(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — Lettre premiere. » pp. 2-17
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — Lettre premiere. » pp. 2-17

Lettre premiere.

VOtre scrupule a surpris beaucoup de monde, Mademoiselle. Les personnes qui cherchent le bonheur au Temple de la gloire, ne comprennent pas le trouble dont vous êtes agitée ; avec une réputation aussi brillante que la vôtre, on devroit être, ce semble, plus tranquille. Dans un état aussi dissipé que celui d’une Comédienne, partagé entre ses exercices & ses habitudes, on est rarement avec soi-même. Quel moment favorable la grace a-t-elle pû trouver pour parler à votre cœur ? C’est dans le silence des passions qu’elle se fait entendre ordinairement ; elle ne laisse pas de suivre un pécheur, de l’arrêter par tout où elle le rencontre ; la frayeur, le dégoût sont les armes qu’elle employe contre lui, elle oblige sa conscience à le déchirer par des remords salutaires. Ne cherchez point, Mademoiselle, une autre cause de l’incertitude affreuse dont vous vous plaignez, l’oracle que vous consultez n’est point en état de la fixer, vos doutes ne se tairont pas : vous deviez récourir à un vrai Medécin, & vous vous êtes adressée à un Empyrique. Quelle lumiere relative à votre situation pourriez-vous supposer dans le sieur de la M** ? S’il sçait la Loi, il ignore les Canons : depuis quand le Jurisconsulte s’érige-t-il en Théologien ? Les Casuistes ne sont point rares dans la capitale du Royaume ; il falloit interroger la Sorbonne : le Prélat, les Pasteurs vous auroient répondu volontiers ; mais vous vouliez être autorisée, & désesperant d’en tirer un avis favorable, vous avez imité les Rois d’Israël, qui consultoient les faux Prophétes : semblable à ces enfans du mensonge dont parle Isaie, qui disoient aux Prophétes : Ne nous annoncez aucune vérité fâcheuse, ce sont des oracles conformes à nos inclinations, que nous attendons de vous ; n’importe pas que ce soit des erreurs, pourvû qu’elles nous plaisent1. Loquimini nobis placentia, videte nobis errores.

Votre conseil, Mademoiselle, n’oublie rien pour vous rassurer, il prélude par un étalage de sa suffisance, estimant son mémoire digne de l’attention de tout l’Univers. (p.  6.) Avis de l’Editeur.) Le Caffre, l’Iroquois, le Japonois, l’habitant de la froide Siberie, enfin tous les Peuples qui composent ce bas monde, trouveront en cet ouvrage le sujet de leur admiration & de leurs éloges. Il loue en vous une modestie rare, qui se défie de ses propres lumieres : Pour décider définitivement la question, vous avez agi prudemment de vous en rapporter aux Jurisconsultes qui sont par état les Interprétes de la Loi, (p. 11). La décision n’appartient qu’aux Juges dont le caractere est émané du thrône & de Dieu même ; un simple Avocat étant un homme isolé, ses avis ne sont nullement des Arrêts ni des Sentences définitives : son ministére n’a lieu que dans la justice contentieuse, il discute les différents & le Sénat prononce, déterminé seulement par la force des preuves, & n’ayant aucun égard à son autorité. Cependant le sieur de la M… vous dit, Mademoiselle, avec une confiance que je ne comprends pas, (Avis de l’Editeur.) Si vous vous êtes jusqu’à présent adressée aux Ministres de l’Eglise, parlez à la Loi & à ses Ministres, (pag. 32,) c’est-à-dire : Vous devez m’interroger : je suis l’organe de la Loi que je veux soutenir contre une autorité étrangere. Quel renversement dans les idées d’un homme, dès-qu’une fois il s’est écarté de la route ! Un abîme l’entraîne en un autre abîme. Si un Magistrat tenoit ce langage, nous lui répondrions : Vous n’êtes point vous seul Interpréte de la Loi, il faut attendre que vous ayez de votre côté la pluralité des suffrages, nous ajouterions : Vous êtes l’Interpréte des Loix civiles, mais les décisions qui concernent la foi dans sa morale & dans ses dogmes, sont du ressort exclusif des Ministres de l’Eglise ; vous avez votre objet, les Prélats ont le leur : l’un & l’autre n’ont aucune dépendance respective.

L’Avocat se fait encenser par son prétendu Éditeur : il sentoit le ridicule d’être son propre panégyriste. Malheureusement pour lui la supposition est une supercherie d’Auteur qui a passé de mode, parce qu’elle est trop usée, & ne fait plus illusion à personne. Il vous donne aussi, Mademoiselle, quelques coups d’encensoir, & comme s’il avoit tout le corps épiscopal & tout le peuple chrétien dans la cervelle, il assure positivement que la consultation vous rend digne des éloges de l’Eglise elle-même. (Avis de l’Éditeur, p. 30.) Je ne sçai ce qu’il entend par l’Eglise : il y a peu d’apparence que les Prélats & les Docteurs approuvent qu’on consulte les Laïques, au mépris de leurs Reglemens, & dans la démarche que vous faites, que vous méritiez leurs suffrages. Les fidéles particuliers ne font point un corps sans leur Chef, ou bien c’est un corps acephale que cette maniere d’Eglise. On loue, il est vrai, quiconque se dépouillant de ses préjugés a recours aux oracles légitimes, & fait en conséquence un sacrifice généreux, brûlant ce qu’il avoit adoré : une telle disposition est toute différente de la vôtre ; dans une affaire d’où votre salut dépend, vous devriez agir avec plus de prudence, votre choix n’est nullement digne de la sagesse chrétienne.

Vous êtes de la Religion Catholique, (Avis de l’Éditeur, p. 15,) ce n’est point assez, Mademoiselle, la Communion Romaine est indispensable ; il faut une chaire principale pour établir l’unité de l’Eglise, l’Evêque de Rome est notre chef, tous les Prélats du monde qui sont de droit divin, sont toutefois soumis à ce Pontife Œcuménique. Sa Primatie n’est pas un simple titre d’honneur, comme votre Avocat l’insinue, elle emporte une vraie Jurisdiction & le droit de proposer le dogme, de convoquer les Conciles, & de prononcer un jugement infaillible en matiere de foi, de concert avec la pluralité des Evêques. J’aime mieux attribuer au défaut de mémoire l’omission que je vous reproche : vous avez oublié une partie du Cathéchisme que vos parens chrétiens n’ont pas négligé de vous inculquer dès l’enfance ; ce grand nombre de Vers que vous sçavez par routine se trouveroit embarrassé des maximes de notre sainte Religion ; c’est un contraste qu’on ne peut soutenir long-temps, & l’on retient plus volontiers les choses dont le poids est moins pénible.

Je vous avertis, Mademoiselle, que votre Jurisconsulte a des sentimens très-supects ; j’ai remarqué plus d’un trait qui le décéle, quoique dans le fond il y ait peu de liaison dans ses principes ; il donne de loin en loin des signes non équivoques de ce qu’il est ou de ce qu’il croit être. Les personnes qui se laissent emporter par leurs imaginations sont communément très-indécises, elles avancent cinquante paradoxes qui ne partent point de la doctrine de leurs maîtres. Dans une secte, l’antipode de la morale relâchée, on est étonné de voir naître un Apologiste des Spectacles : que diroient Vendrok, l’Auteur des Provinciales & tant d’autres grands hommes qui ont démasqué une foule de Casuistes anti-chrétiens, s’ils revenoient sur la terre, & qu’ils lussent le présent mémoire ? Pourroient-ils se persuader que l’Auteur a porté leur livrée ? Ils n’hésiteroient pas à le vômir du sein de leur Eglise, comme un membre qui la deshonore.

Son éloquence impétueuse & féconde le promene souvent à côté de la question : si l’on retranchoit les récapitulations, les préambules, les sommaires, les redites, les hors-d’œuvre, le livre se reduiroit à peu de chose. Messieurs les Avocats, dont les rolles d’écriture sont taxés, contractent l’habitude de multiplier les paroles : Saint Gregoire de Nazianze les compare à ces oiseaux qui font de grands circuits en l’air, avant de fondre sur leur proie. Le sieur de la M… a cruellement abusé de votre patience, Mademoiselle, il auroit dû ménager d’avantage la délicatesse de vos oreilles ; les Tragédies de Corneille vous ont fait aimer la précision ; c’est un goût qui mérite des égards, & vous pouvez les attendre de moi.

Je ne distingue que deux objets dans la contestation présente : l’excommunication & la peine d’infamie ; celle-ci sera traitée en une seule Lettre qui suivra immédiatement ; la censure ecclésiastique demande plus d’étendue. Voici l’ordre dans lequel je dois vous l’offrir. i°. Tous les Comédiens, sans exception, font réellement excommuniés. 2°. Ils ont mérité de l’être, nos Spectacles étant propres à corrompre la foi & les bonnes mœurs. 3°. Les Peres de l’Eglise & même les Auteurs profanes se sont déclarés constamment contre la Comédie. 4°. Nul prétexte ne peut la justifier. Les moyens de votre Avocat seront refutés en chemin faisant ; mais comme il a semé quelques erreurs épisodiques, je releverai celles qui m’ont frappé davantage, avant d’entrer en matiere.

i°. Il n’admet point la condamnation des erreurs conglobées, la regardant comme une sentence arbitraire, qui ne dicte rien à reprouver ni à croire . (p. 45.) N’importe pas comment l’Eglise proscrit une doctrine, elle n’est point obligée de rendre compte de son jugement aux simples fidéles ; ceux-ci doivent se soumettre aveuglement, sous la peine portée dans l’Evangile, d’être considérés comme des Payens & des Publicains. Le Pasteur n’entre pas toujours dans la discussion des herbes vénimeuses qui nuiroient à son troupeau ; dès qu’il a vérifié le danger, il fait passer ses brebis en un autre pâturage. Il n’est pas besoin d’expliquer en détail les erreurs contenues dans les trois Chapitres ; c’est assez que l’Eglise en condamne la doctrine, comme elle l’a fait au second Concile de Constantinople ; & quelle que soit la forme de ses décisions, de quelque maniere elle les prononce, étant assemblée ou dispersée, il faut y adhérer sans examen & sans reserve, parce qu’elle est dans tous les temps, la colonne de la vérité, que le Seigneur a promis son assistance jusqu’à la consommation des siécles, pour empêcher que les portes de l’enfer ne prévalent contre elle.

2°. Il insinue, en altérant un texte de Saint Gregoire, (pag. 291,) que les quatre premiers Conciles généraux sont les seuls que l’on doive tenir pour authentiques. A la vérité, ce Souverain Pontife a dit qu’il les recevoit avec autant de soumission que les Livres Evangeliques : sa proposition n’est point exclusive, comme l’Auteur en question voudroit le supposer ; il n’y avoit eu pour lors aucun autre Concile Œcuménique après ceux-ci, que le Concile dont nous avons parlé ci-devant, qui se tint en 553, c’est-à-dire, trente-sept ans avant le Pontificat de Saint Gregoire. Ce Concile qui est le cinquiéme, s’est borné à la condamnation des trois Chapitres, il n’a fait aucun Canon : cependant il fut approuvé par le Pape Vigile. Ainsi l’on ne peut douter de l’accession de Saint Gregoire. Il a pareillement adopté les Synodes particuliers dont les Canons sont reçus dans toute l’Eglise, comme ceux de Carthage, d’Elvire, d’Arles, d’Ancire, de Néocésarée, &c. Nous comptons dix-huit Conciles généraux ; le cinquiéme de Latran, & les dernieres Sessions de celui de Basle sont les seuls contestés en France. Les Protestans ne reconnoissent que les quatre premiers. Je ne sçai, Mademoiselle, si c’est pour les favoriser que votre Avocat a tenu la même conduite.

3°. Il a fait une sortie vigoureuse & très-prolixe sur l’usure qu’il avoit fort envie d’innocenter. Ce sujet ne touche par aucun bout à la question des Spectacles ; mais en parcourant les délits qui sont atteints de la peine d’infamie, comme il a rencontré celui-ci en route, il n’a pas cru devoir le passer sous silence. (p. 65.)

Deux choses d’une condition toute différente tombent dans la matiere du prêt : 1 : celle que l’usage ne détruit point, comme un meuble, elle revient entre les mains du maître, qui n’en quitte pas la propriété ; on la lui rend avec quelque détérioration, ce qui l’autorise à tirer un certain profit, en vertu d’un contrat qu’on nomme louage. Mais si la chose se consume par l’usage, elle passe entre les mains du débiteur qui en devient le maître2, de sorte qu’elle n’est point rendue la même individuelle, c’est une autre de même valeur qui la remplace : le gain en est donc injuste, provenant d’un fonds qui n’appartient plus au créancier, & selon la loi, la chose fructifie à son maître. La malice de l’usure consiste à changer la nature d’un contrat qui devroit être purement gracieux. Aussi est-elle condamnée dans l’ancienne Loi : vous ne prêterez pas3 votre argent à usure, & vous n’exigerez pas une plus grande quantité de fruits que vous n’en aurez prêtés ; elle est défendue dans l’Evangile : prêtez sans esperer aucun intérêt4. Je pourrois ajouter un grand nombre de Canons5 & de Loix qui interdisent l’usure, non aux seuls Ecclésiastiques, mais généralement à toutes sortes de personnes. L’Avocat s’autorise de Martin V. qui permet les constitutions de rente. Calixte III. Dit la même chose, en supposant néanmoins, 6 comme le premier7, la vente une maniere de cens, ou bien avec Charles l’Oiseau, la regardant comme l’achat d’une pension sur l’hypothéque : or, la vente & le cens étant des contrats essentiellement onéreux, ne tirent pas à conséquence pour le prêt qui est d’une autre classe.

 

Je suis sincérement,

Mademoiselle, &c.