LETTRE II.
LA matiere que je traite aujourd’hui, Mademoiselle, ne
doit point effrayer votre Jurisconsulte, elle est parfaitement de son
ressort : il se donne
pour l’organe & l’Interpréte
de la Loi,
& c’est touchant cet objet, qui lui est
si familier, que j’ose lui prêter le collet. J’ai la témérité d’attaquer un
Atlhéte dans ses retranchemens : je le fais néanmoins avec d’autant plus de
confiance, que j’ai cherché la loi en question ; je l’ai lue, & dans les
termes qui l’expriment, je n’ai rien trouvé qui favorise son opinion
touchant la Comédie Françoise.
Il prétend que la peine d’infamie dont les Histrions ou Farceurs sont flétris
par cette loi, ne tombe pas sur cette troupe, dont la
profession est noble : il espere même, à la faveur de
son éloquence, la faire ériger en un corps académique, jouissant des mêmes
honneurs que les autres Académies Royales. Les Rois sont très-fort les
maîtres de lever la Macule qui deshonore les Comédiens, & de leur
accorder tout autant de priviléges que leur ambition le désire : en
attendant cette étrange métamorphose, qui couvriroit de honte la Monarchie
Françoise, il faut s’en rapporter aux Loix existantes. Ecoutons celle que
nous avons annoncée, elle s’explique d’elle-même. Quiconque se produit sur
la scéne est infame ;
qui in scenâ1, prodierit, infamis est
. On
entend par-là tout lieu public ou privé où il s’assemble du monde pour voir
la représentation, quiconque y paroît se
donnant en
spectacle, encourt la peine d’infamie.
Scena est, ut
Labeo definit, quæ ludorum faciendorum causâ, quolibet loco, ubi
quis consistat, moveaturque, spectaculum sui præbiturus, posita sit
in publico, privato ve in vico, quo tamen in loco passim homines,
spectaculi causâ admittantur.
La conséquence que la
Glose a tirée de cette loi générale, est que toute espece de Comédiens, sous
quelque nom qu’ils se produisent, sont atteints de plein droit du vice dont
nous parlons,
sic putat Glossa quod Joculatores omnes
sunt infames ipso jure
.
Je ne vois point où l’on pourroit trouver un abri aux Acteurs de la Comédie Françoise, toutes les conditions de la loi se réunissent sur eux, comme sur les Histrions des Boulevards ou du Quai de la Ferraille : la premiere, est qu’ils se donnent pareillement en spectacle.
2. Tout le monde est reçu pour les voir & pour les entendre ; soit qu’on regarde le lieu de l’assemblée, comme un endroit public ou une salle particuliere : l’alternative est une troisiéme circonstance exprimée dans la loi. Ainsi, Mademoiselle, de quel côté que l’on se tourne, il n’est pas possible de vous sauver du naufrage.
Votre Conseil fertile en expédiens, imagine une alliance essentielle entre
votre troupe & les Auteurs dramatiques : ceux-ci, dit-il, sont honorés
dans l’état, ils remplissent les premieres places dans les différentes
Académies, cependant ce sont leurs ouvrages qui sont dans la bouche des
Comédiens ; pourquoi donc un sort si différent des uns aux autres ? Et ne
doit-on pas réunir dans les prérogatives ceux dont les intérêts sont les
mêmes ? Voilà, Mademoiselle, le grand cheval de bataille de votre habile
Jurisconsulte, il auroit dû
jetter les yeux sur la
Glose qui est en marge ; elle établit une différence décisive entre celui
qui représente pour son plaisir, & ceux qui montent sur le théâtre pour
en tirer du profit ; ceux-ci sont tous notés d’infamie, sans exception,
parce qu’ils divertissent le monde à prix d’argent, par le spectacle de leur
personne,
quia mercedis causâ ludibrium sui
faciunt
: Il n’en est pas de même des Musiciens qui jouent
des instrumens en présence de plusieurs personnes, dès qu’ils le font
gratuitement pour s’amuser, comme le Roi David, cet exercice ne les
deshonore pas.
Qui verò ludit cum citharâ vel simili,
coràm pluribus, si tamen amœnitatis causâ, non mercedis faciat, ut
David faciebat, non infamatur.
Il suit de-là que les Auteurs qui travaillent pour le théâtre, quoiqu’on ne puisse les excuser devant Dieu, n’ont toutefois aucune note infamante aux yeux des hommes, parce que ce ne sont pas des mercenaires, au lieu que votre troupe, Mademoiselle, qui joue pour de l’argent, ne peut éviter cette humiliante flétrissure ; c’est une maniere de mort civile à quoi elle est condamnée, & qu’elle subit, en effet, dans toute l’étendue du Royaume. La seule différence que je remarque entr’elle & une brigade de Forçats, est que ceux-ci ne sçauroient rompre leurs chaînes, & il ne tient qu’à vous dès aujourd’hui de vous remettre en liberté. Quittez la Comédie, on ne se souviendra plus de votre situation que pour admirer la grandeur de votre sacrifice.
On oppose la tolérance des Magistrats qui n’empêchent pas les Comédiens
d’ouvrir leur Théâtre, on produit les Arrêts émanés du Thrône en faveur de
la Comédie. Je reponds en général que la
législation humaine suit la condition de l’homme : l’infaillibilité n’a
jamais été promise aux puissances temporelles, comme à l’Eglise :
quelquefois les Princes multiplient les impôts, font courber leurs Sujets
sous un joug arbitraire, convertissent les Républiques en Monarchies, les
Monarchies en Despotismes : les Dictateurs Romains se sont faits Empereurs,
les Califes se sont érigés en tyrans, un sceptre de fer a plus d’une foi
remplacé une domination raisonnable. C’est l’intérêt propre que l’on a
préféré à celui de l’État ; ce motif plein de force sur l’esprit humain,
étouffe les leçons de la justice & de l’honnêteté ; mais dans la défense
des Spectacles, l’ambition ne se trouve nullement intéressée, la tolérance
n’est pas une dérogation aux droits du Prince, le peuple songeroit moins à
la révolte, seroit moins occupé d’intrigues & de cabales, s’il
étoit amusé dans un Amphithéâtre. Cette
considération n’a pas peu contribué au rétablissement de la Comédie, on l’a
jugée un mal nécessaire ; cependant les Monarques ont de tems en tems
renouvellé sa condamnation, étant contraints par la force de la vérité.
Quelques-uns ont imité la politique des Rois de Juda, qui proscrivant le
culte des fausses Divinités, toléroient néanmoins les sacrifices que l’on
offroit au vrai Dieu sur le sommet des montagnes, tout irréguliers qu’ils
étoient, selon la loi de Moïse,
Verumtamen excelsa non
abstulit
, dans la persuasion qu’il faut souffrir un
moindre mal pour éviter un plus considérable.
Saint Louis pensoit bien différemment ; il ne crut pas pouvoir allier avec sa
piété la tolérance des Spectacles, & n’étant pas le maître de les bannir
de tout le Royaume, où les Seigneurs particuliers avoient
beaucoup plus d’autorité qu’ils n’en ont aujourd’hui, il chassa du moins
les Comédiens de sa Cour, selon Paul1 Emile,
Histriones Aulâ exegit
. Philippe Auguste suivit son
exemple, regardant ces gens-là2 comme les ministres du diable. Cette réforme rendit les
Histrions plus circonspects, elle introduisit insensiblement la Religion sur
le théâtre ; les Confreres de la Passion au commencement du XV. siécle
succéderent aux Troubadours : mais des piéces qui ne rouloient que sur des
mystéres, étant peu propres au divertissement du peuple, ils ajouterent aux
représentations des farces licentieuses assorties au gout corrompu du tems.
Ils furent condamnés tout de nouveau par Arrêt du Parlement. Ces sortes de
condamnations étoient peu respectées, elles suspendoient les
Spectacles par intervalles, jusqu’à l’apparition d’un
protecteur qui venoit dissiper l’orage. Ces alternatives ont paru jusqu’au
rétablissement des Lettres, sous François I. depuis cette époque aussi
favorable aux Comédiens, qu’elle est malheureuse pour les bonnes mœurs &
pour la pureté de la foi, la Comédie a cessé d’être interdite dans le
Royaume ; ses progrès étoient néanmoins très-lents. Catherine de Médicis,
mere de trois Rois, si célébre dans nos annales, soit qu’on l’envisage du
bon ou du mauvais côté, ajouta les Spectacles aux divertissemens de la
Cour ; elle fit venir d’Italie une troupe de Comédiens, sous le Régne
d’Henri III. Ecoutons Mezeray dans son abrégé chronologique1.
« Le luxe qui cherchoit par-tout des divertissemens, appella du fond de l’Italie une bande de Comédiens dont les piéces toutes d’intrigues, d’amourettes & d’inventions agréables, pour exciter & chatouiller les douces passions, étoient de pernicieuses leçons d’impudicite. Ils obtinrent des Lettres-patentes pour leur établissement, comme si c’eût été quelque célébre compagnie. Le Parlement les rebuta comme personnes que les bonnes mœurs, les Canons, les Peres de l’Eglise & nos Rois même avoient toujours réputé infames, & leur défendit de jouer, ni de ne plus obtenir de semblables Lettres ; & néanmoins dès que la Cour fut de retour de Poitiers, le Roi voulut qu’ils rouvrissent leur théâtre.
Je suis parfaitement,
Mademoiselle, &c.