(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE II. » pp. 18-28
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE II. » pp. 18-28

LETTRE II.

LA matiere que je traite aujourd’hui, Mademoiselle, ne doit point effrayer votre Jurisconsulte, elle est parfaitement de son ressort : il se donne pour l’organe & l’Interpréte de la Loi, & c’est touchant cet objet, qui lui est si familier, que j’ose lui prêter le collet. J’ai la témérité d’attaquer un Atlhéte dans ses retranchemens : je le fais néanmoins avec d’autant plus de confiance, que j’ai cherché la loi en question ; je l’ai lue, & dans les termes qui l’expriment, je n’ai rien trouvé qui favorise son opinion touchant la Comédie Françoise.

Il prétend que la peine d’infamie dont les Histrions ou Farceurs sont flétris par cette loi, ne tombe pas sur cette troupe, dont la profession est noble : il espere même, à la faveur de son éloquence, la faire ériger en un corps académique, jouissant des mêmes honneurs que les autres Académies Royales. Les Rois sont très-fort les maîtres de lever la Macule qui deshonore les Comédiens, & de leur accorder tout autant de priviléges que leur ambition le désire : en attendant cette étrange métamorphose, qui couvriroit de honte la Monarchie Françoise, il faut s’en rapporter aux Loix existantes. Ecoutons celle que nous avons annoncée, elle s’explique d’elle-même. Quiconque se produit sur la scéne est infame ; qui in scenâ1, prodierit, infamis est . On entend par-là tout lieu public ou privé où il s’assemble du monde pour voir la représentation, quiconque y paroît se donnant en spectacle, encourt la peine d’infamie. Scena est, ut Labeo definit, quæ ludorum faciendorum causâ, quolibet loco, ubi quis consistat, moveaturque, spectaculum sui præbiturus, posita sit in publico, privato ve in vico, quo tamen in loco passim homines, spectaculi causâ admittantur. La conséquence que la Glose a tirée de cette loi générale, est que toute espece de Comédiens, sous quelque nom qu’ils se produisent, sont atteints de plein droit du vice dont nous parlons, sic putat Glossa quod Joculatores omnes sunt infames ipso jure .

Je ne vois point où l’on pourroit trouver un abri aux Acteurs de la Comédie Françoise, toutes les conditions de la loi se réunissent sur eux, comme sur les Histrions des Boulevards ou du Quai de la Ferraille : la premiere, est qu’ils se donnent pareillement en spectacle.

2. Tout le monde est reçu pour les voir & pour les entendre ; soit qu’on regarde le lieu de l’assemblée, comme un endroit public ou une salle particuliere : l’alternative est une troisiéme circonstance exprimée dans la loi. Ainsi, Mademoiselle, de quel côté que l’on se tourne, il n’est pas possible de vous sauver du naufrage.

Votre Conseil fertile en expédiens, imagine une alliance essentielle entre votre troupe & les Auteurs dramatiques : ceux-ci, dit-il, sont honorés dans l’état, ils remplissent les premieres places dans les différentes Académies, cependant ce sont leurs ouvrages qui sont dans la bouche des Comédiens ; pourquoi donc un sort si différent des uns aux autres ? Et ne doit-on pas réunir dans les prérogatives ceux dont les intérêts sont les mêmes ? Voilà, Mademoiselle, le grand cheval de bataille de votre habile Jurisconsulte, il auroit dû jetter les yeux sur la Glose qui est en marge ; elle établit une différence décisive entre celui qui représente pour son plaisir, & ceux qui montent sur le théâtre pour en tirer du profit ; ceux-ci sont tous notés d’infamie, sans exception, parce qu’ils divertissent le monde à prix d’argent, par le spectacle de leur personne, quia mercedis causâ ludibrium sui faciunt  : Il n’en est pas de même des Musiciens qui jouent des instrumens en présence de plusieurs personnes, dès qu’ils le font gratuitement pour s’amuser, comme le Roi David, cet exercice ne les deshonore pas. Qui verò ludit cum citharâ vel simili, coràm pluribus, si tamen amœnitatis causâ, non mercedis faciat, ut David faciebat, non infamatur.

Il suit de-là que les Auteurs qui travaillent pour le théâtre, quoiqu’on ne puisse les excuser devant Dieu, n’ont toutefois aucune note infamante aux yeux des hommes, parce que ce ne sont pas des mercenaires, au lieu que votre troupe, Mademoiselle, qui joue pour de l’argent, ne peut éviter cette humiliante flétrissure ; c’est une maniere de mort civile à quoi elle est condamnée, & qu’elle subit, en effet, dans toute l’étendue du Royaume. La seule différence que je remarque entr’elle & une brigade de Forçats, est que ceux-ci ne sçauroient rompre leurs chaînes, & il ne tient qu’à vous dès aujourd’hui de vous remettre en liberté. Quittez la Comédie, on ne se souviendra plus de votre situation que pour admirer la grandeur de votre sacrifice.

On oppose la tolérance des Magistrats qui n’empêchent pas les Comédiens d’ouvrir leur Théâtre, on produit les Arrêts émanés du Thrône en faveur de la Comédie. Je reponds en général que la législation humaine suit la condition de l’homme : l’infaillibilité n’a jamais été promise aux puissances temporelles, comme à l’Eglise : quelquefois les Princes multiplient les impôts, font courber leurs Sujets sous un joug arbitraire, convertissent les Républiques en Monarchies, les Monarchies en Despotismes : les Dictateurs Romains se sont faits Empereurs, les Califes se sont érigés en tyrans, un sceptre de fer a plus d’une foi remplacé une domination raisonnable. C’est l’intérêt propre que l’on a préféré à celui de l’État ; ce motif plein de force sur l’esprit humain, étouffe les leçons de la justice & de l’honnêteté ; mais dans la défense des Spectacles, l’ambition ne se trouve nullement intéressée, la tolérance n’est pas une dérogation aux droits du Prince, le peuple songeroit moins à la révolte, seroit moins occupé d’intrigues & de cabales, s’il étoit amusé dans un Amphithéâtre. Cette considération n’a pas peu contribué au rétablissement de la Comédie, on l’a jugée un mal nécessaire ; cependant les Monarques ont de tems en tems renouvellé sa condamnation, étant contraints par la force de la vérité. Quelques-uns ont imité la politique des Rois de Juda, qui proscrivant le culte des fausses Divinités, toléroient néanmoins les sacrifices que l’on offroit au vrai Dieu sur le sommet des montagnes, tout irréguliers qu’ils étoient, selon la loi de Moïse, Verumtamen excelsa non abstulit , dans la persuasion qu’il faut souffrir un moindre mal pour éviter un plus considérable.

Saint Louis pensoit bien différemment ; il ne crut pas pouvoir allier avec sa piété la tolérance des Spectacles, & n’étant pas le maître de les bannir de tout le Royaume, où les Seigneurs particuliers avoient beaucoup plus d’autorité qu’ils n’en ont aujourd’hui, il chassa du moins les Comédiens de sa Cour, selon Paul1 Emile, Histriones Aulâ exegit . Philippe Auguste suivit son exemple, regardant ces gens-là2 comme les ministres du diable. Cette réforme rendit les Histrions plus circonspects, elle introduisit insensiblement la Religion sur le théâtre ; les Confreres de la Passion au commencement du XV. siécle succéderent aux Troubadours : mais des piéces qui ne rouloient que sur des mystéres, étant peu propres au divertissement du peuple, ils ajouterent aux représentations des farces licentieuses assorties au gout corrompu du tems. Ils furent condamnés tout de nouveau par Arrêt du Parlement. Ces sortes de condamnations étoient peu respectées, elles suspendoient les Spectacles par intervalles, jusqu’à l’apparition d’un protecteur qui venoit dissiper l’orage. Ces alternatives ont paru jusqu’au rétablissement des Lettres, sous François I. depuis cette époque aussi favorable aux Comédiens, qu’elle est malheureuse pour les bonnes mœurs & pour la pureté de la foi, la Comédie a cessé d’être interdite dans le Royaume ; ses progrès étoient néanmoins très-lents. Catherine de Médicis, mere de trois Rois, si célébre dans nos annales, soit qu’on l’envisage du bon ou du mauvais côté, ajouta les Spectacles aux divertissemens de la Cour ; elle fit venir d’Italie une troupe de Comédiens, sous le Régne d’Henri III. Ecoutons Mezeray dans son abrégé chronologique1.

« Le luxe qui cherchoit par-tout des divertissemens, appella du fond de l’Italie une bande de Comédiens dont les piéces toutes d’intrigues, d’amourettes & d’inventions agréables, pour exciter & chatouiller les douces passions, étoient de pernicieuses leçons d’impudicite. Ils obtinrent des Lettres-patentes pour leur établissement, comme si c’eût été quelque célébre compagnie. Le Parlement les rebuta comme personnes que les bonnes mœurs, les Canons, les Peres de l’Eglise & nos Rois même avoient toujours réputé infames, & leur défendit de jouer, ni de ne plus obtenir de semblables Lettres ; & néanmoins dès que la Cour fut de retour de Poitiers, le Roi voulut qu’ils rouvrissent leur théâtre.

 

Je suis parfaitement,

Mademoiselle, &c.