(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE VII. Histoire des Cas de Conscience. » pp. 159-189
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE VII. Histoire des Cas de Conscience. » pp. 159-189

CHAPITRE VII.
Histoire des Cas de Conscience.

Le Monde Chrétien avoit toujours été très-décidé sur le théâtre : on y alloit en foule dans tous les tems, comme on y va aujourd’hui, quoiqu’avec moins d’enthousiasme, mais on ne doutoit point que ce ne fut un péché. Personne n’avoit imaginé d’en faire l’appologie, & d’écrire en sa faveur. Moliere avoit hasardé quelques mots dans une préface. C’étoient des propos de Comédien qui veut débiter son orviétan. Racine mécontent de Port-Royal, qui l’avoit condamné, écrivit deux lettres pleines d’esprit & de sarcasmes, plutôt pour se vanger que pour justifier son théâtre. Bientôt il se raccommoda avec Nicole & Arnaud, & se convertit sincérement. C’étoit la réfutation la plus complette de la mauvaise morale. Tout cela étoit sans conséquence. Des Auteurs d’un si petit poids, n’étoient pas faits pour calmer les consciences.

Tout étoit tranquille, on n’y pensoit plus, lorsqu’en 1694, il parut une brochure anonyme, jettée comme un enfant perdu dans le public, où l’on faisoit l’appologie du théatre. L’auteur effrayé sans doute de combattre le sentiment unanime des Chrétiens de tous les siécles, y mettoit bien des précautions & des assaisonnemens ; il en excluoit sans pitié les Religieux & les Ecclésiastiques, même des loges grillées ; il ne souffroit que des piéces épurées, des acteurs vertueux, des actrices modestes, des spectateurs raisonnables ; en sorte que la pureté n’y courroit aucun risque, tel que pouvoit être le théatre de quelques Communautés Religieuses, mais tel que ne fut & ne sera jamais le théâtre public. C’étoit courir après des chimeres & autoriser un mal réel.

Toute adoucie qu’étoit cette décision, elle causa le plus grand scandale ; sur-tout quand on découvrit que c’étoit un Docteur en Théologie, un Religieux d’une Communauté très-Réguliere qui l’avoient portée. Les oreilles chrétiennes ne pouvoient entendre qu’il fut permis d’aller à la comédie. Les Curés de Paris déférerent cet ouvrage à l’Officialité, pour le faire condamner les chaires retentirent plus que jamais d’anathêmes. Les Théologiens, la Sorbonne, prononcerent des censures, les Ecrivains prirent la plume, les Confesseurs redoublérent l’exactitude. Long-tems à la Ville & à la Cour, le zéle ardent de la Réligion & de la vertu fut général. C’étoit disoit M. Bossuet, le cri de l’ancienne foi qui réprouvoit la nouveauté prophane. Le zéle s’échauffa d’autant plus que plusieurs personnes qui s’accommodoient fort de ce systême, s’en autoriserent pour aller au spectacle, & que quelques Confesseurs, quoiqu’en petit nombre, devenoient plus indulgents ; en effet, quoique cet ouvrage ait été mis en poudre, & solemnellement rétracté par son auteur. Il a résulté de ces disputes un fonds d’indulgence & de doute sur une vérité reconnue depuis dix-sept siécles, dans tout le monde Chrétien, & même parmi les payens.

Boursaut causa tout ce fracas. Cet Ecrivain qui n’étoit pas sans mérite ; mais Poëte dramatique assez médiocre, s’avisa de donner au public son théatre, qu’on a depuis sa mort porté à trois volumes. Il avoit peu besoin de justification, à l’exception d’une ou deux, toutes ses piéces n’ont pu faire grand mal, à peine ont-elles eu deux ou trois représentations, il crut se donner un air d’importance, en justifiant ce que personne n’accusoit. Il fit d’abord courir séparément, et mit ensuite à la tête de ses œuvres, en guise de Préface, une dissertation Théologique, dans laquelle il s’efforçoit très-sérieusement de prouver que la comédie étoit permise. Aucun comédien devant lui, n’avoit pris le ton de Casuiste. Qui s’embarrasse de Théologie au théatre ? Aussi n’étoit-ce pas son ouvrage. Son fils, Religieux Théatin, le lui procura. Il alla déterrer dans des cahiers de théologie, dictés par le P. Caffaro, Sicilien, Théatin comme lui, & son professeur, homme distingué dans son ordre, qui, depuis quelques années étoit venu à Paris enseigner la Théologie & exercer le Saint Ministere, & que Boursaut Pere, appelle son Confesseur, chose rare & vrai Phénomene au théatre. Le P. Boursaut, Théatin, déterra, dis-je, dans ses cahiers une thése où le Professeur très-mal à propos justifioit la Comédie ; il l’a traduisit en françois, & en élagua tout le jargon scholastique. Boursaut la donna au public en forme de Lettre d’un Théologien sur la comédie ; y fit même des changemens & des additions dont le P. Caffaro se plaignit.

Tout le monde fut dans la derniere surprise, qu’un Prêtre, un Religieux recommandable par son zéle, sa science & sa piété, Professeur de Théologie dans un ordre aussi Régulier, & aussi édifiant que les Théatins, donnat de pareilles instructions à ses Ecoliers, destinés à prêcher & à confesser, & les répandit dans le public, qui ne pouvoit qu’en abuser. L’Archevêque de Paris, François de Harlay s’y trouvoit indirectement intéressé. C’étoit une condamnation du refus qu’il avoit fait quelques années auparavant de la sépulture Ecclésiastique à Moliere. Tous les Curés qui avoient applaudi à sa conduite, l’animerent contre un ouvrage si pernicieux. Il en fit les plus vifs reproches aux Théatins, & le Pere Caffaro qui vraisemblablement n’avoit aucune part à à cette manœuvre de théatre, en parut aussi surpris & indigné que les autres, & se hâta de donner au Prélat & au Public, une rétractation authentique, qui fut répandue par-tout, en latin & en François, & insérée dans tous les Journaux, Mercures & Gazettes du tems, où il désavoue absolument ce libelle, déclare qu’il n’a pu apprendre qu’on l’aye cru auteur, sans en être sensiblement affligé, qu’il n’y a aucune part, & qu’il n’est rien qu’il ne fit pour réparer le scandale. V. Journ. des Savants, 7 Juin 1694.

Il reconnoît cependant qu’il peut avoir donné lieu de le lui attribuer, lorsqu’il composa il y a environ 10 à 12 ans, uniquement pour lui-même, sans aucun dessein de le donner au Public, un écrit sur la comédie ; où, sans avoir murement examiné la matiere, il prit le parti de la justifier, de la maniere qu’il se figuroit qu’on la représentoit à Paris, n’en ayant jamais eu aucune connoissance, étant-même alors fort éloigné de cette Ville : il avoue que les principes & les preuves, répandus dans ce libelle publié sans sa participation, sont les mêmes que dans son écrit, quoiqu’il y ait des endroits différents, & que par là, ce qu’il avoit fait avec précipitation, a donné contre son dessein ouverture à ce libelle, dont il a un très-grand regret, & ce qu’il n’avoit jamais prévu. Qu’au reste il ne lui a pas été difficile de changer de sentimens, & qu’après avoir examiné la chose à fonds, il est très convaincu que les raisons qu’on porte pour excuser la comédie, sont très-frivoles, & que celles que l’Eglise a pour la condamner, sont incontestables.

Boursaut, qui, pour quelque gazette satyrique contre les Moines, avoit perdu une pension de la Cour, & s’étoit vu au moment d’être renfermé à la Bastille, craignit quelque disgrace, & pour lui même, & pour son fils. Il eut à essuyer les reproches du P. Caffaro, Professeur de l’un & Confesseur de l’autre, qu’il avoit étrangement compromis, en traduisant sa dissertation, & la faisant imprimer, & ensuite la mettant à la tête de son théâtre, en fort mauvaise compagnie, à laquelle le bon pere ne s’attendoit pas d’être associé. Boursaut pour conjurer l’orage chanta aussi la Palinodie ; il écrivit à l’Archevêque de Paris, une grande lettre qui se trouve au second Tome du Recueil de ses Lettres, mêlée à je ne sçai combien de galanteries & de folies de toute espece ; assemblage ridicule qu’un comédien est seul capable de faire.

Dans cette lettre où il n’y a ni bonne foi, ni sens commun ; il commence par rejetter la faute sur lui-même. De là il passe au conte de je ne sçai quel Curé de Campagne, son Confesseur, dit-il, très-ignorant & très-ridicule, qui lui avoit refusé l’absolution pour avoir composé des comédies : Il n’y a là ni ridicule ni ignorance, que dans celui qui blame une conduite si sage ; mais dont il avoit calmé les scrupules, par la lettre de son docteur. Ensuite prenant le ton érudit, lui qui ne savoit pas un mot de latin. Il cite les Saints Peres, & les annales de Baronius. C’est-à-peu-près la scène du Médecin malgré lui, qui cita Aristote dans le chapitre des chapeaux, & il répete d’après Moliere, qu’il n’en sçavoit guère plus que lui, la distinction blamable & trés-fausse, entre l’ancienne & la nouvelle comédie, qui ne différent entre elles que comme deux courtisannes, l’une grossiere, sans éducation, l’autre polie, qui sauve quelque apparence ; mais comme cette rétractation, n’étoit pas loyale & sincere : il répand bien de sarcasmes, en mauvais vers, & en mauvaise prose, contre ceux qui blament la comédie, qu’il appelle des Tartuffes, lesquels prêchoient la pauvreté avec 20000 livres de rente. Le nombre des Prédicateurs à 20000 liv. de rente n’est pas grand. Les dignités & les richesses remplissant rarement la chaire ; ce trait pouvoit tomber sur Mr. de Harlai, qui prêchoit quelque-fois avec 100000 liv. de rente ; mais il n’étoit pas Tartuffe ; tout le monde le connoissoit. Ce poëte finit par l’éloge de ses propres piéces, que peu de gens ont admirées. Tout cela est dans l’ordre poétique ; mais on sçait que les lauriers dont les poëtes couronnent leur tête, ne sont pas d’un plus grand poids, que les décisions dont ils tranquilisent leur conscience.

Boursaut avoit bon cœur ; il avoit eu des démêlés très-vifs avec Moliere & Boileau, qui s’étoient mocqués de lui, & de ses piéces. Boileau étant allé aux eaux de Bourbon. Boursaut établi dans le voisinage, alla lui offrir sa bourse & ses services ; ce qui lui en fit un ami. Moliere qui l’avoit joué ouvertement & par son propre nom, étant mort, il en fit lui-même l’éloge & l’appologie. Moliere moins scrupuleux que lui, n’avoit pas eu à tranquiliser un Confesseur, & ne s’étoit jamais exposé à un refus d’absolution, n’avoit consulté aucun Théologien, & n’avoit jamais trouvé dans sa famille de quoi faire des Religieux Théatins, qui prissent la peine de composer son appologie. Boursaut le fit & même avec excès. Il termine un pompeux panégyrique par avancer que les sermons de Moliere, sont plus utiles & plus efficaces que ceux de tous les prédicateurs. Les éloges que les poëtes dramatiques se donnent à eux-mêmes ou à leurs confreres, ne sont pas des décisions de la Sorbonne.

L’Archevêque méprisa comme de raison, la lettre de Boursaut ; mais il crut devoir donner a son peuple le contre-poison. Il engagea le P. le Brun, habile Oratorien, qui faisoit alors avec le plus grand succès les conférences à Saint Magloire, d’écrire contre le P. Caffaro, ce qu’il fit dans plusieurs discours, d’abord débités dans ses conférences, ensuite imprimées séparément & enfin recueillies en un volume, de beaucoup augmenté après sa mort, en 1732, ce qui fait un très bon livre intitulé, Histoire des jeux du théâtre. Il y parcourt tout ce que les Conciles, les Saints Peres, les Empereurs ont fait contre le théatre ; il y démontre l’ignorance dans cette matiere, de l’auteur de la lettre que Boursaut avoit élevée jusqu’aux nues ; où il cite l’antiquité dont il n’a aucune connoissance, & s’appuye sur des raisons frivoles dont lui-même annonce le faux. Cet ouvrage bien reçu du Public, & digne de l’être, fit impression sur les esprits, & confirma les gens habiles & vertueux dans leurs sentimens. M. Fléchier, Evêque de Nismes, T. 2. Lett. 53 parlant de l’écrit du P. Caffaro, dit très-judicieusement : Le langage en est meilleur qu’il n’appartient aux étrangers. Son opinion y est bien expliquée & bien soutenue, & à quelqu’endroit près, la dissertation est fort raisonnable ; mais il n’étoit pas à propos de la faire imprimer, ces sortes de doctrines ôtent la réserve aux ames timorées, & favorisent le relâchement, le libertinage & l’oisiveté des gens du monde. Il faut laisser au coufessionnal ces sortes d’affaires, & ne pas se livrer à une infinité de personnes qui se prévalent de tout. Ce Prélat va plus loin dans un mandement exprès. Il condamne absolument la comédie avec cette éloquence que tout le monde lui connoit. Le P. le Brun le rapporte, il se trouve dans ses œuvres. D’un autre côté, le célebre Bossuet, Evêque de Meaux, avec cette force du raisonnement, & le sublime d’expression qui caractérisent ses ouvrages, porte au théatre un dernier coup de massue, dans un traité exprès dont nous parlons ailleurs, qui a demeuré sans réponse, & que n’osent pas même citer ceux qui ont depuis fait des appologies de la Comédie. Cet habile Prélat accoutumé à terrasser les monstres de l’erreur écrasant sans peine celui-ci, & s’il n’a pas réussi à faire abandonner le théatre, comme il n’a peu ramener tous les Protestans. Il a du moins convaincu tous les vrais Chrétiens, & confondu ceux qui n’en ont que le nom, & le démentant par leurs œuvres. M. de Rochechouart, Evêque d’Arras, voulut y joindre sa voix, & dans un mandement donné en 1696, à l’occasion du Jubilé. Il faut, dit-il, ignorer la Réligion pour ne pas connoître l’horreur qu’elle a pour le spectacle & pour la comédie en particulier. Les Saints Peres la regardent comme un reste du Paganisme & une école d’impureté ; l’Eglise l’a toujours en abomination, a excommunié ceux qui exercent & ceux qui créerent ce métier scandaleux & infame, les prive des Sacremens & de la sépulture, & n’oublie rien pour en inspirer de l’horreur.

Le public n’avoit pas besoin de décision pour sçavoir à quoi s’en tenir. Il n’a jamais été partagé sur la comédie. Tous les Fidéles sont persuadés qu’ils péchent quand ils y vont. Ceux-même qui prennent parti pour elle, & malgré l’assurance qu’ils affectent, leur conscience plaide la cause de la vérité. Aucun amateur, aucun Comédien qui ne s’en confesse. Si jamais il approche des sacremens, ils ne se regardent entr’eux comme des gens pieux & dans la bonne voye, & ne s’y croyent pas eux-même. Une mere chrétienne n’en permettra pas la fréquentation à sa fille ; un mari chrétien fait ce qu’il peut pour en éloigner sa femme. Que voit-on au théatre ? Galanterie, haine, farces, mariages préparés par la passion, terminés par la fourberie, ruses pour tromper les parents & les maris, acteurs, actrices de mauvaise vie, spectateurs libertins, femmes dans un état indécent qui représentent des passions étrangéres, expriment & satisfont leur propre passion. A-t-on besoin de la Sorbonne, pour sentir que l’innocence y court les plus grands risques, qu’on s’accoutume du crime, qu’on apprend à le faire réussir, qu’on est invité à le commettre, que bientôt on aime, on estime ce qu’on a vu peindre & entendu louer, & couronner du succès. Faut-il entendre le P. Bourdaloue pour sçavoir que le cœur de l’homme est foible, que l’exemple séduit, que l’occasion entraîne, que le plaisir empoisonne, que l’oisiveté perd, que la frivolité dissipe, que Dieu est oublié, les devoirs négligés, que les graces, la dévotion, le recueillement, la charité s’évanouissent dans ce labyrinthe de volupté & de malignité ? L’expérience n’est que trop d’accord avec les principes du Christianisme, pour faire prononcer les enfans mêmes. Le désaveu authentique du P. Caffaro, la condamnation de son ouvrage & de son opinion, l’autorité de M. de Harlai, Prélat habile & bien instruit des choses du monde, la lettre même de Boursaut auroient d’ailleurs terminé sa dispute, auprès des gens raisonnables. Tout en effet fut fini ; personne ne défendit un sentiment si dangéreux & si faux. Tout d’une voix unanime se déclara contre le théatre. Il y a eu depuis quelques libelles qui ont fait des escarmouches avec aussi peu de succès. Tels les ouvrages de Fagau, de Laval, de la clairon, sous le nom du sieur Huerne, & enfin du sieur Marmontel. Ces nouveaux athlétes, ont pris un ton dévot, un langage de Théologien, de casuiste, des airs de Prince. Ne joue-t-on pas au théâtre toutes sortes de personnages ? Aussi les raisons sont aussi solides que les rôles.

La question morale, est-il permis d’aller à la comédie, n’a intéressé personne, en occident, depuis la chute de l’Empire Romain, dont le théatre fut une des principales causes : il périt avec lui. Les Barbares qui innonderent l’Europe, n’avoient aucun goût pour la scéne. A peine la connoissoient-ils, les arts, le luxe, le rafinement de la volupté, les délicatesses de la poésie, la pompe des décorations, le jeu de la représentation, étoient pour les Visigots & les Vandales, ce qu’ils sont pour les Hurons & les Iroquois. Theodorit, Roi des Visigots, les tolléroit, comme il paroit par les lettres de calliodore ; mais ne les goûtoit pas, & les resserroit dans des bornes bien étroites de décence. Les spectacles tomberent, les Lombards qui succéderent aux Visigots, acheverent de les détruire en Italie, & les Francs dans les Gaules. Les Rois de la premiere race, ni les Maires du Palais, ne firent jamais leur cour à Thalie. Charlemagne & ses enfans furent aussi peu galans : dans la suite toutes les Croisades occuperent tous les Royaumes Chrétiens. L’esprit de Chevalerie s’empara de la Noblesse ; on ne connut de spectacle que les joutes & les tournois, spectacles nobles & décens, où les Princes se faisoient honneur de remporter le prix, qui entretenoit les sentimens d’honneur, la probité, le courage dans la noblesse, que la comédie avilit. L’oisiveté énerve, le luxe ruine, les actrices corrompent, le libertinage dégrade. Il se fit bien en quelques Eglises, des Fêtes des fous ; mais si méprisables, si généralement condamnés, qu’elles n’affecterent point les mœurs publiques. Il paroissoit dans ce siécle des bouffons, qui, comme les chantres du Pont-neuf, amusoient la populace au coin des rues. Saint Thomas, Saint Antonin & les Théologiens, les Papes & les Canonistes, ne savoient quel nom leur donner ; on les appelloit buffones, gaillardi, histriones, baladins, bateleurs, vendeurs d’orviétan, &c. qu’on voit encore sans conséquence, dresser leurs trétaux dans les places publiques, les foires & les marchés.

Un si méprisable théatre, & de si méprisables spectateurs ne méritoient pas d’occuper les Théologiens, & de faire prononcer des décisions ; qui se seroit mis en frais pour former des doutes sérieux sur de pareilles miseres ? On parloit, on prêchoit en général sur les jeux & les divertissemens ; on recommandoit la modération, on faisoit craindre les excès & l’occasion du vice, on défendoit aux enfans, aux domestiques d’y aller perdre leur tems ; mais on se contentoit de les mépriser, sans daigner établir ou combattre leur légitimité. Tous les anciens casuistes qu’on pourroit regarder comme relâchés sur l’article du spectacle, n’ont fait & ne pouvoient faire autre chose ; leur indulgence prétendue n’a aucune application au vrai théâtre dont on n’avoit aucune idée, ni aucun modele. Les Trétaux n’ayant ni état fixe, ni caractère décidé, ni matiere propre, ni troupes formées ; ces rapsodies, ces charlataneries ne signifioient rien ; sur quoi auroit-on prononcé une décision précise ? Le pourroit-on-même aujourd’hui, l’a-t-on jamais fait ni pour ni contre dans tout ce qu’on a écrit sur le théâtre. Qui pourroit, dis-je, former de jugement absolu sur tout ce qui reste de Chanteurs, Tabarins, Charlatans, Joueurs de Gobelets ? Ne se borne-t-on pas aux exhortations générales, d’éviter le danger, de ne pas écouter de mauvais discours, fréquenter de mauvaises compagnies, regarder des objets obscénes. Qu’en général il est permis & même nécessaire de prendre des divertissemens honêtes ; mais qu’il faut être circonspect sur le choix & les circonstances. Pour les mysteres qu’une dévotion simple & grossiere avoit établie, qu’un corps de confreres comédiens représentoit, outre que c’étoit un objet très-borné, un spectacle momentanée qui revenoit très-rarement, qui n’eût d’abord rien de mauvais, où l’histoire maussadement défigurée, ne pouvoit plaire à des gens d’esprit, ni par le ton de piété aux libertins ; d’ailleurs dès qu’on vit ce pitoyable spectacle dégénérer en licence, & confondre monstrueusement la Réligion & le vice : on n’eut point besoin de loix & de décisions, ils deviennent l’objet du mépris qu’ils méritent.

Mais à Rome, à Constantinople & dans les deux Empires, où tous les Peres & les Conciles le foudroyoient ; mais à Paris, dans toute la France & toute l’Europe, depuis plus d’un siécle que toute l’Eglise le condamne, le théâtre est bien autre chose. Des troupes innombrables de Comédiens & de Comédiennes, formés, agguerris, exercés, qui font dans l’état un corps établi, une profession décidée, qui ont des bâtimens magnifiques, des revenus fixes, des richesses considérables, des troupes de gens constamment sans mœurs, sans Réligion, sans décence, qui passent leur vie dans la débauche, & y entretiennent ceux qui les fréquentent ; des armées de libertins, de gens frivoles, qui vont y perdre leur tems, leur argent, leur santé, leur conscience : des armées de coquettes ; des femmes mondaines qui vont y offrir leur cœur & leur charmes, & tendre des piéges à tout le monde. Des piéces sans nombre qui n’enseignent, ne représentent, ni ne respirent que les passions & singuliérement l’impureté, des génies singuliers, éloignés de nos éloges, s’ils faisoient un bon usage de leurs talens, des voix luxurieuses ; des femmes à demi-nues, des peintures lascives, des paroles équivoques, des danses lubriques, l’empire du luxe, en un mot un assemblage recherché de tous les plaisirs & de tous les dangers à la fois, un élixir de tous les vices, un chef-d’œuvre de séduction toujours subsistant & multiplié à l’infini, qui fait par-tout les plus grands ravages : y a-t-il d’objets plus importans dans la Réligion & les mœurs, & peut-il y avoir deux avis dans le Christianisme sur les anathêmes qu’il mérite.

Le théatre a eu depuis peu d’années deux adversaires d’un grand poids, Gresset & Rousseau, deux grands maîtres, célebres dans la République des lettres, gens de beaucoup d’esprit, en état d’en juger, tous deux amateurs déclarés, tous deux compositeurs distingués, & qui en ont par eux-mêmes senti le danger, & se sont déclarés hautement contre lui, deux phénomenes bien dignes d’attention, l’un par des principes de Réligion dont il fut toujours rempli, qu’il suivit d’abord en se consacrant à Dieu dans un ordre Religieux, qu’il a suivi de nouveau après quelque éclipse, en embrassant dans le monde la vie la plus édifiante ; l’autre, malgré les préventions de l’irréligion manifestée à l’Europe, de la maniere la plus éloquente & la plus scandaleuse ; mais entraîné malgré ces ténébres par la force de la vérité. La ville de Geneve n’a jamais souffert le théâtre, malgré la licence du calvinisme dont elle est le centre ; elle a conservé une pureté, une simplicité de mœurs qu’on n’a vu ni ne verra jamais dans les Villes où la Comédie est soufferte. L’Enciclopédie, par je ne sçai quel goût de paradoxe qui lui est propre, fait en parlant des spectacles, une sortie très-vive contre Geneve, dont elle auroit plutôt dû louer la sagesse, & lui conseiller, le croiroit-on, de faire venir non des Apôtres pour lui apprendre les vérités de la foi, mais des Comédiens à titre de Missionnaires, & d’en établir une troupe choisie, pour enseigner la vertu à ses habitans. Rousseau quoiqu’Enciclopédiste parle bien différemment, il a plaidé la cause de sa patrie, avec l’éloquence de Démosthene, & c’est un des meilleurs ouvrages qui ayent paru, & dont ou peut le moins récuser le témoignage. On a voulu lui répondre dans le mercure, par des lambeaux qu’on a donné successivement, & qui ne persuadent pas plus l’utilité de la Comédie que la sainteté des actrices, qu’il s’efforce galamment de canoniser, ni aux gens de bien qui les connoissent, ni aux libertins qu’elles corrompent. Les apologies du théatre Français, furent toujours foibles & presque toujours réfutées par d’habiles plumes. La cause est trop mauvaise pour espérer que d’habiles Avocats daignent s’en charger & s’exposer au ridicule du mauvais succès. La cause de la vertu se soutient d’elle-même, elle est assurée de tous les suffrages, même de ceux qui la contredisent, dont elle réveille les remords & arrache l’aveu secret. Les défenseurs du théatre sont d’abord arrêtés par des obstacles qui mortifient leur amour propre. Les gens de bien sont indignés de la seule proposition de permettre la comédie, & de soustraire les comédiens aux censures ecclésiastiques, si authentiquement prononcées par l’Eglise, & toujours plus méritées. Les libertins se moquent des inutiles efforts d’un frivole Apologiste, dont la foiblesse confirme la vérité qu’il combat. Tout occupé de leur plaisir, s’embarrassant fort peu de leur conscience, ils rient des soins qu’on prend de la justifier. Le théatre a donc toujours eu contre lui la science & la piété. Bossuet, Nicole, le Brun, Rousseau, &c. Il n’eut jamais pour lui que la frivolité, l’ignorance, le vice. Moliere, Boursaut, la Fontaine, Fagan, Laval. Quel préjugé ! Tous dans les intérêts du libertinage, leur autorité formeroit-elle une opinion probable dans le probabilisme le plus relâché & la morale la plus tollérante ?

Aveugles, ils détruisent-même par leur conduire & leur ouvrage, le fragile édifice qu’ils vouloient élever. N’est-ce pas bien à Moliere à vanter la décence du théatre, lui dont les comédies sont les plus licentieuses ; n’est-ce pas bien à lui à prendre le ton de dévot dans la Préface de son Tartuffe, où il détruit la dévotion, en tâchant de la rendre ridicule ? Etoit-ce à la Fontaine à prendre un air de piété & de modestie, dans les tems qu’il donnoit au public ses contes scandaleux, où les loix de la pudeur & de la Réligion sont également violées par une licence sacrilege que foulent aux pieds l’une & l’autre ? Convenoit-il à Racine de faire l’appologie de la modération du théatre dans les mêmes écrits où par des sarcasmes injurieux, il déchiroit Nicole & tout Port-Royal, dont il étoit l’éleve ? Il est vrai qu’il chanta la Palinodie, & se réconcilia, & depuis vécut toujours bien avec ses anciens maîtres, par la médiation de Boileau, dans les œuvres duquel on a imprimé ses fameuses lettres, aussi malignes qu’ingénieuses. Il est vrai encore que Moliere par une fin digne de lui, passa du théatre au tombeau ; il changea les brodequins en suaire, sans donner le moindre signe de répentir, au lieu que Racine & la Fontaine se convertirent sincérement, & montrerent les plus vifs regrets d’avoir composé ces mêmes ouvrages dont ils avoient pris dévotement la défense, d’autant plus croyable, que ce qu’ils ont dit allant paroître devant le juge des vivans & des morts, qu’ils prononçoient contre eux-mêmes, & que le voile de la passion & du préjugé s’élevoit pour eux. Boursaut, dont le talent bien inférieur n’avoit pas fait tant de mal, & n’en devoit plus faire, s’y prit avec plus d’adresse & de décence ; il ne se donna pas pour casuiste, comme les autres qui font rire par leur ton de Théologien ; mais il fit imprimer la lettre du P. Caffaro, homme pieux & savant, qui mérite toute une autre attention que le verbiage de Moliere, de Racine & de la Fontaine. Il ne put cependant pas résister à la tentation de donner du sien dans une prétendue lettre à l’Archevêque de Paris, qu’il fit imprimer, qui ne vaut pas mieux que les dissertations comiques de ses confreres. Dans la vie que sa famille a donné, il est dit qu’il se retira enfin du théatre, vécut & mourut chrétiennement. Je le souhaite trop pour troubler par mes doutes, le repos de ses cendres.

Ces profonds apologistes se bornent à quatre choses. 1°. A se mocquer de leurs adversaires, à les accuser de malignité, de jalousie, de corruption secrette, couverte d’un zele hipocrite : la plaisanterie, style du Théatre, la récrimination, défense ordinaire des criminels, sont de fort petites raisons dont le mensonge seul peut avoir besoin. 2°. Ils se retranchent sur la droiture d’intention, la pureté du cœur, l’insensibilité stoïque des acteurs & des spectateurs, qui n’y sentent aucune passion, & n’y trouvent qu’un amusement innocent. Ce sont des Saints, il n’y manque que la bulle de canonisation, quand elle sera portée, nous croirons, nous admirerons leur sainteté. Jusqu’alors nous ne les croirons pas plus qu’ils ne le croyent eux-mêmes. 3°. A louer la modestie, la régularité, l’édification qui régne au théatre, l’attention, le zéle à n’y rien dire, rien souffrir qui ait l’ombre du vice, va jusqu’au scrupule. Moliere & la Fontaine sont les sages directeurs qui réglent & qui tranquilisent la conscience délicate des acteurs & des actrices, & Racine qui, quoiqu’exempt de toute grossiéreté, ne respire & n’inspire que la passion la plus vive, la plus rafinée, & la plus dangéreuse : Il faut que le théatre donne autant d’effronterie qu’il répand d’aveuglement. 4°. Faire valoir les fruits immenses de vertu qu’on tire de la Comédie. Personne encore ne les a apperçus ; mais on le prouve par ce grave dicton qu’on a mis sur le portail : Castigat ridendo mores, que le fameux Arlequin Dominique obtint d’une autre espece d’Arlequin, le fameux Santeuil par une foule d’arlequinades qu’il alla faire avec son habit & son masque, dans la cellule du Poëte Victorin, comme on le voit dans le Santoliana que Dominique fit prendre pour enseigne à sa troupe. La comédie est allée entendre le sermon le plus apostolique. Moliere vaut cent fois Bourdaloue. Qui peut compter les conversions qu’il a opéré, les restitutions qu’il a fait faire, les aumônes qu’il a fait répandre, les jeûnes, les pénitences qu’il a fait pratiquer, les Sacrements qu’il a fait fréquenter, & par conséquent les bonnes œuvres qu’il a fait lui même ? Qu’elle est injuste & de mauvaise humeur, l’expérience journaliere & constante, qui fait voir qu’on perd au théatre le peu de vertu qu’on y apporte, & qu’on tombe bientôt dans les plus grands désordres ? Il faut pourtant convenir que ces sages Panégyristes ont l’équité & la bonne foi de reconnoître qu’il y a de meilleures choses à faire que d’aller au spectacle, & des lieux qu’il vaut mieux fréquenter ; que ceux dont la conduite est réglée, qui ne voudroient pas employer un moment dont ils ne puissent rendre compte à Dieu, peuvent en faire un meilleur usage. Que si on veut blâmer tout ce qui ne regarde pas directement Dieu & notre salut, on ne doit pas trouver mauvais que la comédie soit condamnée, &c. Que faut-il de plus pour décider un Chrétien, que ces aveux que fait Moliere lui-même ? Pourquoi sommes-nous sur la terre, que pour travailler à la gloire de Dieu & à notre salut ? Que sert à l’homme de gagner tout un monde, s’il perd son ame ? Ne faudra-t-il pas rendre un jour compte à Dieu de ses actions, de ses paroles, de ses pensées ? De omni verbo otiose reddent rationem in die judicii. La force de la vérité a arraché de Moliere la plus entiere condamnation. Ex ore tuo te judico serve nequam.

Les Mémoires contre Ramponau, rapportés dans les livres des facéties, tom. 1, parlent fort judicieusement du théatre. L’Avocat, son auteur, homme d’esprit & de mérite, quoiqu’obligé par l’intérêt de sa cause de la justifier dans le for extérieur, où en effet il est toléré, se livre aussi-bien que nous à l’anathême dans le for de la conscience. La comédie, dit-il, allume le feu des passions ; les Ministres de la Réligion la défendent ; dans la conscience on ne doit pas conclure de la tollérance publique, qu’il soit permis d’y aller ; si le théatre offre des avantages, il offre des dangers : l’autorité publique qui ne voit les objets qu’en grand, par des vues générales, croit devoir permettre cette école du ridicule, pour le délassement du citoyen, l’encouragement du génie & l’honneur de la nation ; mais en l’interdisant pour la conscience, on aura parlé en chrétien, en homme raisonnable. Il est affligeant pour un chrétien de voir ces contradictions entre deux pouvoirs qui ont des droits sur notre obéissance ; on en concluroit mal qu’on ne peut en conscience y assister ; mais puisqu’il ne dépend pas de nous de rétablir l’harmonie, que nous ne pouvons faire que des vœux, il faut, autant qu’il est en nous obéir avec droiture & simplicité aux deux puissances. Racine inconsolable d’avoir travaillé, qui met ses piéces au nombre de ses péchés, & ses succès au nombre de ses malheurs, n’est pas moins décidé. On peut voir le détail de sa conversion, ses regrets, sa pénitence, ses soins pour supprimer ses tragédies, pour en inspirer l’horreur à ses enfans. Dans sa vie édifiante qu’a donné de son pere, Racine le fils, malgré l’analise, l’éloge, l’apologie qu’il fait de ses ouvrages, du côté du style, du langage, de la composition, foiblesse qu’il faut pardonner à la tendresse filiale, dans un homme plein de Réligion qui travailla utilement pour elle, quoique ses préjugés ayent quelquefois répandu des ombres sur la vérité. Fidele aux leçons, aux exemples de son pere, à qui la pénitence métita devant Dieu des graces bien supérieures à la réputation dramatique la plus brillante.

Deux principes certains dans le Christianisme, rien de léger en matiere d’impureté, quand on y consent. Qui viderit ad concupiscendum, jam mæchatus est in corde suo. Rien d’indifférend dans le danger, quand on s’y expose. Qui amat periculum, peribit in illo. Théatre, bal, romans, peintures deshonnêtes, parures indécentes, discours licentieux, en voilà assez pour se damner. Qu’on se rende de bonne foi justice, va-t-on à la comédie la plus châtiée, sans avoir jetté quelques regards, pris quelque liberté, entendu quelques discours, formé quelque désir, senti quelqu’émotion, consenti à quelque mauvaise pensée, & par-conséquent commis quelque péché ? Sur mille spectateurs, en est-il un qui n’ait quelque reproche à se faire ? Et on doutera s’il est défendu d’aller aux spectacles. Le spectacle est donc interdit au grand nombre qui y péche, & même au petit nombre, qui prétendoit n’y pas pécher parce qu’il s’expose témérairement au péché. Dans un danger involontaire, dans une occasion qu’on ne peut éviter, on peut compter sur la grace de Dieu, & se promettre la victoire. On pourroit l’espérer sur des objets dont les attraits font médiocres ; mais s’exposer volontairement sans nécessité, contre la défense de l’Eglise, aux occasions prochaines, aux plus vives sensations, aux objets les plus séduisants, s’y croire en sureté, s’y dire innocent, ce sont des paradoxes que la morale la plus relâchée n’adoptera jamais. Est-ce là connoître le cœur humain ? Est ce se connoître soi même ? N’est-on pas dupe d’une passion aveugle, si on le pense ; nous prend-t-on pour dupes, si on veut nous le faire penser ?

Il est deux sortes de pureté & deux sortes de modestie, celle du corps & celle de l’esprit. La modestie du corps consiste de se tenir duement couvert, dans une situation honnête qui n’annonce & n’excite aucune passion. La modestie de l’esprit doit se tenir de même, & se montrer dans la décence. Les sentimens, les désirs, les pensées sont, pour ainsi dire, ses attitudes. Les discours, les regards, les lectures, les maintiens découvrent la nudité, décelent la corruption : le cœur s’exale par les yeux, les levres, les oreilles, la plume ; tout parle de son abondance, tout retrace sa phisionomie & ses traits. L’imagination est un tableau dont tous les pinceaux divers rendent les objets & les couleurs. Il est des dégrés dans l’un & dans l’autre. Tout n’est pas grossiérement à nud, une gaze légère, des voiles plus ou moins transparents, des draperies artistement appliquées par une demi nudité plus piquante, laissent entrevoir ce qu’on fait semblant de cacher ; ainsi l’enveloppe des équivoques, la finesse des tours, la délicatesse des expressions, les divers jours des allusions, sont dans les discours, comme le gaze déliée, qui couvre le le corps. Les ombres légères, les nuances insensibles, les dégradations de la lumiere qui relevent & font sortir les objets dans les tableaux, font connoître & font passer dans les auditeurs & les spectateurs, la corruption du cœur, la dissolution de l’esprit, & les font encore mieux goûter par ces assaisonnemens séduisants. La grossiéreté de l’indécence révolte même le libertinage, ces traits à côté des mysteres, réveillent & piquent-même l’indifférence, & blessent souvent-même la vertu.

Ce n’est pas seulement par l’immodestie grossiere des nudités des personnes, du fard, des attitudes dont le théatre ne fut & ne sera jamais exempt ; & par l’immodestie voilée des équivoques ou des peintures gazées, adroitement nuancées, dont il se fait un mérité, que les acteurs & les actrices attaquent la pudeur, & exposent l’innocence ; c’est encore par l’aveu, le détail, la peinture des foiblesses du cœur, des désordres de la vie, racontés même avec horreur. La confession de certains péchés faite aux Prêtres, la découverte de ses blessures, de ses infirmités, aux médecins, quelquefois avec la plus vive douleur, ne sont pas sans danger. Phedre l’accusant, & racontant les fautes secrettes, avec les larmes les plus ameres, est très-dangéreuse, & prépare la défaite du spectacle par le portrait de la sienne. Rousseau dans la Préface où il prétend excuser ses obscenes Epigrammes, dit avec raison : Les contes de la Fontaine tous licentieux qu’ils sont, sont incomparablement moins dangereux que les Eneïdes d’Ovide, & les Opéras de Quinaut, qui n’ont pourtant rien de licencieux, ni même d’équivoque ; mais, dit-on, ce ne sont pas ses propres sentiments qu’exprime l’actrice, ses propres foiblesses qu’elle détaille, ce sont ceux du personnage qu’elle joue ; qu’importe l’habit dont elle est couverte, le nom qu’on lui donne, est-ce moins l’objet du vice ? Sous quelque visage que s’offre la nudité, & que se montre le crime, par quelle voix qu’il se fasse entendre, ne lance-t-il pas toujours les traits ? Que ce soit son cœur ou celui d’un autre, que l’actrice fasse parler, c’est toujours un cœur corrompu qui se déploie. Une image de péché qui s’étale, une passion qui se réalise, qui s’anime, se répand, se glisse dans les cœurs ; la brutalité qui vomit des infamies, l’impudence qui fait trophée des excès, sont peu à craindre, le dégoût, le mépris, l’horreur qu’elle inspire en sont le contrepoison ; mais la finesse qui les voile en est le sel. En levant un coin de la toile on excite l’imagination, à la lever toute entiere, à encherir, même à embellir, à multiplier ce qu’on livre à sa féocndité. Les étincelles d’un feu criminel, qui petillent dans toute la personne d’une actrice ; cette flamme qui s’élance de ses yeux, cette langueur dans ses attitudes, cette vivacité dans ses mouvemens, ce souris qui invite & aplaudit au crime, ce chant harmonieux, qui amollit, cette voix douce qui pénétre, cette gayeté qui rassure, ces paroles tendres, ces sentimens rafinés, ce transport, ces dialogues animés, que sais-je ; c’est l’immodestie, c’est la volupté même qui parle, qui agit, qui appelle, qui s’offre, qui triomphe ; c’est-à-dire, qui empoisonne, qui perd l’homme pour l’éternité. C’en est assez, le théatre même en convient, les apologistes y souscrivent, la vertu n’a besoin que de leur expérience & de leur aveu.

Hérode Ascalonite, qu’on appelle Grand, par une de ces basses flateries qui avilissent les titres en les prostituant, introduisit dans la Judée, & à Jérusalem le théatre, l’emphitéatre, le cirque, le luxe & tous les vices de Rome payenne, jusqu’à lors inconnus chez les Juifs, & que même le Roi de Syrie, le plus grand protecteur de la Réligion, n’avoit pas osé introduire en particulier. Ce même étranger, pour s’assurer le thrône qu’il trouva le moyen d’envahir, fit mourir Antigone, son compétiteur, Hircar, grand Pontife, son aïeul, toute la race des Ammoniens, tous les grands qui lui faisoient ombrage, & une infinité de personnes du commun que les crimes irritoient contre lui ; & pour comble d’horreur des milliers d’enfans, pour envelopper dans ses massacres le Sauveur du monde, parce que le Mages qui étoient venus l’adorer, l’appelloient Le Roi des Juifs. Il fit mourir sa belle mere, son beau-frere, ses trois enfans, ce qui fit dire à l’Empereur Auguste, par allusion à la loi des Juifs, qui défend de manger de la chair de pourceau : Il vaut mieux être le pourceau d’Hérode que son fils. Enfin Mariamne, sa propre femme, la plus belle femme de son tems, qu’il aimoit éperdument. Ce qui a fourni la matiere de plusieurs tragédies, bonnes ou mauvaises, & qui traitent avec raison de tiran & de monstre, ce même Prince que leurs Préfaces appellent grand, & à qui la protection éclatante qu’il a accordé au théatre, devroit procurer quelque ménagement de la part des poëtes tragiques. A peine Mariamne fut-elle morte, que son meurtrier devint fou de douleur, & tomba dans le désespoir. Il abandonna le gouvernement de ses états, & courant les bois comme Nabuchodonosor, il appelloit à grands cris Mariamne, comme si elle eût été vivante : il en fut malade à l’extrémité, ne guérit jamais parfaitement, & devint sombre, farouche, de mauvaise foi, d’une humeur insupportable ; mourut enfin misérablement, & termina sa vie par un trait de cruauté sans exemple dans l’histoire. Il fit enfermer les chefs de toutes les famille ; considérables, & ordonna de les égorger tous d’abord après sa mort, afin qu’on répandit par tout des larmes, ce qui ne fut point exécuté. Le théatre méritoit d’avoir un tel fondateur.

Il le fut moins par goût que par ambition : ce Prince ne connoissoit d’autre Dieu que la fortune ; il fut de tous les partis dans les révolutions Romaines. Après avoir été pour la République, il suivit le parti de Jules César. Après la mort de l’Empereur, il revint à la République, & s’attacha à Brutus & Cassius, meurtriers de César. Après la bataille de Philippe, il se donna aux Triumvirs. Antoine étant venu en Orient, il se déclara pour Antoine, contre Auguste ; mais Antoine ayant été défait à la bataille d’Actium, il se livra à Auguste, & malgré la diversité de leurs intérêts & de leur caractere, il sçut les gagner par ses basses flatteries ; partout la dissimulation, la calomnie, la trahison, les fourberies étayerent ses entreprises. Connoissant que l’Empereur aimoit les jeux & les spectacles, il lui fit par-là sa cour ; il reçut en récompense la souveraineté sur quelque province voisine. Il fit donc bâtir en divers endroits des théatres, des amphithéatres, des cirques, sur-tout à Jérusalem. Il fit venir à grands frais des histrions, des musiciens, des danseurs, des Pantomimes, des gladiateurs, des lions, des tigres, pour les faire combattre entre eux & contre les hommes ; sur-tout pour célébrer la dédicace du temple d’Auguste. Le théatre étoit environné d’inscriptions à la louange de l’Empereur, & des trophées des nations qu’il avoit vaincues. Ce n’étoit qu’or & argent, riches habits, pierres précieuses ; on ne pouvoit rien ajouter à la magnificence, dit Josephe, qui en fait la détail. Hist. L. 15 c. 11. Mais aussi porta-t-il le plus funeste coup à notre Réligion & à nos mœurs, qui ne nous permettent pas d’assister aux spectacles. Hérode fit encore bâtir des palais, des forteresses, des villes considérables, comme Césarée à l’honneur de César, dont il lui donna le nom. Il reçut chez lui l’Empereur Auguste & son gendre Agrippa, avec une magnificence admirée des Romains-même. Il nourrit leur Cour & leur armée, jusques dans le désert de l’Arabie, & leur fit de magnifiques présents.

Pour soutenir cet orgueil insensé, & cette ambition démésurée, & fournir à tant de folles dépenses ; il fallut fouler les peuples par des exactions énormes, & se rendre le cruel tiran de ses sujets ; mais qu’importe qu’il en ait exprimé tout le sang, il n’en sera pas moins grand. Son luxe, sa vanité, ses théatres, lui en assurent à jamais le nom. Il lui échappa pourtant quelques bonnes œuvres que ses vices défigurerent d’abord après dans un tems de calamité publique, il fit fondre son argenterie pour en acheter des grains ; mais bientôt après, il reprit ce qu’il avoit donné, & fit faire une argenterie plus belle & plus riche. Il rebâtit magnifiquement le temple de Jérusalem ; mais en même tems il bâtit celui de Garisim à Samarie, pour entretenir le schisme. Il en construisit pour les Idoles, & nommément pour Auguste, sa vraie divinité, où il établir un college de Prêtres, pour lui offrir des sacrifices. Ce Prince faisoit profession de la Réligion judaïque ; mais avoit-il quelque Réligion ? Sans doute, comme en ont ceux qui vont de la Messe à la comédie, de l’Office divin à l’opéra, qui d’une main donnent à l’offrande, de l’autre à l’actrice, d’un côté sont Marguillers, Confreres, Pénitens blancs ou noirs, & de l’autre actionnaires du spectacle.

Tant de folies & d’impiétés ne demeurerent pas impunies. Plus d’une fois il courut risque de la vie, & ce qui aux yeux de la Réligion est encore plus funeste, il lui en coûta bien des nouveaux crimes. Ces spectacles admirés des étrangers, parurent aux Juifs le renversement de leurs loix & de leurs coutumes, de leur Réligion & de leurs mœurs. On en murmura hautement ; il y eut de tous côtés des soulevemens & des conjurations contre l’ennemi de tout bien. On résolut de s’exposer à tout, plutôt que de souffrir un si grand mal. Hérode parut d’abord céder & réforma quelque chose ; mais le reméde parut insuffisant, & on le connoissoit trop pour se fier à lui. Dix hommes plus hardis que les autres se concerterent pour le tuer sur le théatre même. Ils s’y rendirent, des poignards cachés sous leurs robes ; se flattant, dit Josephe, que s’ils le manquoient, ils montreroient le chemin à d’autres pour exécuter leur entreprise. Les espions d’Hérode découvrirent le complot, & l’en avertirent. Il fit prendre les conjurés, & leur générosité, dit cet Auteur, rendit leur mort glorieuse. Ils avouerent leur dessein, & montrerent d’un visage assuré le poignard qu’ils avoient préparé, & déclarerent hautement que la piété & le bien public les avoit seuls portés à l’entreprendre, pour conserver la loi de leurs peres, que tout homme de bien doit préférer à la vie. Ils moururent avec la plus grande constance au milieu des tourmens. La haine du peuple contre les délateurs fut si grande, qu’il les mit en pieces, & donna leurs corps aux chiens. Hérode sit une exacte recherche, & découvrit les auteurs par le moyen de quelque femme que la violence des tourmens força de le confesser. Il les fit mourir avec toute leur famille. Il craignit une révolte générale, il fit bâtir quatre nouvelles forteresses, & fortifia Samarie, & à la moindre émotion, on faisoit main basse sur le peuple. Ainsi cet homme esclave des Romains & tiran des Juifs, prépara par l’affoiblissement de la Réligion, & la corruption des mœurs, l’horrible Déicide ; qui sous le regne de son fils, fut consommé sur le Calvaire.

Ce Prince fait dans les fastes du monde, & dans l’histoire de la Réligion une époque singuliere & unique ; il accomplit la prophétie de Jacob : Non egredietur sceptrum de Juda, & dux de semore ejus, donec veniat qui mittendus est. De quelque maniere qu’on prenne le mot de sceptrum, par une autorité quelconque, & le mot de Juda, pour la tribu de Juda, & pour la nation entiere, qu’Hérode & son pere fissent ou non profession de la loi Judaïque, il est certain qu’ils n’étoient ni de la tribu de Juda ; ni-même Juifs d’origine. Ils n’étoient donc en aucun sens de femore ejus ; ils n’avoient donc aucun droit au trhône. C’étoit un Iduméen, un étranger, un particulier qui lui-même en étoit si persuadé, selon Josephe, Liv. 14. chap. 13, qu’il se mocqua de Manahem, Essénien, quand il lui prédisoit la Royauté. C’est donc évidemment à lui & à son regne, que commença l’abandon des Juifs & leurs malheurs infinis, la venue du Messie, & le bonheur infini des Chrétiens. Jesus-Christ nacquit sous son régne, & mourut sous celui de son fils, après saint Jean, son précurseur. Il fut méprisé à sa Cour, renvoyé à Pilate, couvert en dérision d’une robe blanche, comme un insensé. Ces deux Princes sont l’image du monde, pleins d’ambition ; de cupidité, de faste, de mépris pour la vertu. La naissance du théatre en Judée, se trouve singuliérement placée au milieu de ces événemens. Ce fut à son retour de Rome qu’ayant été fait véritablement Roi par Auguste, & par conséquent la puissance souveraine ayant passé à un étranger ; Hérode bâtit des théatres, fit jouer des piéces à Jérusalem, à l’honneur de son bienfaiteur. Ainsi la Royauté d’Hérode, l’abandon des Juifs & la naissance du théatre ont la même époque, & commencent le régne du démon en Judée, tandis que le Messie, dans le même-tems commence par sa naissance le régne de Dieu.

La mort d’Hérode fut fatale au théatre, il languit & parut presque anéanti. Le royaume de ce Prince fut divisé en Tétrarchies entre ses enfans, & ne fit plus de sensation dans l’Empire. Ses enfans, dont quelques-uns furent rélégués dans les Gaules, n’étoient ni assez puissants, ni assez riches pour donner des spectacles. Car alors il n’y avoit point d’actionnaires ; on ne payoit point à la porte : on ne chargoit point les villes de la dépense, le Prince la faisoit toute, & de si petits princes n’auroient osé braver le goût, l’usage, la loi de la nation, comme avoit fait leur pere. Ils n’y avoient plus d’intérêt. Tibere, successeur d’Auguste, n’aimoit point les spectacles, & chassa les comédiens. On ne lui eut pas fait sa cour par des comédies. Caligula, Claude, Néron, Othon, Vitellius regnerent si peu, ou eurent tant d’autres affaires, qu’on ne pensa plus aux Juifs, que pour les exterminer par les mains de Vespasien & de Tite ; & les Juifs dispersés par toute la terre, ont si bien conservé l’horreur pour le théatre, comme opposé à la loi de Moyse, qu’il leur est défendu d’aller à la comédie, & qu’en effet ils n’y vont point.

Malgré tant de désastres, le théatre eut en Judée un éclair de rétablissement sous le regne d’Hérode Agrippa, petit-fils de l’Ascalonite ; qui étant passé de la prison au thrône, jouit pendant trois ans du titre de Roi ; c’est à lui que, pour contredire Tibere, son prédécesseur, Caligula donna une chaîne d’or aussi pesante que la chaîne de fer qu’il avoit porté dans son cachot. Ce Prince qui avoit de bonnes qualités, les ternit au théatre. Il y trouva sa punition. Pour marquer sa reconnaissance à l’Empereur, il fit bâtir, non à Jérusalem, il n’auroit-osé, mais à Berite, ville de Syrie un théatre & un amphithéatre, donna des concerts de musique, espece d’opéra où parurent 1400 hommes, partagés en deux troupes qui donnerent l’affreux spectacle d’un combat si sanglant qu’il n’y en resta aucun en vie. Dans le même-temps il fit mourir S. Jacques & emprisonner saint Pierre. La persécution & le théatre marcherent d’un pas égal. Ce spectacle fut l’origine des disgraces de ce Prince. Cinq Rois voisins qui y furent traités magnifiquement. Cette assemblée parut suspecte au Gouverneur de la Judée qui y vint aussi. Il leur ordonna de se retirer chez eux, & fut depuis l’ennemi d’Hérode. Hérode crut réparer sa faute par de nouveaux spectacles ; il en fit un autre peu de tems après. Il célébra dans la ville de Césarée des jeux solemnels à l’honneur de l’Empereur. Un monde infini se trouva à cette fête. Le second jour Herode Agrippa vint de bon matin se montrer sur le théatre avec un habit magnifique, dont le fonds étoit d’argent, & travaillé avec tant d’art, que lorsque le soleil levant le frappa de ses rayons, il éclata d’une si vive lumiere, qu’on en étoit ébloui. Il s’assit sur un trône, & harangua le peuple. Hérode étoit éloquent. Il en faut peu d’ailleurs à un grand pour en être admiré. Il en faut peu pour être comblé d’éloges. Au théatre ils furent portés jusqu’à la fureur. Ces lâches flatteurs dont les discours empoisonnés répendent un venin mortel dans le cœur des Princes, s’écrierent ce n’est pas un homme mais un Dieu qui parle. Voces Dei & non hominis Au lieu d’arrêter & de punir ce blasphême, Hérode en acteur applaudi, avaloit à long-traits la fumée de cet encens. Il vit tout-à-coup, dit Josephe un hibou, oiseau de mauvaise augure, perché sur une corde tendue en l’air pour le jeu de quelque machine. Le livre des actes des Apôtres ne parle pas du hibou ; mais il dit que l’Ange du Seigneur frappa hérode, & qu’il sentit dans ce moment ses entrailles déchirées par des douleurs insupportables, & une infinité de vers s’engendra dans tout son corps. On l’emporta comme Moliere du théatre dans son lit. Il mourut rongé de vers & accablé de dettes, la cinquante-quatrieme année de son âge. Tel fut le dénouement de cette brillante tragédie. Consumptus vermibus expiravit. Act. 13. On a dit ce qu’on n’a pas dit de Moliere, qu’il se reconnut avant sa mort, & dit en versant des larmes : Voilà celui que vous regardez comme un Dieu, qui dans un moment ne sera plus : J’étois trop heureux ; il faut vouloir ce que Dieu veut. Plus heureux si le théatre de ses crimes & de sa punition avoit été aussi le théatre d’une sincere pénitence.

Je ne prétens ni attribuer au théatre tous ces malheurs & ces crimes, ni approuver les violences & les conjurations des Juifs, qui s’y opposoient ; mais on ne peut disconvenir que les passions ne l’ayent fait construire, & qu’il n’ait beaucoup contribué à les entretenir & à les augmenter. Depuis l’introduction de ces jeux, Hérode fut bien plus méchant & commit les plus grands crimes. Il fit mourir toute sa famille, les saints Innocents & une infinité de personnes. Le cirque l’avoit rendu plus féroce. L’incontinence n’étoit pas sa passion dominante ; mais il fut débauché, & donna dans un luxe excessif. Pour fournir aux folles dépenses, il accabla le peuple d’exactions énormes, & les ayant poussés à bout il alluma le feu de la révolte, il l’alluma dans le cœur des plus honnêtes gens, & des plus fidéles sujets par l’indécence & l’impiété de ses jeux : On ne peut disconvenir que les spectacles que les Juifs n’avoient jamais souffert chez eux, quoique soumis aux Grecs depuis Alexandre, quoique liés aux Athéniens chez qui le théatre étoit plus florissant, que ces spectacles ne fussent absolument contraires à l’esprit de leur Réligion, à la loi de Moyse, qui condamne tous ces excès, & à leurs mœurs naturellement graves, sérieuses, modestes & même assez réglées depuis le retour de la captivité de Babilone ; ils avoient donc raison de s’opposer à ces innovations pernicieuses où tout devoit les allarmer & les révolter.

1°. Dangers d’Idolâtrie. Ces jeux venoient des payens, & n’avoient que des payens pour acteurs. Jamais Juif n’étoit monté sur le théatre Fidelâtrie avoit été leur origine. C’étoient des actes religieux parmi ces peuples, & la représentation des avantures de leurs Dieux, c’est-à-dire des mysteres du paganisme. Hérode avoit-même eu, quoique faisant profession du Judaisme, l’impiété d’élever un temple à Auguste, d’y établir des prêtres, d’y faire offrir des sacrifices, & célébrer le culte de cet Empereur, comme d’une divinité même. 2°. Dangers de libertinage. Ces mêmes choses n’étoient pas moins dangereuses pour les mœurs. Les mysteres du paganisme n’étoient autre chose que les amours des Dieux, qu’on y jouoit, les acteurs n’étoient pas moins des débauchés que des idolâtres, & les actrices des courtisannes. C’étoient donc & les objets les plus indécens, & les hommes les plus corrompus qui servoient au démon, à deux fins, à inspirer à nourrir l’idolâtrie, & le vice. Les acteurs, danseurs pantomimes, sont dans le christianisme, ce qu’ils étoient dans le paganisme. Un scandale public. C’étoit enseigner à la nation, la débauche, la prostitution, & lui en fournir les moyens. Jamais dans les plus grands débordemens des Juifs leur vertu n’avoit été plus violemment & plus dangéreusement attaquée. Nous n’avons pas l’idolâtrie à craindre ; mais le danger pour les mœurs est le même, & l’irréligion qui y domine, n’est pas moins injurieuse & funeste à l’homme que l’idolâtrie. 3°. Dangers de férocité. La vue de tant de sang répandu dans le cirque, accoutume à le voir couler sans pitié, rend l’homme cruel, sanguinaire : des bêtes féroces lui apprennent à se faire un jeu de la vie de ses semblables, à plus forte raison à le sacrifier à ses intérêts. Les Juifs ne pouvoient trop s’élever contre des spectacles si dangéreux, & il est étonnant que la conscience des chrétiens soit moins éclairée ou moins delicate.