(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE PREMIER. Peinture & Sculpture. » pp. 4-40
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE PREMIER. Peinture & Sculpture. » pp. 4-40

CHAPITRE PREMIER.
Peinture & Sculpture.

La peinture & la sculpture, compagnes inséparable du théatre, en firent dans tous les tems l’ornement & la décoration, & dans tous les tems y étalerent des figures indécentes. Les apologistes du spectacle, qui ont voulu mettre quelques différences entre l’ancienne & la nouvelle comédie, à raison de l’ancienne grossiéreté du langage, n’en ont jamais mis, ni pu mettre sur la peinture, qui fut toujours semblable, puisqu’on n’y a jamais représenté que les mêmes choses. Toujours des avantures galantes, les amours des Dieux ; toujours des nudités. Les Amours, les Graces, les Satyres, les Faunes, les Nymphes, les Naïades, Venus, Mercure, Diane, &c. sans aucune modestie. Nos décorations auroient aisément servi à la scene Grecque & Romaine, & les décorations Grecques & Romaines formeroient aisément nos théatres ; il n’en est pas de la Peinture comme du langage & du style ; celui-ci se diversifie, & prend différentes nuances, selon les lieux & le caractère des peuples ; le pinceau rend toujours les objets tels qu’ils sont, ce fut toujours une Venus : le corps humain ne change pas, le peintre ne peut représenter que les mêmes carnations, & les mêmes formes, Laïs & la Couvreur, Phriné & la Clairon seront toujours des portraits très-dangereux.

Le nombre en fut toujours immense. Le détail des obscénités grecques ne finit point dans les livres de Pausanias, & les obscénités romaines remplissent dix ou douze volumes de l’antiquité des tems du P. Montfaucon, qui pouvoit faire de son argent un meilleur usage, que de répandre & de perpétuer des estampes qu’il auroit dû brûler. Le théatre en regorge, la décoration en est toute composée, les coulisses, les plafonds, les loges, les murailles ; à l’opéra, aux françois, aux italiens, à la foire, tout en est souillé. Hommes & femmes à demi-nuds ; gestes licencieux, attitudes lascives, histoires scandaleuses, crimes énormes ; le pinceau se prostitue à tout. La licence du théatre a gagné jusqu’aux livres saints ; il vient de paroître de nouveaux Breviaires, où à la place des images de dévotion, dont ils étoient ornés autrefois, & qu’on a toutes suprimées, on a fait graver quatre actrices habillées en vertus, qui inspirent les vices contraires. On a bien fait de suprimer les images pieuses, la modestie, la réligion, la mortification, la chasteté des Saints auroient trop contrasté avec la molesse, l’immodestie, l’impudence de ces vertus de théatre.

Le théatre, il est vrai, n’est pas le seul endroit où la peinture par ses crayons, & la sculpture par ses ciseaux fassent couler à grands flots ce poison dans le cœur ; mais il a rompu la digue qui suspendoit le torrent, il a donné le plus beau jeu à l’artiste, & fait valoir ses talens ; tout est plein de tableaux & d’estampes, chambres, antichambres, cabinets, boudoirs, sallons de compagnie, salles à manger, plafonds, paneaux, dessus de portes, tapisseries, parevents, écrans, tabatieres, bagues, &c. par-tout des leçons & des objets du vice. Il en est des marchands sans nombre, des magasins immenses ; on les promene dans les rues, on en tapisse les carrefours ; on a établi plusieurs académies, plusieurs écoles de peinture, de sculpture, de dessein, avec des prix. Les ouvrages sont exposés au Louvre, c’est son regne le plus florissant. Disoit-on pas cependant que la France étoit iconoclaste ? Dans ce nombre infini de tableaux, trouve-t-on sur cent, une image de dévotion ? Et sur ces cent en trouvera-t-on dix qui ne soient immodestes, même chez les plus distingués Ecclésiastiques : La mithologie payenne, & ses indécences occupent tout. Un idolâtre pieux dans sa réligion n’auroit point d’autre image, & n’éviteroit pas avec plus de soin tous les monumens du christianisme.

Nosez-vous donc exposer l’image d’un Dieu que vous adorez, des mystères que vous croyez, du Sauveur qui vous a racheté ? Des Saints que vous devez imiter ? Rougissez-vous de l’évangile ? N’avez-vous pour les objets de la réligion, que de l’indifférence & du mépris ? Êtes-vous payen ou chrétien ? Peut-être n’êtes-vous pas catholique, les protestans proscrivent les images des Saints, du moins leur morale ne souffre pas des images obscénes, & les votres le sont. La pudeur est forcée de baisser les yeux, & n’est point en sureté dans vos maisons. Cette vertu aussi ancienne que le monde, est de toutes les réligions. Donner ce scandale c’est n’en avoir aucune, c’est n’avoir aucune charité ni pour soi-même, ni pour les autres que de se tendre à soi-même, & de leur tendre ces piéges ; sur-tout aux petits & aux foibles, à qui ces peintures apprennent ce qu’ils ignorent, & qu’ils seroient heureux d’ignorer toujours. Vous avez aussi des magots, de la Chine, des calots & des teiniers d’un prix excessif ; toutes sortes de grotesques qui ne sont rien moins que des chefs d’œuvres, n’annoncent pas votre bon goût. Vous avez sur-tout votre portrait, & ceux de votre famille, ressemblants ou flattés, peu importe, dont votre vanité se fait honneur ; mais qui en fait peu à votre modestie, à en juger par l’indécence des parures. Un libertin fait ainsi peindre ses maîtresses, l’ont-elles pu souffrir ? Je dois croire que le peintre fut infidele ; se seroient-elles mises en cet état à ses yeux, ont-elles consenti qu’on les offrit en cet état aux yeux de tout le monde ? Vous les étalés, le sang des Lucreces ne coule pas dans vos vaines : cette suite & ce mélange de portraits forment quelquelquefois des situations singulieres. Un abbé à côté de sa sœur demi nue, semble fixer avec complaisance, ses regards sur sa gorge ; c’est une bévue de peinture d’avoir fait des yeux si galants, & une sœur si coquette, & des tapissiers d’avoir placé si mal deux portraits, qui n’étoient pas faits pour être à côté l’un de l’autre.

Un tableau de dévotion y eût été mieux placé. Il eût été beau de voir le dévot Prélat les ryeux fixés sur un Crucifix ; mais j’ai beau checher, c’est dans la loge du Suisse ; la chambre du Palefrenier, la cabane du Berger, que je trouverai un Crucifix, une Vierge, un Bénitier. Voilà où la Réligion s’est réfugiée, elle est trop roturiere pour être reçue dans les appartemens, & trop peu élégante pour y figurer. Ceci me rappelle un trait de Moliere qu’on trouve par-tout, & qu’on destine à parer sa légende, quand il sera canonisé. Moliere donna un jour par mégarde un louis d’or pour un liard à un pauvre mendiant. Celui-ci plein de probité courut après lui pour le lui rendre, vous vous êtes trompé, sans doute, lui dit-il, il n’y a pas apparence que vous ayez voulu me faire une si grosse aumône, Moliere surpris lui rendit le louis & Lui en donna un autre, & se tournant vers ceux qui étoient avec lui & qui admiroient la probité de ce pauvre ; où diable, dit-il, la vertu est allée se nicher ? Cette expression bouffonne & peu décente, qui est dans son style ordinaire, est un trait de satire, & contre les grands qui ont chassé la vertu & l’ont forcée de chercher ailleurs un azyle, & contre les petits chez qui elle est si rare qu’on ne s’attend pas de l’y trouver, fugitive & par tout étrangere, comme l’hirondelle, elle se niche où elle peut, dans quelques taudis. St. Augustin rapporte & admire un pareil trait d’un pauvre de Milan ; mais d’un style fort différent, il le rapporte à la gloire de Dieu, & dans son éloge n’en châsse pas le diable, avec qui il n’étoit pas si familier que Moliere. L’expression, qui, comme plusieurs autres de ce caractère, que ce bouffon met à tout moment dans la bouche de ses acteurs, ne signifie rien dans la phrase ; ces vilains termes, ce langage aussi plat qu’irréligieux ne sont que déceler un cœur dépravé, in abundantia cordis os loquitur ; & la mauvaise habitude qui, à tout propos, le séme dans la conversation sans esprit & sans goût. On prend au théâtre ces chevilles indécentes pour des beautés, & ce n’est que stérilité de génie. On ne sait que dire, on lâche, diable, peste, &c. comme un bon mot, & ce n’est qu’une sottise des hales. C’est au reste l’idée que présentent les images de piété, chassée des appartemens, & reléguée chez le Portier ; où la Réligion vat-elle se nicher ? Ce n’est pas certainement dans le cœur de celui qui croit déroger en souffrant ces livrées.

A-t-on remarqué que cette décoration licencieuse qui gagne par tout, vient toute du théâtre ? Autrefois depuis le château du Gentilhomme jusqu’à la cabane du Berger, depuis l’hôtel du Seigneur jusqu’à la boutique de l’Artisan, on ne voyoit chez les Catholiques que des imgaes de dévotion ; on en voyoit au coin des rues, aux portes des villes. Tous les enfans faisoient des Chapelles, & Racine le fils dans la vie de son pere rapporte que ce fameux tragique construisoit des Chapelles avec les enfans, & faisoit la Procession avec eux. Voilà des autorités respectables que le théâtre ne peut récuser, c’est pour lui un Pere de l’Eglise ; mais ce sont des puérilités, ces images étoient souvent ridicules. A la bonne heure, qu’on en substitue de mieux faites, ou qu’on bannisse absolument la Peinture. Il seroit beau d’être iconoclaste de la licence. Au contraire, le regne de la peinture est plus florissant que jamais ; on n’a banni que les images dévotes, on n’est iconoclaste que de la piété, on lui a substitué des images indécentes, Venus, à la Sainte Vierge, Jupiter, Mercure, les Nimphes les Graces aux Saints, la galanterie aux vertus, les crimes aux mystères. Les enfans, & même des vieillards sont encore des Chapelles, à la ruelle de leur lit sont étalées bien des images ; on les contemple, on leur parle, on leur adresse des vœux, des prieres avec toute l’ardeur de la passion ; que ne méritent pas les déesses des coulisses à demi-nues ? Quels desirs infames ! quelle révolution criminelle ne font-elles pas naître dans le cœur de leurs adorateurs ? Quels langages leur font-elles tenir ? Quels germes de vertus elles répandent dans le cœur innocent des enfans ?

Le goût du théâtre a donc fait main basse sur la piété, & a fait monter le vice sur le trône. Les décorations théatrales s’emparent de toutes les maisons ; chaque chambre est un théâtre. Les mêmes ornemens, les mêmes personnages, les mêmes aventures, les mêmes nudités les défigurent. Acteurs & actrices, dieux & déesses, métamorphoses d’Ovide, contes de la Fontaine, etc. on ne voit, on ne parle, on ne pense, on n’aime, on ne respire que le théâtre, nul vestige de Réligion ; c’est par prudence, dit-on, une image dévote occasionneroit des railleries impies, cela peut être ; le théâtre a monté le monde sur le ton cinique, surtout contre la piété & les gens pieux. Mais ces images occasionneroient aussi des actes de vertu. Que gagne-t-on au change ? Les images indécentes font-elles faire un acte de vertu, & n’occasionnent-elles pas des pensées, des discours, des actions infames ? Mais ces peintures pieuses contrasteroient trop avec les tableaux que l’on aime, & condamneroient les effets criminels qu’ils produisent. Il en est comme des gens vertueux, dont on ne peut souffrir les exemples & la présence : on n’aime que son semblable, le mal gagne peu-à-peu jusques dans le cloître. Le parloir, le réfectoir, le dortoir, les cellules se réforment avec les habits, & commencent à bannir les visages maigres & livides, les habits pauvres & grossiers, les pieds ensanglantés, les yeux extatiques des saints fondateurs, pour arborer ces teints frais, ces ris, ces jeux, ces graces, ces yeux brillans, ces images riantes de la dévotion à la mode. Il est triste que contre l’intention sans doute des Prélats réformateurs, l’entrée de ce goût de théâtre dans les cloîtres, ait leur réforme pour époque. Au reste, quelle excuse frivole, on craint le ridicule de la piété & de ses dehors, & pour l’éviter on tombe dans les apparences & dans l’excès de l’irréligion & du vice. Quel pays & quel siécle, où la vue d’un Dieu mourant, les images de sa mere & des Saints si digne de respect, d’amour & de confiance fait vomir des blasphêmes ; quelle société, où il est ridicule de penser à l’objet le plus intéressant & le plus digne de l’homme ! Quelles mœurs ! Faire un ornement, de ce que la vertu condamne, & tourner en ridicule ce qui rappelle l’idée de la vertu ? Quel siécle, dites-vous, quel pays, quel goût, quelles mœurs ? C’est le siécle, le pays, le goût, les mœurs du théâtre. La vertu & le théâtre ne peuvent subsister ensemble, il faut que l’un chasse l’autre, non bene stant uno cruxque venusque loco. C’est la juste application de ce qu’on disoit injustement des Jesuites, abstulit hinc Jesum, venerisque insignia ponit impia gens, alium non colit illa Deum. La séparation est déjà toute faite, la mort la fixera pour l’éternité. La Réligion & la scene ne se réconcilieront pas dans l’autre vie, après avoir été ennemies déclarées dans celle-ci.

Croiroit-on que le vice a poussé l’aveuglement & la témérité jusqu’à faire l’apologie de la représentation des nudités ? Il en parut une en 1768, qui à le bien prendre, en fait la condamnation, & en montre le danger & le crime, dans un livre d’un mérite & d’une réputation médiocre, intitulé l’usage des Statues, dont les Journaux ont fait mention, Praxitele, dit l’auteur, fit plusieurs fois la statue de la courtisanne Phriné. On voyoit sur son visage la passion de l’artiste. Elle fut placée sur une colonne dans le Temple de Diane, d’Ephese, à la vue de cette image scandaleuse, Crates le critique disoit, on voit dans le Temple de Diane une offrande des vices, & de l’intempérance des Grecs, c’est une prostitution de l’art. L’auteur croit avoir trouvé des raisons politiques de leur usage ; en cela bien différent d’Aristote, qui, dans sa politique, L. 6, C. 17, défend absolument les peintures obscénes dans sa république, parce qu’elles corrompent les mœurs, sur-tout de la jeunesse de l’un & de l’autre sexe. Si ce n’est, dit-il, les statues des Dieux dont le culte l’exige. Cette exception est inexcusable dans un philosophe si éclairé, & d’un esprit si conséquent & si juste. Il est évident que les statues des Dieux doivent produire les mêmes funestes effets que les autres, & plus funestes encore. La Réligion alors autorise le crime, quod divos decuit cur mihi turpe putem ? On a plus de liberté de les regarder, elles sont exposées en public, on s’en fait un devoir pour leur rendre hommage, c’est donc une foiblesse. Aristote a craint de choquer un peuple superstitieux, qui avoit fait mourir Socrate, pour n’avoir pas assez respecté ses Dieux. La Philosophie ne fait point de martyrs de la Réligion, peut-être même n’est-ce qu’une ironie, que les savans devroient entendre, qui couvroit de ridicule des Dieux infames, dont le culte n’étoit qu’un tissu d’infamies.

Voici les raisons de politiques qui ne valent pas mieux que ce qu’on veut leur faire autoriser. On sait, dit-il, que parmi les Grecs il régnoit un amour que la nature désavoue & qui nuit à la population, ajoutons que Dieu punit par le feu du Ciel. Ne se peut-il pas qu’on ait cherché à ramener les jeunes gens aux intentions de la nature ? Or la vuë des objets qui en présentent les attraits & en offrent l’usage ? Ce seroit arrêter un désordre par un autre désordre, mais moins funeste & moins criminel. Les femmes n’en font donc pas assez, elles devroient totalement imiter la sculpture. A quoi sert le peu d’habits qu’elles gardent encore ! c’est un obstacle au succès de cette grande & profonde politique qui veut perpétuer le genre humain, en proscrivant une pudeur meurtriere. C’est ce qui mettoit les courtisannes tant en honneur dans les villes Grecques, honneur bien assorti à leur Réligion & à leurs mœurs. Une Reine de Pegu pour arrêter le désordre des hommes, ordonna aux femmes de paroître devant eux dans l’état où l’on présente les statues. Le fameux Législateur Licurgue vouloit que pour disposer de bonne heure au mariage & s’aguerrir contre les traits d’un amour volage & d’une volupté insatiable, les deux sexes depuis l’enfance jusqu’à leur établissement, dansassent, jouassent à la lute ; & fissent ensemble tous leurs exercices : ainsi Mitridate se nourrissoit de poison, pour n’être pas empoisonné : on dit que le sage Socrate menoit le jeune Alcibiade chez l’enchanteresse Aspazie, pour prévenir des plus grands excès ; & nos modernes Socrates à l’exemple de l’ancien philosophe vont, & menent leurs éleves au théâtre, pour les lier avec les nouvelles Aspazies. La liaison n’est pas difficile à former, elles sont si bienfaisantes, si zélées pour instruire la jeunesse : on lit dans la vie de Ninon de Lenclos que plusieurs meres qu’on appelle honnêtes & sages envoyent leurs enfans, garçons & filles à l’école de cette célebre courtisanne, pour les former à la vertu. Elle les y formoit si bien, qu’à l’âge de 80 ans passés, elle avoit un commerce complet avec un jeune Ecclésiastique, récemment sorti des Jesuites, qui alla prendre d’elle des leçons apparemment différentes de celles qu’il avoit données à ses écoliers. Cet admirable patriotisme sera élevé jusqu’au Ciel dans le monde, & précipité dans les Enfers par les disciples d’un Dieu fait homme.

Il peut y avoir quelque exagération dans ces faits attestés, pourtant dans l’histoire ; & que l’aveuglement des passions rend très-croyables. Quoiqu’il en soit, la cause des décorations théatrales, dont on a voulu faire l’apologie, sous le nom de la nudité des statues antiques, est bien désespérée, son défenseur même la condamne. C’est un grand mal qu’on souffre, pour en éviter un plus grand ; quel éloge pour les actrices, ce sont des Phrines, des Laïs, des Aspasies ! victimes généreuses des passions, elles se livrent pour le bien public, & corrompent le cœur pour empêcher une plus grande corruption, & conserver des sujets à l’Etat par un héroïque patriotisme. C’est un espece d’Inoculation du péché, pour sauver les ravages de la petite vérole ; le théâtre est comme l’hôpital de Londres, établi pour cette opération ; les actrices sont des Inoculatrices, plus habiles que tous les Médecins Anglais. Leur portrait seul porte le virus, & leurs faveurs en communiquent un autre qu’Apollon célébre moins que Mercure ; ce n’est pas la politique farouche de Saint Paul qui défend de commettre le moindre péché, pour empêcher un plus grand mal, non sunt facienda mala ut eveniant bona ; les courtisannes d’Italie souffertes par la police, comme un mal inévitable, sont moins zélées que nos actrices. Renfermées dans leurs maisons, elles reçoivent ceux qui viennent ; mais ne vont chercher personne, ne s’étalent point sur un théâtre, ne paroissent dans les rues que très-modestement couvertes. Que de leçons on pourroit leur donner ! Après ces aveux & ces raisonnemens, peut-on excuser les nudités dans la peinture ?

Properce, qu’on sait n’être pas un casuiste sévére, ne leur fait pas plus de grace. Il leur attribue la dépravation de la jeunesse, L. 2 ; Leg. 5 ; quæ manus obscenas depinxit prima tabellas, & posuit chartâ turpia vita domo, illa puellarum ingenuos corrupit ocellos nequitiæque suæ noluit esse rudes ; un autre poëte, picta est ô juvenis quam cernis virgo, sed acres hisce oculis flammas ejaculatur amor. Hisce oculis vocem dedit ars, linguamque malignam. Heu fuge, sed nulla est jam fuga ; l’amour caché dans ce tableau, lance des traits, allume son flambeau ; ce n’est qu’une fille en peinture, mais n’en crains pas moins les blessures ; Properce regrette l’heureux tems où on ne connoissoit point ces peintures. C’est un des grands biens de l’âge d’or, nullo tunc fuerat crimine picta domus.

Terence moins grossierement licencieux que Prosperce, quoique très-libre encore, raconte très-indécemment, Euneuch, act. 3, scen. 3, le mauvais commerce d’un jeune homme avec une fille, à la faveur de son déguisement en habit d’eunuque, ce qui présente les idées les plus sales. Comme on fait à ce libertin des reproches sur son crime, il s’excuse sur un tableau qu’il vit dans sa chambre. La fille le regardoit attentivement, il le regarda de même, virgo suspectans tabulam, ego quoque spectans cœpi. Le tableau leva tous les scrupules. Il représentoit Danaë dans une tour d’acier, où malgré tous les soins de son pere, Jupiter s’introduisoit par le toit, & tomboit dans son sein, en pluye d’or. Un pareil tableau que Moliere, d’après Plaute, a mis en vers & en drame, sous le nom d’Amphitrion, pour le rendre plus animé ; ce tableau disoit bien de choses. Il disoit d’abord qu’il faut acheter les faveurs de l’amour, que les présens introduisent par tout, forcent toutes les barrieres des tours, des gardes, du mariage, & obtiennent tout. Il mettoit sous les yeux les objets & les plaisirs de l’amour ; la vue des actions les plus indécentes, excitoit à la passion la plus honteuse ; enfin il calmoit les remords & sanctifioit le vice, par l’exemple des Dieux, qui employent toute sorte d’artifice pour séduire les femmes, Deum sese in hominem convertisse, & per alienas tegulas venisse clauculum per impluvium. Mais quel Dieu, ajoutoit-il, le plus grand des Dieux, qui ébranle les cieux avec une parole. M’appartient-il, à moi petit homme, d’être plus sage que lui, je l’ai imité avec plaisir, avec dévotion, ut quem Deum qui summa Cœli Templa sonitu concutit. Ego homuncio hoc non facerem ? Ego verò ita feci & Lubens feci. Je suis persuadé que Terence a voulu se moquer des Dieux de son tems, dont toute la Réligion étoit un tissu de crimes les plus scandaleux. Saint Augustin dans ses confessions & dans le livre de la cité de Dieu rapporte ce trait de Terence, & en fait le même usage contre les peintures obscénes. Moliere n’avoit garde de laisser échapper une morale si précieuse, & d’en faire le même usage que ce jeune homme, bien différent de celui qu’en fait Saint Augustin. Il encherit même dans l’Amphitrion. Ce n’est pas sur le compte d’un jeune libertin qu’il la met, il lui donne bien plus de poids, il la met dans la bouche de Jupiter-même, qui porté sur un nuage avec tout l’éclat de la Divinité, la prêche du haut des cieux, au mari-même d’Aleméne, qu’il vient de deshonorer ; & l’assure que loin d’avoir à s’en plaindre, il doit se féliciter comme des plus grands honneurs que le pere des Dieux & des hommes ait bien voulu partager sa femme avec lui, ce qui fait l’édifiant dénouement de la piéce, & montre que le comique payen bien plus sage que le chrétien enseigne une morale saine, par l’exemple de la chûte d’un jeune homme ; tandis que le chrétien enseigne la plus scandaleuse, par l’exemple des Dieux.

Le Peintre est ordinairement le premier pris dans ses filets. Le tableau des nudités entrepris d’abord par le crime est le plus parfait, lorsque la passion a tenu le pinceau. C’est un homme qui prépare du poison, qui manie des vipéres, il ne manque guere d’être empoisonné. Le plus fameux des Peintres est une preuve du danger de ces peintures. Alexandre voulut faire peindre sa maîtresse dans l’état où se montre le modele que les écoles de peinture font copier aux jeunes éleves : il en chargea le célebre Apellés ; Apellés ne put résister à la tentation, il en devint amoureux, Alexandre s’en étant apperçu, la lui donna. Pline & Ælien qui rapportent ce trait, en font beaucoup d’honneur au Prince, magnus animo major Imperio sui, nec minor hoc facto quam victoriâ. C’est faire beaucoup de grace à un libertin qui ne connoît aucune loi de pudeur, ni pour lui-même, ni pour le Peintre, ni pour les femmes, ni pour le public. Ces exemples sont-ils rares ? tous les jours des libertins achetent ou font peindre à dessein des nudités, en dessinent eux-même, pour peu qu’ils sachent manier le crayon, & il se trouve des artistes assez lâches pour y prostituer leur pinceau. Il en est même qui s’y consacrent, & dont le talent funeste est d’exceller dans les infamies. Ils se font appeller les Peintres des graces. Ils devroient être appellés les Peintres des crimes. Et cet abus des talents est toléré, est applaudi. Chaque théâtre a son Peintre gagé, & ce n’est pas le plus scrupuleux. C’est un Peintre des graces qui obtient sûrement l’honneur de la préférence, & il ne manque pas de marquer sa reconnoissance, en justifiant ce digne choix.

Apellés prit, dit-on, cette femme pour modele de sa fameuse Venus, qui fit la célébrité de l’Isle de Co sa patrie. Tableau qui y attira un monde infini, & en fit un lieu de débauche, pour honorer la Déesse. Auguste l’acheta 100 talents, (cent mille écus) & le plaça comme le plus bel ornement dans le Temple de Jule César son pere adoptif ; des portraits de ce caractère sont inestimables. La licence en fait le prix. Apellés, se donna un autre modele. Voyant la jeune Laïs, il fut frappé de sa beauté, & la prit chez lui, pour servir de modele à ses tableaux. Que voulez-vous faire de cet enfant, lui dit-on, laissez-moi faire, répondit il, je lui aurai bientôt appris son métier en perfection. En effet, grace aux leçons da Peintre, Laïs devint la plus fameuse courtisanne de la Grece, elle continua de servir de modele ; les Peintres alloient chez elle copier ses beautés, elle ne refusoit pas à la toile ce qu’elle livroit à la volupté. Elle se faisoit même gloire de multiplier ses images. Rendons justice à nos actrices, elles n’ont pas moins la noble ambition de prodiguer leurs graces. Voilà ce qu’on ne rougit pas de traiter de grands hommes, & d’offrir à imiter. Qu’est-ce que l’estime du monde ? Elle prostitue la gloire comme Laïs prostituoit sa personne, & Apellés ses crayons à tout ce qui ne mérite que le mépris.

Ce licencieux & trop célebre artiste ne se borna pas à un tableau de Venus. Il en fit un second que l’antiquité ne se lasse pas d’admirer, & ne le finit point. Soit que la mort le prévint, soit que se défiant de lui-même, il ait craint de ne pouvoir l’achever, avec la même perfection ; soit que par vanité il ait voulu prouver à la postérité qu’on ne pouvoit l’égaler, comme en effet aucun Peintre n’a osé entreprendre de le finir. Heureusement ces deux tableaux n’existent plus. Combien d’artistes ont taché de les remplacer, & n’ont que trop réussi pour leur malheur, & celui de ceux qu’ils ont entraîné dans le péché. Telle la Venus de Medicis, la Diane, la Léda, l’Endromede, &c. Qui pourroit épuiser ce détail, & compter les mauvais tableaux dont le monde est inondé, Ovide prétend que Venus leur doit son culte, si venerem coüs numquam pinxisset Apelles, ipsa sub æquoreis mersa jaceret aquis. Qu’est-ce que ce culte, à qui faut-il l’apprendre ? C’est donc à l’obscénité de la peinture & de la sculpture, qu’on doit l’empire de l’impureté. Il faut en croire un des plus Religieux Prêtres de Venus. Apellés lui doit aussi beaucoup, de sa réputation. Des tableaux décens sont moins admirés & moins recherchés. Il est moins des connoisseurs que des libertins. Les libertins sont bien plus indulgens. Chez eux tout ce qui excite la passion est un chef d’œuvre. La peinture & le vice se donnent la main, & volent de toute part, sur les aîles l’un de l’autre. Le théâtre est leur tronc. Ils y ont fait la plus étroite alliance. De tous côtés le vice étale la peinture, parce que la peinture étale les vices. Les actrices y servent de modeles, comme Laïs à Apellés, & ne sont pas plus difficiles. On peut bien assurer une débutante qui entre dans la troupe, comme Apellés le disoit de son éleve, elle saura bientôt son métier en perfection. Qu’on n’aille pas bien loin chercher ce modele, il suffit d’aller dans leur loge, quand elles sont à la toilette, & se préparent à jouer leur rôle ; sans s’embarrasser de ce qui voltige autour d’elles, leur immodestie leve sans façon tous les obstacles, & met dans tout leur jour, sous les yeux de l’artiste, les chefs-d’œuvres de la nature. Saint Pierre Chrisologue Serm. 155 regarde l’indécence des peintures comme un des plus grands désordres qui soient dans le monde, formata adulteria, titulata incesta, simulucra fornicationis in imaginibus & picturis.

Les écoles de peinture s’imaginent que pour former leurs éleves, il faut mettre sous leurs yeux des modéles les plus propres à allumer le feu de la concupiscence. Ils les choisissent avec soin, les paient cherement, pour les engager à se laisser voir dans toute sorte d’attitudes. Pense-t-on bien au salut de ces jeunes peintres ? Ignore-t-on les péchés innombrables que ces leçons voluptueuses font commettre ? Faut-il au prix de son ame acheter l’habileté dans son art ? Quid prodest homini si mundum universum lucretur ? Quelle nécessité y a-t-il de savoir peindre ce que la conscience défend de peindre jamais ? Peut-il se trouver des femmes assez impudentes pour se prostituer à tous les regards, & des hommes assez dépravés pour le leur proposer ? Voilà les leçons les plus avidemment courues, le plus attentivement étudiées, les plus fréquemment répétées, en particulier, & les mieux suivies dans la pratique. Ces nudités sont ce qu’on voit le mieux rendu dans les tableaux. Il est peu de peintres dont les essais ne soient des nudités, & des nudités très-bien peintes. De tant de tableaux exposés au salon, pour un qui édifie, il en est cent qui font rougir. Permettre aux artistes de traiter ces sujets, recevoir, récompenser, exposer au Louvre ce que la vertu défend de regarder ; est-ce respecter les mœurs & la police ? Peut-elle fermer les yeux sur cette source de corruption ?

On a établi des censeurs des livres, on défend l’impression des mauvais, on les supprime, on les fait brûler ; pourquoi n’est-il pas aussi des censeurs des tableaux ? Pourquoi ne pas poursuivre les mauvais avec la même sévérité ? Il est sans exemple qu’on en ait fait brûler un seul, & ils sont sans nombre. Un tableau licencieux n’est il pas un mauvais livre où l’on apprend le vice bien mieux & plus facilement que dans un livre ? Tout le monde y sait lire, un coup d’œil suffit à cette infame lecture, intelligible aux moindres enfans, les objets se gravent plus promptement & plus profondément dans le cœur, segnius irritant animos demissa per aurem ; quam quæ sunt oculis subjecta fidelibus. Il n’y a pas même de livre si licencieux qu’un tableau. Les plus vives descriptions, le plus grand détail, ne sont pas aussi obscénes que leur peinture. Les femmes même débauchées n’oseroient se présenter en public, dans l’état où on ose les peindre. Non-seulement on permet, on met en vente, on expose en public & en particulier les éditions de ces livres funestes ; mais on les multiplie à l’infini par la gravure, sorte d’impression qui se répand avec plus de facilité que les livres. Une estampe se distribue plus aisément, & n’est pas si chere qu’un livre. Etalée où l’on veut, il ne faut ni l’ouvrir, ni l’étudier. Elle s’offre d’elle-même ; peut-on souffrir que ces infamies soient tournées en ornemens typographiques, & souillent la plupart des livres ? Les censeurs qui les tolérent méritent-ils la confiance du public, & celle du Prince ?

Parmi les regles sur la lecture & l’impression des livres, faites par ordre du Concile de Trente, qu’on trouve ordinairement à la fin, il en est une qui défend absolument toute image indécente, jusques dans les vignettes, les culs de lampe, les lettres majuscules, ce qui étoit sort commun dans le seziéme siécle, c’étoit l’imitation du théatre grossier du tems, qui mêloit les bouffonneries aux mystères dans les rôles, & les décorations ; car le théatre prit ou donna dans tous les tems le ton du vice, obscenœ imagines in libris etiam in litteris grandiusculis, quas initio librorum, vel capitum imprimi moris est, hujus generis omnia penitus, obliterentur. Le Concile traite les images comme les paroles libres, qu’il ordonne d’y effacer. Les images sont en effet un langage très-énergique, comme les discours & les écrits sont des images, & ne sont même dangéreux qu’à titre d’image. Le Concile fait la même défense pour les images de dévotion, où on ne doit souffrir rien d’indécent, & il ordonne aux Evêques dans leur visite de faire ôter des Eglises tous les tableaux & les statues immodestes. On ne souffre que la nudité du Crucifix, à laquelle le monde est accoutumé, & qui ne fait point de mauvaise impression ; ces ordres ont été suivis. Les livres de Réligion imprimés depuis le Concile, ont été modestes, les autres livres même ont été plus réservés, à la place de ces antiques ornemens, aussi maussades qu’indécents, a succédé l’élégance typographique.

Mais le théatre a bientôt détruit l’ouvrage de la vertu. Il ne se soumit jamais à la réforme, & à mesure qu’il est devenu dominant, il en a arrêté le progrès. Les censeurs du théatre, les magistrats chargés de la police peuvent-ils fermer les yeux sur l’indécence des décorations ? A quoi sert de supprimer les pieces licencieuses, si le pinceau les rend avec usure au public ; la scene, dit-on, est aujourd’hui châtiée, mais la peinture ne l’est pas. On n’y entend plus de grossieretés, mais on y en voit. Les rôles sont modestes, mais les tableaux ne le sont pas. La toile forme sa scene, & fait agir les acteurs sans retenue. Les actrices, les déesses découvertes sont presqu’aussi dangéreuses sous le crayon. Suffit-il d’épargner à l’oreille les obscénités du langage, si une autre sorte de langage les met sous les yeux ? L’imagination n’est que trop dédommagée des sons que l’oreille n’entend pas, par les images qu’on lui trace, & d’autant plus agréablement que le son s’envole, & que le tableau reste, & qu’elle peut continuellement se repaître des objets de la volupté. Les hôtels de l’opéra & de la comédie, les environs jusqu’aux porrails & aux corniches, sont couverts de nudités. C’est l’anonce du spectacle. Il faut bien qu’il donne l’avant-goût de ce qu’il promet. Les portraits des actrices, aujourd’hui aussi multipliés qu’autrefois les images des Saints, étalés dans les carrefours & les boutiques, faisant une branche considérable du commerce des estampes, tous ces portraits sans exception fixent les yeux du vice par leur immodestie, & tiennent, comme de raison, une place distinguée dans le régne de l’indécence. Tous les livres de comédie qui sont aussi une branche très-considérable du commerce des livres, n’ont pour vignettes, pour frontispice, & à la tête & à chaque acte que des planches dignes du livre qu’elles ornent. On s’attend bien que les Romans, les poésies galantes Zelis au bain, les Sens, &c. les brocheures du jour portent les livrées de Thalie. Ce sont des esclaves si dévoués ! Mais on ne s’attend pas que les livres de la Réligion, qui jusqu’ici s’en étoient garantis, & ne connoissoient que les images pieuses, seroient couverts des mêmes livrées. Qui iroit chercher dans des Bréviaires des portraits d’actrices habillées en vertus, & dans une attitude de théatre ? De portraits d’acteurs sortant de la toilette, en rochet & en carmail ? Thalie s’est emparée de la palette & du burin, elle triomphe dans le Sanctuaire, & en fait chasser les importunes images de la sainteté, auferte ista hinc.

Saint Charles dans les décrets du cinquieme Concile de Milan, s’exprime ainsi. Pater familias amoveri curabit quæcumque, Domi suæ, christianæ familiæ instituto sunt indigna, & oculos Dei offendant, imagines obscenas incendat prophanos quæ ad inanam voluptatem alliciunt amoveat. Libros de rebus impudicis, aut inanibus tractunt, cantiones inhonestas. Cæteraque id genus incendi curet, sacras Christi. B. Virginis, & sanctorum imagines præsertim patronorum locis honestis statuat, libros pios introducat, & leges faciat, &c. plus de 1000 ans auparavant, le Concile in Trullo Can. 100. avoit porté les mêmes loix, & ordonné la peine de déposition contre les Ecclésiastiques qui y contre viendroient. Oculi tui recta aspicient, omni custodiâ serva cor tuum. Corporis enim sensus sua facile in animam effundunt. Picturæ quæ oculos perstringunt spectantem corrumpunt, & voluptatum incendia movent. Nullo modo imprimi jubemus. Siquis hæc facere aggressus fuerit deponatur. Saint Charles qui renouvelle toutes ces loix dans ses Conciles, ajoute, Concile IV, la peine d’interdiction contre les Peintres qui auroient fait de pareils tableaux.

Une fable fameuse du Paganisme nous présente un homme follement amoureux d’une statue qu’il avoit faite, qu’il fardoit & paroit comme un enfant habille sa poupée, qu’il caressoit, en prenant sur elle les plus infames libertés. L’histoire nous rapporte plusieurs traits semblables des statues qu’il a fallu mutiler ou couvrir pour arrêter les excès que la vue des nudités faisoit commettre. Au lieu de punir un si grand désordre, qui ne choque pas moins la nature que la vertu, les Dieux, dit-on, écouterent la priere de Pigmalion, & animant la statue en firent une vraie femme, qu’il épousa. La déesse Venus opéra ce prodige, il étoit digne d’elle. De cet horrible mariage naquit Paphus, Roi de Paphos, Isle célebre pour son lieu de prostitution, qu’on appelloit Temple de Venus, & après Paphus une longue suite de débauchés, dont les avantures remplissent nos théatres. La vérité de l’histoire est que Pygmalion, Roi de Chipre, différent de Pigmalion, Roi de Tyr, pere de Didon, Reine de Carthage, avoit réellement une passion insensée pour une statue de Venus ; Ovide, le théologien du Paganisme, n’a pas laissé échapper ces horreurs si fort de son goût, & si dignes de son infame pinceau ; il les a embellies par des prodiges, & raconte une si ridicule métamorphose, avec la licence qui lui est ordinaire. Plusieurs de ses traducteurs ne l’ont que trop fidellement copié, entr’autres Thomas Corneille, un des héros de la scene, qui, dans sa licencieuse traduction en vers des métamorphoses d’Ovides, a répandu sans pudeur, une infinité d’estampes, la plupart aussi licencieuses.

On a essayé de donner un sens moral à ces détestables tableaux. C’est, dit-on, pour nous apprendre que la fille la plus sage, fût-elle aussi insensible qu’une statue, s’aprivoise à la fin, & se laisse gagner, que la vanité rend l’homme amoureux de lui-même comme Narcisse, de son ouvrage comme Pigmalion, que l’amour rend aveugle & insensé, & se repaît puérilement de tout. Arnobe & St. Clément d’Alexandrie reprochent aux Payens cette scandaleuse mithologie, qui met sur les autels les crimes les plus infames, & donne à leurs Dieux la plus honteuse origine. Le théatre en fait une autre espece d’apothéose, il a pris ces infamies pour le sujet de ses piéces. Les trois théatres ont élevé des autels à l’amour monstrueux des portraits & des statues. L’Opéra a son Pigmalion ; les Italiens représentent le Peintre amoureux de son modéle ; & la Comédie Françoise fait honneur au sieur de Sainte-Foix, de son Promethée ; son Deucalion & Pyrrha, où l’on voit des gens amoureux d’une statue, & des statues animées par le feu de Promethée, rendent les hommes foux d’amour, comme le sieur Anseaume dans le Peintre amoureux de son tableau. Le théatre en rougit si peu, qu’il en fait un mérite, & qu’il a l’imprudence d’appeller le Triomphe des Arts, le feu criminel que produit un peinture lascive, ce qui est bien plutôt le triomphe du vice. Les arts sont-ils donc faits pour faire offenser Dieu, & perdre les ames ? Est ce un triomphe de déplaire au Ciel, & de peupler l’enfer ? La leçon la plus naturelle qui en résulte, c’est que les images lascives produisent les plus prompts, les plus grands, les plus coupables effets sur les cœurs, par la passion qu’elles font naître, & sont par conséquent un très-grand danger du théatre ; où elles sont de toute part étalées.

Il est difficile de comprendre pourquoi les sculpteurs & les peintres sont moins réservés sur les nudités des hommes, que sur les nudités des femmes. Tout étant relatif, il y a autant de danger pour les femmes dans l’un, que pour les hommes dans l’autre, comme le remarque Théodoret, L. 9. Contra gentes ; & l’expérience le démontre. Remarquez que quand c’est une femme vertueuse qui peint, elle couvre les hommes, & un peintre vertueux couvre les femmes : Aspectus corporum nudorum tam mâris quam fæminæ irritare solet lasciviam : comme ce sont, plus ordinairement, les hommes qui sont sculpteurs & peintres ; ils sont moins frappés de l’immodestie de leur propre corps, & ne sentent point le danger qu’ils font courir aux femmes. C’est une erreur ; l’attrait du vice fait d’aussi pronfondes blessures dans tous les deux. La loi de la pureté leur impose les mêmes devoirs, & la concupiscence leur fait courir les mêmes risques. La fragilité des femmes est même plus grande, & leurs passions plus vives ; & pour mieux étayer leur vertu, Dieu leur a donné une pudeur plus timide & plus délicate. Il est donc de la sagesse d’écarter également les piéges que le démon tend aux deux sexes : le théatre au contraire affecte de les multiplier. Des hommes nuds s’offrent par-tout ; les femmes ne s’en plaignent pas. Par air de modestie, elles font semblant de ne pas les appercevoir, ou d’y être indifférentes : elles sont aussi indifférentes à les entendre sur leur propre immodestie, & en réalité sur la scene & dans les loges, & en peinture, sur les décorations. L’olympe & le théatre ont fait avec la pudeur, un divorce éternel. Eh ! que resteroit-il à Venus & aux Graces ; aux Nymphes, à Mercure, à l’Amour, à Bacchus, aux Satyres, aux Clairons, aux Silvies, aux Vestris. Si les loix étoient observées.

On colore ce goût de libertinage, du prétexte de montrer l’habileté de l’artiste dans les carnations & les formes du corps humain, comme dans la licence des paroles, ce n’est, dit-on, que l’esprit, les talens, la gaieté du Poëte qu’on admire. L’amateur, le spectateur, l’artiste n’ont que des yeux savans, un cœur peintre, un esprit poëte : élevés au-dessus des sens, la nature ne leur à point donné des passions ; leur chair ne se révolte jamais ; ce ne sont point des hommes, c’est un pur amour Platonique, qui ne voit, ne goûte dans les femmes que l’ouvrage du Créateur. Delà vient qu’on ne respecte pas plus les choses saintes que la mithologie payenne. On choisit les traits de l’Ecriture, où l’on peut déployer l’obscénité : Les filles de l’Oth, la tentation de Joseph, David & Betzabée, Susanne & les Vieillards. On trouve le moyen d’en placer dans celles qui en sont moins susceptibles. C’est le Costume & la simplicité des anciens tems. On s’y dit autorisé par l’action qu’on représente. L’auteur & le décorarateur trop d’accord pour le désordre, mettent l’un sur la toile, tout ce qu’il dit analogue à la scene ; l’autre dans la bouche des acteurs, toutes les horreurs qu’il croit convenables à leur rolle. A la faveur de ce passe-port, jugez des décorations & des rolles de l’opéra, qui n’est que l’histoire des amours des Dieux ; du théatre Italien, des petites piéces, des parades, qui ne sont qu’un recueil des traits de libertinage. Outre les décorations analogues, qui changent dans chaque piéce ; celles qui sont stables n’offrent que des nudités. Les ornemens d’architecture, les festons, les pilastres &c. elles sont répandues par-tout. Le même esprit qui préside au choix du sujet, dirige la plume du poëte, l’action de l’acteur, le pinceau de l’artiste, la toilette de la figurante, les pas de la danseuse, l’archet du musicien. L’indécence multipliée à l’infini, se produit sous toutes sortes de formes, comme l’objet dans un miroir à facettes ; c’est un monde d’iniquité : universitas iniquitatis, comme dit St. Pierre.

Les payens portoient l’infamie à l’excès, dans leurs maisons, & sur-tout dans leurs jardins, par les statues qui les paroient. Cet usage subsiste encore ; il est peu d’hôtels & des jardins de Seigneurs, où les ornemens de sculpture & de peinture, dans les allées, les bosquets, les parterres, les cabinets n’en fassent des lieux de volupté, plutôt que des délassemens. On en voit jusques chez les Evêques, où leurs officiers sans doute à leur insçû, font admirer aux connoisseurs, Flore, Vertumne, Pomone, la Venus de Médicis, Mercure, Priape, &c. Les châteaux que se fit bâtir à Paris, à Ruel, à Richelieu, ce Cardinal, amateur du théatre, aussi fameux par ses défauts que par ses bonnes qualités ; ces châteaux, ont presqu’autant de nudités que des pierres. Les autres Prélats moins riches, ne pouvant soudoyer une si nombreuse armée, ont du moins quelques relachemens de la cour céleste. Doutez-vous des effets que ses objets produisent, examinez le caractère de leurs adorateurs, sont-ce les gens de bien qui les placent, les contemplent, les admirent ? Sont ce des libertins qui les écartent, les brisent, les mutilent, les font couvrir de draperie ? Nos goûts nous décelent. Jugez, comme le sage Ulysse, du déguisement d’Achille, par son goût pour les armes. On trouve un trait singulier sur les statues & la comédie, dans les avantures d’Hortense Mancini, Duchesse de Mazarin ; cette niéce trop célebre du Cardinal, quitta son mari, courut le monde, & enfin alla se fixer à Londres, où elle ouvrit une banque de Bassette, & s’y fit une petite cour voluptueuse, par son esprit, ses graces, son humeur bienfaisante. Dans le procès qu’elle eut avec son mari, qui la reclamoit, elle l’accuse d’être dévot, & en prend une raison de divorce. Ni les loix, ni les canons n’avoient prévu cette raison de séparation, ils avoient encore moins prévu les deux preuves qu’elle rapporte de ce crime ; 1°. Ce Seigneur ne vouloit pas qu’on jouât des comédies dans son hôtel ; elle appuyoit ses plaintes sur l’exemple du Cardinal Mazarin, qui en avoit fait représenter avec magnificence. Le Duc son héritier répondoit que les dépenses avoient si fort fait négliger le soin des Eglises de ses bénéfices, que la succession fut obligée de payer quinze cents mille livres de réparations. Que dire à tout cela ? 2°. Il avoit fait draper & mutiler quelques statues fort immodestes, que le Cardinal qui n’étoit pas si dévot, soit par goût, soit par air, avoit acheté à grand frais. Elle perdit son procès, malheureusement les juges n’étoient pas des comédiens. Toutes ces scénes que des grands nous peuvent faire appeller des tragédies, & que la nature des faits rend des farces de la foire, la Duchesse en a instruit le public, dans ses mémoires, écrits par elle-même, on les trouve fort détaillés dans les œuvres de l’Epicurier Saint- Évremont son panégyriste & son amant, qui passa sa vie auprès d’elle, en Angleterre, occupé à faire en son honneur de la prose, des vers, des piéces de théatre, que la dévotion de son mari ne l’empêchoit pas de représenter. On peut voir le plaidoyer 7 & 8 d’Erard, qui plaidoit pour son mari, Avocat célébre qui n’étoit pas comédien, & les Causes célébres de Guyot de Pitaval. Les Dames font-elles l’éloge de leur modestie, en jettant les hauts cris sur la mutilation des statues ?

Dans les jardins des payens, les statues partageoient les hommages des deux sexes ; les hommes s’attroupoient autour de Venus, de Flore, de Pomone ; les femmes portoient leurs offrandes à Priape, à Vertumne, &c. dont on avoit soin de distribuer les statues. On voit dans le troisiéme livre des Rois, C. 15. que Maacka, Reine de Juda, à la tête des Dames de sa cour, avoit fait planter un bosquet, & dresser un autel à Priape, où elle lui rendoit un culte assidu. Le pieux Asa son fils indigné de ces infamies, arracha le bois, détruisit l’autel, brisa la statue, & priva la Reine sa mere de toute autorité. Ce culte subsiste encore dans l’Inde, les femmes en portent, pendue à leur col, une figure grossiere. Les Dames françoises, plus polies, & mieux servies par d’habiles artistes, ont à leurs bracelets, à leurs bagues, à leurs tabatières, à leurs éventails, le portrait de leurs amans, & les jeunes gens celui de leurs maîtresses, en mignature. Ces Breloques sont de meilleur goût, que la toilette des Indes, dont elles font l’équivalent. La Déesse Flore étoit honorée par des jeux infâmes, appellés floreaux, Vertumne séducteur de Pomone, par ses métamorphoses. Le théatre n’avoit garde de laisser échaper des objets si dignes de ses acteurs & de ses décorations. Rien de plus commun sur la scene, ils sont les héros de plusieurs piéces, & le sujet des tableaux. Les peintres des fleurs peuvent-ils les séparer de la main qui les cueille, & en fait des guirlandes ? Il n’est plus de vertueux Asa, qui chasse l’actrice, brise l’autel, & la figure des Dieux des jardins. On tâche au contraire de les imiter. Chaque actrice est une nouvelle Flore, qui s’en donne les couleurs, en étale l’indécence, & en imite les désordres. Valere Maxime, auteur payen, mais vertueux, qui a recueilli une infinité de traits de vertu, prouve, L. 8, C. 11, combien est dangéreuse l’indécence des statues, par ces deux traits, la Venus de Praxitele dans le temple de Gnide, étoit l’objet des plus infâmes libertins. Un taureau ayant vu la statue d’une femelle, ne put se retenir : Taurus ad amorem ænæa vaccæ similitudinis irritamento. Juvenal recommande de ne rien souffrir d’indécent sous les yeux des enfans ; respectes leur foiblesse & leur innocence, que leur présence soit une barriere à nos passions : Nil dictu fædum visuque hæc limina tangas. Maxima debetur puero reverentia, & peccatum obsistat filius infans.

Sidonius Apollinaris, Evêque de Clermont, L. 2. Ep. 2. fait la description de sa maison de campagne, elle est digne d’un Evêque par sa modestie & par sa simplicité : le détail en est singulier, l’intérieur des murailles, dit-il, n’a d’autres ornemens que la blancheur d’un plâtre bien poli ; solo lariquei cœmenti, candore contenta. On n’y voit rien d’indécent, point de tableau d’histoire, avec des nudités, dont la beauté peut faire honneur à l’art, mais deshonore l’artiste ; nudam corporum pulchritudinem, quæ sicut ornaiaram, sic dehonestat artistum. Point de grotesque, d’histrion ridicule par leurs habits ou leurs masques, de lutteurs, de gladiateurs se battant, s’entrelassant indécemment : Ridiculi vestitu & vultibus histriones. Lubrici tortuosi palestritæ. Point d’Achius avec leur fard & leur toilette : Pigmentis multis coloribus supellectilem. Vous n’y verrez rien qui n’édifie ; nihil invenies quod non vidisse sit sanctius.

Plusieurs Abbés de nos jours, fort différents, il est vrai, de l’Evêque de Clermont, mais se piquant d’être amateurs des beaux arts, ne se font aucun scrupule des nudités qui ornent les appartemens & les jardins, M. l’Abbé, disoit un de ses favoris, est d’une pureté angelique, & d’un goût exquis ; il voit tout sans danger, il n’envisage que le contour des formes, la fraîcheur des carnations, la régularité des parties du corps humain, dont la parfaite imitation fait plaisir aux yeux savants. Voyez cette multitude de Teiniers & de Calots, il s’amuse de ces trognes bachiques, de ces attitudes grotesques, de ces caresses rustiques, des danses, des foires, de ces nageurs, de ces chasseurs, &c. il en amuse ses convives, & au milieu de ces bouffons, de ces arlequins, il traite les affaires les plus sérieuses. Parmi les portraits sans nombre, de sa famille ; voyez la sœur à demi-nuë, d’une blancheur éblouissante, & les trois graces dont la nature a fait la draperie ; il a mis ce portrait à côté du sien, ses yeux sont tournés sur sa sœur, dont il admire la beauté, il en rapporte à Dieu toute la gloire ; admirez sa simplicité & son innocence, elles font son éloge ; il est persuadé que son clergé, ses domestiques, tout ce qui vient dans son palais est aussi chaste que lui, & ne s’occupe que des chefs d’œuvres du pinceau. Voilà les fruits de la philosophie, elle amortit les passions dans l’imagination d’un sage, tous les objets sont indifférens, confondus pêle-mêle, comme dans le Dictionnaire encyclopédique, ils se montrent dans leur état naturel, sans causer aucune émotion voluptueuse ; rien pour lui n’est obscéne, les mots que nous appellons licencieux, même les termes grossiers des halles ne sont que des sons ; les nudités qui nous semblent blesser la modestie, ne sont que du marbre taillé, la pudeur qui s’en offense, une foiblesse d’enfant.

Ce vénérable ecclésiastique, supérieur à l’humanité, acheta à grand prix, une Venus de Médicis, & un Mercure de Samos, de grandeur humaine, & dans l’état de pure nature ; & une Flore qui n’est couverte que depuis la ceinture, & les plaça dans son parterre, sous les fenêtres de sa chambre ; leur situation est allégorique, Mercure volant entre Venus & les fenêtres semble chargé d’une commission de Venus, & venir en rendre compte. Les connoisseurs admirent l’ouvrage ; le peuple moins philosophe, est étonné de ces objets. L’abbé tranquille, peut dire dévotement son bréviaire en se promenant tout au tour. Quelque misantrope de mauvaise humeur, prétendit que c’étoit là des saints apocriphes qui n’étoient point dans les légendes du nouveau bréviaire ; mais sans doute dans celles du romain ; il faut donc, dit le vertueux bénéficier, les mettres en état de figurer avec mon portrait, il n’y a rien à faire au Mercure, les nudités des hommes sont sans conséquence ; les Dames qui viennent ici n’y font aucune attention. Les Romains, ces hommes si décens & si graves, avoient dans tous leurs jardins des Priapes, pour faire peur aux oiseaux, sans craindre d’offenser leurs Lucréces & leurs Virginies.

Donnons à Venus une jupe pour remplir toute justice, & changeons son nom qui est un peu d’écrié ; nous l’appellerons la Sagesse. Ainsi le le théatre, à la faveur de quelques gazes, se fait honneur de sa nudité. Un plâtrier eut ordre de mettre une légère couche de plâtre, depuis la ceinture jusques vers les genoux, qui, pourtant ne dérobe point la beauté des formes, à peu-près comme la Pagne des négresses. Tout le reste est canonique dans la nouvelle liturgie, & sanctifié dans l’estampe de la Charité, (à la tête du bréviaire,) allaitant des enfans nuds, & laissant voir la source où ils vont succer la liqueur vivifiante : Venus en pagne, c’est la Sagesse. Donnons des leçons de pudeur ; ce n’est pas une Minerve armée de pied-en-cap, couverte d’une vaste Egide, avec une horrible tête de gorgone, c’est Venus, Uranie, Venus céleste, la philosophie, la sagesse qui ne s’occupe que du la nature, de l’humanité, de la population, du plaisir céleste. Comment Fénelon ne l’a-t-il pas donnée à son Télémaque au lieu de ce rébarbatif Mentor qui jette son éleve dans la mer, du haut d’un rocher.

Avec cette façon de penser si philosophique, il n’est pas surprenant qu’on ait banni des appartemens, & même des breviaires, toutes les images de dévotion, du moins comme inutiles ; qu’y feroient-elles ? Elles ne peuvent pas plus porter au bien que la nudité au mal, & on a raison, le Concile de Trente, Sess. 24, d’après le second Concile de Nicée, & tous ceux qui avoient condamné les Iconoclastes, enseignent que les images sont utiles pour enseigner les mystères, & confirmer les peuples dans la foi, & leur en rappeller le souvenir, qu’il en revient un grand fruit ; qu’on renouvelle la mémoire des graces & des bienfaits qu’on a reçu de Dieu ; que par la vue des miracles & des exemples des Saints, on est excité a imiter leur vertus, à adorer & aimer Dieu, à cultiver la piété. Le Concile l’a si fort à cœur, qu’il charge nommément les Evêques de donner ces instructions ; ces avis, ces ordres sont un peu différents des rubriques modernes qui proscrivent les images : Diligenter doceant Episcopi per historias picturis expressas.

Le Concile a si peu cru que Flore, Venus, Mercure dussent produire cet effet religieux, qu’il les condamne séverement, & dit expressément qu’on y évite toute sorte d’immodesties ; omnis lascivia vitatur, il ne veut pas même qu’on donne aux figures un air galant, des atours de toilette, une élégance immodeste : Procæci venustate non Fingantur.

Quoique le Concile ne parle que de la parure profane que les peintres donnent aux Saints, qui ne furent jamais des petits maîtres ; on peut croire qu’il n’eût pas approuvé d’avantage la toilette des Ministres des autels dont il veut que tout annonce la gravité : nil nisi gravitate plenum præ se ferant ; mais tout cela n’est qu’idée gothique, susperstition & puérilité. Le seiziéme siecle n’étoit pas le regne des beaux arts, ce n’étoit pas à Trente les beaux jours du théatre, & le triomphe de la philosophie dont les sublimes leçons nous apprenent que ce sont des choses indifférentes qui ne font aucune impression ni en bien ni en mal, sur des esprits nourris de la sagesse : ces ouvrages de l’art n’affectent que les connoisseurs, par leurs beautés, & leurs défauts. Rien de plus mal entendu que la cruelle guerre des Iconoclastes. Si le huitiéme siecle eût été philosophe, Mainbourg n’eût pas rempli deux volumes de ce ridicules différentes folies d’attaquer les images fanatiques, de les défendre. Petitesse d’esprit de proscrire les nudités ; Sainte Thérese & ses extases, Venus en pagne, Flore couronnée de fleurs, Mercure & ses talonieres, tout est égal depuis que le flambeau de la philosophie a dissipé les ténébres de la superstition, fait disparoître la distinction du vice & de la vertu, rendu l’homme à la raison & à la nature, appellé tout le monde au théatre, & fait transporter le théatre dans les maisons, dans les livres & dans les cœurs.

Le prophete Ezéchiel & l’auteur du livre de la Sagesse, gens fort sérieux & très peu amateurs du théatre, pensent bien différemment. Dans le détail que fait Ezéchiel, C. 3, des abominations des deux sœurs Oola & Ooliba, sous les noms desquels il peint l’idolâtrie de Samarie & de Jérusalem ; ce prophete remarque que la peinture fut l’origine de leur débauches. Ces filles ayant vu des portraits des Chaldéens avec leurs habits & leurs coëffures galantes, en deviennent amoureuses. Avanture ordinaire dans nos romans, & sur nos théatres ; elles les envoyerent chercher, & se livrerent à eux avec la plus violente passion : Cum vidisset depictas in pariete imagines chaldeorum insaniverunt & miserunt nuntios ad eos ; ce qu’il appelle concupiscentia oculorum. Est-il rare de voir dans le monde des passions fondées sur des portraits, entretenues par des portraits ? C’est la preuve ordinaire de la passion d’avoir le portrait de ce qu’on aime, l’étaler chez soi, le porter sur soi, l’envoyer par ses confidens : misit nuntios ad eos, ce prophete fait le même reproche aux Prêtres & aux femmes qui prophanoient le Temple par les images des Dieux des nations, nommément d’Adonis, le fils de Venus dont elles pleuroient la mort. Idola depicta in pariete per circuitum. Nos maisons sont ainsi devenues les temples des Dieux, leurs images y sont de toute part exposées. Toute la théologie fabuleuse des Grecs & des Romains, ou plutôt du vice qu’Ovide a tracée dans ses innombrables, & la plupart aussi extravagantes qu’insensées métamorphoses eusent fait ordinairement la décoration des appartements & des jardins, comme du théatre.

S. Clement Alexandrin, in protept. semble, en décrivant les maisons des Payens, avoir fait la description des nôtres. Sans pudeur & sans crainte ils remplissent leurs maisons jusqu’aux plafonds de peintures obscénes, omni pudore abjecto, turpes depingunt dœmonum titillationes etiam tabellis sublimè appensis. Ils en ornent les ruelles de leurs lits, en se levant, en se couchant ils ne s’occupent que des nudités ; thalamos ornant impudicitiâ. Venerem nudam in cubili decumbentes aspiciunt. ; ils les font graver sur leurs anneaux, & s’en servent pour cacheter : in annulis imprimunt, utentes signaculo Jovis impudieitiæ. Voilà, disoit-il aux mauvais Chrétiens, voilà vos modéles, votre Réligon, vos Dieux ; hæc exemplaria, hæc théologia, hæc doctrina vestra. Vous y ajoutez des Pantomimes, des Actrices, des Satyres ; & au lieu de rougir en voyant ces objets lascifs, vous les gardez avec soin, hæc intuentes non erubescitis : Mais je vous déclare que si vous voulez être Chrétiens, vous devez en abolir l’usage, les regards, l’entretien, jusqu’à la mémoire, usus, aspectus, etiam deponenda memoria. Ne vous flattez pas ; vos yeux, vos oreilles, votre cœur ont déjà commis le crime. Scortatæ sunt aures, fornicati sunt oculi, adulterium commiserunt aspectus. La doctrine de ce Pere est celle de l’Evangile, qui viderit ad concupiscendum mæchatus est. Le Chap. 13. de la Sagesse remercie Dieu comme d’un grand bienfait, d’avoir préservé son Peuple du poison de la peinture & de la sculpture, dont il appelle les ouvrages une ombre vaine, un travail sans fruit, umbra picturæ, effigies, labor sine fructu ; mais dont la vuë empoisonnée fait naître le désir, excite la passion, enflâme la concupiscence, & conduit au péché, cujus aspectus dat concupiscentiam. L’insensé ! que lexcès d’aveuglement de désirer un phantôme, d’aimer une image morte, de se repaître d’un signe inanimé, diligit mortuæ imaginis effigiem, sine animâ : voilà les couleurs empruntées dont les femmes se couvrent. Si ce sont les théatres qui les font aimer, leurs adorateurs courent après une vaine image, se repaissent d’une couche de blanc & de rouge ; umbra picturæ effigies. Tels sont les plaisirs du monde, tel le monde lui-même une figure qui passe, præterit figura hujus mundi.

Le Chapitre 14, du même livre de la Sagesse, semble n’être fait que contre l’abus de la peinture & de la sculpture. Il leur attribue l’idolâtrie, & tous les vices qui ont souillé la face de la terre. Ces arts sont par eux-mêmes innocens, ils furent employés inocemment pour conserver la mémoire d’un fils cher enlevé par la mort, d’un Roi respectable, éloigné de ses sujets ; ne pouvant les voir on traça leurs images, qui sembloient les rendre présens, & consoler de leur absence : on dit aussi que l’amour crayonna le premier portrait d’un amant, par les mains de sa maîtresse ; on abuse de tout, cette image adorée comme l’original, est devenue une idole, la passion lui a rendu un culte sacrilége, & de combien d’abominations, ce culte n’a-t-il pas été suivi ? Horreur de l’idolâtrie, infamies de l’impureté, les meurtres, les larcins, les parjures, &c. L’abus de la peinture a été la source de toutes les fornications, & a corrompu toute la terre : Initium fornicationis exquisitio idolorum, & corruptio vitæ, &c. Voila ce que le désœuvrement, la frivolité des hommes a introduit dans le monde, superfluitas hominum hæc invexit in orbem terrarum. A quoi en effet attribuer l’amour excessif de la peinture, qu’à la frivolité & le goût pour les peintures obscénes, qu’à la dépravation du cœur ? L’habilité & le succès de l’ouvrier les fit rechercher & admirer d’avantage, & même servir de prétexte, provenit artificis eximia diligentia, & l’ouvrier pour plaire à celui qui l’emploie, épuise tout son art pour faire la figure la plus parfaite & la plus ressemblante, par conséquent la plus dangéreuse. Telle la Venus de Médicis, la galerie des Carraches, les figures de Larétin : Elaboravit arte suâ similitudinem. Telle a été l’illusion de la vie humaine, hæc suit humanæ vita deceptio ; ainsi les créatures de Dieu sont devenues un sujet de tentation, & un filet où les hommes ont été pris, in tentationem animabus & in muscipulam insipientibus. Les insensés le réjouissent dans leur folies, dum lætantur insaniunt ; ils appellent paix, divertissemens, ces malheurs extrêmes, tam magna mala pacem appellavit. Croit-on que parmi les grands maux, le Saint-Esprit compte les veilles, (ces petits repas avec les actrices,) ou à la faveur des ombres de la nuit, on ne garde aucune mesure : insaniæ plenas vigilias habentes.

Les Chapitres 13 & 14, couvrent de ridicule un des abus de la peinture ; c’est d’adresser la parole à des tableaux, des statues inanimées, comme si c’étoit des personnes vivantes ; tant, il est vrai, que les images entretiennent la passion jusqu’à s’épencher en vains discours, à des actes sans vie, qui ne peuvent ni leur répondre, ni les entendre ; non erubescit loqui cum ille qui est sine animâ, il demande la protection d’un bois mort, pro vila rogat mortuum ; car ils ont des yeux, & ne voient pas ; des oreilles, & n’entendent pas ; des pieds, & ne marchent pas ; des mains, & ne touchent pas ; une bouche, & ne parlent pas. Ces folies sont communes sur le théatre, dans les scenes, si fréquentes qu’elles sont usées, où des portraits jouent un grand rôle, font quelquefois l’intrigue & le dénouement ; on leur adresse les discours les plus tendres, les louanges les plus flatteuses, les propos les plus passionnés. Les catholiques, dira-t-on, adressent bien leurs prieres aux images des Saints ; on se trompe, ce n’est point aux images, c’est aux Saints qu’on adresse les prieres, parce que les catholiques sont persuadés que les Saints dans le Ciel, sont instruits de ce qui se passe sur la terre, s’intéressent pour nous, & emploient leur crédit auprès de Dieu, pour obtenir le succès de nos vœux. Si ces amans savoient que la personne qu’ils aiment entend derriere la tapisserie les discours qu’ils tiennent à son portrait, ils seroient fondés à les tenir ; mais pensent-ils qu’elle les entend ? Ce n’est donc qu’une passion insensée, qui excitée par son objet, se réalise dans l’imagination, se satisfait réellement, & le plus souvent les entretient en les repaissant de chimeres. Voilà le mal des images obscénes, elles produisent les mêmes pensées, les mêmes desirs, les mêmes mouvemens, les mêmes goûts, les mêmes crimes que l’objet même. Triste vérité, fatale expériance expressément déclarée par le Saint-Esprit, Sap. 15 Cujus picturæ aspectus insensaté dat concupiscentiam, & diligit mortuæ imaginis effigiem sins animâ.