(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre III. De la Fable Tragique. » pp. 39-63
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre III. De la Fable Tragique. » pp. 39-63

Chapitre III.

De la Fable Tragique.

L a Fable, où le sujet d’un Poéme dramatique, s’entend assez sans définition. Nous ne répéterons point ici ce que tant d’Auteurs ont écrit sur les sujets propres à la Tragédie, sur ceux que le Poéte invente, & sur ceux qu’il tire de la Fable où de l’Histoire, sur les changemens qu’il peut faire aux uns & aux autres, soit en retranchant des événemens, soit en y en ajoutant. Les jeunes gens trouveront tous ces points traités avec soin, dans la Poétique d’Aristote, dans la pratique du Théâtre de l’Abbé d’Aubignac, dans les discours Préliminaires du Pere Brumoy, &c. Nous ne nous proposons ici de parler que des fautes qui se commettent de nos iours, contre quelques parties du plan, où de la Fable Tragique. Telles sont l’exposition, l’intrigue, la catastrophe. Nous y ajouterons quelques réflexions sur les choses possibles, qui ne doivent point entrer dans cette Fable, parce qu’elles n’ont pas une vraisemblance assez marquée. Nous faisons le plus grand cas, comme on a pu le voir, dans le Chapitre précédent, de l’Auteur de Zaïre ; nous savons même que cette haute idée que nous avons de lui, est commune à tous ceux qui ont quelques connoissances, & quelque ombre de goût ; mais une estime aveugle lui feroit peu d’honneur. Sa Zaïre a de grandes beautés, puisque malgré un grand nombre de fautes essentielles, elle enlève encore tous les suffrages. Celles que nous avons à reprendre ne regardent que l’exposition.

Fatime ouvre la Scène, en rappellant à Zaïre, ses sentimens passés pour la Religion Chrétienne. Elle voit avec surprise, que la joie succéde, dans l’ame de son élève, à la douleur & à l’affliction ; qu’elle ne pense plus à la France, où le beau sexe jouit de la plus brillante destinée, & semble lui préférer la prison & l’esclavage. Zaïre répond qu’elle s’accoutume de plus en plus à son état, qu’elle ne connoît que le Jourdain & Orosmane, que le reste est pour elle un vain songe. Vous avez donc oublié aussi Nérestan, reprend Fatime ; la gloire qu’il s’acquît dans les combats contre les Sarasins, la liberté qu’il a obtenue sur sa parole, d’aller chercher nos rançons ? Il n’est plus aux yeux de Zaïre, qu’un Etranger, qu’un Captif qui a tout promis, pour rompre ses chaînes, & qui ne peut rien tenir. Mais quand il reviendroit, tout est changé, il n’est plus tems. Elle apprend alors à Fatime, qui a été absente quelques mois, qu’elle aime le Soudan, qu’il l’aime aussi, & qu’il doit l’épouser. Celle-ci l’en félicite, & lui souhaite un bonheur parfait. Elle demande seulement si ce bonheur n’est pas altéré par le souvenir de la Foi de ses Peres. Sais-je, réplique Zaïre, ce que j’ai été, & ce que je suis ? Connois-je mes parens ? Vous êtes née Chrétienne, dit Fatime, cette Croix que vous portez, & dont je vous ai souvent parée, en est la preuve.

Zaïre soutient qu’elle est Musulmanne dès l’enfance, que c’est de cet âge & des lieux qu’on tient sa créance. Néanmoins, ajoute-t-elle, cette Croix m’a quelquefois inspiré du respect & de l’effroi. Nérestan, dans ses entretiens, me l’a souvent fait chérir ; mais j’aime Orosmane, il règne seul sur mon cœur. J’ai tout oublié. Elle peint à Fatime la bonne grace, les exploits, le pouvoir d’Orosmane, & ne veut l’aimer que pour lui-même. Il se fait entendre, & Zaïre qui ne l’a pas vu depuis deux jours, en est charmée. Son cœur vole au-devant de lui. Orosmane lui marque toute la violence de son amour, lui déclare la résolution où il est de l’épouser, au mépris des Loix de sa Nation, & de ne la point gêner par une garde injurieuse. Il ajoute qu’il ne veut devoir son bonheur qu’à un retour de tendresse égale à la sienne. Vous êtes le plus heureux mortel, interrompt-elle, si votre bonheur dépend de ce retour.

On apprend à Orosmane, que l’Esclave Chrétien, qu’il avoit laissé partir sur sa parole, est revenu. Pourquoi n’est-il pas entré, dit le Soudan ? Un Roi doit être accessible à tout le monde. Nérestan paroît, & annonce au Sultan qu’il apporte la rançon de Zaïre, de Fatime & de dix Chevaliers ; mais que sa fortune épuisée, l’oblige de reprendre les fers dont il les délivre. Orosmane lui rend son argent, y joint de grandes largesses, & quatre-vingt-dix autres Chevaliers, mais il retient Zaïre & Lusignan, que personne ne pourra lui enlever qu’avec la vie. Nérestan le fait ressouvenir qu’il avoit promis de les lui remettre. Ce prince lui réplique qu’il veut les garder, & lui ordonne de quitter ses Etats avant le lever du Soleil. Il renvoye ensuite Zaïre dans le Sérail, pour y commander en Sultane. En sortant avant elle, Nérestan lui avoit jetté un regard, où sa douleur étoit peinte. Orosmane en devient jaloux, puis il condamne cette foiblesse, rend justice à Zaïre, & sort pour aller penser une heure aux affaires de l’État.

Voilà un extrait fidèle de l’exposition de ce Poéme. Les Interlocuteurs de ce premier Acte, sont enveloppés d’un nuage épais, qui laisse entrevoir avec peine leur état, & les raisons qui les font agir. Considérons-les comme personnages ; nous analiserons ensuite leurs caractères.

Fatime est une esclave éloignée de Zaïre depuis deux mois, qui se retrouve auprès d’elle sans dire un mot de la cause de son absence, ni de celle de son retour ; si elle est la gouvernante de Zaïre, pour quoi en a-t-elle été si longtems séparée ? Si elle ne l’est pas, que fait-elle donc auprès de Zaïre, qui n’est, elle-même, qu’une Esclave confondue avec les autres ? Il y a pourtant lieu de présumer que Fatime est chargée d’en prendre soin.

La surprise où elle est, de voir Zaïre si changée, étoit une raison toute simple d’entrer en matiere, sans parler d’absence. D’un autre côté, Fatime est Chrétienne, & il n’est pas dans les mœurs Turques, de confier des enfans qu’ils ne manquent jamais de faire élever dans leur Religion, à des Esclaves Chrétiens. Quel rôle joue-t-elle donc auprès de Zaïre ? Il est visible que c’est celui dont le Poëte a eu besoin.

Fatime est une femme du commun, qui peut avoir entendu parler des combats des Chrétiens, contre les Infidèles : mais comment sait-elle que Nérestan s’y est distingué, & ne sait-elle pas qui il est ?

Il y a des choses que le vulgaire doit ignorer. S’il en est instruit, l’art doit indiquer comment il les a aprises. L’état de ce personnage, n’est pas bien constaté. Il ne paroît donc pas ce qu’il doit être.

Du berceau, Zaïre fut conduite en esclavage, après la prise de Cæsarée ; fille de Lusignan, elle fut sans doute trouvée dans son Palais. En ce cas, quelque confusion qu’on suppose dans une Ville prise d’assaut, le Soudan avoit trop d’intérêt à se rendre maître de Lusignan & de toute sa famille, pour qu’il n’eût pas donné les ordres les plus précis à cet égard. Depuis son esclavage, Nérestan avoit eu quelques entretiens avec elle, lui avoit parlé de cette croix, qu’elle portoit, & avoit dû la reconnoître à ce bijou, dont il avoit été paré lui-même. Il n’est donc pas vraisemblable que Nérestan n’ait pas sçu que Zaïre étoit sa sœur, qu’elle étoit de la famille des Lusignans, & ne lui en ait jamais parlé.

Zaïre étoit élevée dans la Loi Mahométane, par une Esclave Chrétienne ; nous avons déja dit que cela étoit absurde : ainsi ce personnage est, on ne peut pas moins, dans la vraisemblance Théâtrale.

Je ne parlerai point ici d’Orosmane, ce que j’ai à en dire, ne regardant que son caractere.

Je n’ai jamais vu de personnage si singulier que celui de Nérestan. Selon Fatime, il étoit en âge de porter les armes ; il avoit acquis beaucoup de gloire dans divers combats contre les Infidèles. Selon Nérestan, il n’étoit esclave que depuis que Cæsarée étoit tombée au pouvoir du Soudan ; & dans ce tems malheureux, il étoit dans le bas âge.

                            …… Cæsarée en cendre.
Sont les premiers objets, sont les premiers revers,
Qui frapperent mes yeux à peine encore ouverts.
Je sortois du berceau.

S’il sortoit du berceau, il n’avoit pu acquérir de la gloire dans les combats, dont parle Fatime. S’il s’y est distingué, comme elle le dit, il ne sortoit pas du berceau. Lequel croire de Fatime ou de lui ? Croyons Fatime pour un moment, s’il s’étoit distingué dans les guerres précédentes, il avoit au moins treize à quatorze ans ; il avoit donc connu son pere, il l’avoit vu mettre dans les fers ; depuis sa captivité, il ne le connoissoit plus ! Sans doute il avoit eu une de ces maladies qui ôtent la mémoire de ce qu’on a vu & de ce qu’on a fait ! Je ne crois pas qu’il soit possible de concilier de pareilles contradictions. Ce n’est pas tout : Nérestan parti pour la France depuis deux ans, y a recueilli la rançon de Zaïre, de Luzignan, & de dix Chevaliers Chrétiens ; il arrive tout-à-coup, entre au Sérail, & somme Orosmane de lui rendre les Captifs. Il n’y a aucune Nation, dont les mœurs permettent une conduite si cavaliere auprès des Souverains : reconnoit-on là le cérémonial des Potentats d’Asie ? Ont-ils jamais donné une pareille audience ? Il est vrai qu’Orosmane dit :

En tout tems, en tous lieux, sans manquer de respect,

Chacun peut désormais jouir de mon aspect.7

Mais cet ordre qu’il donne à l’occasion de Nérestan, il ne l’avoit pas encore donné, comme ce désormais le prouve ; ainsi Nérestan agit sans raison & sans égard pour les mœurs & pour la dignité du Soudan. Voilà donc trois personnages de cet acte, dont deux sont principaux, qui ne savent ni ce qu’ils font, ni pourquoi ils le font. Leurs caractères ne sont pas mieux soutenus.

Fatime marque à Zaïre que la joie & les nouveaux sentimens que le Sérail lui inspire, lui causent à elle-même de l’étonnement. Elle y mêle des reproches & des conseils, qui tendent à faire ressouvenir Zaïre de sa Religion, de l’état où elle est réduite, & de ce qu’on fait pour elle. Cela est dans l’ordre ; mais cette jeune beauté lui a-t-elle appris la cause de ce changement, & les espérances qu’elle a conçues ? Loin que cette confidence aigrisse la gouvernante, elle entre dans ses vues ; elle est flattée de l’hymen que lui propose le Soudan ; elle l’en félicite, & lui rend d’avance l’hommage de sa soumission. On diroit envain que le caractère de ces sortes de gens change à l’aspect d’une plus brillante fortune. L’intérêt de la Religion l’emporte toujours en eux sur tout autre motif, & cet intérêt n’a jamais plus de force que sur le vulgaire. Il y a donc une disparate sensible dans le caractère de Fatime.

Nérestan est un Chrétien, qui ne sait ni ce qu’il est, ni à qui il appartient : s’il ne sait pas ce qu’il est, sur quel fondement promet-il la rançon de l’héritier du Trône à Orosmane ? N’a-t-il pas l’air d’un jeune étourdi, qui promet au hasard de ne rien tenir ? N’importe, le succès a passé son espérance ; il revient avec toutes les rançons, & dit à Orosmane :

Mais graces à mes soins, quand leur chaîne est brisée,
A t’en payer le prix, ma fortune épuisée ;
Je ne le cèle pas, m’ôte l’espoir heureux,
De faire ici pour moi, ce que j’ai fait pour eux.
Une pauvreté noble est tout ce qui me reste.
…… Je viens me mettre en ton pouvoir……

Où a-t-il pris cette fortune, puisqu’il ne connoissoit point sa famille ? Un homme qui n’avoit rien, nous dit que sa fortune est épuisée !

Zaïre esclave dès l’enfance, ignorant qu’elle fût faite pour un meilleur sort, est supposée avoir mené une vie triste, s’être abandonnée à une profonde douleur, s’être nourrie d’amertume & de larmes. A-t-on jamais vu un tel chagrin dans les enfans ? Elle a succé les principes de la Loi de Mahomet avec le lait. Cependant sa gouvernante lui parloit sans cesse de la foi de ses peres ; elle est Chrétienne où Musulmane au gré du Poëte. Voyons si le caractère du Soudan est mieux soutenu.

Ce prince renvoie en France un esclave, absolument privé de toute ressource, sur la promesse qu’il lui rapportera la rançon de douze Chrétiens, au nombre desquels il met Luzignan. N’auroit-il pas dû rire d’une pareille proposition ? Il accorde tout : on lui apporte ces rançons ; alors il s’avise de vouloir garder Luzignan ; il se ressouvient qu’il a des droits au Trône, & que ces droits sont un crime.

Il connoissoit bien peu ses intérêts, quand il promit de le rendre, ou il avoit fait de grands progrès dans la politique, depuis le départ de Nérestan ! Il n’avoit pourtant pas de nouvelles raisons qui fondassent son refus. Ce Prince, scrupuleux observateur de la foi qu’il avoit donnée, relève encore ce mérite, par une acction digne du plus généreux Monarque, pour manquer à sa parole par caprice, & sans autre motif que sa volonté ! Ne voit-on pas que le Poëte vouloit que les larmes seules de Zaïre, pussent procurer la délivrance de son malheureux pere ! Cet incident a des beautés ; mais comment est-il amené ? Pour Zaïre, il l’a refuse absolument. Nérestan au désespoir de ce double refus, j’ignore encore pourquoi ; (car on ne devoit lui donner que de la compassion,) quitte Zaïre en la regardant douloureusement. Aussi-tôt Orosmane, qui vient de recevoir d’elle, l’aveu le plus passionné, prend de l’ombrage d’un coup d’œil, qui n’avoit rien que de naturel.

Voilà le premier acte de la Tragédie de Zaïre, où les personnages sont sans cesse opposés à l’âge, à l’état, aux intérêts qu’on leur donne, & à eux-mêmes. Ce qu’il y a de plus facheux, c’est que le succès éclatant de cette Piece, a semblé autoriser le mépris de l’art, & l’oubli de l’économie générale.

Nous devons rendre justice ici pour l’exposition, à un ouvrage que nous avons crû pouvoir condamner dans un autre endroit. C’est à Hypermnestre, dont le sujet est expliqué sans longueurs & avec netteté. On y voit l’action en gros qui semble se terminer, mais dont un incident bien amené retarde la fin. Elle ne montre pas toute l’action, & c’est la quatrieme regle que les maîtres prescrivent pour l’exposition. Qu’il est doux même, en remarquant les foiblesses dont l’humanité est capable, d’admirer en même tems les beautés qu’elle nous présente !

Les Comédiens accoûtumés à donner des loix aux auteurs, font plus : ils en prescrivent à l’art lui-même. Le premier acte, selon eux, (nous en avons entendu qui raisonnoient ainsi) ne doit contenir que l’exposition, & l’action ne commencer qu’au second. Si l’Auteur a bien fait son précis dans une ou deux Scènes, s’il lui est presque impossible de lier le premier Acte au second, sans un commencement de nœud, tant pis pour lui. Les Comédiens ont leurs principes comme le Drame. Il faut les suivre, & le peu d’égard que quelques Auteurs y ont eu, a fourni à ces nouveaux maîtres une raison de plus pour refuser leurs Pieces. Il est inutile de s’étendre sur cette prétendue régle ; au premier coup d’œil on en sent tout le mérite.

Le nœud de la Tragédie en est la partie principale. C’est lui qui l’anime, qui l’a vivifie d’un bout à l’autre. Il est formé sur de simples incidents, comme dans Œdipe, sur l’oracle ambigu d’Apollon, & dans Athalie, sur le songe de cetre Princesse ; sur des passions comme dans le Cid, sur l’amour de Rodrigue pour Chimene ; ou sur des incidents & des passions, comme dans Rodogune, sur le droit d’aînesse, que Cléopatre promet de donner à l’un de ses enfans jumeaux ; sur la haine de celle-ci pour celle-là ; & sur l’amour des deux jeunes Princes pour Rodogune. Cette derniere espèce d’intrigue est préférée, parce qu’elle fournit une matiere plus abondante ; parce qu’en effet elle produit plus de mouvemens contraires, & plus de combats. Nous ne donerons point d’analyse d’une intrigue défectueuse, les exemples n’en sont pas rares. Ceux à qui cette analyse seroit utile, pourront se satisfaire, en prenant dans celle que nous ferons plus bas d’Alzaïde, ce qui a rapport à l’intrigue. On trouvera de même un exemple d’un dénouement vitieux, dans le tableau exact que nous esquisserons ailleurs du dernier Acte d’Hypermnestre.

Il nous reste à parler des choses possibles, mais non vraisemblables, qu’on mêle mal-à-propos dans la fable tragique. Personne ne doute qu’il n’y ait des vérités qui ne peuvent être mises sur la Scène. Il est de fait qu’Œdipe se crêva les yeux. Mais comme l’a sagement remarqué le grand Corneille ; « cette éloquente & sérieuse description que Séneque fait de la maniere dont ce malheureux Prince se crêve les yeux, ce qui occupe tout le cinquieme Acte, feroit soulever la délicatesse de nos dames, dont le goût attire aisément celui du reste de l’auditoire ».

Il est aussi des incidens possibles, que le Poëte ne peut employer. Un homme peut mourir d’apoplexie, ou d’un coup de foudre, ou dans les transports d’une joie immodérée. Un autre peut ignorer des évenemens auxquels il a le plus grand interêt. Mais tout cela n’est pas vraisemblable, & la vraisemblance est essentielle à l’action tragique.

On fait paroître & mourir Luzignan, dès qu’il a vu ses enfans. Loin que cet incident ait été préparé, on a fait dire à ce pere infortuné.

Notre courage, amis, doit ici s’animer.

On le représente comme un vieillard ferme & intrépide, qui engage les Chrétiens à l’être comme lui, & quelques instans après on annonce à Zaïre qu’elle ne le verra plus.

Il touche (dit Nérestan) à son heure derniere.
La joie en nous voyant par de trop grands efforts,
De ses sens affoiblis a rompu les ressorts.
Et cette émotion, dont son ame est remplie,
A bien-tôt épuisé les sources de sa vie.

Toutes ces raisons ne rendent la chose que possible, & elles devoient lui donner un dégré suffisant de vraisemblance. Il falloit peut-être que le spectateur vît Luzignan dans l’émotion dont on parle. Il falloit qu’il lui montrât les effets de cet épuisement, qui successivement détruisoient la machine, & rompoient le ressort des sens. L’inquiétude même où ce tendre pere étoit de savoir si sa fille abandonnoit une fausse Religion pour la vraie, y auroit encore contribué ; mais on vient de voir un Prince rassuré sur la foi de sa fille, exciter ses amis à partager sa fermété, remettre son sort & celui de ses enfans entre les mains de son Dieu ; & tout-à-coup ce Héros oublie son intrépidité, succombe à sa joie, & expire. Assurément cette mort est trop mal préparée pour avoir le caractère de la vraisemblance. Ce vieillard étoit nécessaire pour la reconnoissance. On l’a fait vivre jusque-là. Il étoit inutile dans la suite de la Pièce : il falloit bien qu’il mourût.

Dans l’Œdipe du même Auteur, Philoctète, parent de Laïus, lié encore à sa famille & à Jocaste, par les nœuds de l’amitié, ignore la mort de Laïus, la victoire d’Œdipe sur le Sphinx, le mariage du Vainqueur avec Jocaste, & le Trône de Thebes perdu pour sa propre maison. Je demande s’il est naturel que de pareils événemens aient été ignorés d’un Prince Grec, & qui, comme parent & ami de la famille de Laïus, y avoit un double intérêt. Je veux néanmoins qu’il n’ait rien sû, jusqu’au voyage qu’il fait à Thebes. N’a-t-il pas du en apprendre une partie en arrivant sur le territoire Thébain ? La peste qui le ravageoit ne devoit-elle pas servir d’entretien à la Campagne comme à la Ville ? Le Peuple qui, dans le récit de ses malheurs, n’oublie jamais les auteurs vrais ou faux, qu’il en soupconne, avoit-il gardé le silence exprès ? Philoctète avoit-il fermé les yeux à la consternation où tout le royaume étoit plongé ? Ne suffisoit-elle pas pour que de lui-même, il en demandât la raison ? Mais il ignore tout, il arrive pour visiter Jocaste, motif de bien peu de poids, il fait une Scène d’injures avec Œdipe, & s’en retourne avec aussi peu de raison, qu’il en avoit eu de venir.

Je ne crois pas qu’il soit bien difficile d’ajuster de pareils personnages à une action Théâtrale. Concluons que la vérité & la possibilité sont déplacées sur la Scène, si elles n’y sont pas vraisemblables, & que les exemples que nous venons de citer, n’ont pas peu contribué à la Décadence du Théâtre.