(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre XIII. De l’éducation des jeunes Poëtes, de leurs talents & de leurs sociétés. » pp. 204-218
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre XIII. De l’éducation des jeunes Poëtes, de leurs talents & de leurs sociétés. » pp. 204-218

Chapitre XIII.

De l’éducation des jeunes Poëtes, de leurs talents & de leurs sociétés.

Cest au Collége où la jeunesse reçoit les premiers élemens de Littérature & de Poësie. L’Université de Paris, autrefois, dit-on, si fameuse, passe communément pour avoir beaucoup perdu de son ancien éclat. Mais il me semble que ce jugement qu’on en porte est bien peu refléchi. Dans quel tems a-t-elle le plus brillé au gré de ces censeurs ? Dans des siécles où l’ignorance universelle regardoit comme des phénomènes, de vaines disputes de mots, des querelles puériles sur des systêmes frivoles ; où les maîtres bornoient tous leurs soins à l’étude du latin, & des cathégories.

Telle est la gloire que s’est acquise l’Université dans le tems de sa prétendue splendeur. Jamais elle n’a été remplie de gens plus capables qu’elle l’est aujourd’hui. Ils y donnent des leçons de goût, de Philosophie, & d’une judicieuse littérature. La Poësie sur-tout y fait une partie principale de l’instruction. C’est par ses douceurs qu’on y dévoloppe dans la jeunesse les germes féconds des talens. On n’y voit guére de bons éleves qui ne se soient distingués par des compositions de ce genre.

Sortis du Collége, ceux d’une condition plus relevée, ne font plus guére de vers que pour célébrer leurs plaisirs. Mais l’étude du grand monde, achevant de perfectionner leur goût naturel, ils augmentent le nombre des connoisseurs.

Il est une seconde classe de jeunes gens, qui, dans une moindre fortune, semblent obligés d’y suppléer en embrassant la profession des Lettres. C’est d’entr’eux qu’est sorti, depuis leur renaissance en France, le plus grand nombre des bons Auteurs, & le plus grand nombre des mauvais. Quelques personnes de nom, ont fait des pièces de Théatre, ou même des ouvrages de sience, de politique, de morale & de littérature ; mais cette foule d’Auteurs qui se succédent sur le Théatre, ou qui nous inondent de brochures, sont de la seconde classe.

Cette jeunesse entre dans le monde qui ne la connoît pas, & où elle veut jouer un rôle. Deux objets l’occupent également ; le soin d’attirer les regards, & celui de se procurer des amis & un état. On a appris au Collége le méchanisme des vers ; on en fait dans le monde, on les répand, on s’insinue dans les sociétés. Quelques vers à l’honneur des membres mettent en credit. Ces productions se multiplient avec les éloges. Ces bagatelles que de petits incidens font naître, & dont on rougit souvent dans la suite, inspirent plus de hardiesse ; des conseils donnés avec lumière ou non, & auxquels l’amour propre n’a garde de se refuser, tournent les yeux du jeune-homme sur le Théatre. Quinze ou seize cens vers ne sont pas si difficiles à faire. Un sujet tragique ne l’est pas beaucoup plus à trouver. Des scènes, des actes à coudre, de beaux vers, qu’est-ce que cela ! l’ouvrage de quelque mois tout au plus.

« On prend une Histoire qui plaît, dit l’Abbé d’Aubignac, & sans savoir ce qu’elle a de convenable, ou de mal-propre à la scène, sans regarder quels ornemens, ou quels inconviens il faut éviter. » On se met au travail : tout ce qu’on écrit est délicieux. A peine l’art de Sophocle & de Corneille, offre-t-il quelqu’épine. On s’étonne que ces grands hommes ayent trouvé la carriere si laborieuse.

Notre Auteur « fait entrer, ajoute le même dans cette pièce, toutes les Elégies, les Stances & les Chansons qu’il a faites pour Cloris ; & quand il a composé trois ou quatre cens vers, il s’avise de dire que c’est un Acte. Ainsi continuant par cette méthode, il va jusqu’à la mort de quelque Prince, & la pièce est faite ». Il vole à sa société ; quelques Bourgeois qui ont appris l’art du Théatre en devinant les énigmes du Mercure, ou dans les petites Affiches, quelques femmeletes qui ont fait des logogryphes & des bouts-rimés, & qui se sont faits, en payant, comparer aux héroïnes du siécle dernier & du notre ; voilà le Tribunal auquel cette piéce est déférée. Il écoute avec extase ; caractères, intrigues, catastrophes, sentimens, diction, intérêt, situations, ensemble, tout enfin y est merveilleux, admirable !

Déjà l’Auteur voit en idée le public qui justifie les éloges de ces juges sçavans ; déjà accueilli des grands, & sur-tout de la Finance, qui par la protection qu’elle offre aux jeunes Poëtes, cherche à remplir l’intervale qu’il y a entre elle & les premiers ; & ce n’est pas ce qu’elle fait de pis ; déjà, dis-je, il est enyvré & jouit d’avance des graces & des honneurs qu’il se voit prodiguer. Il s’imagine entendre le parterre enchanté demander l’Auteur à grands cris.

Enfin, après des désagrémens sans nombre qu’il a dévoré, il triomphe, sa fortune est faite, sa pièce est affichée. Mais à peine soutient-elle quelques représentations. Le public a l’injustice de ne pas applaudir. Aussi ce public n’a-t-il jamais été moins connoisseur qu’aujourd’hui ! Qu’importe, on trouve dans cet essai des lueurs qui promettent une plus grande lumière. L’Auteur s’est fait connoître, s’est placé, & ses vues sont remplies, au moins dans la partie essentielle.

Telles sont les études, les raisons qui déterminent les jeunes Poëtes à composer pour le Théatre. Tels sont les secours, les conseils qu’ils reçoivent.

Quand les plus célébres Poëtes ont médité les principes de l’art toute leur vie ; quand ils ont passé les jours & les nuits à consulter les Anciens, à se nourrir des beautés de leurs ouvrages ; quand ils ont puisé les plus grands traits de leurs Poëmes dans ces sources ; quand après des refléxions profondes, des veilles opiniâtres, & avec un génie brillant, ils se sont à peine crus en état de porter ce noble fardeau, & n’ont proposé leurs découvertes qu’avec modestie, & que comme des doutes ; nous verrons des enfans sans principes, sans connoissances, s’abandonner à une yvresse aveugle, & se croire supérieurs à tout ce qu’exige le Théatre ? Cela paroîtra extravagant mais vrai.

Avouons néanmoins qu’il est plusieurs Auteurs qui ne méritent point ces reproches, & dont même les ouvrages ont été goûtés. Ainsi les choses ne sont pas tellement désespérées qu’on ne puisse pas entreprendre avec succès la défense des Auteurs du tems.

L’une plus occupée à toucher le cœur qu’à recréer l’esprit, a sçu répandre d’un bout à l’autre de sa pièce un intérêt si vif, si bien ménagé, qu’on se plaît dans le trouble & dans les allarmes où elle jette. Doux saisissement qui se change enfin en une source pure de volupté.

L’autre par une noble émulation, s’élevant au-dessus des difficultés que Racine lui-même croyoit insurmontables, entraîne tout Paris à sa pièce.

Warwick a plu malgré la critique, qui prouve qu’une piéce a des grandes beautés si elle a des défauts ; & l’Auteur doit être bien encouragé par des succès qui lui en promettent de nouveaux.

Chaque siécle se suffit à soi-même. La nature proportionne si bien les êtres, qu’ils semblent tous faits l’un pour l’autre. Le siécle passé étoit fertile en grands hommes, dont les chefs-d’œuvres enlevent notre admiration ; mais nous nous amusons aussi de ce que le notre produit.

Nos neveux feront pour nous ce que nous faisons pour nos peres, sans perdre de vue ce que leur posterité fera en leur faveur.

Le dégré d’intelligence accordé à un siécle, ne surpasse point le dégré de lumiere dont il jouit. L’homme n’a d’ardeur pour les sciences qu’autant qu’il a des qualités propres à y réussir. C’est, je crois, la raison pourquoi chacun est content de soi.

Quel malheur pour nous si nous nous obstinions à ne recevoir que des pièces dignes du grand Corneille ! Si la distance des tems n’est pas encore assez grande pour que nous ayons pu oublier ses ouvrages, ne peut-on pas sans s’aveugler sur le mérite de ceux qui suivent ses traces, rendre à leurs poëmes la justice qui leur est duc ?

Il y a encore des gens qui ont vu Quinaut Dufresne & Le Couvreur, & qui vont au Spectacle aujourd’hui, quoiqu’ils sentent la différence de ces Comédiens aux notres Leur pardonneroit-on de refuser d’entendre ceux-ci, parce qu’ils sont inférieurs à ceux du tems passé ?

L’empire des Lettres ressemble à nos Hôtels des Monnoyes. Les pièces qu’on y frappe n’ont pas la même valeur, mais toutes ont leur prix.

Que les Comédiens se comportent envers les Auteurs d’à présent comme ces sages vieillards en usent avec eux. Ceux-ci ont de l’indulgence pour les Comédiens ; qu’à leur tour ils en ayent pour cette portion d’hommes qui fait leur état.

« Ouvrez, Comédiens, ouvrez vos portes & vos Théatres à ces essains de jeunes athlétes, qui la plûpart n’ont besoin, pour se distinguer dans la carriere, que de la connoître : servez d’appui à ces tendres plantes, à qui la culture donnera de nouvelles forces, & fera porter des fruits excellens. Ne seroit-ce pas pour vous le plus grand honneur, que le public sçût qu’il doit à vos égards & à vos complaisances, des ouvrages que l’Auteur découragé ou rebuté par les difficultés, pouvoit abandonner, ou dont même il ne seroit jamais devenu capable ? »

« Vous vous plaignez du nombre des Auteurs ? Vous devriez plutôt vous en féliciter. Plus une espéce d’êtres est étendue, plus il y a d’espérance d’en trouver de parfaits. Les qualités de l’esprit ont cela de commun avec celles du cœur, qu’on les rencontre dans le petit nombre, & que ce nombre est en proportion avec le grand d’où il est tiré. »

« Si vous n’avez pas encore découvert ce qu’il vous faut, est-ce une raison de cesser de le chercher ? Un instant, un jour peut faire éclore ce que dix années ont caché ; peut-être l’avez-vous déjà renvoyé dix fois ! »

« Je suis sûr d’une. On vous a présenté une pièce, que contre votre coutume vous avez reçue sans aller au scrutin, & en présence de l’Auteur. Selon vous on n’en pouvoit rien retrancher sans ôter une beauté. Il y avoit un rôle qui convenoit à une Actrice, & un plus brillant, mais moins dans son genre. On lui donna le choix néanmoins, on la pressa plus de quinze jours de se décider. Sa réponse fut toujours qu’elle seroit honorée de jouer dans cette belle pièce, quelque rôle qu’elle fît. On lui donna enfin celui qui lui alloit le mieux, & la pièce ne fut point jouée. L’Auteur le fut pendant trois ans. Dans cet intervale il relut sa pièce jusqu’à trois fois, ce qui est encore contre l’usage, sans qu’on y pût rien trouver à redire ; on lui disoit pour toutes raisons : votre Pièce n’est pas en état. On l’avoit forcé à la troisiéme lecture de consentir que le Médecin Procope fût présent. Celui-ci ne trouva pas plus à mordre que les Comédiens, qui ne se tirerent de là que par leur refrain ordinaire. La Piéce fut retirée & l’Auteur se promit bien de n’être plus la victime d’un manége si honteux. »

N’est-il pas ridicule que des Auteurs se presentent vingt fois à la porte d’un Comédien ? S’il est humiliant à ceux qui font leur cour aux Grands, de s’assujettir à tout ce que la fierté se plaît à leur faire endurer, combien ne doit-il pas l’être à des gens au-dessous de ceux qu’ils voyent ?

Combien cela ne paroît-il pas extraordinaire aux étrangers, qui font gloire de connoître & de fréquenter ceux qui cultivent les Sciences & les Arts ? « comment, disoit un Seigneur Allemand, homme d’un grand sens, à qui on avoit adressé un Auteur, pour le recommander à une Actrice ; les gens de Lettres ne sont-ils pas assez recommandables par leurs talents ? Ne sont-ils pas les protecteurs nés des Comédiens, les seuls maîtres de ces enfans du luxe ? N’est-ce pas trop les ravaler que de demander pour eux la bienveillance de leurs singes ? »