(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE IV. Spectacles singuliers. » pp. 106-127
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE IV. Spectacles singuliers. » pp. 106-127

CHAPITRE IV.
Spectacles singuliers.

Freron, 1762. Lett. 8. fait la description d’un spectacle énorme, qu’il fait semblant de trouver beau, & qui n’est qu’un assemblage de monstres. Il y avoit 800 acteurs ou actrices ; le quartier des courtisannes de Rome n’est pas si peuplé. Ce n’étoit pas une sale, c’étoit une vaste pleine, où, par des machines & des ouvriers sans nombre, on étaloit les décorations les plus étranges ; C’étoit une Ville affiégée, une armée qui la bat & la prend. Un camp à perte de vue, sur des collines garnies de tentes. Un pont qui traverse une riviere sur lequel passe un Régiment de Cavalerie, réellement à cheval. Des buchers où on brûle des morts, & des convois qui les conduisent, des Palais à double rang de colomnes, des statues, un temple du soleil, un peuple immense, une épaisse forêt, un port de mer, une flotte de vaisseaux, des matelots : tout cela se voit à l’opéra, mais ce n’est qu’en peinture. Ici tout étoit réel : tout cela, dit Fréron, s’est sait à Manheim, à la Cour de l’Electeur Palatin, avec une dépense qu’on ne peut imaginer, pour la fête de Madame l’Electrice, le jour de Ste. Elisabeth sa patrône, qui du fond du Cloître ou elle se renferma après la mort, de son mari, ne prévoyoit pas qu’on dût un jour célébrer ainsi sa sainteté. Preuve, dit l’Ecrivain, du sentiment délicat, qui préside aux nobles amusemens de leur Altesse Electorale, de la protection éclairée qu’elles donnent aux talens & aux arts, & de l’éclat dont ils brillent, sous des auspices si propres à les faire fleurir ; & de la fadeur des éloges du Journaliste qui les publie. On y venoit de trente lieues à la ronde, & les lieues d’Allemagne ne sont pas petites. Il y avoit plus de 300 Officiers François. Il les compte sans peine. Mais comprend-on comment on pouvoit entendre les acteurs & la musique, voir les danses & les gestes, suivre le fil de l’intrigue, le dénouement de la piéce ; car pour les graces des actrices, l’architecture savante des boucles des cheveux, la fraîcheur du rein ; il faudroit un télescope de Londres, au milieu de cette cohue, de ce cahos qui étourdit, qui fatigue, qui assomme l’esprit, l’imagination, les yeux, les oreilles, & fait rire de l’adulation ; qui y trouve un sentiment délicat, & y admire l’éclat des talens & des arts ?

L’Histoire de Picardie, rapporte un spectacle singulier, autre fois fort en usage, appellé les grandes ou les petites diableries, On jouoit cette espece de tragédie à deux ou à quatre personnages, d’où est venu l’expression proverbiale faire le diable à quatre. On voyoit des figures hideuses, représentant des diables ou des damnés jetter des flammes par la bouche, secouer avec fureur des torches allumées, courir, s’agiter en forcenés, pousser des hurlemens effroyables. On choisissoit le tems de la nuit qui augmentoit la terreur. On alloit dans les forêts, dont le silence, l’horreur, l’obscurité aidoient à monter l’imagination. Ce fut d’abord à bonne intention pour inspirer la crainte de l’enfer au pécheur ; mais c’étoit ouvrir la porte aux plus grands désordres. De là, peut-être, sont venus tous le contes de sabbats, des sorciers, des diables assemblés des revenans, une imagination échauffée est capable de toute sorte d’horreurs & de folies. Des pareils spectacles sur les vastes théâtres de la Grece firent la réputation & la moitié du mérite d’Eschile : On y voyoit selon la mithologie du tems, des furies, armées de fouets & de torches, poursuivant, fouettant, brulant les criminels. Pluton & sa fourche à la main ; Prométhée & son vautour. Ixion & sa roue, &c. C’étoient les diables & l’enfer des payens, dont la vue aidée des idées de la Réligion, les troubloient si fort, que les enfans prenoient la fuite, les femmes avortoient, les spectateurs hurloient, &c. Tout cela subsiste encore, & dans les tableaux qui représentent l’enfer poétique, & sur le théâtre de l’opéra, où on les fait sortir de terre, avec des torches, des cornes, de la fumée, du feu. Ces objets, ne produisent pas aujourd’hui de si violens effets, parce qu’on y est accoutumé, & qu’on connoît les cordes, les poulies, les contrepoids, qui en font tout le merveilleux, mais frappent pour-tant encore presque aussi vivement les enfans, les femmes, les gens de la campagne, & leur donnent les idées les plus noires. Ne faisons pas tant le procès aux siécles d’ignorance : les poétes, le spectacle ont fait presque tout le mal, & le font encore & plus dangéreusement, parce qu’ils tournent au vice ce qui n’étoit que ridicule, & le libertinage & la débauche sont pire que les diableries.

Le nouveau théâtre de l’opéra fait lui seul un spectacle singulier de magnificence ; & il ne sera pas le seul ; par une noble émulation, on prépare avec la même profusion un théatre à la Comédie françoise, un autre à la Comédie italienne, & un diminutif pour les marionnettes : no espere même que comme M. le Duc d’Orléans, premier Prince du Sang, a bien voulu loger le plus beau des spectacles ; les autres Princes feront l’honneur aux autres de les placer dans leur Palais. En attendant que le nouveau théâtre des François soit bâti, les comédiens ont quitté leur faubourg saint Germain, & ont élevé leur trône aux Thuilleries : sur le même théâtre que l’opéra vient de quitter. Tout le monde s’intéresse à ces importans édifices. Le Mercure & tous les Journaux annoncent depuis long-tems que les plus grands Architectes sont en mouvement pour en dresser les plans ; à l’envi des uns des autres, que des chefs d’œuvre vont éclore sur lesquels ils fondent une réputation immortelle. On a feuilleté Vitruve, Palladio, Blondel, &c. ; tous les Architectes qui ont écrit pour en régler l’intérieur, l’extérieur, l’étendue ; la forme, la matiere, les ornemens, la distribution. On a consulté Justelipse, Bullinger, Rosinus ; on s’est donné à peu de frais, un grand air d’érudition sur les anciens théâtres d’Athènes & de Rome ; on n’a pas même négligé les savants traités d’optique, de perspective, de statique, d’acoustique, avec l’ornement à la vérité peu divertissant, de quelques formules algébriques, pour déterminer les proportions les plus propres à la propagation du son, à la distribution de la lumiere, au jeu des machines ; on a même voyagé exprès en Italie, pour lever le plan des théâtres de Rome, de Venise, de Naples, de Florence, de Parme, de Milan, pour en fondre toutes les beautés dans celui de Paris, à qui l’on doit solemnellement donner le glorieux titre de théâtre de la Nation. On a même proposé des prix accadémiques pour celui qui donneroit le plus beau plan ; on n’en fit pas d’avantage pour la construction du Louvre ; n’est-ce pas en effet la maison des Rois, des Dieux & des Déesses ?

L’importance de l’objet, le prix des invitations, l’immensité des recherches, l’espérance d’une gloire immortelle, & sur tout d’une riche récompense, ont produit une foule d’ouvrages & de plans. 1°. Projet d’une salle de spectacles, par Cochin ; (ce n’est pas le fameux Avocat, il brilloit sur un théâtre bien différent.) 2°. Véritable plan d’un théâtre, par je ne sçai qui. 3°. Principes pour l’Ordonnance des théâtres ; il en est comme des livres sur le commerce, l’éducation, l’agriculture, &c. Tout est manie en France ; le choix du local a ouvert une nouvelle carriere. A la foire saint Germain, à l’Hôtel des Monnoies, à la place Dauphine, vis-à-vis Henri IV, à l’Hôtel de Condé c’est celui qu’on doit suivre, pour ne priver ni le Prince, ni la Comédie, de l’honneur mutuel d’être logé sur l’olimpe pour les plans proposés. Il en est sans nombre, de toute espece, dans tous les goûts. L’Italie, l’Allemagne, l’Angleterre, l’Espagne, la Chine, le Japon, le Mogol, le Monomotapa, le Pérou, le Canada, les Lapons, les Patagons, en ont donné les idées ; on peut choisir. O ! si l’on pouvoit n’en perdre aucuns, & fondre tous ces divers théâtres, en un seul, qui réunit tant de beautés différentes ; ce seroit le plus beau théâtre du monde, le plus digne de la Nation. Le Comédien d’Alinval, se croyant à la veille d’aller sur le nouveau théâtre, fit ce compliment de clôture : Le théâtre françois, touche enfin à l’époque la plus flateuse qu’il pouvoit espérer ; le gouvernement daigne fixer un moment son attention sur lui, & s’occuper à faire élever un monument digne des chefs-d’œuvre des hommes de génie, qui vous ont fait hommage de leurs veilles. La scéne lirique vient d’offrir à vos yeux les ressources de l’architecture, vous avez rendu justice au travail de l’artiste célébre (Moreau) qui a été assez heureux pour vous plaire. Il est tems que le théâtre national jouisse des mêmes avantages ; il est tems que les manes de Corneille, Racine, Moliere, viennent (de l’autre monde) le contempler & vous dire : Voilà le temple où nous aimons d’être honorés. Il est tems de faire cesser ces reproches trop fondés des autres Nations jalouses de la gloire de la nôtre, &c. Peut-on porter plus loin la fatuité & la bavardise ?

Il est impossible qu’un si brillant concours sur la construction de la huitieme merveille du monde, le théâtre de la Nation Françoise, n’occasionnât quelque dispute ; il s’en est élévé une très-vive, entre deux grands Architectes, qui s’accusent mutuellement de plagiat ; chacun prétend avoir enfanté le premier, le superbe desstin de cette salle de spectacle : on parloit en 1760, dit le sieur Antoine, d’éléver le théâtre de la Nation, dans l’Hôtel de Conti. Ce projet m’intéressa ; je formai un plan, je le présentai au Maréchal de Richelieu, qui en fut satisfait & me promit sa protection : son bon cœur aime tendrement le théâtre. L’exécution en a été retardée : on s’occupa du rétablissement du théâtre de l’Opéra, qui fut brûlé en 1762. Le Prince de Condé voyant que la maison d’Orléans avoit obtenu le théâtre de l’Opera, aux dépens de la Ville ; demanda, comme branche aînée, & comme un digne objet de ses prérogatives, la préférence sur la maison de Conti, pour le théâtre de la comédie Françoise ; il l’obtint aux mêmes conditions, que la Ville de Paris en fera tous les frais ; que le théâtre fera corps avec l’Hôtel, s’y simétrisera avec la façade : c’est un si bel ornement, il est bien juste de l’y incorporer. Le théatre italien est réservé pour la maison de Conti, qui n’est que la branche cadette ; elle n’y perdra rien ; les Italiens sont aussi lucratifs que les autres. Ainsi les trois premieres maisons du Royaume, régneront sur les trois théâtres du Royaume. L’Opéra est le théâtre des Dieux, il sera l’appanage du premier Prince du Sang. Les successeurs du grand Condé, brilleront sur le théatre de la Nation, qu’il a si souvent rendu victorieuse. La maison de Conti jouira dans ses domaines, du théatre étranger des Italiens. Les Muses de la scéne ne sauroient se montrer sous de plus glorieux auspices. Ce changement de situation a obligé le sieur Antoine a retoucher son plan pour l’ajuster aux nouveaux emplacemens ; il insinue qu’il lui donne la forme circulaire ; mais il déclare qu’il ne veut pas donner son secret, sur le détail des ornemens & des décorations ; c’est le propre des grands maîtres de garder pour eux le fin de l’art. Malgré tout cela, le sieur Antoine n’a pas été accueilli. Son concurrent, dont on a suivi le plan, revendique pour lui-même la gloire de l’invention : Non nostrum inter vos tantas componere lites. Mais nous donnons un avis sage, à tous ceux qui voudront travailler pour quelqu’autre théatre, c’est de constater pardevant Notaire & témoins, la date de leur plan, pour ne pas être exposé au soupçon de plagiat.

L’argent ne manquera point pour ces folles dépenses : les peuples sont dans la misere, & on prodigue des sommes immenses pour dotter magnifiquement des spectacles, auxquels la Réligion & la vertu défendent de se trouver. Dieu donne-t-il pour cet usage les talens & les richesses ? Le Public doit-il y prodiguer les récompenses & les éloges, & les écrivains y prostituer leur plume ? Les Romains, dit-on, faisoient pour les spectacles de plus grandes dépenses ; mais c’étoient des Payens, & nous sommes Chrétiens, leur corruption étoit extrême : rougissons de les imiter, nous qui sommes les enfans des Saints. Leurs spectacles faisoient partie du culte ; ce n’est chez nous qu’un amusement : les grands Seigneurs faisoient ces profusions énormes ; nous les faisons porter au Public. Le Cirque, le théatre, l’arêne, étoient hors des Villes, jamais dans le centre. Nous reculons les habitations des citoyens, nous sacrifions un terrein immense, & le plus prétieux. Jamais le théatre ne fit partie du Palais des grands Seigneurs, comme si une troupe de Comédiens étoient leur famille ; il ne simétrisa jamais avec leur palais ; le temple du vice pourroit-il en être l’ornement ? Le profit des entrées ne grossissoit point leur revenu ; le prix du vice n’étoit point l’appanage de la dignité. On ne voyoit point les hommes les plus distingués, former des troupes d’actionnaires & de fermiers, & se charger d’entretenir la Comédie, & se dégrader dans la loge des portiers, jusqu’à veiller sur la recette, & faire payer rigoureusement tout le monde, après avoir fait payer l’édifice au public.

Le Mercure Mars 1770. décrit ainsi ce chef-d’œuvre d’architecture. La nouvelle salle de l’opéra est construite aux frais de la Ville, sur le terrein fourni par M. le Duc d’Orléans. Ce Prince ayant considéré que la décoration de cet édifice devoit correspondre à celle de son palais, a choisi pour en faire l’extérieur & la premiere cour. Le sieur Moreau, de l’Accadémie, maître des batimens, habile architecte.

Le premier ordre est Toscan, il régne dans toute l’étendue de la façade du palais, & forme la terrasse au devant de la Cour, dans laquelle on entre par trois portes également commodes, & remplies par des menuiseries enrichies de bronze & d’ornemens bien travaillés.

Le second ordre est Dorique, & les deux ailes présentent deux avant corps, surmontés d’un fronton, dont les timpans sont remplis d’écussons, soutenues de figures. L’avant corps du fonds de la cour est couronné d’un attique dont le fronton circulaire renferme le Blason de la maison d’Orléans, soutenus par des figures ailées. Cet édifice d’un effet très-noble, en produira plus encore, lorsque la place qui se trouve au devant, étant aggrandie, le découvrira tout entier. Le Palais qui occupera le milieu, s’accordera mieux avec les façades qui seront uniformes, & la fontaine qui décorera le milieu de la place, contribuera à la magnificence de l’ensemble.

La face de l’Opéra, parallelle à la rue, laisse dominer le Palais ; elle est recommandable sur-tout par les ornemens & les sculptures qui caractérisent l’édifice, & rappellent bien les regards.

L’entrée de la salle est annoncée par une galerie intérieure, qui enveloppent tout le pourtour, & fournit quantité d’issues fort commodes, On entre par sept portiques égaux, trois partagés se présentent en face, conduisent à un vestibule intérieur, orné de colomnes Dorique à la grecque, canelées & couronnées d’un entablement architrave, dont les moulures sont remplies d’ornement. Une voute s’éléve au dessus, formant des lunettes : les arcs doubleaux sont enrichis d’ornement correspondant à ceux des colomnes. Là se présentent deux grands escaliers qui conduisent aux loges, & deux autres au Parterre.

L’ouverture de la scene est large de trente-six pieds, & haute de trente-deux, proportion qui rapproche le fonds du théâtre, & le met avec égalité sous les yeux du spectateur. La forme de la salle intérieure est arrondie, & son plafond un bel ovale, rempli par un tableau allégorique représentant les muses, les talens liriques, assemblée par le génie des arts sur un char enflammé ; qui fait fuir l’ignorance & l’envie.

L’avant scéne est décorée de quatre belles colomnes, dont les canelures sont à jour ; si grosses, qu’on a ménagé dans l’intérieur plusieurs places commodes, qui seront fort recherchées & bien payées. Le fust est divisé par tambour à la hauteur de l’appui des loges, pratiquées dans les intervalles. L’entablement qui régne au-dessus est interrompu par une groupe de plusieurs renommées, soutenant un globe semé de fleurs de lys, & d’enfans forment une chaîne de guirlandes ; composition charmante.

On a pratiqué quatre rangs de loges ; ce qui peut contenir avec le parterre 2500 spectateurs ; elles sont en fer & en bois richement ornées très-solides, d’une forme agréable, & avec cet air de légèreté que l’on veut par-tout, elles ne sont point divisées par des potaux, comme des petites cases ; elles forment un seul balcon à chaque rang, ce qui est plus élégant. Les ornemens sculptés & dorés forment un encadrement très-riche. On a peint dans la voussure un ordre en portique, qui fait l’illusion la plus complette.

Bien des gens sont bien aises de se rassembler librement dans un cercle agréable : on y a ménagé un foyer. C’est une belle galerie de soixante pieds de longueur, percées de cinq croisées, qui ont une vue sur la rue saint Honoré. Par un balcon de fer, enrichi de bronze très-élégant, de cent pieds de long. Ce foyer revêtu de menuiserie dans tout son pourtour, avec une cheminée de marbre à chaque bout, est orné d’une belle corniche. Des glaces, des sculptures, & de trois bustes de marbre, de Quinault, Lulli & Rameau ; & de quatre vuides, qui attendent les grands hommes, dont les talens & les succès méritent cet honneur.

Les issues pour les sorties, sont multipliées dans toute la galerie extérieure ; la facilité de déboucher pour se rendre aux voitures suppléera à ce qui pourroit manquer à la facilité de la circulation, dans un quartier si fréquenté, trois réservoirs contenant deux cent muids d’eau, sont disposés en cas d’incendie ; les loges très-nombreuses des acteurs sont toutes en briques, & les escaliers le sont en pierre : au dessous de tout est un Palais souterrain pour loger les diables, les furies, & les dieux infernaux.

La Salle ou Bal est aussi toute prête une machine ingénieuse mettra le parterre au niveau du théatre, ce qui forme un salon octogone de 45 pieds de diamêtre, magnifiquement décoré de colomnes, de statues, de glaces, &c. Cet ouvrage a couté sept années de travail & plusieurs millions.

Un devis, un calcul qu’aucun Architecte ne s’est avisé de faire, ce sont les péchés si nombrables qui s’y commettront, le danger continuel de la corruption des mœurs, les désordres extrêmes, les excès de toutes les passions, qui devroient faire abolir tous les théatres ? Qui s’embarrasse des mœurs ? qui veut arrêter les progrès de la dépravation ? On travaille au-contraire, à la répandre, on s’en réjouit, on s’en applaudit, on invite, on récompense ceux qui sçavent le mieux y réussir.

Tous les hommes sont naturellement imitateurs jusqu’aux enfans, ils sont habiles à contrefaire, presque tous le font avec succés, par divers motifs, malignité, vengeance, plaisanterie, instinct, mode, &c. Tous les Sauvages sont comédiens & moins retenus que les peuples policés, moins gênés que les Chrétiens par les loix de la Réligion & de la charité ; & sans aller de pair avec Baron, & la Clairon, tous les voyageurs assurent qu’ils se donnent toute sorte de spectacle ! Et tous dans le goût des ballets, entremêlé de danses, de pas de trois, de dix, de vingt, de trente ; leur Chorégraphie embrasse un très-grand nombre d’actrices, leur orchestre n’est pas si régulier que celui de l’opera ; ils n’ont pas de Francœur pour battre la mesure ; mais ils ont de tambours, de siflets, de flutes, de grêlots, une boëte en machée où l’art a renfermé des bales de plomb, de petites pierres qui en les agitant plus ou moins vite rendent des sons moins harmonieux ; il est vrai que la Chacone de Phaëton, mais qui marque pourtant une mesure à laquelle leurs oreilles sont accoutumées, leurs pas, leurs bras, leurs contorsions, s’accommodent fort exactement.

Quand un capitaine est mort, on lui choisit un successeur. Cette élection s’appelle résurrection : on invite le capitaine des nations voisines à la cérémonie. On lui fait des présens ; on leur donne des repas ; on prépare un trône au futur. Quand tout est prêt, le principal de la nation va chercher l’Elu dans la cabane où il est renfermé, ou plutôt enseveli, car il est censé mort pour être ressuscité. On le prend par la main, on l’habille d’une belle robe, on le méne au milieu de l’assemblée, & l’appellant par le nom du mort qu’on lui donne : Un tel, dit-il, est mort, le voilà ressuscité, je vous le présente ; il sera toujours ressemblable à lui-même, plein de sagesse & de courage ; il battra tous vos ennemis : vous devez le servir & lui obéir. Celui-ci s’épuise en complimens, en promesses, en rodomontades, le Prince y répond parfaitement ; il finit par donner un grand festin, en abandonnant tout ce qu’il a dans sa cabane, & le jour se passe en danses, en chansons à son honneur & gloire. C’est à peu-près la cérémonie du Muphti dans le bourgeois gentilhomme & du Médecin dans le malade imaginaire, & de bien d’autres semblables, & toutes calquées l’une sur l’autre, à quelque baragouin près du prétendu Turc, Italien, Latin, où l’on affecte d’estropier les mots, d’en invenrer pour en ajuster au rôle d’une maniere très-maussade, & contraire à la vérité. Quel Médecin a jamais dit : clisterium donare, posteà seignare, deindè purgare. Ces plates bouffonneries peuvent faire rire quelque poliçon du College, ou quelque décroteur du Pont neuf.

Quand on a pris la résolution de faire la guerre, ou qu’au retour de la campagne, on en rend compte à la nation, on en imite en pleine assemblée toutes les opérations, & toujours dansant, chantant, d’abord on va sur la pointe du pied, ensuite en rempant pour se mieux cacher, regarder au loin à la découverte de l’ennemi. Quand on l’a découvert, on se cache dans les broussailles, on se met en embuscade pour le surprendre, on en vient aux mains, on combat, & sans doute on remporte la victoire, comme on fait en des siéges simulés, où l’on donne des batailles feintes ; tantôt on appelle l’ennemi à grands cris, on vient donner l’alerte, on emporte des chevelures, on lie des prisonniers. L’opéra donne ainsi des combats de Persée, de Bellérophon, &c. fait des guerres sanglantes, contre des ennemis de toile on de carton. On n’en éleve pas moins leurs grands exploits jusqu’au ciel. O quantum est in rebus inane ! Pour animer à la vengeance, on jette au milieu de l’assemblée, des membres des corps morts tous ensanglantés, si l’on en a, ou secs ou boucanés, qu’on a conservé exprès par cet espece d’embaumement, en disant : Voilà les membres d’un tel, votre fils, votre frere, &c. comme autrefois Antoine montra au peuple Romain la robe déchirée & ensanglantée de Jules César. On peut ramener à cet idée les combats des gladiateurs & les Naumachies. Avec cette différence que ces peuples sont sauvages, qu’ils ne font mourir personne, & que ce peuple si célebre par ses Loix, ses vertus, sa sagesse, y faisoient périr des milliers d’hommes, & pire que les barbares s’amusoient de cette boucherie, à la mort, aux funérailles, au mariage, à la naissance des enfans, &c. Les sauvages ont aussi mille cérémonies imitatives, qui font pour eux de vrais spectacles : le détail en seroit infini, chaque Nation a les siennes qu’on peut voir dans les voyageurs.

Le nouveau théatre de Versailles est un spectacle d’une magificence incroyable ; il y en avoit déjà de très-beaux ; mais pour mieux recevoir Madame la Dauphine, car le théatre fait partie de la reception, on en a bâti un nouveau. C’est encore pour former un monument qui répondit à la dignité de Sa Majesté. Ainsi parle la description qu’on en a imprimée, qu’on trouve par-tout. L’auteur pense que le théatre & la dignité du Roi, sont deux idées faites l’une pour l’autre. Les Comédiens pensent comme lui : admirez les progrès du théatre ; ce fut d’abord une bonté dans les Rois de le tolérer, pour l’amusement du peuple ; ensuite un trait de sagesse de donner cette occupation aux gens oisifs, qui feroient encore pis, s’ils étoient laissez à eux-même. Ce fut bientôt, une décence d’avoir des comédiens à ses gages, comme d’autres officiers. Enfin, c’est la dignité, la Majesté du trône qui exige d’avoir dans ses maisons un théâtre. C’est encore, dit-on, pour montrer les progrès des arts, sous le regne de Louis XIV. il falloit ajouter, pour montrer les progrès des bonnes mœurs, & y contribuer. Destination & succès plus convenable à la dignité, la Majesté Royale, mais on craint le ridicule ; on avance que Louis XIV. avoit eu le même dessein, qu’il en avoit fait jetter les fondemens ; mais qu’ensuite il l’avoit détruit : il sentit sans doute l’inutilité & le danger d’un pareil édifice ; & c’est peut être un des objets ; qu’il avoit en vue, lorsqu’au lit de la mort, parlant à son petit fils il s’accusa d’avoir trop aimé ses bâtimens, & l’exhorta à ne pas l’imiter. Nous n’avons garde d’attribuer au Roi, plein de bonté & de sagesse, des profusions si énormes ; c’est l’ouvrage des artistes, & de ceux qui ont présidé, qui, pour se signaler, n’y ont mis aucune borne.

Ce théâtre, avec ses accessoires, foyers, coulisses, loges, Parterre, orchestre, occupe six cents cinquante toises superficielles, ce qui fait environ 4000 pieds, sans compter les logemens des Acteurs, & les magasins immenses d’habits, de décorations, de machines ; on y employa les meilleurs ouvriers & les plus habiles artistes en tout genre. Ce chef-d’œuvre de tous les arts à la fois ; que doit-être le Palais des Dieux, des Déesses, des Fées, des enchanteresses ? Nous ne suivrons pas le détail infini qui fait la description des colomnes, plafonds, galeries, lustres, tableaux, glaces, marbres, statues : &c. Ce seroit tomber dans le défaut que Boileau reproche à Scudéri, ce ne sont que des festons, ce ne sont qu’astragales, je saute vingt feuillets pour en trouver la fin, & je me sauve à peine à travers les jardins. Il n’y manque que d’être de murailles de cristal ou de diamans, & d’avoir été construit d’un coup de baguette ; parmi tant de merveilles, nous nous arrêterons à quelques particularités qui ont du rapport à la matiere que nous traitons ; & au but que nous nous proposons.

Ce temple de Vénus cimétrise, dit-on, avec la Chapelle, & pour les mieux lier on a assujetti l’entrée du Parquet & la communication au théâtre, à la galerie basse de la Chapelle. Ces deux temples ne sont pas faits pour être le dépendant l’un de l’autre, en les mettant de niveau sur la même ligne, & en regard : l’Architecte a-t-il voulu nous le donner comme également indifférent, & nous laisser deviner sur lequel des deux autels se brûlera le plus d’encens, & se feront les prieres les plus dévotes ? On a ménagé dans les avenues du théâtre une salle particuliere de gardes, ce qu’on n’a fait ni pour la Chapelle, ni pour la chambre du Conseil, ni pour les petits appartemens, &c. une salle de garde suffit pour toute la maison ; en faut-il une à chaque appartement ? Le théâtre est-il donc une maison différente, où le Roi daigne passer sa vie, ou peut être comme les gens qui s’y assemblent, la plupart des gens sans Réligion & sans mœurs, on a cru la personne du Roi plus exposée au théâtre, & on a pris plus de sûreté, pour sa précieuse conservation. On a répandu de tous côtés une multitude innombrable de peintures des meilleurs maîtres. Il ne faut pas avertir que ce ne sont pas des crucifix, des images des Saints ; des tableaux de dévotion ; ce ne sont pas même des tableaux indifférents d’histoire, de païsages d’animaux, des machines. On nous avertit que ce sont les amours des Dieux. Vénus & Mars & Adonis, Diane & Indimion, l’Amour & les Graces, Jupiter, Europe, Io, Leda, Alcmene, Hercule & Déjanire. Voilà le pendant de la naissance, la vie, la passion, la mort, la résurrection, l’ascension de J.C. Chaque Réligion à ses Misteres, chaque divinité les autels, & chacune avec ses attributs. D’un côté les nudités, l’indécence, le libertinage, les crimes, & de l’autre le fils d’une Vierge, plein de modestie, de douceur, d’humilité, en un mot le christianisme est-le théâtre. Le partage est si bien fait, l’opposition si bien reconnue, qu’on n’oseroit placer dans la Chapelle aucun des Dieux du théâtre, ni aucun image de dévotion au théâtre c’est le jugement anticipé, où les bons sont à la droite, & les méchans à la gauche : sous quel de ces drapeaux ennemis marchez vous ? Quelle route suivez-vous ? Quel terme en espérez-vous ? Il n’est pas difficile de le deviner.

La description nous avertit qu’on a ménagé des garderobes pour ceux qui en auroient besoin. On ne sauroit porter l’exactitude plus loin. Les Romans les plus détaillés avoient oublié cette circonstance, dans la description de leur palais ; même l’abondant, l’inépuisable Scuderi, & sa seconde cousine dans sa carte du tendre, ou la garderobe auroit pu figurer, & donner matiere à quelque fine allusion. Mais les amans sont trop occupés de leur amour pour ressentir les infirmités humaines, & pour en parlet ; les amateurs du théâtre sont plus terrestres ; il leur faut des garderobes ; on prend la sage précaution de leur en offrir.

On y a ménagé encore des loges grillées pour les spectateurs qui ne veulent point être vus. C’est un appas pour engager à venir au spectacle, ceux dont l’état leur en interdit l’entrée, ou plutôt un piege pour se mocquer d’eux quand ils y viennent ; car malgré les grilles, c’est le secret de la Comédie, qu’on a un goût singugier de publier sur les toits. Ceux qui pensent s’y cacher, n’en sont que plus remarqués. Toutes les petites loges qui sont sur le parquet sont mobiles, & peuvent, être aisément enlevées, & quand on veut pour le bal & autre fête, ce parquet se leve tout entier avec des cries, pour être mis à la hauteur du théâtre, dans les occasions qui demandent toute l’étendue. On fait supporter les armoiries du Roi, par des anges, des anges à la Comédie, des Anges au milieu des amours de Vénus, de Diane, de Jupiter ? A-t-on bien pensé au ridicule de cet assemblage, & même à son indécence ? La Mythologie payenne n’a jamais connu les Anges. Ces esprits appartiennent uniquement à la Réligion Judaïque, & à la Réligion Chrétienne. Ces esprits sont singuliérement remarquables par leur pureté, leur Réligion, leur zele ; c’est comme si l’on plaçoit les amours, les graces, Vénus à la crêche de Béthleem & sur le calvaire. Est-ce bien la coutume. Si les comédiens Romains avoient fait peindre des Anges à leur théâtre, les Chrétiens l’auroient pris comme une dérision de la Réligion Chrétienne. On ne parle pas de la dépense de ce superbe édifice ; mais on reconnoît qu’il a coûté plusieurs millions. Il est fort parlé de cette salle dans le Mercure de Septembre ; mais ce n’est que pour en louer la charpente, comme un chef d’œuvre, ce qui doit être, puisqu’on y a employé les meilleurs ouvriers qui s’en sont fait honneur ; & en ont été bien payés.

On a fait aussi à Londres de très-grandes dépenses pour un théâtre de Drurilane ; & on en a établi directeur, le célébre Garrik, le Phénix des Comédiens, par la supériorité de ses talens, & par l’honêteté de ses mœurs, dit-on, sa probité & son désintéressement ; il s’en est acquitté parfaitement ; c’est aujourd’hui un très-beau théatre. Garrik est venu à Paris, & y a vu certains usages qu’il a voulu introduire en Angleterre, entr’autres on n’est point reçu à la comédie de Paris, en quelque tems de la réprésentation que l’on vienne, qu’on ne paye à la porte la même somme. Les Anglois plus accommodans ne faisoient payer que la moitié à ceux qui venoient après le troisieme acte de la premiere piéce ; ainsi ils avoient pour la moitié du prix la petite piéce toute entiere, la plus au goût de bien de gens. Je ne sçai pour qu’elle raison il plût au nouveau Directeur de changer cet usage, & de faire payer tout le prix comme à Paris. Il fit promulguer cette loi sur son théâtre au commencement de la piéce mauvaise ploitique, il falloit attendre à la fin, on s’en seroit allé en murmurant, à cette proposition le tumulte fut effroyable, & la révolte générale, on ne voulut pas permettre aux acteurs de jouer, les loges & l’emportement alla si loin, qu’on démolit & qu’on détruisit tous les ornemens de la salle : il fallut supprimer la Loi, tout fut rétabli à grands frais, & l’on revint comme auparavent en ne payant à l’entrée, qu’à proportion du tems. Ce fait est exactement vrai ; & dans le génie du peuple Anglois, l’auteur de la relation d’Angleterre, intitulée Londres, qui le rapporte, & y ajoute une circonstance qu’on dit fausse, & qui a tout l’air de l’être : il dit que le jour de l’entrée, Garrik s’étant présenté pour faire quelque excuse, il fut traité comme un homme qui auroit attenté à la Majesté du peuple Anglois, & qu’on exigea de lui sous peine de démolition totale de son théâtre, qu’il demandât pardon à genoux, qu’il le fit, mais qu’il n’a plus depuis reréparu sur la scene. Tout cela est bien dans le génie Anglois ; cependant la fierté de Garrik, la supériorité de ses talens, l’estime, l’amitié générale du public, la maniere de regarder l’état des comédiens qui sont sur le pied de citoyens distingués, la vengeance même, ou la punition qu’on lui avoit déjà fait subir, en démolissant la moitié de son théâtre ; tout cela me fait croire cette circonstance fausse. Le Mercure de Septembre 1770, l’assure telle ; quoiqu’il en soit Garrik n’a pas quitté le théatre ; il joue à l’ordinaire avec applaudissement ; nouvelle preuve qu’il n’a pas été si vivement offensé, & qu’on n’a pas porté la colere si loin. Pour cet usage je ne sçai quel motif l’a fait introduire ou en France, ou en Angleterre ; ni quel est celui des deux où il y a le plus à gagner ou à perdte pour le public ou pour le comédien ; nous laissons ce problême à résoudre aux algébristes des deux accadémies de Paris & de Londres.

Dans toutes les Réligions vraies ou fausses, le cérémonial du culte public, est une sorte de spectacle mystérieux & figuratif, pour mettre les dogmes, les loix, les vertus sous les yeux du peuple, l’instruire, l’effrayer, le toucher. C’est mal connoître le cœur de l’homme, de décharner toute la Réligion, & en faire une sqelette, en supprimant tout l’extérieur du culte ; qu’on prévienne les abus, qu’on y rémédie, qu’on explique les vérités, mais qu’on laisse les cérémonies, les images ; comme on laisse aux orateurs & aux poëtes, les allégories, les métaphores, l’harmonie, &c. Chaque peuple s’en est fait selon son génie, où même les hommes par les yeux & par les oreilles, comme par le cœur & par l’esprit. Dieu voulut bien s’accomder au génie des Juifs dans la liturgie qu’il leur donna dans sa loi. Les Chrétiens ont aussi les leurs, elles ont leurs significations mystérieuses, le détail de ces spectacles religieux, chez tous les peuples du monde, fourni sept à huit volumes in folio à la plume de l’Abbé Basnier, & un millier de planches au burin, de Picard. Tout part du même principe. On veut voir, peindre, imiter, & réaliser en quelque sorte ce qui est absent, & leur donner par la réprésentation, une sorte d’existance.

Les Espagnols ont deux processions célébres, l’une lugubre, le Vendredi Saint, l’autre joyeuse, le jour de la Fête Dieu. Tout, jusqu’aux Comédiens, est obligé de s’y trouver. On joue les actes de la passion en pleiue rue ; le chant, la couleur, les habits, tout est en deuil. Des gens graves, représentent le Seigneur, Marie, saint Pierre, Saint Jean. Des bouffons déguisés de la maniere la plus bisarre & la plus horrible, sont les bourreaux, les soldats, Pilate, Barrabas, Judas. Une troupe de flagellants, fort communs en Espagne, se fouettent pour compatir aux douleurs du Sauveur. A la Fête-Dieu, on danse, on saute, on chante autour du saint Sacrement ; on fait mille tours de souplesse. Les Comédiens sont à la tête ; biens de gens ont l’émulation de de les imiter, d’enchérir sur eux. C’est un reste des anciennes comédies des confreres de la Passion, plusieurs Villes ont beaucoup des cérémonies pareilles.

Les Persans célébrent chaque année la mort de Hussein fils d’Ali & de Fatmé fille unique de Mahomet tué avec 72 de ses compagnons par Omar, qui lui disputa la succession du Prophète, ce qui forma les deux grandes branches du Mahométisme, qui se traitent mutuellement d’hérétiques & de schismatiques. Cette Fête dure dix jours, les rues sont pleines d’hommes à demi nuds, accablés de tristesse qui chantent les louanges d’Hussein. Une troupe de gens armés représentent les meurtriers ; & une grande statue creuse remuée par une personne qui y est enfermée représente le mort. Tous les carrefours sont ornés de tapisseries, & couverts de tapis. Il y a à chacun une chaire élévée & des Prédicateurs vont tour-à-tour, matin & soir, nuit & jour, prêcher au peuple, & chanter les louanges du Saint. Ces chaires ne sont pas comme les notres : c’est un espece de thrône. On y monte par une grande estrade de dix ou douze marches, le Prédicateur va se placer sur un fauteuil, d’où il fait son discours, tantôt assis, tantôt de bout. On fait une Procession solemnelle tout le tour de la ville, qui dure tout un jour. Avant qu’elle commence le Moullach, chef du Clergé, élevé sur une chaise plus belle que les autres fait l’Oraison funebre, ou plutôt le Panegirique dans la Mosquée, d’où la Procession part de suite. L’auditoire qui est immense fond en larmes, pousse les hauts cris, se bat la poitrine, donne toutes les marques de la plus vive douleur.

La Procession s’ouvre par une brigade d’Archers à cheval, suivis d’un chœur de Chantres, un cierge à la main, & portant un étendart noir, les uns habillés de noir, & les autres couverts de haillons tout déchirés, en signe de dueil. Ensuite huit chameaux portant des enfans presque tout nuds, dans des cages de bois, couverts de blessures, morts, ou mourants. Un charriot & un cercuëil ouvert, où est un corps mort. Deux autres charriots chargés de lampes, de cassolettes avec de l’encens : une table, un livre, plusieurs personnes qui prient, qui chantent, & entourés de soldats. Seize chevaux montés par des prisonniers enchaînés, tous jeunes & bien faits, les cheveux épars, environnés de gardes, qui ont une mine affreuse, les menacent, & les frappent. Tout le monde pleure à ce spectacle. Un charriot plein de sable d’où sortent des têtes dégoûtantes de sang ; & un autre plein de bras, de jambes, avec des cierges allumés, & plusieurs autres charriots remplis de corps morts, de tourterelles, de pigeons qu’on laisse voler, & divers chevaux chargés du bagage & des armes des morts, d’étendarts, des turbans, & du sabre d’Ali long de trente pieds, avec lequel il fendit la Lune. On ne cesse dans toute la Procession de vomir de malédictions contre Omar, & de chanter la louange de Hussein ; à peu près comme la Fête du Pape de paille, qu’on brûloit autrefois dans les rues de Londres & comme la Fête des fours dont nous avons parlé ailleurs.