lettres estimable, Auteur du Roi & du Ministre, ou Henri IV. & Sully, Drame en 4 Actes, en Prose, disoit à la tête de cet Ouvrage dans son Avertissement.

« Un Public bien intentionné qui aime à encourager les talens, regrettera peut-être de ne point voir représenter cette Piéce, d’autant plus que c’est l’histoire du jour. Je lui réponds qu’il ignore, ou qu’il veut bien ignorer, que les avenues du Théâtre, bien loin d’être bordées d’orangers, de citronniers & d’arbres odoriférans, ne sont garnies que de ronces, épines & feuilles de houx. L’Homme de Lettres essuye mille désagrémens, dont le refus de son Ouvrage est le moindre : ce qui décourage un galant homme sur le chemin du Temple de Thalie.

» Je le dis hautement, le Théâtre est perdu ; les Comédiens ne veulent point faire de frais de mémoire, ils s’en tiennent à leur ancien fonds, & se contentent d’avoir douze mille livres de rente chacun. Un Histrion jouir de quatre mille écus ! O tems ! ô mœurs ! ô Sully ! J’ose donc le premier élever la voix, (& je ne suis que l’écho du Public) pour arrêter cet abus infâme, pour réveiller la paresse des Acteurs. Pour avoir des nouveautés au Comique, au Tragique, il faut un second Théâtre dans notre Capitale.

» Monsieur, Frere du Roi, ajoute-t-il, peut faire cet heureux changement ; il en a le droit, & je supplie ici les personnes qui l’entourent, de suggérer à S. A. R. cette bonne intention. On se souvient encore que notre illustre Moliere amena sa Troupe de Lyon, pour l’incorporer dans celle de Monsieur, Frere unique de Louis XIV. »

Voici comme M. Kerlon, en rendant compte de cet Ouvrage, s’exprimoit dans la Feuille 19e. 1755. « L’événement n’en pourroit tourner qu’à l’intérêt du public, s’il opéroit, suivant tous les vœux, l’établissement d’une seconde Troupe, seul moyen de faire éclore les talens du Théâtre, d’encourager les Auteurs, & de rendre les Comédiens à la modestie de leur état. ” Disons maintenant quelque chose de nous, il est tems de parler.

J’ose avancer à la barbe des Athéniens, que Corneille ni Moliere ne pourroient faire de nos jours un si grand nombre de Piéces, vû la lenteur des Histrions, & leur négligence à jouer les nouveautés ; & je le prouve, car il est tems de parler.

Ces Messieurs & ces Dames ne jouent que huit Piéces nouvelles par an, soit tragiques, soit comiques ; tandis qu’ils pourroient en donner vingt-quatre ; ils doivent même cette déférence, cette soumission aux Auteurs qui les font vivre, & au Public qui les soudoye. Continuons. A huit Piéces par année, les 53 qui sont inscrites sur le noir Tableau du Foyer, ne pourront être jouées que dans six ans & demi, (le calcul est aisé à faire, huit Piéces par an.) Or dans six ans & demi il arrive bien des choses, sans compter le chapitre des accidens. Les événemens ordinaires, les aventures passées, les changemens de modes, les bons mots, les vaudevilles, & pour dernier trait enfin, la mort des Auteurs. Ce que j’avance là malheureusement est un fait. MM. de Belloi & Colardeau ont été les déplorables victimes du tripot comique. (Les pleurs inondent mon visage.) Ce dernier a même encore ses Perfidies à la mode, Comédie cinq Actes en vers, qui doivent être jouées…. quand…. Dieu seul le sait ; à son rang, c’est-à-dire dans quelques triples d’années. Alors si nous avons le malheur encore de perdre un de ces Poëtes, son ombre en descendant aux Champs Élisées pourra apprendre à l’illustre Auteur de Caliste & d’Astarbé, que sa Comédie se joue enfin ; mais ce ne pourra être qu’en 1779, encore… encore…

L’établissement du second Théâtre Français ne se faisant pas, quelques Poëtes Dramatiques, las d’attendre cinq à six ans, firent jouer leurs Piéces sur les Théâtres de Province ; entr’autres M. Sauvigny à Bordeaux, où l’on représenta Gabrielle d’Estrées, Tragédie en 5 Actes, en vers ; & M. *** à Rouen, où l’on donna le Siége de Rouen, Tragédie en cinq Actes, en vers. A ce sujet le judicieux Auteur du Journal de Politique & de Littérature, fit cette réflexion.

« Si une fois les Troupes de Province se forment, & que les procédés de celle de Paris continuent de révolter les Gens de Lettres, on ne voit pas pourquoi ceux-ci ne rameneroient pas la méthode ancienne de faire jouer leurs Piéces sur les Théâtres des grandes Villes ; ils y seroient jugés plus équitablement peut-être qu’à Paris.

» Ils auroient moins de cabales & de dégoûts à redouter ; & l’intérêt des Comédiens de la Capitale les forceroit bientôt à solliciter auprès des Auteurs, la permission de jouer les Piéces jugées vraiment bonnes dans cette espece d’essai.

» Nous sommes persuadés que Lyon, Marseille, Bordeaux, Rouen, fourniroient dès-à-prèsent des Parterres très-éclairés, & peut-être des Acteurs très-capables de donner aux premieres Représentations l’éclat qui peut en faire sortir les beautés. N°. 20. année 1775. »

Je n’en veux point à ces Messieurs ni à ces Dames ; j’aime assez les Acteurs, plus encore les Actrices. J’honore les talens, mais je ne puis souffrir qu’ils soient les juges, ou plutôt les tyrans des Auteurs. Je n’ai rien eu à démêler avec eux, Dieu-merci ; ce n’est donc point par vengeance secrette que je les attaque, c’est à cause du tort que leur domination fait à l’Art Dramatique : quoiqu’à bien considérer, pourquoi craindre les décrets d’un aréopage qui a refusé Mérope, qu’on a obligé de recevoir la Métromanie ? Bien loin de s’en fâcher, il faudroit en rire, (à mon avis, du moins sauf un meilleur.) Mais le tripot Comique existe, il s’est arrogé le droit d’accepter ou de refuser les Piéces, cela suffit pour le combattre. Cette affaire ne me regarde pas, il est vrai, mais je vois les intérêts de l’Art, & il est permis, je pense, à tout galant homme, surtout à un Amateur de Spectacles, de les soutenir, & même de les défendre envers & contre tous, & l’on ne peut que lui en savoir bon gré. Parlons des Lectures, puisqu’il est tems de parler.

Les Lectures sont très-difficiles à obtenir, dit-on, car je n’en sais rien par moi-même, n’ayant jamais eu la Drammomanie ; mais je sais de bonne part qu’il y a quinze Piéces inscrites pour être lues ; Samedi dernier le tripot Comique en a lû une ; l’Auteur attendoit depuis trois mois. Ce nombre & ce tems établis, la derniere Lecture se fera dans trois ans & demi. Ajoutez six ans & demi pour être représentée, (tel qu’on l’a vu ci-devant,) total dix ans. Je ne dis mot des tracasseries, des pas & démarches qu’il faut faire, des mortifications qu’il faut essuyer, & c. Je renvoie mon Lecteur à l’excellent Mémoire de M. François Neuf-Château, pour M. Lonvay de la Saussaye, contre la Troupe des Comédiens.

On l’a dit souvent, & on le répete tous les jours, entr’autres trois fameux Journalistes, (MM. Linguet, Kerlon & Mercier,) qu’il étoit ridicule, pour ne pas dire indécent, de voir les Histrions juges des Piéces que les Auteurs leur présentent. En effet, ce sont des gens, la plupart sans études, sans connoissances, sans esprit ; & l’axiome reçu ne mo dat quod non habet, a lieu ici plus que jamais. Néanmoins le tripot Comique a le droit, quoique mal acquis, d’accepter ou de refuser les Drames ; & l’Homme de Lettres ressemble à un Vassal de Fief qui va faire foi & hommage à son Seigneur suzerain. Quelle pitié ! Pour donc détruire ce funeste usage, cet odieux établissement, je propose un Tribunal composé de huit Gens de Lettres, qui auroient une réputation faire par trois succès au Théâtre, quatre dans le Tragique, quatre dans le comique, afin de juger les Poëmes que le génie a composé. Je ne suis point le premier qui aye pensé à cet établissement, à Dieu ne plaise d’avoir cette gloriole qui en aye fait voir l’avantage. (Voy. le Mimographe.) Mais je prétends aujourd’hui en faire sentir la nécessité indispensable, le terme n’est point trop fort ; je suis sûr d’être approuvé de tout le monde, des partisans même de nos Comédiens. D’ailleurs, c’est une idée que l’amour du bien public, l’avantage des Lettres, & la gloire des Auteurs m’ont suggérée, & que je hasarde. Ce n’est point sans exemple. Dans les beaux jours d’Athènes il y avoit cinq Magistrats établis pour juger de la bonté des Piéces de Théâtre, & si elles méritoient d’être représentées au Public. Il y en avoit autant chez les Romains ; & lorsque les Parties en attendoient le jugement, l’on disoit : Stat in genuibus quinque judicum.

Je le répéterai au Lecteur, que je ne suis pour rien dans tout ceci, cette cause n’est pas la mienne ; mais je souffre de voir des Histrions tyrans despotes, juges souverains des productions du génie. A-t-on jamais vu l’Horloger porter son chef-d’œuvre de méchanisme, au Serrurier grossier, autrement dit, Faiseur de Tourne-broches : c’est la force de la vérité qui m’arrache cette réflexion. Maintenant écoutons parler M. Cailhava, dans son Ouvrage intitulé, Cause de la décadence du Théâtre, &c. Après avoir démontré tous les risques qu’il y a de charger un Comédien d’examiner votre Drame, pour savoir s’il est digne d’être lû à l’assemblée générale, cet Auteur profond dit : « C’est dans ses mains, que votre sort est remis ; il peut à son gré vous fermer ou vous ouvrir les premieres avenues du Temple de Mémoire : reste à savoir s’il est assez éclairé pour juger de l’effet que la Piéce peut produire au Théâtre, si elle est dans le genre qu’il aime, &c. » Et plus bas il ajoute. « Vous êtes admis à la Lecture, vous la faites en tremblant ; on vous juge, vous frémissez ; on recueille les voix, une seule fait pancher la balance, la Piéce est rejettée… Vous avez beau dire, ce sont ses propres paroles, que rien n’est plus ridicule que cette diversité de sentimens si opposés les uns aux autres. Vous avez beau faire voir combien il est absurde qu’un Ouvrage de génie, sur lequel les Gens de l’Art peuvent à peine prononcer après l’avoir examiné à tête reposée, soit condamné à l’oubli sur une simple Lecture faite en l’air dans une assemblée tumultueuse. Vous avez beau, &c. &c. &c. &c. &c. &c. »

Joignons encore à cela, car nous ne manquerons point d’appui ni d’exemple ; joignons, dis-je, ce que (feu M. Freron 3, traçoit dans une de ses Feuilles, N°. 40. Année 1769. « Pour corriger cet abus, ne seroit-il pas possible que, parmi les Auteurs les plus estimés, on en choisît quelques-uns connus par leur goût, leurs lumieres & leur honnêteté, à qui seroit confié l’examen des Ouvrages Dramatiques, & le droit de prononcer sur leur refus ou leur acceptation. Ce Tribunal, sans doute, autroit encore ses inconvéniens, mais il en auroit moins. Les Gens de Lettres alors seroient jugés par leurs pairs ; les avis seroient motivés ; on ne craindroit plus d’être humilié par un froid dédain, ou trompé par un enthousiasme aveugle ; les chûtes deviendroient moins fréquentes, les succès plus honorables, & les Acteurs retourneroient à leur place ; ils ne seroient que les interprêtes du génie, dont ils sont devenus les arbitres. »

Voilà comme s’exprimoit hautement ce vif partisan des Comédiens, à qui ces Messieurs & ces Dames avoient accordé ses entrées. Voyons aussi la façon de penser de M. Dorat, qui, certes, ne passera pas pour être leur ennemi. Voici donc ce qu’on lit dans son Discours préliminaire des deux Reines, Drame en quatre actes, en prose, belle édition avec gravures, 1769. « La lice Dramatique, dit cet Auteur, est fermée tant par le nombre des athletes qui s’y présentent, que par la lenteur de ceux qui sont faits pour les seconder. J’estime fort les Comédiens, je n’ai point à me plaindre d’eux, leur talent mérite toutes sortes d’égards ; mais je ne conçois point leur politique. Ils ont une foule de Piéces nouvelles qui vieillissent dans leurs archives, & attendent pour éclorre le moment de leur commodité. Voilà, ajoute M. Dorat, vingt ou trente réputations qu’ils retardent impitoyablement ; & ce sont, en quelque sorte, les fonds du public qu’ils retiennent avec dommage pour lui, & sans avantage pour eux. Ces délais inexpliquables, & sur lesquels il est bon de fixer l’attention du Comité, dégoûtent ceux qui écrivent pour le Théâtre, fatiguent l’émulation, tournent le travail vers un autre objet. » Rien de mieux dit, rien de plus vrai ! Que de Nourrissons du Pinde se sont trouvés dans le cas ! « Moi-même, si je puis me citer, s’écrie M. le Chevalier du Coudray, en entrant dans le monde je me sentois, ou du moins croyois me sentir, un goût décidé pour la composition des Poëmes Dramatiques, une noble passion pour le Théâtre ; mais né, malheureusement pour moi, avec de la timidité, des sentimens, de l’ame, sans intrigues, sans cabale, d’ailleurs avec de la naissance & un nom, je n’ai pû avoir ces viles complaisances, ces basses flatteries que certains Auteurs semblent avoir pour ces Messieurs & ces Dames ; par conséquent ma noble passion s’est éteinte, & mes talens ont été avortés : sans cela, peut-être aurois-je été loin dans la carriere dramatique. » Lettre à M. Palissot.

Quoique M. le Chevalier du Coudray semble traiter ce malheur légerement, on aura soin de lui dire avec la plus grande impartialité, qu’il a tort, & très-grand tort d’abandonner le Théâtre. Il a fait ses preuves de talens dans l’Art Dramatique ; on peut même en juger par les trois Piéces qui composent le premier volume de son Théâtre de Famille. Qu’il me permette une comparaison, quoique toute comparaison cloche, les premieres Comédies de Moliere sont-elles ses meilleures ? laissoient-elles entrevoir tout ce qu’elles ont été depuis ? Son talent ne s’est-il pas développé par dégré ? Enfin le Fagotier ou le Médecin malgré lui, annonçoient-ils l’Auteur du Misanthrope & du Tartuffe ?

Revenons à notre objet, puisqu’il est tems de parler, & disons que la conduite de ces Messieurs & ces Dames envers les Éleves du Parnasse est si indécente, qu’elle souleve tous les esprits. Les Amateurs du Théâtre, les plus zélés partisans des Comédiens, déposent contre leur despotisme. Le cri est général. Pourquoi ne pas faire cesser cet abus révoltant ? il n’est qu’un moyen, c’est l’établissement d’une seconde Troupe, au Marais, au Temple, ou ailleurs.