(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre VIII. Des caractères & des Mœurs Tragiques. » pp. 131-152
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre VIII. Des caractères & des Mœurs Tragiques. » pp. 131-152

Chapitre VIII.

Des caractères & des Mœurs Tragiques.

O n appelle caractère au Théâtre, la manière de sentir, de parler & d’agir, propre à chaque personnage. Les caractères pris de l’Histoire ou de la Fable, sont au moins ébauchés. Le Poéte n’a plus qu’à mettre ses personnages dans des circonstances qui dévoilent leur ame. L’action Tragique qui représente de grandes révolutions & des Héros qui y prennent part, éleve merveilleusement le génie dans cette composition ; cependant il n’y a rien de si rare de nos jours, que des caractères bien soutenus. J’en trouve des causes générales & particulieres.

Les premieres tiennent au tempérament, aux usages, au goût dominant des Nations. Les Espagnols, les Allemands, les Anglois, les Italiens, les François, donneront à Achille chacun une teinte de ce qui les distingue des autres peuples. Il sera lent & cérémonieux chez les uns, froid & un peu dur chez les autres, pensif & altier chez ceux-là, galant, poli & avantageux chez ceux-ci. Le Poéte qui doit à son pays ces divers caractères, mêle dans le portrait de ce Héros de l’antiquité, sans le savoir, des traits qui ne conviennent qu’à soi. Si sa Nation goûte les descriptions empoulées, tout prendra dans sa bouche l’emphase de l’affectation & du rafinement. Si la Nation est légere, inapliquée, magnifique, il se glissera dans le portrait des nuances de ces manieres.

Il seroit donc nécessaire que le Poëte oubliât son pays, & se dépouillât de lui-même pour peindre dans le vrai : Mais ceci souffre de grandes difficultés. Tous les Peintres ont, comme on sait, un goût & des manieres qui leur sont propres, & tous cherchent à plaire à leur nation, sur-tout quand ils travaillent directement pour elle.

Si la maniere du Peintre est à lui, plutôt qu’à son pays, rien n’empêche qu’il ne s’en serve. Il ne rendra pas Achille, comme une autre ; mais tous deux peuvent le peindre au naturel. La différence de leurs manieres ne produira point ces nuances marquée, qui, d’un Grec, font un Espagnol, &c. mais seulement celles qui font dire ce tableau est d’un tel Auteur. On verra dans l’un un coloris plus frais, des masses mieux distribuées ; dans l’autre, une touche plus fiere, un dessein plus hardi ; mais on ne trouvera point dans l’un ni dans l’autre, de ces physionomies, de ces configurations nationales, auxquelles on reconnoît les différens Peuples. Achille paroîtra fier, bouillant, impétueux ; de deux manieres.

Ainsi le Peintre ou le Poëte (car nous les prenons ici l’un pour l’autre) n’a à se mettre en garde que contre la maniere générale de ses concitoyens.

Quant au but qu’il se propose de plaire, ce n’est que par une complaisance qui tient de l’adulation, que par une sotte vanité qui fait préférer les mœurs de son siécle à ces grands moyens, qui produisent le beau de tous les tems, que les Poëtes ont tout raporté au goût dominant de leur pays.

Si cet abus a fait des progrès, c’est aux Savans à le déraciner ; c’est à eux à ramener leurs concitoyens aux vrais principes, au bon goût & à la raison.

Telles sont les causes générales qui empêchent de donner aux personnages dramatiques des caracteres dignes d’eux. Nous allons passer aux particulieres.

Les unes sont communes aux grands Poëtes & aux médiocres. Les premiers ne les ont dûes qu’à leur jeunesse & à leur inexpérience. On ne les remarque que dans leurs premiers Poémes. Dans le Cid, le Roi de Castille est un Prince sans élévation d’ame, sans dignité, qui n’a presque rien à dire ni à faire ; témoin oisis qui ne paroît que pour ennuyer.

Quel est Créon dans la Thébaïde ? Un Prince qui veut la guerre pour le bien de l’Etat ; qui déteste son fils, parce qu’il est aimé d’Antigone, qu’il aime lui-même, & qui, quelques Scènes après, veut la paix pour n’avoir pas à combattre ce même fils. Il s’applaudit de sa mort, parce qu’aimé du peuple, il pouvoit être mis sur le Trône à son préjudice, & à la mort d’Antigone, qui seule pouvoit l’en éloigner, cet ambitieux qui ne songeoit qu’à régner, entre dans le plus grand désespoir. Enfin d’un bout à l’autre de la piéce, Créon ne se ressemble point. L’aurore du génie est toujours offusquée de nuages qui disparoissent en son midi.

Celles de ces causes qui sont particulieres aux Poëtes de la seconde classe, prennent leur source dans leur amour-propre, dans leur inapplication, dans la foiblesse de leur jugement, & dans leur incapacité.

Les jeunes Auteurs regardent le Théâtre comme un champ fertile en lauriers ; c’en est assez pour entreprendre une Tragédie. Le principal personnage est un ambitieux & un amant ; s’il n’est bien ni l’un ni l’autre, tant pis. On le promene de Scène en Scène, où il fait des merveilles. Il se tue enfin où il est couronné ; & c’est la plus grande de la piéce. Elle est exécutée aux yeux de l’amour-propre, de la maniere la plus heureuse. On ne la communique à ses amis que pour jouir de leurs applaudissemens ; si par hasard on fait quelques observations sur les caractères des personnages, on a toujours eu de bonnes raisons pour les leur donner ainsi. Plus on en raisonne, plus on en trouve l’effet surprenant. J’en ai vu qui, transportés de pareilles rêveries en rentrant chez eux, ont fait des additions qui ont achevé de défigurer leurs personnages.

En lisant nos meilleures piéces de Théâtre, à quoi font-ils le plus d’attention ? Aux maximes, aux grands vers, à la chûte des couplets, aux coups de Théâtre. Il y en a peu qui soient en état de voir marcher l’action entiere, de saisir les rapports de toutes ses parties, & de découvrir tous les ressorts qui font mouvoir cette merveilleuse machine. Après tout, qu’en a-t-on besoin ? On voit dans les maîtres de l’art, des Héros, qui parlent & qui agissent. Cela suffit pour en faire agir & parler. Les caracteres ! les mœurs ! ne prend-en pas de soi-même ceux qui conviennent ; pourquoi chercheroit-on dans ces maîtres des principes sur cela ? Ne sait-on pas tout aujourd’hui sans rien apprendre ? A quoi sert donc de tant méditer les ouvrages d’autrui ? Corneille, Racine, Crébillon, Voltaire, n’ont-ils pas fait des fautes ? Ne faut-il pas que nous en fassions. Que nous tombions dans l’une ou dans l’autre, cela n’est-il pas égal ? Décidons-nous donc à faire des sottises ; mais du moins brillons de nos propres richesses.

Grand raisonnement ? Que produit-il ? Des Auteurs sans forces, sans idées ; des Ouvrages sans goût, sans moële, sans sauce, pleins de longueries d’aprêt, comme s’exprime Montagne ; des corps, sans nerfs, sans substance, sans ame.

Nous définirons le jugement dans les Ouvrages d’esprit, l’art de connoître les objets sous toutes les faces qu’ils peuvent présenter. Cet art est de deux espèces, où l’on apperçoit d’un coup d’œil toutes les qualités des Etres naturels ou moraux, où l’on n’y parvient qu’a l’aide de la réflexion.

La premiere espèce se distingue par une pénétration vive & rapide, qui, sans effort, sans étude, découvre comme par instinct la nature des choses.

La seconde annonce un esprit qui procéde par dégrés avec le secours de la méditation, à la recherche de la vérité. Ces différences sont sensibles dans le monde. L’on y voit des hommes d’un entretien brillant, léger, vif & même profond, & des esprits solides & moins sujets à errer, qui sont guidés dans leurs opérations par une dialectique sûre. M. de Tréville qui par la vivacité de son raisonnement, l’emportoit sur le célébre Nicole, étoit du premier genre ; & Nicole qui disoit de son antagoniste : il n’est pas descendu mon escalier, que je l’ai terrassé, étoit du second. Revenons aux jeunes Auteurs.

Il faut convenir qu’il y en a peu qui n’ayent de l’esprit. Sans cela on ne peut faire mêmes de mauvaises Piéces. Mais le jugement de la premiere espèce approche le plus du bel esprit, qui lui-même amuse davantage, & prend le mieux dans un certain monde. On confond ces deux choses, & comme si on étoit sûr d’avoir l’un par l’autre, on affiche le bel esprit. Les agrémens qu’il procure suffisent pour qu’on s’en contente. A-t-on besoin de se donner la peine de l’appuyer du jugement ? Non, sans doute, il fait trop perdre au bel esprit. Il lui donne un air trop circonspect, trop sérieux…… Un bel esprit dit bien des sottises. Il en faut, elles amusent. Il est souvent faux ; cela est vrai ; mais il est toujours agréable. Et puis, qui est-ce qui connoît ce faux ? Oh ! bel esprit, tu suffis à tout. Traite-t-on de Philosophie dans ce qu’on appelle un cercle (& cette matiere est comme les autres devenue à la mode) une certaine vivacité, une grande affluence de paroles, je ne sais quel art de manier la comparaison & l’anthitèse, des tours spécieux suppléent au raisonnement.

De critique ? On s’est fait une habitude de tourner les meilleures choses en ridicule, & cela suffit pour les faire trouver mauvaises & pitoyables.

D’Histoire ? un ton assuré, une narration facile en imposent. Si les faits sont déguisés, les exemples peu concluants, qui ira fouiller dans les sources ?

De Littérature ? On a sa cabale, dont les ouvrages sont toujours bons, & ceux de la cabale contraire, toujours mauvais. Voilà la seule régle qu’on daigne suivre dans ses jugemens. Avec une boussole si sûre, peut-on s’égarer ?

De Théâtre ? Qui connoît mieux le Théâtre qu’un bel esprit ? qu’un homme qui a donné une Tragédie ? Il dit hardiment tout ce qui lui vient à la tête, & ce sont des oracles. Acquiereroit-il des connoissances ? Peine inutile ! On lui suppose tout.

Le bel esprit n’a donc pas besoin de l’espèce de jugement, qui, au premier coup d’œil, saisit toutes les faces des objets. Pourquoi chercheroit-il celui qui ne découvre ces faces qu’à l’aide d’une inspection attentive & réfléchie ? Il n’est point de mise parmi le beau monde. On l’abandonne aux gens de cabinet. Il est trop pésant dans son allure, trop scrupuleux dans ses recherches.

Le jugement en général est donc un fardeau inutile à nos beaux esprits. Leurs Ouvrages sont marqués au coin du mépris qu’ils en font ; & on sait assez ce que les caractères des personnages tragiques y gagnent en particulier.

Il est quelquefois avantageux au Poéme, que les personnages sortent de leurs caractéres ; mais quel génie ne faut-il pas pour voiler ces dissonnances ?

Corneille, dans le commencement de Rodogune, a peint cette Princesse avec un dévouement pour le bien de l’Etat, qui lui fait oublier ses ressentimens propres, & sacrifier ses intérêts au traité de paix conclu entre le Roi des Parthes son frere & Cléopatre. Elle ne pense plus à sa vengeance, enfin son caractère est tout vertueux, comme ledit le Poëte lui-même. Cependant vers la fin de la piéce, elle imagine de demander aux deux Princes, ses amans, qu’ils la vengent, en égorgeant leur mere, de la mort de leur pere. Ce n’est qu’à un parricide qu’elle veut donner sa main. Cette adresse du Poëte la dispense de répondre précisément sur le choix que ces Princes la pressent de faire de l’un d’eux, & amène cette belle Scène, où ces freres disputent de générosité, s’abandonnent réciproquement le droit d’aînesse & le Trône. Le Spectateur entraîné par les situations intéressantes qui suivent le changement du caractère de Rodogune, ne l’apperçoit pas ; & nous osons assurer qu’il y en a beaucoup qui n’y ont pas encore fait attention.

Qui ne sauroit mauvais gré à Corneille d’avoir mieux soutenu le caractère de Rodogune au prix de tant de beautés ? C’est ainsi que les grands hommes font de petites fautes pour en tirer de nouveaux charmes ; tant il est vrai que le génie est au-dessus des regles ; mais il ne doit se permettre de les sacrifier qu’à nos plaisirs.

Il nous reste à parler de l’incapacité des Auteurs ; nous ne perdrons point le tems à la prouver ; nous nous contenterons d’en indiquer la cause générale.

La considération publique qui, n’est autre chose que le fruit d’un travail heureux, a de tous tems été le plus vif aiguillon qui ait conduit dans la carriere. Mais il en est de cette cause des progrès de l’esprit, comme de presque toutes les autres ; c’est-à-dire, qu’après l’avoir élevé jusqu’au plus haut point de perfection, elle a contribué une des premieres à l’entraîner vers la décadence.

Tout le monde veut jouir de cette considération ; d’où il résulte que tout le monde sait, & que personne ne sait bien ; qu’on se joue avec les éléments des Sciences & des Arts ; qu’on croit tout entendre, parce qu’on parle de tout ; que tout passe pour approfondi, parce que tout est effleurée. Que dis-je ? Approfondi ! Eh ! C’est un ridicule ! on a honte d’être un sot dans un siécle, ou ce n’est presque plus un mérite d’avoir de l’esprit. Mais on regarde comme un aveuglement impardonnable de s’appésantir sur un objet ; & alors commence le siécle des feux folets, des bluettes, des demi-Savans.

L’Abbé Terrasson compare l’esprit à ces feuilles d’or & d’argent, qui perdent en profondeur ce qu’elles gagnent en superficie. Mais il n’en est pas de l’esprit comme de l’or & de l’argent.

Les feuilles d’or, quelqu’étendue qu’elles acquierent, ne perdent rien de leurs poids, de leur valeur intrinseque. Au contraire, il est d’expérience que plus l’esprit s’étend, plus il s’éloigne de ces qualités qui en font le prix, de la profondeur & de la solidité. Ainsi, dans cette comparaison, on attribue à l’un des deux objets comparés, ce qui ne convient qu’à l’autre. Preuve que, quand une idée nous plaît, nous avons bien de la peine à la rejetter, quelque fausse qu’elle puisse être. Au reste l’objet de l’Abbé Terrasson étant de démontrer qu’on a tort de regarder les talens dans les mains du plus grand nombre, comme une véritable perte pour le bon goût ; c’est ajouter une absurdité au peu de justesse de ses expressions. Si cette comparaison n’étoit qu’ironique, elle prouveroit pour nous.

Il en est des talens embrassés par toute une nation, comme d’un esprit occupé de tous les objets à la fois ; de même que dans la vaste sphere des connoissances humaines, l’esprit achete un amas de notions ébauchées & mal-digérées au prix de l’art de penser & de bien savoir ; de même, une Nation entiere qui voudroit raisonner & parler de tout, qui auroit effleuré toutes les Sciences, n’en auroit que des idées vagues & confuses, & auroit souvent perdu jusqu’au sens commun.

C’est pourtant le cas où nous nous trouvons Militaires, nobles, Financiers, Bourgeois ; tout veut paroître instruit, tout prend un ton de connoisseur. Ceux qui font profession de littérature, n’ayant à plaire qu’à des gens qui n’ont point d’idées saines, sont convaincus de leur supériorité, & leur font goûter sûrement tout ce qui sort de leur plume.

N’est-ce pas là la raison qui rend nos Auteurs si ennemis du travail & de l’étude ? Qui remplit nos Théâtres de piéces languissantes, de caractères estropiés ? En vain on a sous les yeux l’exemple des Maîtres, à qui cette partie si essentielle à échappé dans leurs premiers Ouvrages, faute des connoissances suffisantes ; on ne peut se déterminer à s’en munir, pour atteindre à une perfection inutile aux plaisirs de son siécle.

Il ne suffit pas de tracer le plan général d’une Tragédie. Il nous paroît également nécessaire de dessiner à part les caractères, & de les opposer l’un à l’autre, pour s’assurer de l’effet qu’ils peuvent produire. Il n’appartient qu’aux grands maîtres d’embrasser dans leur tête tous les caracteres qu’ils ont à faire jouer ensemble. Voici donc la méthode dont je crois que les autres pourroient se servir avec succès. Ils partageroient une feuille de papier en autant de colomnes, que la piéce auroit de personnages. Ils mettroient à la premiere le portrait du Héros principal. A la seconde, celui du personnage qui a le second intérêt à l’action, & ainsi des autres. Ces tableaux raprochés montreroient, sous un seul point de vûe, la marche générale de la pièce ; les diverses passions qui la soutiennent & le jeu des caractères. On y verroit en quoi les uns se démentent & ce qu’ils pourroient faire de mieux ; enfin les défauts de l’ordonnance, & des ressorts qui partiroient trop tard ou trop promptement. Je me trompe ou par cette précaution le Poëme acquéreroit une chaleur qu’il est impossible de lui donner, quand on n’en a qu’imparfaitement l’ensemble dans son imagination.

Les mœurs d’une Tragédie sont proprement les ingrédiens qui entren dans la composition des caractères. Les unes dépendent des temps, de lieux, des Loix, des usages. Les autres sont dans l’homme, & expriment la nature de son esprit, de ses sentimens, de ses passions. Celle-ci, semblables aux couleurs, donnent du relief, de la saillie à l’objet représenté. Ceux-là constituent l’ordonnance & le dessein du tableau.

Il est inutile de répéter ce que les Anciens & les Modernes ont écrit des mœurs dans la Tragédie. Les fautes qu’on fait contr’elles, étant les mêmes qui se commettent à l’égard des caractères ; les principes que nous avons donné pour ceux-ci doivent servir pour celles-là. Une amour-propre toujours dirigé à la perfection du Poéme, une étude constante des grands modèles de l’Histoire, & surtout de la Nature, un jugement sain indiqueront assez aux Auteurs la maniere la plus propre de traiter les mœurs, pour faire sortir les caractères, & leur donner ces convenances, cette qualité qui en constituent l’essence.