(1819) La Criticomanie, (scénique), dernière cause de la décadence de la religion et des mœurs. Tome I « Préambule » pp. -
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(1819) La Criticomanie, (scénique), dernière cause de la décadence de la religion et des mœurs. Tome I « Préambule » pp. -

Préambule

J e sens bien qu’il y a à peu près autant d’imprudence, pour ne pas dire de ridicule, à écrire aujourd’hui contre les spectacles, qu’il y en aurait à blâmer l’usage du vin en présence de convives tout remplis de ses fumées ; mais je sais aussi que toute ivresse a des intervalles pendant lesquels on permet à l’homme de sang-froid, de s’efforcer d’en diminuer les trop grands excès. Toutefois, si nous étions parvenus au dernier degré de corruption, et qu’il n’y eût pas à présent plus d’espoir de retour que l’affreux état de guerre, et de folles illusions n’en laissaient concevoir dernièrement, je préférerais me taire pour ne pas grossir inutilement le nombre des moralistes déclamant et prêchant dans le désert depuis tant d’années ; mais autant l’on a été découragé à la vue de la contagion du mauvais exemple, et des lois d’un despote bataillard qui ne respectait rien, qui a attiré sur nous tous les fléaux avec la malédiction du ciel et des nations ; autant l’on doit espérer de l’influence des lois sages qui vont nous régir, de cette Charte, si long-temps disputée, que nous venons de recevoir d’un Roi juste qui la secondera encore par l’exemple de toutes les vertus, d’un Roi qui recommande et protège tout ce qui est respectable, dont le cœur est véritablement bon, les vues sages et paternelles, les promesses sincères ; puisque rien ne le détourne de sa mission sacrée, et qui ne forcera donc pas les écrivains de désirer, à la fin de son règne, pouvoir déchirer les pages où ils en auraient trop loué le commencement trompeur. C’est pourquoi, plein de confiance dans la nouvelle ère qui vient de s’ouvrir, je veux ajouter mon denier au tribut de talents ou d’efforts attendus de tous les amis de l’ordre et de la patrie, pour concourir au rétablissement de la morale sur ses anciennes bases, revues ou éclairées, et au retour du repos et du bonheur de la société dont on voudrait souvent pouvoir s’éloigner aujourd’hui, en s’écriant avec plus de raison qu’autrefois : O beata solitudo ! ô sola beatitudo !

Mais consentira-t-on à m’entendre ? me pardonnera-t-on d’oser, moi, ver de terre, signaler aussi comme moyen puissant d’accélérer et de combler les désordres, un genre de composition regardé bientôt par tout le monde comme un excellent moyen de les arrêter, et de désigner pour le plus répréhensible un ouvrage fameux du xviie  siècle auquel on croit avoir la plus grande obligation ? Fort de la pureté de mes intentions et de la certitude que mon opinion nouvelle, en cas d’erreur, et du reproche imminent d’avoir négligé ce précepte : Sumite materiam vestris qui scribitis æquam viribus , ne peut causer aucun mal, et pourrait encore, au contraire, donner quelques indications neuves et faire naître des idées utiles à d’autres écrivains plus exercés, qui considéreraient ce sujet sous de nouveaux points de vue ; j’aurai le courage d’écrire, de soumettre à la discussion la plus solennelle, et au jugement des hommes les mieux éclairés ce que je crois avoir remarqué de plus, en continuant de chercher de bonne foi, et sans d’autre passion que celle du bonheur commun, comment il s’est fait que, malgré toutes nos lumières et nos belles institutions, malgré nos immenses bibliothèques renfermant tant de plans et de systèmes, ou de bons livres destinés à nous améliorer, comme ceux qui paraissent encore tous les jours sous toutes les formes ; et malgré les exemples, les efforts successifs et continuels des orateurs les plus éloquents et les plus vertueux, et des sages les plus instruits, les plus persuasifs, secondés par les plus vigoureuses satires et censures ou critiques vivantes de nos personnes, de nos défauts et de nos vices, nous soyons toujours tombés en effet de plus en plus dans le relâchement, et soyons arrivés sitôt au degré de cette effrayante dissolution de mœurs dont un parti accuse aujourd’hui avec si peu de discernement ces moyens mêmes de réformation. Je vais peut-être encore une fois être moi-même accusé de cynisme et de morosité ; vu que je ne dissimule point le mal, ce que je fais, pour mieux faire sentir l’urgence des remèdes que je propose. Soyez mes juges, hommes de bien, observateurs sages qui, étrangers aux exagérations passionnées des partis, voyez mieux les véritables causes de ce débordement, et osez avouer à vos antagonistes la perversité, toutes les perfidies, les criminelles extravagances de vos contemporains, en les voyant habituellement se trahir, se persécuter les uns les autres, commettre toutes les espèces d’injustices et d’excès, chercher le bonheur en détruisant ce qui en est le principe, acquérir des richesses, obtenir des places en donnant l’exemple contagieux et funeste du mépris des vertus et des lois qui en sont la garantie ; biens empoisonnés dont ils ne doivent pas jouir en paix, dont les enfants seront un jour dépouillés par les mêmes moyens odieux que les parents ont pratiqués et propagés avec aussi peu de retenue que si la fin de leur vie devait être la fin de tout ce qui les intéresse. Il y a déjà long-temps, en effet, que c’est par imitation qu’on agit à l’égard de la morale et de ses soutiens qui succombent comme des hommes sauvages et barbares agissent, dans un naufrage, à l’égard du vaisseau et de l’équipage dont le danger ne les inquiète pas, pourvu qu’ils pillent et se chargent de butin. Funeste aveuglement ! Que de folles ambitions, que de méprisables intrigues ! s’écriait naguère un écrivain sensible : la vérité semble pour jamais exilée de la terre, la fourberie prend le langage de la bonne foi, la cupidité le masque du désintéressement, la calomnie aiguise son stylet, la délation tient d’une main le rameau d’or pour séduire, et de l’autre le poignard pour frapper !… et ces forfaits n’étonnent plus ! on est même si accoutumé à en voir de plus en plus cruels, qu’il faudra bientôt d’horribles complications d’atrocités pour intéresser et fixer un moment l’attention !… Oui, jugez-moi, hommes éclairés et vertueux que je révère : je vous le demande, soyez de bonne foi, parlez librement ; je veux tirer de votre réponse une conséquence tout opposée à celles qu’en voudront déduire les pessimistes systématiques qui blâment la philosophie et les lumières qu’elle répand ; qui prétendent que les hommes s’égarent et tombent dans le fossé, parce qu’ils y voient clair, tandis qu’il est si naturel de penser que cela leur arrive parce qu’ils n’y voient pas assez ; je vous le demande, dis-je, comment envisagez-vous l’état actuel de la société ? y respirez-vous librement ? ne vous trouvez-vous pas comme submergés dans un océan de corruption ? à quelques exceptions près, sur quelle contrée, sur quoi et sur qui pouvez-vous jeter les yeux que vous n’en aperceviez l’empreinte ou les ravages ? savez-vous que faire, ou aller, à qui vous confier avec pleine sécurité ? pouvez-vous vous taire, parler ou écrire, sans craindre qu’on ne donne une mauvaise interprétation à votre silence, à vos paroles, ou à vos écrits ? prospérez-vous dans un état sans être entourés d’envieux malfaisants ? occupez-vous la moindre place sans être en proie à vingt dénonciateurs qui cherchent à vous la ravir ? faites-vous quelqu’affaire, un marché, un contrat, une société quelconque, sans craindre d’être trompés, sans l’être en effet fort souvent, et sans être forcés de plaider même avec ceux qui se disaient vos amis, que vous avez obligés ? et fréquemment vos affaires n’ont elles pas été plus embrouillées par ceux que vous avez chargés de les éclaircir et de vous faire rendre justice ? ces défenseurs perfides, qui sèment adroitement le trouble et la discorde, n’ont ils pas trafiqué de vos intérêts, ne vous ont ils pas ruinés ou cruellement rançonnés et fait maudire leur médiation1 ? et les forfaits commis tous les jours par le feu, le fer et le poison, dont tous les tribunaux sont occupés sans cesse à nous révéler les horreurs, ne vous glacent-ils pas d’effroi ? Enfin, êtes-vous vertueux avec sûreté et tranquillité ? faites-vous de bonnes œuvres impunément, vous acquittez-vous exactement des devoirs de votre état et de votre religion, ou les recommandez-vous sans être taxés d’hypocrisie, soupçonnés d’être fourbes et de vouloir en imposer par ce moyen ? Rien ne peut faire mieux sentir que cette expérience habituelle, l’étendre du mal, et la difficulté du retour au bien. Cette difficulté doit être moins grande, toutefois, je le répète, sous une constitution aussi raisonnable que celle que nous avons eu le bonheur d’obtenir enfin ; parce qu’en respectant les hommes, elle doit nécessairement les porter à se respecter eux-mêmes. Les lois d’un peuple libre, dit un savant distingué, ses institutions sages et garantissantes, doivent amener la noblesse des sentiments et la pureté des mœurs.

Mes recherches ou remarques nouvelles, tracées, je l’avoue d’avance, avec peu d’art et de méthode, sur les causes de cette dégénération rapide, ne sont pas conjecturales, ni bornées au temps que j’ai vécu. J’ai consulté, outre les lumières de la plus longue expérience de mes doyens d’âge, les différents genres de traditions historiques, les écrits authentiques et les mémoires secrets, les anecdotes et même les arts et leurs productions ; j’y ai observé les hommes et le cours de leurs vertus, de leurs vices, de leur langage, de leurs actions, les variations des principes et de l’esprit des sociétés ou des cercles et coteries, en un mot, le mouvement de l’opinion et des mœurs. C’est d’après ces documents certains, dont le principal est le fait incontestable que l’irréligion et l’immoralité ont commencé à croître et s’étendre plus sensiblement chez nous, comme chez les autres, à dater de l’époque des plus fortes des leçons satiriques données en leur faveur, sous la forme dramatique ; c’est d’après ces documents, dis-je, qui, abstraction faite de tout ce qui a été dit pour et contre sur cette question, m’ont mis à portée de comparer les temps, d’apprécier moi-même les causes qui ont agi sur les mœurs aux différentes époques, par le rapprochement des effets, que j’ose avancer et entreprendre de prouver à mon tour et à ma manière, sans prétendre le faire mieux que mes prédécesseurs, mais, pour appuyer leur jugement, que l’amalgame ou le concours irrégulier de la joyeuse et attirante instruction théâtrale avec le sérieux, l’austère et premier mode d’instruction et de réformation, a été funeste à celui-ci ; qu’il l’a d’abord fait négliger et ensuite étouffé ou paralysé presque entièrement en le suppléant fort mal, en le remplaçant comme un étourdi spirituel et malin remplacerait un patriarche grave et prudent.

La violence ou l’énergie déplacée, les contre-temps, les doubles ententes, le vague, les traits envenimés, les tableaux et les tours ingénieux, les attraits licencieux, l’éclat, la coquetterie, si je puis parler ainsi, en un mot, l’art séduisant des critiques du théâtre dont la malignité est en effet le moyen ordinaire, souvent le principe, depuis long-temps a produit cet effet, en attirant et captivant la foule qu’il a agitée à l’excès et égarée.

Je prends pour exemple le justement célèbre Tartufe, par Molière, qui est réputé offrir la plus parfaite leçon de l’espèce ; parce que si je parviens à convaincre celui-là, il sera facile ensuite de juger ses coopérateurs. Je ne m’ingère pas de remettre en jugement cette production sous le rapport dramatique ou littéraire ; cette cause a été plaidée et bien jugée ; il y a long-temps que c’est une affaire finie ; d’ailleurs, il y a prescription à cet égard : il serait trop ridicule d’y revenir et de paraître vouloir, de concert avec des étrangers jaloux de la supériorité de nos compatriotes, détruire une réputation légitimée par une si antique possession ; il ne s’agit ici que d’erreurs, ou de démontrer, d’après l’expérience, qu’une composition dramatique, quelle que soit sa perfection, présente toujours des côtés très-défectueux ; que souvent la forme, par exemple, a des effets contraires qui nuisent au fond, et empêchent l’auteur d’arriver heureusement à son but. Je reconnais avec tout le monde que Molière a été peintre exact du cœur de l’homme, qu’il en a bien reconnu les replis, qu’il a bien vu ce qui s’y passait ; mais je tiens qu’il n’a pas prévu ce qui s’y passerait, par l’effet des portraits qu’il en fait. Je prie d’observer aussi que je ne me suis permis cette discussion tardive ou réchauffée sur cet auteur respectable, dont on ne peut lire les principaux ouvrages sans admiration, qu’enhardi par la pensée que malgré tout ce qui en a été dit, on pourra encore le discuter sous quelque rapport, même dans des siècles, comme nous le faisons tous les jours des anciens auteurs grecs et latins les plus fameux ; et me sentant d’ailleurs soutenu, quant au fond, par de grandes autorités, par celles de Labruyère, de Racine, du président de Lamoignon, de Bourdaloue, des savants de Port-Royal et d’autres, qui en ont parlé dans le même sens, qui ont combattu la comédie en question à sa naissance, et l’ont jugée dangereuse unanimement, par des présomptions, par des calculs de probabilité seulement, et sur qui j’ai donc l’avantage du temps, de plus longues observations, des faits, ou de raisons positives, en un mot, de l’expérience. C’est cette seule considération qui me porte à écrire après eux, à attaquer aujourd’hui cet ouvrage par rapport à ses résultats sur nos mœurs, et à montrer combien étaient justes les pressentiments de ces grands hommes, et comment l’objet de leurs craintes s’est réalisé avant, et sans l’influence des nouvelles théories philosophiques.

Il est vrai que depuis ce temps-là on a dit le plus éloquemment, et d’après l’expérience aussi, tout ce qu’il était possible de dire des effets du théâtre sur le cœur ; mais il me semble qu’il reste encore quelque chose à dire de ses effets sur la tête ; c’est-à-dire de l’influence de ses critiques vagues des personnes sur l’esprit et le jugement. C’est sous ce point de vue, particulièrement, que je considérerai l’action du théâtre ; je rappellerai cependant et confondrai avec les miennes, pour les fortifier les unes par les autres, une partie des raisons apportées et déjà bien répétées contre cette institution dans son état actuel. Ces répétitions d’ailleurs sont dûment autorisées par la continuation du mal qui va toujours en augmentant, et ne peut diminuer qu’à proportion que le nombre des hommes qui en sont véritablement effrayés, et cherchent de concert à l’arrêter, approchera du nombre de ceux qui se plaisent et s’accordent à le commettre. Si cette considération ne renfermait pas une réponse suffisante, et que je fusse obligé d’en faire une au libelliste froid qui, à la vue de la plus grande misère, et du pouvoir commun à tous les hommes d’être immoral, m’a contesté l’affaire et le besoin pur d’écrire sur l’indigence et l’immoralité, et de traiter des moyens d’en détruire les causes, je pourrais y ajouter, qu’ayant vu dès mon enfance la maison de mon père, administrateur des pauvres, continuellement assiégée ou remplie de malheureux pleurant, souffrant la faim et le froid, marqués de tous les traits de la misère, ces tristes scènes, ont fait naître et laissé dans mon cœur un sentiment pénible que je n’ai pu soulager que par la composition de ce Traité ; et que ma mission fut, par conséquent, de la nature de celle que nous recevons tous de la pitié, pour tâcher de retirer notre semblable d’un abîme où nous le voyons périr. C’est en vertu d’une mission aussi naturelle, et pour une fin aussi légitime que je vais émettre quelques autres conceptions modérément et sans fougue, au risque, à présent, me plaçant entre deux extrêmes d’ancienne date, qui ont chacun de nombreux et chauds partisans dont je blâme franchement les excès contraires, d’être qualifié à la fois de fanatique et d’impie, d’ennemi et d’esclave de l’art dramatique. C’est pourquoi je prie mes juges impartiaux de ne prononcer sur mon opinion nouvelle qu’après avoir lu attentivement cet essai ; et si je ne suis parvenu à les convaincre de la pureté des sentiments qui me l’ont inspiré, il ne me restera plus qu’à regretter qu’ils ne puissent pas lire dans mon cœur.