(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre II. Autres Anecdotes du Théatre. » pp. 43-70
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre II. Autres Anecdotes du Théatre. » pp. 43-70

Chapitre II.

Autres Anecdotes du Théatre.

NOus avons vu bien des traits, pour & contre, qui régardent la Magistrature ; en voici quelques autres, le Palais en fournit grand nombre, depuis qu’on a pu se persuader que le goût du spectacle peut s’allier avec le goût de l’étude & du travail ; l’assiduité à la comédie avec l’assiduité au tribunal, les mœurs du théatre avec la gravité & l’intégrité des Juges.

L’Arrêt du Parlement de Paris, du 29 Janvier 1765, est un réglement de discipline pour les colléges du ressort. Le Parlement connoissant le danger que fait courir aux bonnes mœurs le goût pour le théatre, si répandu dans notre siécle, pour former une postérité moins passionnée, ordonne (art. 49) que dans les Colleges il ne sera représenté en aucun cas aucune tragédie ou comédie  ; il rappelle les statuts de l’Université de Paris, qui les proscrit absolument comme contraires aux bonnes mœurs ; c’étoit un abus dont Rolin & plusieurs instituteurs de la jeunesse ont toujours desiré la réforme. On voit bien que c’est une censure de la conduite des Jésuites, elle est juste, il est à souhaiter que tous les autres Parlements suivent l’exemple de celui de Paris en introduisant dans leur ressort la meme réforme.

M. Benoit a donné une piece, où pour le triomphe de la probité, elle introduit un Avocat qui plaide contre sa maîtresse, & lui fait perdre un grand procès, qui l’a ruinée, & ensuite l’épouse pour la dédomager ; cet héroïsme romanesque est sans vraissemblance, il est impossible que dans le cours d’un procès un Avocat ne connoisse le nom & les qualités des parties, & ne s’apperçoive qu’il plaide contre sa maîtresse. Son ministère étant libre, il peut & doit rendre la cause dont il s’est chargé sans le savoir, & ne pas s’exposer à l’odieux dénouement de ruiner la personne qu’il aime, ou se rendre suspect à sa partie, si elle vient à connoître l’intrigue.

Un plaideur persuadé de la bonté de sa cause, refusoit toutes les propositions d’accomodement, il va voir son rapporteur, chez qui enfin, après une douzaine de visites inutiles, il fut admis dans l’antichambre, il y attendit long-tems, enfin impatienté, il s’approche de la porte de la chambre où il entendoit du bruit, regarde par quelque fente, & voit son Juge en chemise, avec un danseur de la comédie, qui lui apprenoit à cabrioler & à danser sur la corde ; il y revient plusieurs fois pour s’en bien assurer, il s’enfuit aussi-tôt, & courut chez ses parties accepter les propositions qu’il avoit refusées, & s’accomoda. Surpris d’un changement si subit, on lui en demanda la raison, il raconta son avanture : Puis-je, dit-il, laisser mon sort entre les mains d’un danseur de corde ? Il feroit cabrioler mon procès comme il cabriole lui-même.

L’illustre Chancelier d’Aguesseau pensoit bien différamment, dans son discours sur l’imitation par rapport à la tragédie ; il parle fort au long contre les spectacles, il dit entr’autres ces belles paroles, les caractères, les sentiments, les pensées, les expressions des personnages mis sur la scéne, tout conspire à reveiller, à réflecter les inclinations que nous avons pour la gloire, les richesses, l’amour, la veangeance, qui sont les mobiles du cœur humain ; les passions feintes que nous y voyons nous plaisent, par la même raison que les réelles, parce qu’elles en mettent de réelles dans notre ame, ou parce qu’elles nous rappellent celles que nous avons éprouvées : Rapiebant me spectacula plena miseriarum mearum.

La mort de la Reine occasionna à Toulouse un différent, le Président du tribunal en ayant vu la nouvelle dans la gazette, fit cesser les spectacles ; les Echevins les firent continuer, disant qu’il faloit attendre les ordres de la Cour, que la gazette n’étoit pas un ordre. Le Capitaine du guet fut mandé, on lui ordonna de prêter main forte pour empêcher la comédie ; ayant voulu obéir, ce pauvre Capitaine fut mis en prison par les Echevins, heureusement huit jours après arrive l’ordre, le spectacle cesse, le Capitaine est délivré ; nouvelle difficulté pour leur rentrée ; faut-il dater leur cessation du premier ou du second ordre ? Le goût pour la comédie fit pencher la balance en sa faveur, il y gagna, il avoit été fermé huit jours plus tard, on data pourtant du premier ordre, comme s’il eût été exécuté ; il fut ouvert huit jours plutôt.

Chacun fait valoir son metier, un grand objet de commerce, de punition ou de récompense, c’est l’entrée gratuite au spectacle. On a ainsi payés les éloges du Mercure, de Pieron, de des Fontaines, de Laporte, &c. on leur accorde les grandes entrées, comme le Roi les accorde aux grands Seigneurs qu’il veut favoriser. Sans compter le tour de bâton des actrices ; si au contraire il leur échape quelque trait malin, qui nuise au succès de quelques pieces, il sera exilé, non pas jusqu’à être réfusé, s’il apporte de l’argent, cette clef ouvre toutes les portes ; mais on lui ôte son gratis. C’est l’arrêt que fit prononcer Voltaire contre l’Abbé des Fontaines, qui avoit maltraité son Mahomet, & peut être contribué à en faire défendre la représentation. C’est une vicissitude de fortune, on est admis ou réfusé, selon qu’on sait mieux faire sa cour. Cette grace fut à Toulouse le lien de la paix entre la troupe de comédiens & la troupe de collégiats ou boursiers de Saint Martial. Ce collége est vis-à vis la salle des spectacles, les boursiers voulurent profiter du voisinage, & pour se délasser de leur pénible étude, aller à la comédie ; ils ne sont pas pécunieux, & combien d’autres dépenses n’ont-ils pas à faire ? Ils vouloient la comédie gratis, mais les acteurs ni les actrices ne prodiguent pas gratuitement leurs faveurs, les boursiers furent refusés ; ils s’aviserent de faire grand bruit dans leur collége, pendant la piece, tantôt avec des trompettes, des cors-de-chasses, des chaudrons, des instruments de cuisine ; tantôt en chantant, en argumentant, en faisant semblant de se battre, &c. on ne s’entendoit plus au théatre, il falut composer & acheter la paix. Les graves ambassadeurs respectifs, après plusieurs conférances où furent murement agitées ces grandes affaires d’état, convinrent qu’à chaque représentation on donneroit un certain nombre de billets aux boursiers, le calme fut rétabli, les actrices visitées : jugez si les études fleurissent, & s’il sort de ce collége des grands hommes, dont le nom passera sans doute à la postérité la plus reculée.

Le sieur Linguet, dans son Siécle d’Alexandre, qu’il a fait sur le modele de celui de Louis XIV & de Louis XV de Voltaire, dit sur les spectacles de la Grece : ce n’étoit pas le Licée ni Phiné qui décidoient du mérite d’Œdipe ou d’Aluste ; les premiers Magistrats de la République prenoient eux-mêmes la peine d’examiner les pieces, (non-seulement comme censeurs pour les mœurs & la doctrine, mais comme critiques pour la partie littéraire.) Ils choisissoient les meilleures, & les faisoient jouer sans appareil, & si elles réussissoient, ils les faisoient ensuite jouer avec toute la pompe dont elles étoient susceptibles ; ainsi les auteurs n’étoient point avilis. Eschile & Menandre n’avoient point à briguer la protection d’un comédien important, ils ne recevoient du moins leur gloire ou leur condamnation, que du peuple entier, pour lequel ils avoient travaillé. Il peut se faire que l’auteur a essuyé quelques rebuts des comédiens ; mais il est vrai que c’est pour les auteurs une des plus humiliantes épreuves que l’examen de leurs pieces au tribunal des comédiens ; les acteurs & les actrices, tous les traitent avec la morgue la plus insultante, & les railleries les plus piquantes, & encore même rejettent souvent leurs ouvrages.

Platon dans sa jeunesse composa des pieces de théatre, il donna aux comédiens une Tetralogie, c’étoit un spectacle composé de trois tragédies & une comédie, sur lequel on donnoit des prix. La Tetralogie devoit être représentée aux jeunes Dionisiaques ; heureusement pour lui il fit connoissance avec Socrates, & l’entendit parler de la vertu. Sa belle ame qui étoit faite pour la pratiquer, fut si frappée de ces discours, qu’il retira ses pieces, & renonça au théatre, que l’étourderie & les passions de la jeunesse lui avoient fait d’abord trop goûter, pour s’adonner à l’étude de la sagesse ; il ne permit, non plus qu’Aristote dans sa République, aucune représentation théatrale, parce qu’il n’en est aucune qui n’excite quelque passion, colere, vengeance, ambition, amour ; l’action suit de près les discours & la représentation, on se laisse aisément gagner lorsqu’on aime de voir & d’entendre. Tout ce qui n’a pour objet que le plaisir, est très-dangereux, il ne pouvoit souffrir qu’à la faveur du théatre, les passions eussent le fatal privilége de parler plus haut que les loix. Pouvons nous donc souffrir qu’elles parlent plus haut que l’Evangile ? Le même philosophe, de legibus, L. 3, dit, la corruption des arts, à Athénes, par la contagion du théatre, fit que chacun se donna la liberté de penser à son gré, qu’on n’obéit plus aux lois, que la Réligion & la bonne foi furens entiérement banies : c’est l’image de nos mœurs.

Ciceron pense de même, il n’approuve ni les poëmes dramatiques, ni les spectacles de son tems, qui n’étoient pas pires que les nôtres. Aucun spectacle, dit-il, ne mérite l’attention du sage, le sage prouve la force, la vertu, (la santé) de son ame, quand il les méprise autant que le vulgaire les admire : Epist. famil. Rien de plus faux & de plus dangereux que la morale qu’on y débite ; la belle école des mœurs, qui fait une divinité de l’amour, principes de tous les excès, de toutes les folies des hommes : Tuscul. quest. L. 4. N. 68. de naturâ deorum. L. 5. N. 65. Y auroit-il de comédie si nous n’aimions le vice qu’elle représente, si elle ne représentoit le vice que nous aimons ? De officiis, L. 1. C. 35.

Selon Plutarque, Apophtey, les Lacédémoniens avoient d’abord proscrit le théatre, & défendu les ouvrages d’Eschile, comme pernicieux ; quand ils les laisserent introduire, ils ne permirent pas aux femmes de s’y trouver ; ils perdirent bien-tôt la vertu, & leur en accorderent l’entrée. L’acteur Archelaüs représenta l’Andromede d’Euripide avec tant de véhémance, qu’il eut la fievre, & en devint fou. Les Abderitains, chez qui se passa cette scéne, étoient si fous du théatre, que dans leur sommeil, & dans leurs accès de fievre, assez fréquens, ils récitoient, chantoient, dansoient, jouoient des scénes. Les spectacles ne furent d’abord qu’un amusement honête & modéré ; mais le luxe s’y introduisit, ils dégénérerent en une vaine pompe dispendieuse & nuisible, qui ouvrit la porte au vice ; c’est au vice que ce qu’on appelle la vieille comédie dut sa naissance. Les poëtes & les acteurs flatterent la corruption des peuples, & tournerent la vertu en ridicule, pour s’attirer des applaudissements. La nouvelle comédie, aussi libre & dissolue pour les mœurs ; fut plus retenue pour la satire, il lui fut défendu de nommer, de désigner les gens. La nouvelle fut plus rafinée, sur-tout quoique dans le fond aussi corrompue, & en devint plus dangereuse ; elle arbora un air de décence, & voila, ou plutôt gâza le vice, pour séduire plus aisément la vertu, & fut le fruit de la molesse, qui naturellement moins bruyante, non par vertu, mais par paresse & amour du plaisir, se couvre d’une fausse politesse, pour être moins traversée : Insana est principum & populorum in ithiones pecuniæ collatio, quâ homines infames de turpitudine sua, & de suo scandalo lucrantur & gloriantur, majol. dies canicul. collat.  19.

St. Epiphane, hæres. 15 & 16, de Scribis & Phariseis, met au nombre de leur erreur, leur goût pour la parure ; leur réproche, comme l’Evangile, leurs franges, leurs beaux habits, simbrias philacteria  ; leur affectation à les étaler, dilatant magnificans  ; ornés des bordures ou de broderies qu’il attribue à leur vanité, adulationem & laudem sepectantium  ; il leur réproché d’y ajouter des mantelets de femme, muliebria pallia  ; des galons, crapidis  ; de riches courroies de souliers, ligatis calceamentorum . Malgré l’austérité de leur vie, & leur prétendue perfection ; ce Saint au contraire, qui avoit passé sa vie dans un désert, n’étoit, comme tous les solitaires, rien moins qu’élégant, & amateur du théatre.

Garrik dans son Comédien, assure qu’après avoir vu certaines pieces, les Anglois se tuent plus facilement eux-mêmes. (beau fruit du théatre !) Il prétend qu’il n’y a point d’homme de goût qui ne souhaite d’avoir été comédien (folie ;) Il n’ajoute pas hommes vertueux, ce ne sont pas les desirs de la vertu, en parlant de la subtilité que doit avoir un acteur pour bien rendre son rôle, ou naturel, ou factice ; il dit que c’est dans la vie privée, auprès des femmes, au milieu des enfants, dans le monde qu’un comédien doit former en lui le grand tâlent de la sensibilité. S’il ne s’accoutume à penser, à sentir noblement chez lui & chez ses amis, si dans les moindres procédés il n’est observateur scrupuleux des bienséances, qui sont l’ame de la société, & le lien de toutes les vertus ; s’il ne vuide son cœur de mille petites passions indignes de l’honête-homme, elles l’arracheront sans cesse à son tâlent, à son emploi, & en feront un comédien corrompu : où sont ces acteurs admirables ?

En Hollande les comédiens ne sont pas sur le ton des acteurs & des actrices de Paris, ce sont des artisans qu’on paye fort médiocrement ; ils jouent pour leur argent, on s’en contente & tout va bien. Après la représentation ils reviennent à leur boutique, & font leur métier ; tandis que les choses resteront sur le même pied, on n’aura pas de grands acteurs ; mais aussi on n’aura pas de frivoles petits maîtres, de courtisannes séduisantes, de grands libertins : le bien public exige qu’on se passe des uns, pour ne pas risquer d’avoir les autres. Les figurantes, danseurs, chanteuses de l’opéra & des deux comédies, font assurément plus de mal au public, qu’elles ne donnent de plaisir ou de lustre à la nation ; Freron, Let. 5. 1762, le Journaliste est croyable dans le mal qu’il avoue du théatre, dont il est amateur.

La Fontaine, cet homme si doux & si simple, presque bête, disoit-on, avoit convenu avec Lulli, d’une somme pour un opéra ; Lulli n’en fut pas content, & ne voulut pas le payer ; la Fontaine pour se venger, composa la comédie le Florentin, c’est un de ses contes mis en drame, le premier à qui on ait accordé l’honneur du théatre, ce qui a été depuis trop souvent imité, & a donné encore plus de cours à ces ouvrages licencieux, & les a rendus plus séduisants, par tous le agréments de la scéne. On a même encheri sur lui, & composé plusieurs contes à son imitation ; il prit le Florentin pour désigner Lulli qui étoit Italien, tout cela est-il bien noble ?

La passion pour les actrices est une maladie épidémique que communique le théatre, on ne peut l’éviter que par la fuite ; quiconque hante les coulices n’est pas moins exposé que celui qui vit dans une infirmerie de pestiferés. Cette passion passe de la capitale dans les provinces, le mal se glisse par-tout ; les gens dont l’état demande plus de gravité, ne sont pas plus sages que les autres : le Magistrat, l’Ecclésiastique, l’homme de guerre se disputent la gloire d’épuiser leur bourse, de perdre leur honneur, & d’altérer leur santé. La dépravation est si grande, que les courtisannes & les actrices tiennent un rang distingué, & méprisent l’indigente bourgeoisie, & celle-ci n’a ni assez de courage pour leur disputer le pas, ni assez de vertu pour ne pas envier leur sort. J’ai vu la Delisle & la Camargo dans des carosses dorés, chargés de laquais devant & derriere, que j’avois vus trois mois auparavant servantes de cabarets. La fortune de ces femmes est encore plus rapide que celle des gens d’affaires. Le corps des laquais est le seminaire des financiers, l’opéra le seminaire des favorites. La fureur des grands pour les filles de théatre est aussi singuliere que celle des Persans pour les femmes de Visapour ; l’ame des unes est aussi laide que la peau des autres. Que penser d’un homme, qui, pouvant avoir de superbes chevaux, ne voudroit se servir que de rosses ? Parce qu’on les a enharnachées d’or & d’argent, elles vont s’abattre sous lui : on devroit mettre cette inscription à la porte de l’opéra ; le crime trouve ici sa punition, &c. Lettres du Marquis d’Argens, Lett. 13.

L’Antifinancier p. 49. Il n’est pas étonant de voir une fille d’opéra, receveuse d’un grenier à sel, entreposeuse du tabac, associée au deux sols pour livre ; on sait qui a fait l’avance des fonds, & comment s’en acquite une actrice financiere : pourquoi non ? Elle est riche dans la finance, &c. Cet écrit , comme dit Boileau, est plein d’affreuses vérités.

Il parut en 1762, une histoire abregée, dit-t-on, du Port Royal, par Racine ; on fait dire à Boileau que c’est le plus parfait morceau d’histoire que nous ayons dans notre langue . Il doit donc avoir été bien changé depuis 67 ans qu’il a demeuré enseveli dans les ténébres : ce n’est assurément rien de bien merveilleux. Je ne parle ni de son Helezodoxie, ni du Fanatisme qui met dans le catalogue des Saints, Arnaud, & St. Ciran ; (les journalistes affectent de n’en rien dire, & je crois, s’en embarrassent peu.) Voici une anecdote sur le théatre ; dans la prison de Vincennes, où St. Ciran fut enfermé, se trouvoit en même tems le fameux Jean de Vert. L’auteur dit, Dieu permit cette longue prison, pour faire mieux connoître la piété extraordinaire à laquelle Jean de Vert, qui avec d’autres officiers étrangers, y étoit prisonnier, rendit un témoignage singulier ; car le Cardinal de Richelieu l’ayant invité à un ballet magnifique, de sa composition, & ce général ayant vu au ballet un Evêque qui en faisoit les honneurs, dit publiquement, Ce qui m’a le plus surpris en France, c’est d’y voir les Saints en prison, & les Evêques à la comédie.

M. l’Evêque d’Amiens (la Mothe, grand homme de bien), apprenant qu’il y avoit un bal, fit appeller à minuit, ses Grands Vicaires, & leur dit, je veux vous mener au bal ; surpris avec raison, ils lui représenterent que cette démarche lui feroit tort, il persiste, on part sur le champ ; l’étonnement de l’assemblée, quand on le vit, seroit difficile à exprimer, un morne silence succéde à la joie à laquelle on se livroit : je ne suis pas venu , dit le Prélat, pour troubler vos plaisirs ; mais je vous demande à chacun, pour les pauvres de cette ville, qui sont accablés de misere, tandis que vous vous réjouissez, autant que vous avez dépensé pour le bal . Il reçut le lendemain plus de 6000 livres d’aumône.

Le fameux satirique, Jean Barclay, Euphozm. liv. 2. c. 12. fait sans pudeur, l’histoire des ses amours, avec une femme mariée ; il dit qu’ayant su qu’elle devoit aller à la comédie, il s’y rendit, s’approcha d’elle, comme par hazard, s’assit à son côté, il se lia si bien avec elle, qu’il en vint au dernier crime. Rien , dit il, n’est plus propre que la comédie, à faire des connoissances, à former des intrigues, à faire goûter le poison de la séduction  ; cette satire qui a eu de la réputation dans son tems, passe pour un portrait fidele du monde, le peintre l’a tracé d’après son expérience.

Affiches, 15 Juin 1768. Les spectacles, qui à la mort du Dauphin ont cessé pendant vingt-six jours, sont dans l’ordre des besoins publics, nous disons comme les Romains, panem & circences ; du pain & la comédie. Paris ne peut long-tems s’en passer, sans éprouver les incovénients d’un vuide toujours dangereux pour le désœuvrement d’une jeunesse nombreuse, qui peut s’occuper plus mal, qu’en se portant au spectacle. C’est la raison qu’on donne en Italie, de la tolérance des courtisannes. Saint Augustin n’en étoit pas éloigné, (V. Collet comédie), c’est ici la même chose, les trois théatres sont trois lieux publics, qui entretiennent près de trois cents courtisannes, & en ont sous leurs aîles plus de mille ; ils sont plus dangereux que ceux d’Italie, les courtisannes actrices, sont plus séduisantes, plus exercées, mieux choisies ; elles s’étalent impunément, & dans les plus beaux jours, & se répandent par tout : on va au théatre & chez elles, on les appelle chez soi, sans craindre la police ; ces trois lieux fourmillent aussi des hommes courtisans pour les Dames, acteurs, danseurs, musiciens, ce qui n’est pas toléré en Italie.

Erasme ne croyoit pas pouvoir mieux ridiculiser les protestants, qu’en les comparant à des comédiens, & parlant d’Æcolampade, qui, comme Luther, s’étoit marié, quoique Prêtre, dit plaisamment, c’est ainsi que le réformateur veut mortifier sa chair ; on a beau dire que le lutheranisme est une chose tragique ; pour moi rien ne me paroît plus comique, ou si l’on veut, tragicomique ; le dénouement de la piéce est toujours un mariage, comme dans les comédies .

Une carraque Portugaise venant des Indes, après des orages affreux, les plus grands dangers, la perte des marchandises ; ayant enfin doublé le Cap de Bonne-Espérance, se livre à la joie, après le Te Deum on joua une belle comédie, qu’on avoit apprise & exercée depuis Goa, pour la jouer : alors la carraque étoit ouverte de tout côté ; on relacha au Bresil, elle coula à fond en arrivant au port. Voyag. de Pirard en 1610. Hist. génér. Voyez Tome 30.

Le comedien Maillard étant dans une boutique, vit passer sa femme, la salue, quelqu’un lui demanda s’il connoissoit cette jolie actrice, il répondit des obcénités sur le commerce qu’il disoit avoir eu avec elle : touchez-là, dit un homme qui ne le connoissoit pas, je puis vous en dire autant : Maillard piqué, lui dit, c’est ma femme, & mit l’épée à la main, le cavalier se défendit, le blessa légerement & le désarma. Les comédiens sont des braves peu rédoutables, il le mena chez un chirurgien, & lui dit en le quittant, souvenez-vous mon cher, de l’axiôme de la Fontaine ; quand on le sait, c’est peu de chose, quand on l’ignore, ce n’est rien . Voilà la morale du théatre, le portrait des acteurs.

On rapporte que le Pere de l’Arioste le grondoit un jour fort vivement, & fort long-tems ; l’Arioste l’écoutoit avec la plus grande attention, sans rien répondre pour se justifier : son frere lui demanda, quand son pere se fut éloigné, pourquoi il n’avoit rien répondu pour sa défense ; c’est , lui dit-il, que je travaille actuellement à une comedie, je suis a une scéne où un vieillard gronde son fils, & je veux prendre celle-ci pour modele.

M. Lagourcée, Avocat célebre du Parlement de Paris, qui plaida devant le Roi de Dannemarc, a fait jouer à Auteuil, sur le magnifique théatre du Comte de Rohan, une tragédie de sa façon, intitulée Aurelie ; les comédiens l’avoient d’abord reçue, mais n’avoient pas voulu la jouer. L’auteur l’avoit retirée, & publiée, dit-il ; il l’a fait représenter sur le théatre de société, elle y a réussi, (cela n’est pas doureux), & quoique ce fût un jour de Palais, grand nombre de Conseillers & d’Avocats préférant leur plaisir à leur fonction, s’y rendirent ; ils ont été surpris de voir la verve poétique réunie au talent de l’orateur, même à ceux de l’acteur ; car il y joua aussi très-parfaitement. Mais on n’est pas étonné qu’après avoir fait brûler l’ouvrage du sieur Huerne la Mothe, & l’avoir rayé du catalogue des Avocats, à la réquisition du bâtonnier ; on souffre qu’un Avocat compose & joue sur un théatre, & que des Magistrats courent aux spectacles.

Les papiers publics de Paris sont les seuls qui parlent des affaires du théatre comme des affaires d’État. Depuis plus de deux mille ans les gazettes de la Chine & du Japon, de la Perse ou de l’Inde, ne se sont avisées d’en parler. Ce n’est pas que leurs pieces ne vaillent les nôtres, & ne soient aussi bien représentées ; mais c’est qu’on ne croit rien dire au public qui vaille la peine de l’occuper, en lui apprenant le jour où elles ont été jouées, leur titre, intrigue, auteur, acteur, actrice, danseur, &c. Le François est le seul, qui de la frivolité, se fasse un affaire, & qui joigne à ses amusements la démangaison d’en instruire l’Europe : qu’importe à l’Europe le début de la Hus, &c. &c. &c.

On a toujours fait dire à Aristote, que le but de la tragédie est d’employer la terreur & la pitié, pour purger les passions ; doctrine que Corneille ne comprenoit pas, M. Mout, Anglois, fin du théatre, prouve qu’on s’est trompé, le mot d’aristote ne signifie pas ce que nous entendons par passion, mais infortune, calamité, ce qu’il justifie par d’autres passages. Aristote dit donc, selon lui, le but de la tragédie est de préserver les hommes des malheurs répresentés sur la scéne, en excitant la terreur & la pitié ; ce qui est intelligible & raisonnable Marmontel Poëtq. Journal sçav. Fev. 1769, traite fort bien cette idée neuve qui paroît vraie.

Dans le temple de la fortune, joli conte de M. la Dixmerie, il est dit qu’Aglaé jeune & jolie fille, & fort coquette, mais pauvre, se présente à la fortune & lui demande du bien pour faire briller ses charmes, & la route qu’il faut tenir pour y parvenir. L’oracle lui répondit : Apprens à mèsurer tes pas en cadence, à monter sur la scéne, tu auras tout, tu m’aideras à depouiller quelques favoris qui abusent de mes presents. Portrait ingenieux des actrices & des gens riches qui les entretiennent.

Beaux vers de M. Thomas sur la volupté.

Vois ces spectres, Dorés, s’avancer à pas lents,
Traîner d’un corps usé les restes Chancelants,
Et sur un front jauni qu’a ridé la molesse,
Étaler à trente ans leur precoce vieillesse,
C’est la main du plaisir qui creusa leur Tombeau,
Et bienfaiteur du monde, il devient leur bourreau.

Dans une fable intitulée le Fol, La Fontaine place un homme dans une loge de comédie, qui se croit un Dieu, & s’imagine gouverner l’univers du fonds de sa loge ; tout le monde se mocque de lui voici la réflexion de l’Auteur.

Ami Lecteur en sçais tu la raison,
Ce que l’on aperçoit de sa folie extrême,
Mon cher Lecteur vous vous trompez vous même,
C’est que ce fou logeoit aux petites maisons,

Rien de si sot que nos petits-maîtres, & nos amateurs de comédie, rien de si ridicule que leur persiflage. L’ennui profond d’une ame sterile perce à travers leur rire d’étiquete ; empoisonnés dans un cercle d’intrigues qui les dégradent, ils vieillissent en pirouétent. On a voulu quelquefois leur prêter des vertus & de la probité ; c’est là-dessus qu’on peut dire : Quand les vertus sont gardées par la folie & le vice, il est aisé de corrompre les sentinelles.

Dans un Vaudeville de l’opera comique le jugement de Pâris, Junon pour obtenir le prix de la beauté, offre de l’or à Pâris, pour le corrompre. Ce métail, dit-on, est tout-puissant sur la terre, il fait réussir les choses les plus difficiles, on ajoute pour rencherir. Mais ce n’est rien que tout cela ; son pouvoir va jusqu’à seduire les actrices de l’opera.

l’avanture de Simon le magicien, (rapportée par divers auteurs ecclésiastiques ; Hegesipe, Clement, Justin, &c.) arriva au théatre. C’étoit sa place, elle fut d’abord comique : ou si l’on veut une scéne d’opéra ; où l’on est enlevé dans les airs par des cordes ; mais elle devint tragique pour la N. lorsque la corde se rompit, & Junon, au lieu de monter au Ciel ; se cassa la tête. Un jour que Simon étoit au théatre il envoya enlever St. Pierre, qui n’y étoit assurement pas, & se le fit ammener pour le combattre. Ce mauvais Chrétien pour prouver ses erreurs par un miracle promit de voler comme les oiseaux ; il fut en effet enlevé dans les airs par le Démon, auquel il s’étoit donné & s’écrioit, Je m’en vai au ciel parmi les Dieux d’où je vous ferai mille biens. Pierre pria Dieu de le faire abandonner du Demon, non pour le perdre ; mais pour le faire rentrer en lui-même, & désabuser le péuple, que ce nouveau spectacle étonnoit. Sa priere fut exaucée, Simon tomba aussi-tôt, se brisa aussi-tôt les bras & les jambes, il falut l’emporter. Le peuple qui l’admiroit se mocqua de lui, Plusieurs se convertirent. Les constitutions Apostoliques, atribuées à St. Clement ; mais que l’on croit du troisiéme siécle, qui quoique avec bien de défauts ne sont pas sans mérite, parlent souvent du théatre. l. 1. c. 7. 8. l. 2. c. 65. 66. Ad ludos Græcrum curris, ad theatrum properas. Sermones theatri, fidem & mores evertunt, mortem afferunt. Fuge theatrum spectacula diabolica, de his Jeremias 15. non sedi cum concilio ludentium. Job 31. Licum irritoribus ambulavi. & Psalm. non sedi eum concilio vanitatis, & cum iniqua gerentibus non introibo. Quand un payen se convertissoit, aussi-tôt dit St. Jerôme, non furoribus circi, non sanguine arenæ, non theatri luxuriâ ducebatur. Credit in Deum.

St. Chrisostôme pour faire sentir le crime des irreverances dans l’Eglise les compare à ce qui se passe au théatre. A quoi pensez vous, lorsque sans pudeur vous courez, riez, parlez dans nos Temples, interrompant les Fidéles dans leurs priéres, & les Prêtres dans leurs fonctions ? Nos Autels sont-ils des théatres ? Nos Sacrifices sont-ils des jeux, nos Mistéres des fables ? Nos cérémonies de vaines dècorations, nos cantiques des chansons prophanes, nos sermons un étalage de bel esprt pour gagner les suffrages ? Ne venez-vous à l’Office que comme au spectacle pour votre divertissement ? An ad theatrum pergis ; numquid ista theatrica sunt ? Ce n’est pas seulement le langage de tous les Peres, de tous les Prédicateurs, de tous les gens de bien, c’est celui de tout le monde. Ce ton de mépris est un proverbe, c’est un comédien, il joue la comédie, allez vous à la comédie ?

Rochon de Chabanne, dans la préface de la comédie pastorale Hilas & Silvie, tache de se justifier sur les équivoques, que quelque spectateur, bien delicat sans doute , dit pieusement, le Mercure Février 1769, lui ont souvent réproché. Si l’on veut des comédies, dit l’auteur, qu’on n’ôte pas aux poëtes les moyens d’être gais , & l’équivoque est un des plus surs. Quel mal fait une plaisenterie si elle est gayée ? Les gens instruits levent le voile, la jeune fille le laisse, tout le monde est content. Le Mercure ajoute sur un autre livre, le théatre grand chemin de l’enfer . L’auteur de ce livre montre plus d’humeur que de raison. Le théatre, selon lui, est l’école du vice ; les auteurs & acteurs des corrupteurs des hommes, des instrumens du Diable, le théatre Anglois est plein d’indécence, de mauvaise morale ; la vie des auteurs, acteurs & actrices très-déréglée. Le Mercure n’est pas de la morale sévére. Cet ouvrage est bien écrit, & trop véridique pour lui plaire.

Racine fut long-tems amoureux de la Chammellé. Il faisoit des rolles exprès pour elle ; c’est l’usage de presque tous les auteurs, soit pour plaire aux actrices leurs maîtreises, soit dans l’espérance que ce qui sera analogue au caractère des acteurs sera mieux representé. Moliere en faisoit pour sa femme, Voitaire pour la niéce, Racine, qui étoit naturellement acteur, exerçoit sa maîtresse, & en fit la plus grande actrice de son tems. Elle fut célébrée par Boileau & par la Fontaine ; elle n’en fut pas moins infidéle, naturam expellas furcâ, tamen usque recurrit . Elle quitta son amant, & son maître pour M. Clermont Tonnerre. On badina sur ces trois mots le Tonnerre a arraché la Racine du Champ-mêlé. Racine étoit malin & caustique, qu’on lise ses Lettres contre Port-Royal, & on verra le sel le plus piquant. Il y a quantité d’anecdotes. Son fils mit au feu un très-grand nombre de ses épigrammes mordantes : le succès bon ou mauvais de ses piéces en a beaucoup fourni ; les Plaideurs sont une satire. Il ne valoit pas mieux que les autres, mais il se convertit sincerement.

Rousseau  Let. 16. excuse la comédie à l’ordinaire par la différence de l’ancien & du nouveau théatre. Il ajoute, j’ai vû des écrivains très graves de part & d’autre, dont aucun n’a jamais approché du but, sans en excepter Bossuet, tout grand homme qu’il est. Rousseau fait la leçon à Bossuet en matiere de doctrine ! Risum teneatis amici ! Il faut être comédien pour penser & parler si comiquement, dans la dispute de Racine avec Nicole. M. Arnaud quoique fort irrité, ne peut s’empêcher de convenir, que Nicole avoit pris le change, que ce n’est point à l’art qu’on doit faire le procès, mais à l’ouvrier qui péche contre le but & l’intention de l’art. V. Lett. de Racine dans Boileau. Dans la vie de Racine, son fils parle differemment.

Le Mercure 8bre. 1770. p. 100. & seq. veut que les Pantomimes soient très-utiles, non pour enseigner les regles de la vertu, ils ne parlent point ; mais pour amuser une multitude de spectateurs dans les Fêtes publiques ; qui ne pouvant pas entendre, pensent voir de fort loin, (la finesse du geste, du coup d’œil, des traits du visage, &c. ne vont pas plus loin ni si loin que le son, ce n’est peut-être que de gros Lazzis ;) on ne connoît pas les grandes ressources du génie pantomime, on peut en faire un spectacle intéressant, (il faudroit être fort habile pour en faire autre chose que de l’amusement,) il est vrai qu’il veut le faire accompagner d’une musique de génie représentative, & très expressive ; car les airs, dit-il, ne sont que l’expression d’une passion cachée, il faut en représenter le motif & la cause, ce qui met dans la nécessité d’un recitatif joué par le pantomime, ce qui eut ramené non les paroles, mais seulement, & même rarement le sentiment. Il est impossible que la musique la plus parfaite forme des conversations même avec les gestes de l’acteur, quoiqu’à la vérité l’un aidât à l’autre, lui donnât de l’énergie, en fit un meilleur tableau, car tous les deux sont pittoresque, il faudroit doubler l’orchestre pour faire entendre de plus loin ; aussi les Romains avoient dans leurs amphitéatres vingt & trente mille personnes, je ne sache pas qu’ils aient jamais employé la musique pour aider les pantomimes, ni qu’ils aient connu ces musiques pittoresques, telles qu’on les entend, encore moins telles qu’on les voudroit, qui même sont impossibles. Le pittoresque de la musique ne forme qu’un tableau des mouvements de l’ame, jamais des conversations ni des idées spirituelles de la poésie, des regles, des axiômes, &c.

L’Académie de Parme distribue plusieurs prix, elle a donné en 1770, pour prix de l’architecture, le plan d’un théatre magnifique, propre à toute sorte de représentations, qui réunisse les différences parties de la distribution, & décoration antérieure & extérieure, la forme & les dimensions de l’orchestre, des loges, de l’amphthéatre, pour les changements de scéne, la pompe de la représentation dans toutes sortes de drames liriques, tragiques & comiques ; tout le théatre est mis sur le trône littéraire.

Le Pornographe & le Minographe, deux ouvrages ingénieux, singuliers paradoxes. Le premier sur le Publicisme des femmes, le second, sur la réforme du théatre, a sa maniere ; il ne parle pas de supprimer le théatre, seul moyen de les réformer ; mais seulement de suprimer la profession des comédiens, & de leur substituer des jeunes gens de l’un & de l’autre sexe, pour lesquels la déclamation seroit un exercice libre & honorable, qu’ils pourroient cultiver sans renoncer à leurs emplois, Magistrat, Avocat, Officier, Marchand, &c. C’est une chimère ils ne s’acquireroient bien de l’un ni de l’autre, sur-tout de l’emploi serieux & utile, ou ils renonceroient aux autres emplois pour ne s’occuper que du théatre ; & voilà la profession dominante : ce livre est en forme de lettre, sous envelope, comme le premier, d’une intrigue de quelques actrices qui corrompent un homme vertueux. Rien la que de très-commun, il est rempli d’érudition & l’esprit, dans une foule de citations & de notes.

Revel & Francœur, directeur de l’opéra, s’étant retirés, plusieurs compagnies se sont présentées pour en avoir la direction ; c’est en effet un objet de commerce très-lucratif, les grands Seigneurs y sont intéressés comme dans les compagnies des Indes Orientales ou Occidentales. Le Breton connu par ses talents éminents & utiles au public ; car il batoit la mesure à l’orchestre, a eu la préférance, en 1766, en société avec Triat, domestique du Prince de Conti. Les acteurs & actrices qui ne veulent de directeur que Venus & Plutus, s’étoient réunis pour demander l’administration de leur tripot, comme les comédiens François ont celle de leurs affaires, & pour cela ils avoient déposé six cent mille livres pour cautionnement ; (qui le croiroit, une troupe de gueux qui n’auroient pas du pain chez eux,) mais malgré les charmes des actrices, & ceux de leur argent, un reste d’amour du bon ordre l’a emporté : l’expérience des acteurs de l’Hôtel de la comédie Françoise & Italienne, livrés à leur propre direction, a fait tout craindre pour l’opéra. On a laissé les actrices à la direction de leurs amans ; mais pour récompenser les importants services que l’opéra rend au public, Francœur a eu dix mille livres de pension de retraite, & Revel six mille, comme de bons officiers couverts de blessures, après quarante ans de service. Il pleut de l’or dans ce lieu enchanté, comme dans la tour de Danaë. Un seul bal de l’opéra, en 1770, rapporta douze mille livres de profit au directeur ; ceux des trois jours gras valurent quarante mille livres : les François ont-ils droit de se plaindre des impôts, il n’en est point de plus onéreux que les spactacles ; s’ils peuvent tant donner à leur plaisir, doivent-ils se réfuser aux besoins de l’État, & n’est-ce pas une invitation à ce ministere ?. Les peuples ne sont pas si pauvres qu’ils veulent le faire entendre : pour juger de leur faculté, faites faire un dépouillement de recette générale, ce seroit bien pis si on pouvoit en faire un du livre de la recette particuliere, des acteurs & des actrices.

Il faut être entousiasmé du théatre, jusqu’au délire, pour donner de soi-même l’idée qu’en donne Marmontel, Préface de Cléopatre. Ce n’est pas pour acquerir de la gloire qu’il s’est engagé dans la carriere théatrale ; ce n’est pas par intérêt, ce n’est pas par libertinage : le metier d’auteur dramatique, tout glorieux, tout lucratif, tout licencieux qu’il est n’a d’attrait pour la grande ame du Prince, Marmontel, qu’autant qu’il lui procure la facilité d’être utile à l’humanité ; (la Réligion & la vertu sont autre chose) il desire de rendre ses semblables meilleurs ; (le théatre y réussit mieux que la Réligion & la vertu) mettez dans l’alambic un gascon, un poëte, un déiste, en voilà le résultat.

Pour bien juger si un acteur jouë bien juste, il faut, dit on, se boucher les oreilles, & ne faire attention qu’à son jeu. Ne peut-on pas dire aussi, il faudroit fermer les yeux, & n’ouvrir que les oreilles ; l’un & l’autre est vrai, & faux à divers égards : le pas pantomime ne rend que la moitié de l’action ; on sent bien mieux quand on entend les paroles, si les gestes, les mouvements, l’attitude, les yeux, la phisionomie rendent la pensée & les sentiments ; combien de tableaux de nuance perdus ou incertains, si la parole ne donnne le mot de l’énigme, aussi le ton, l’inflexion de la voix, la lenteur & la rapidité de la diction ajoutent les traits les plus vifs, ce sont les couleurs de l’oreille, pour ainsi dire. Un aveugle sera plus affecté d’une bonne piece, qu’un sourd ne le seroit d’une bonne gesticulation ; l’aveugle ne seroit pas blessé du défaut du Costumé, de la décoration, des habits mesquins, de la laideur des actrices, qui défigurent une piece ; mais aussi seroit-il privé de l’agrément qui résulte de la perfection de toutes ces choses, dont l’assemblage forme l’illusion & le plaisir, quand elles sont bien assorcies, & par conséquent le danger pour les bonnes mœurs.

Duperron de Castera, donna, il y a quelques années, la traduction de plusieurs pieces du théatre Espagnol, il ne réussit pas ; M. Linguet crut pouvoir hazarder une nouvelle traduction du théatre Espagnol, il a mérité de réussir, sa traduction est bien faite, & il traite judicieusement plusieurs questions dramatiques ; il y a quelques pieces fort longues, (c’est le goût des Castillans) prises de Lopez de Vega, de Calderon, de Guillaume Castro & de quelques autres moins célebres : Lopez de Vega est comme Hardi parmi nous, qui composa huit cents pieces de théatre, il en a donné plus de deux mille ; on appelle ses œuvres, par une fanfaronnade de Castille, l’Océan Dramatique, & il est impossible qu’un si grand nombre de poëmes soient bons ; mais ils sont meilleurs que ceux de notre Hardi. Calderon moins fécond, mais fort supérieur à Lopez, est le Corneille de l’Espagne, selon nous, & selon le langage de Madrid : Corneille est le Calderon de France ; ils étoient contemporains. Ces deux auteurs traiterent le sujet d’Heraclius, à peu près dans le même tems ; long-tems après, quand ces deux pieces furent imprimées, les curieux qui les comparerent, les trouverent si semblables, qu’on mit en problême, quel avoit été le plagiaire de l’autre ? Le Pere Tournemine Jésuite, entousiasmé de Corneille, écrivit en Espagne pour savoir en quelle année Calderon avoit composé sa piece, & s’il étoit venu en France ; on ne se souvint pas de l’année de la composition, mais on lui apprit celle de l’impression, après 1647, que l’Heraclius de Corneille fut joué ; mais avant son impression, on lui marqua que Calderon étoit venu à Paris, y avoit fait des vers à l’honneur d’Anne d’Autriche, qu’il avoit pu voir représenter, & avoir retenu plusieurs traits de Corneille. C’est à peu près la question que fit Augoite à un étranger qui lui ressembloit extrêmement : votre mere est-elle venue à Rome ? Non, répondit-il, mais mon pere y est venu souvent. Ce plagiat n’a jamais été éclairci.

On dit communément que la France est redevable à l’Italie de la renaissance des lettres, sur-tout de son théatre, que nos poëtes sont les éleves des Dantes ; des Petrarque, de l’Arioste, du Tasse, & notre théatre du théatre Italien M Linguet croit que l’on se trompe ; c’est l’Espagne qui l’a formé. Les deux Corneilles, Moliere même qu’on dit si originaux, lui doivent leurs meilleures pieces. Le Cid, les Femmes savantes, les Précieuses ridicules, la Chasse d’Henri IV, & cent autres à qui on a fait passer les pirennées, aussi bien que le burlesque Scarron, lui doit les siennes, & malgré le flegme Espagnol, & la vivacité Françoise, elles se ressemblent plus que les Italiennes. Catherine de Médicis & le Cardinal Mazarin ont fait venir des troupes Italiennes à Paris ; personne n’y a fait venir des troupes Espagnoles, cependant les Italiens ne se sont jamais francisés, ils n’ont jamais pris le goût de la nation, ni la nation le leur ; ils ont toujours fait corps à part, & quoiqu’ils parlent François, ce sont deux spectacles toujours différents, qui n’ont pu s’incorporer, ni se fondre l’un dans l’autre. On n’a point puisé chez l’Italien, qu’y a-t-il à prendre ? Leurs pieces sont si simples. si courtes, si monotones, pleines de lazzis, & non de choses. Les pieces Espagnoles sont très longues, très-remplies très-intriguées, c’est un fond inépuisable, dont il est aisé de tirer parti ; nos maîtres l’ont fait cent fois sans s’en venter, & n’ont eu garde de faire connoître les mines abondantes où ils trouvoient leurs trésors. Scarron a été plus sincere, mais il en a dégoûté par son mauvais choix, & par ses sottises burlesques, dont ils les a défigurées. Les drames Espagnols ont un grand avantage sur les nôtres, les mœurs & la Réligion y sont toujours respectées, & si elles ne suivent pas les regles que prescrit Aristote, qui ne sont que de fantaisie quoiqu’en disent les amateurs, du moins ils suivent celles de la décence, dont un chrétien ne doit pas s’écarter.

Le génie Espagnol plus fécond, plus profond, plus varié que le nôtre, a formé la littérature Française, Lamusa à instruit Lingendes & Bourdaloue, Sainte Therese, Louis de Grenade, Alvares, sont les modeles des livres de dévotion : Suares, Vasques ont été les premiers théologiens des derniers siécles : François Xavier le guide des Apôtres : Ignace des fondateurs d’Ordre : Ximenes des Richelieu & des Mazarin. Dom-Quichotte est le plus beau des Romans, & tous les autres viennent de la Chevalerie Espagnole. Voiture, Balsac, Benserade qui furent l’aurore du beau jour du siécle de Louis XIV, étoient plus Espagnols que François ; sur-tout le théatre François doit au théatre Espagnol ses plus belles pieces, & tout ce qu’il a de sublime, de noble, de grand dans la tragédie, & de bien peint dans la comédie ; mais il ne lui doit pas les farces des tabarins.

Le Marquis d’Argens, homme d’esprit & de condition, a donné des Mémoires de sa vie ; c’est un détail du libertinage de sa jeunesse, bien différent des confessions de Saint Augustin. Il eût pu n’en pas faire la confidence au public, & ne pas donner une idée si peu favorable de sa personne. Ses intrigues sans nombre, sont presque toutes avec des actrices ; ce sont les héroïnes de Paphos : son imagination & sa plume ne pouvoient choisir de plus vaste champ ; il fait leur histoire avec la sienne, & celle de plusieurs personnes distinguées, aussi libertines que lui, qui, comme lui fréquentoient le théatre, & ne pouvoient manquer de fournir bien des aventures : ses folies quoiqu’innombrales & très-variées, n’ont rien que de vraisemblable. Des pilotes aussi habiles que le font les actrices, font voguer le vaisseau sur la mer la plus orageuse, & le brisent à mille écueils. Son style aisé, naïf, mais noble & poli anonce un homme de condition, & fait gemir de ses égarements ; il a fait bien de voyages, il a trouvé la nation des comédiens répandue par toute la terre, par-tout semblable à elle-même, par-tout des acteurs débauchés, & des actrices comodes, agacentes, séduisantes, corrompues, qui l’ont enfin ruiné, brouillé avec sa famille, fait battre avec ses amis, l’ont abandonné pour d’autres amans, comme elles en avoient abandonné d’autres pour lui : par-tout, elles l’ont débarrassé de sa bourse, ont dérangé ses affaires, empêché sa fortune, troublé son répos, altéré sa santé, detourné de ses devoirs, perdu son ame ; il se montre cent fois au désespoir de ses désordres, changeant de conduite, voulant se convertir, embrassant un état, résolu d’en remplir les devoirs ; mais bien-tôt rentrainé, plongé plus que jamais dans l’abîme du libertinage, par les a traits & les artifices, ou plutôt par les fourberies, les piéges, l’hipocrisie de ces malheureuses, trop commun instrument de la perte de la jeunesse, & même de tous les âges ; car il a trouvé cent fois en son chemin, des gens d’un âge avancé, enfants de cent ants, d’une conduite insensée, dont le théatre causoit le délire ; il en a trouvé de tous les états, des Magistrats qui alloient y oublier le peu qu’ils savoient dé jurisprudence, & le peu qu’ils avoient d’intégrité ; des étudians qu’il empêche de rien apprendre ; des militaires dont il amortit le courage, énerve les forces ; blesse le corps des ecclésiastiques qui y prophanent la sainteté de leur état, tantôt osant passer du théatre à l’autel, tantôt quittant l’autel pour le théatre, oubliant le breviaire aux pieds d’une actrice. Le Marquis d’Argens a été Avocat-général au Parlement d’Aix, y a traité les plus importantes affaires, entr’autres la grande affaire du Pere Girard & de la Cadiere, il avoue de bonne foi que le Pere Girard étoit un homme de bien, un homme de mérite, un homme à talent, très-innocent, & incapable des crimes qu’on lui imputoit ; mais que la vanité qui lui inspira le succès de la direction, & l’éclat du ministère, le rendit d’abord crédule comme un enfant, & enfin la dupe d’une pénitente plus vaine, plus fine, plus méchante que lui ; qui, d’abord par jalousie, ensuite par la suggestion des ennemis des Jésuites, joua la comédie pour le perdre, & ne craignit pas de se décrier elle-même, par de faux crimes qu’elle eût du cacher pour son propre honneur, quand ils auroient été véritables ; pour satisfaire sa haine en décriant un Directeur, qui ayant connu, mais trop tard, la fourberie, lui retira son estime & sa confiance : la Cadiere étoit une sorte d’actrice par son libertinage, sa feinte piété, son talent à jouer toute sorte de rôle ; & le Pere Girard trop facile, qui d’abord la crut une sainte, fut le jouer de sa malice, & l’ayant démasquée à contre-tems & sans précaution, devint la victime de son ressentiment. C’est l’idée que donne, de cet événement comique & tragique, l’Avocat général, qui l’a le mieux connu, & dont la sincérité lui fait le procès à lui-même sur ses désordres, dans un tems où depuis plusieurs années la passion & la cabale avoit quitté la plume & le burin.

Tel est encore le jugement du sieur Richer, continuateur des Causes célebres ; de Guiot de Pytaval, tom. 2. uniquement consacré à ce fameux procès. Voici l’extrait qu’en donne le Mercure, Février 1772. M. Richer a su apprécier les faits de cette cause singuliere, & en a sagement écarté les sornetteries & le sortilége qu’on y avoit répandu. L’accusation de magie étoit ridicule, celle de libertinage ne l’étoit peut-être pas moins. L’amour n’étoit pas le foible de ce Jésuite, qui avoit alors plus de cinquante ans ; son plus grand crime fut d’être en bute à une cabale qui ne savoit point pardonner, & d’avoir eu la foiblesse de prêter l’oreille aux prétendus miracles de la pénitente, dont la réputation de sainteté, augmentoit celle du directeur : aussi le Parlement d’Aix jugea que le seul dénouement que l’on devoit donner à cette cause ridicule, qui pouvoit devenir funeste, étoit de mettre les parties hors de cour & de procès . Il se trompe sur ce point, l’Arrêt relaxa le Pere Girard, condamna la Cadiere. Dans une accusation capitale, comme celle-là, on ne met pas hors de cour & de procès. Le Mercure connoît peu la Jurisprudence : Qui liberat notat.