(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE IV. » pp. 68-81
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE IV. » pp. 68-81

LETTRE IV.

J’Ai constaté, Mademoiselle, dans ma derniere Lettre, l’Excommunication des Comédiens : en vain par l’organe de votre Avocat, prétendez-vous en faire porter tout le poids aux Farceurs, pour en décharger votre troupe ; la différence des premiers & de celle-ci est purement accidentelle. Mais si vous avez un son de voix plus agréable, un langage plus poli, des sentimens plus délicats, cette maniere de flatter les passions est nécessaire, relativement aux gens qui vous écoutent ; la populace n’entendroit rien aux maximes que vous débitez & les sottises des Histrions choqueroient les personnes qui fréquentent vos Spectacles ; il faut un aliment préparé selon le goût respectif des Convives que l’on veut regaler. Les Comédiens vulgaires disent crûment les choses que vous enveloppez, vous prenez un autre chemin pour atteindre au même but : différence des conditions ne fait rien aux yeux de celui qui n’a acception de personnes, & s’il est vrai que vous soyez pour les grands du monde, un sujet de scandale, je vous trouve tout aussi coupable qu’un Charlatan qui empoisonne, en débitant ses drogues, les oreilles de la Canaille, par des obscénités grossieres. Ainsi la censure de toute personne attachée au Théâtre étant bien réelle, comme je l’ai fait voir, la Comédie Francoise s’y trouve nécessairement comprise.

L’Eglise ne l’a point fulminée sans raison ; dans la supposition qu’il s’y fut glissé de l’injustice, il n’est pas permis de la regarder comme non avenue ; hors le cas 1 d’une erreur évidente aux yeux de tout le monde, l’Excommunication, quelqu’injuste qu’elle soit, étant néanmoins prononcée par un Supérieur légitime, lie dans le fort extérieur, selon les Canons2, & quiconque en est frappé, doit se tenir devant les hommes, pour un Chrétien retranché de la Communion des fidéles.

Mais la Comédie Françoise n’est point, Mademoiselle, dans le cas de se plaindre, votre Apologiste a beau crier à l’injustice, on n’est point obligé de l’en croire. Il ne comprend pas en quoi cette troupe académique a pû mériter l’indignation des Pasteurs : ceux-ci ont grand tort de défendre un amusement qui lui paroît très-honnête. Les Spectacles de notre siécle n’ont rien de commun avec ceux des Payens où le danger de l’idolâtrie étoit évident ; alors on sacrifioit aux Idoles, avant la représentation, on voyoit sur le Théâtre des combats de Gladiateurs. On convient que ces circonstances étoient incompatibles avec la pureté de la foi qui abhorre le culte des fausses divinités, avec la doctrine des mœurs qui proscrit l’effusion du sang humain. Nos Spectacles sont aujourd’hui purgés de toutes ces horreurs, les simulacres ont disparu de dessus nos Théâtres, nous n’immolons aucune victime : si l’on voit encore sur la Scéne un Jupiter, une Venus, un Mercure, on n’est nullement tenté de les adorer, leurs avantures sont des Fables que l’on prend pour ce qu’elles sont.

Saint Augustin ne pensoit point autrement du désespoir de Didon après la fuite d’Énée, il ne laisse pas, au Livre de ses Confessions, de se reprocher d’en avoir fait la lecture, parce qu’il étoit plus touché de cet évenement fabuleux, que du récit de la Passion du Fils de Dieu & des Saints Martyrs.

Tel est, Mademoiselle, le malheureux effet de la Mythologie, dont le Théâtre embellit les avantures romanesques ; les Auditeurs se laissent attendrir, tandis qu’ils sont froids en écoutant la parole de Dieu ; ont court aux Spectacles, & l’Eglise est réduite à une solitude. Or, est-il possible, dit Tertulien1, que l’on pense à Dieu dans un endroit où Dieu n’est pas, où rien n’est analogue à son souvenir, où tout au contraire est propre à le bannir de votre esprit, à l’effacer de votre mémoire, où tous les objets qui s’y rencontrent sont autant de murs de séparation qui l’éloignent de vous, & qui le font perdre de vue ?

Là, Mademoiselle on prend du dégoût pour les mystéres de la Religion, qui mortifient la curiosité, au lieu de la piquer. Du dégoût on passe au mépris, & du mépris à l’incrédulité ; on s’accoûtume insensiblement à confondre les objets de l’idolâtrie ancienne & ceux de la foi présente, avec cette différence, que les premiers offrent à l’esprit des phantômes amusans, & ceux-ci n’ont que des mensonges dédaigneux, mortifians & tristes. Voilà l’une des sources du Déisme qui fait aujourd’hui des progrès si rapides : on ignoroit ce monstre, tandis que la bonne Comédie étoit ignorée, le rétablissement de cette partie des Lettres, a fait tomber en décadence la simplicité de la foi ; c’est depuis cette époque fatale à la Religion, que les incrédules se sont tellement multipliés, qu’un étranger arrivant en France, sur-tout dans les grandes Villes, & n’étant pas prévenu, auroit bien de la peine à se persuader que nous habitons un Royaume où la Religion Catholique est la seule tolérée.

Outre l’impression générale du Spectacle sur la Religion des assistans, les Acteurs ont souvent sur les lévres le langage de l’impiété : il faut des traits hardis pour réveiller l’attention, & pour flatter le goût peu chrétien du siécle ; c’est un moyen sûr d’être applaudi, & d’en imposer aux sifflets du Parterre. Moliere n’avoit aucun besoin de cette précaution pour mériter son suffrage : il a joué la dévotion, parce qu’il en manquoit tout-à-fait ; son Tartuffe est le fruit de son impiété. Ce Comédien, Disciple de Lucrece, qu’il avoit traduit en bonne partie, introduit sur la Scène, le plus perfide & le plus scélerat de tous les hommes, avec tous les dehors de la piété ; son but dans cette piéce odieuse, est de tourner la Religion en ridicule, ou du moins ceux qui la professent : il met dans la bouche d’Orgon, ces paroles que les Epicuriens ont dû entendre avec une très-grande satisfaction.

C’en est fait, je renonce à tous les gens de bien,
J’en aurai désormais une horreur effroyable.

Combien d’impiétés plus horribles dans les Tragédies de Voltaire ! C’est un Auteur entierement décrié du côté de la Religion. Je ne cite aucun trait de lui, persuadé que l’on m’en croira volontiers sur ma parole. Mais la foi de Corneille & de Racine n’a jamais été suspecte, on prétend même qu’ils ont eu l’un & l’autre des alternatives de piété, en travaillant pour le Théâtre : comment donc ont-ils avancé tant de maximes blasphématoires ? C’est qu’ils se laissoient emporter à la fougue de leur imagination, c’est qu’un Auteur dramatique sacrifie tout & la raison & la probité & la foi, à la satisfaction d’éclore une prétendue belle pensée. Deux ou trois exemples suffiront. Corneille dans Pompée fait dire à Cornelie1 :

O Ciel ! que de vertus vous me faites haïr !

César, après sa victoire sur Pompée, tient ce beau discours à Cléopatre2.

Je l’ai vaincu, Princesse, & le Dieu des Combats
M’y favorisoit moins que vos divins appas ;
Ils conduisoient mes pas, ils enfloient mon courage.

Dans la même Tragédie, Achorée racontant la mort de Pompée à Cléopatre, s’exprime ainsi1 :

D’un des pans de sa robe il couvre son visage,
A son mauvais destin en aveugle obéit,
Et dédaigne de voir le Ciel qui le trahit,
De peur que d’un coup d’œil contre une telle offense,
Il ne semble implorer son aide ou sa vengeance.

Votre Avocat, Mademoiselle, rapporte (p. 127) ce dernier trait, comme une image digne de tous nos éloges. Le Théâtre des Grecs n’a rien qui l’égale : il eut été permis à ceux-ci de l’admirer ; mais elle doit inspirer de l’horreur à tout Chrétien qui déteste le blasphéme.

Racine n’est pas moins hardi que Corneille : il fait tenir cet étrange langage à Hemon, pour retenir Antigone qui vouloit se rendre au Temple afin d’y consulter l’Oracle1,

Ils iront bien sans nous consulter les Oracles,
Permettez que mon cœur en voyant vos beaux yeux,
De l’état de son sort interroge ses Dieux.

Polinice, l’un des freres ennemis, dit plus bas2 :

                     Quand le Ciel est injuste.

Jocaste dans la Tragédie d’Œdipe s’exprime ainsi3 :

Tu ne l’ignores pas, depuis le jour infame
Où de mon propre fils je me trouvai la femme,
Le moindre des tourmens que mon cœur a soufferts,
Egale tous les maux que l’on souffre aux Enfers :
Et toutefois, ô Dieu ! un crime involontaire
Devoit-il attirer toute votre colere ?
Le connoissois-je helas ! ce fils infortuné ?
Vous même dans mes bras vous l’avez amené,
C’est vous dont dont la rigueur m’ouvrit ce précipice ;
Voilà de ces grands Dieux la suprême justice ;
Jusques au bord du crime ils conduisent nos pas,
Ils nous font le commettre, & ne l’excusent pas.

Crebillon en son Idoménée a copié le sacrifice de Jephté, en prêtant néanmoins à son Héros des sentimens tout autres que ceux du Juge d’Israel. Il suppose le Roi de Crete ménacé du naufrage, qui fait vœu d’immoler la premiere victime qui s’offriroit devant lui ; son malheur lui fait rencontrer son fils Idamante, qui se tue dès qu’il apprend le vœu de son pere. On n’a jamais prétendu justifier le vœu de Jephté : c’étoit un insensé, dit Saint Jerome1, quand il le fit, & un impie, un tyran de l’avoir exécuté. Saint Thomas prétend2 qu’il a expié ce double crime par une exacte pénitence. Car tout ce que Dieu défend ne peut, dit Saint Augustin1, être agréable aux yeux de Sa Majesté, ni devenir la matiere d’un vœu légitime.

Mais quelle impiété dans le discours de Sophronime à Idomenée !

Mais Seigneur, s’il est vrai que maître de nos cœurs,
De nos divers penchants les Dieux soient les auteurs,
Quand même vous croiriez que les Etres suprêmes
Pourroient déterminer nos cœurs malgré nous-mêmes :
Essayez sur le vôtre un effort généreux,
C’est là qu’il est permis de combattre les Dieux.

On m’opposera que ce sont des Payens qui s’expriment de la sorte, ils se formoient une autre idée que nous de la Divinité ; ils se mocquoient impunément de l’impuissance & de la méchanceté de leurs Dieux. J’en conviens, mais ce sont des Chrétiens qui leur mettent ces blasphémes dans la bouche : jugeroit-on, en assistant à la représentation de leurs Tragédies, qu’ils n’ont point pensé comme Sophocle & Euripide en matiere de Religion. Ce sont des Héros que nos Auteurs produisent sur la Scéne, ou du moins ils les donnent pour tels, & les sentimens impies qu’ils leur attribuent doivent charmer les Spectateurs & mériter leurs applaudissemens.

Le danger n’est pas moindre pour la pureté des mœurs, que pour la foi chrétienne ; en attendant la démonstration que je dois vous en faire, je suis, Mademoiselle, &c.