(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre XIV. De l’usage de composer des Pièces, ou des Rôles pour un ou plusieurs Acteurs. » pp. 219-233
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Première partie « Causes de la décadence du goût sur le théâtre. — Chapitre XIV. De l’usage de composer des Pièces, ou des Rôles pour un ou plusieurs Acteurs. » pp. 219-233

Chapitre XIV.

De l’usage de composer des Pièces, ou des Rôles pour un ou plusieurs Acteurs.

L e génie & l’imagination, ressemblent à ces gens qui sont dans une contradiction presque perpétuelle avec tout le monde ; qui ne font rien que par caprice, & qui ne trouvent bien fait que ce qui vient d’eux. Si vous leur tracés leur route, elle leur déplaît. Si vous leur prescrivez quelque espéce de travail, ils s’en acquittent mal, ou font le contraire.

Il en est d’une pièce à faire d’une certaine façon, comme d’un sujet donné. Dans l’un & l’autre cas, on à beau s’échauffer, donner l’essor à son esprit, appeller à son secours son propre génie ; il semble que ce génie jaloux de l’invention de ses sujets & de la liberté de les traiter, se refuse à la moindre contrainte, & prend en aversion tout ce qui a l’air du commandement. La raison en est simple.

L’imagination qui s’exerce sur un sujet qui lui plaît, & qui est forcée de l’abandonner, par l’attention qu’elle prête au peu d’effet que les idées qu’il lui présente, produiront dans la bouche d’un tel Acteur, s’ouvre une autre route malgré elle, & dans ce changement qui lui repugne, son feu se rallentit ; elle ne ressent que le travail d’un enfantement involontaire.

Une Pièce fournit quelquefois plus qu’il ne faut à l’action, & fût-elle jouée médiocrement, elle plaît. La raison veut qu’on fasse les premiers efforts pour composer un bon ouvrage, & on remplira toute l’attente du public. Mais si vous ne travaillez que pour briller par l’Acteur, ce dessein borné empêche votre esprit d’aller jusqu’où il auroit pu. La sagesse veut qu’on se propose la plus grande perfection pour arriver près de la perfection. Si l’on ne demande que d’en approcher à cette derniere distance, à peine atteint-on au médiocre. L’esprit humain est un voyageur las au bout de deux lieuës, si l’on veut qu’il n’en fasse que cinq. Il ne le sera qu’au bout de dix, si on lui en demande quinze.

Ce sont les grandes vues qui produisent les grandes choses. Laissez à ces têtes étroites la triste ressource de quelques scènes où le jeu de l’Acteur masque leurs fautes ou leur incapacité. Les bons Auteurs font les bons Comediens, & ceux-ci ne font que des Auteurs médiocres. Du tems des Moliere, des Corneille, des Racine, le Théatre étoit rempli des meilleurs sujets. Aujourd’hui les Auteurs sont médiocres, je parle de ceux qui le sont en effet, & les plus supportables Acteurs égalent à peine les moindres du tems passé.

N’est-il pas singulier que vous mettiez pour ainsi dire dans la balance les gestes, les regards, les efforts de poulmons, les coups de gosier d’un Acteur, avec vos plans, vos situations, vos expressions ? & que vous n’admettiez ces derniers qu’autant qu’ils ont de rapport avec la maniere de representer du Comedien ?

Vous cherchez des rapports ! vous le devez. Mais sondez les profondeurs de la nature. Suivez-là dans les différences infinies qu’elle jette dans les êtres de même espèce. Remplissez vos scènes, non d’idées difficiles à combiner, à sentir, non d’expressions qui ne parlent qu’aux oreilles, mais de faits qui ébranlent l’ame, qui subjuguent le cœur ; mais de ces sentimens qui frappent les spectateurs, & s’emparent d’eux avec une douce violence. Formez vos caractères sur de grands modéles ; fondez vos contrastes sur les plus fortes oppositions ; grouppez bien vos figures ; que la grandeur de l’action, jointe à la beauté de l’ordonnance, ne laisse rien à désirer. Que votre diction soit serrée & soutenue. Que tout s’unisse, marche ensemble, & s’apperçoive sans effort. Alors je vous réponds de tous les suffrages, quel que soit votre Acteur.

Ou l’on moule, pour ainsi parler, une Pièce sur un seul Acteur, ou tous les rôles sont ajustés au jeu de plusieurs.

Dans la premiere supposition, on s’éloigne du but qu’on doit se proposer ; c’est-à-dire, le plus grand succès & le plus grand plaisir. L’un & l’autre s’apprécie par la durée de la pièce puisque c’est cette durée qui fait la fortune des Auteurs. Or quelle sera celle d’un Drame fait pour un Acteur ? Dès qu’il est mort l’ouvrage tombe dans l’oubli, & quelquefois ne reparoît plus sur le Théatre.

Pourquoi, me dira-t-on peut-être, un Acteur qui a plu dans un rôle, ne peut-il être remplacé par un autre qui y plaise aussi ?

Quoiqu’absolument parlant cela ne soit pas impossible, on ne doit pas l’espérer. La nature est si variée dans ses productions que dans les qualités de l’Acteur, comme dans le caractère des visages, il n’y a point de ressemblance à attendre.

Mademoiselle Chanmêlé, cette brillante Elève de Racine, avoit une voix sonore, pleine & harmonieuse même dans le haut. Les tons élevés lui étoient favorables, & elles les emploioit toujours avec succès. Mlle. Le Couvreur, qui lui a succédé, n’avoit pour les mêmes rôles qu’une voix sourde, & d’une petite étendue. Elle eut l’art de remédier, comme avoit fait Démosthène, à un défaut si essentiel. Elle avoit rendu sa voix non-seument intelligible, mais encore attendrissante. L’une par les tons hardis, par les éclats les plus nobles régnoit sur les cœurs. L’autre par des infléxions bien ménagées, par des sons proportionnés au volume de sa voix, triomphoit du spectateur, comme d’elle-même.

L’une & l’autre a eu des imitatrices, qui sont tombées dans deux défauts opposés, en croyant atteindre à leur perfection. Les unes vouloient prendre les tons hauts de la premiere, & ne poussoient que des glapissemens. Les autres affectoient le ton le plus bas, parloient d’une voix d’homme, & leurs tons étoient rauques & lugubres.

En un mot c’est un fait appuyé de l’expérience de tous les siécles, que la nature ne se ressemble jamais à elle-même.

Dans le second cas, on forme ses principaux rôles sur plusieurs Acteurs, & on les agence à leur maniere. Mais les difficultés que nous avons marquées pour la reproduction d’un seul Acteur, se multiplient ici & deviennent insurmontables.

D’ailleurs chaque Comedien a une espèce de jeu qui lui est propre : que ce jeu soit plus ou moins brillant, cela est indifférent ; il nous suffit qu’il distingue celui qui en est pourvu. Si vous avez en vûe quatre ou cinq de ces jeux, pour les employer dans la représentation de votre Poëme, il arrivera infailliblement, ou que vous mettrez trop près l’un de l’autre des objets qu’il auroit fallu éloigner, ou que vous en séparerez d’autres qui devoient se rapprocher ; ou enfin que pensant sans cesse à ces divers jeux, vous ferez mal parler un personnage qui refroidira l’action.

Je veux qu’on ait assez de capacité pour surmonter tous ces obstacles. Qu’en arrivera-t-il ? Qu’on joindra aux difficultés, déjà si grandes dans la composition d’un beau Poëme, les difficultés plus grandes encore d’y encadrer le jeu des Comediens, de faire une si juste combinaison de leurs qualités, qu’elles ne nuisent point aux caractères ni aux mœurs des personnages.

Aristote disoit qu’on tombe dans des grandes fautes par une vicieuse complaisance pour l’avantage du Comedien. La représentation d’une Tragédie est l’objet de sa composition, mais jamais le moyen. Toutes les idées qui nous éloignent de l’idée principale, doivent être exclues des ouvrages d’esprit. On ne peut être à la fois rempli de son sujet & occupé des rapports que des circonstances étrangéres doivent ou ne doivent pas avoir avec lui.

L’Auteur du Fils Naturel, nous objectera-t-on, dit : « Qu’il y a dans la composition d’une Pièce Dramatique, une unité de discours qui correspond à une unité d’accens…… S’il en étoit autrement, il y auroit un vice ou dans le Poëme ou dans la représentation. Les personnages n’auroient point entr’eux la liaison, la convenance à laquelle ils doivent être assujettis, même dans les contrastes. On sentiroit dans la déclamation des dissonnances, qui blesseroient. On reconnoîtroit dans le Poëme un être qui ne seroit pas fait pour la société dans laquelle on l’a introduit. »

Sur ce principe, l’Auteur doit, avant d’écrire, consulter la maniere de son Acteur. Le discours du premier doit correspondre aux accens que l’autre peut employer. Ainsi un Auteur Dramatique est dans une nécessité absolue d’avoir toujours le Comédien sous les yeux pour juger par son jeu des effets de chaque partie de son ouvrage.

Je conviens que l’unité de discours doit se rapporter à l’unité d’accens : ou pour simplifier cette idée, que l’expression de l’Auteur doit s’accorder avec celle de l’Acteur, & produire l’unité dont il s’agit. Mais qu’en conclure ? On va le faire voir en développant la nature de ces deux expressions.

L’expression est l’art de représenter par des signes reçus des idées ou des actions passées, de les rendre sensibles par le langage, comme les couleurs les font revivre dans un Tableau. Les mœurs, les pensées, les passions, sont autant d’objets à qui le Poëte donne une ame & un corps avec la parole. Les termes sont les différens membres de ce corps. Leur arrangement lumineux & harmonique en constitue la beauté. C’est là la tâche des Auteurs. Telle est donc l’expression en eux.

Celle du Comédien n’est que la copie de cette premiere ; qu’un miroir, qui, s’il est bon, la montre dans tout son lustre. C’est un ressort étranger qui met en mouvement une belle machine qui sembloit en repos, mais qui n’ajoute rien à sa perfection ; puisque le mouvement n’est qu’un accident, une modification qui n’est ni bonne ni mauvaise par elle-même.

J’ai dit qui sembloit en repos : car un connoisseur n’a pas besoin du secours du Comédien pour voir agir les personnages d’un Drame.

Enfin si l’expression d’accens n’est que l’art de communiquer des pensées écrites, & de retracer par le recit, ou par la représentation des actions intéressantes ou agréables, je n’y vois rien qui marque le lien prétendu qui unit l’expression littérale avec l’expression représentative ou du Comédien. Je ne vois rien qui ne prouve l’entiere dépendance de celle-ci à celle-là.

Il me semble que l’idée de l’Auteur auroit été plus juste, s’il avoit dit que l’unité d’accens, doit correspondre à l’unité de discours.

Les jeunes Auteurs tremblent, en face des Comédiens ; & les plus hardis sont obligés à bien des démarches désagréables. Cet abus est pire encore dans le systême que nous combattons. La domination des Comédiens augmente du double, quand une pièce est faite pour quelqu’un d’entr’eux ; la jalousie en est une cause dans ceux qui n’y ont point de rôles. Le choix qu’on a fait de leur Confrere, est une offense pour eux. L’amour propre aveuglé par ce choix dans celui-ci, le gonfle d’orgueil, & l’Auteur est le premier à en ressentir les effets.

Qu’on ne me dise point que ce même amour propre flatté de l’hommage qu’on lui rend est intéressé à donner plutôt des marques de gratitude. Cela devroit être. Mais l’orgueil ne suit pas cette route ; le premier mouvement est de joie, le second d’estime pour soi-même, le troisiéme d’indifférence & de dédain pour les autres.

Le Comédien qui est maître absolu de son rôle, croit l’être de toute la pièce. Il y fait changer, retrancher, transposer ce qui lui plaît. Ces changemens affoiblissent l’intérêt, ralentissent l’action, & énervent le corps de l’ouvrage ? Tant pis. Combien de grands traits, de beautés se sont présentés à la plume, que la crainte que le Comédien ne les rejettât, ou qu’il ne développassent pas son mérite à son gré, a fait sacrifier !

Les Comédiens, dont le sort est fait au Théatre, regardent les nouveaux rôles comme une surcharge ; il faut les prier, les presser pour les leur faire accepter : quand on y est parvenu il faut prendre leur tems, & attendre qu’il leur plaise de jouer. Que de courbettes à faire ! Que d’impatiences à dévorer !

Enfin, cet usage est contraire aux Comédiens mêmes. Il y en a plusieurs qui malgré leur bonne volonté, ne jouent jamais que dans les rôles inférieurs ; parce que deux ou trois de leurs Confreres regardent les premiers comme leur patrimoine. Ainsi les autres, qui ne sont jamais employés que dans des rôles de rebut, sont découragés & dégoûtés de leur état, & ne peuvent être utiles, ni au Théatre, ni au public, ni à eux-mêmes.

Un Auteur qui a mis tous ses soins à faire un bon Poëme, peut jetter un coup d’œil sur celui qui doit en représenter le Héros. Mais ce ne doit être que pour se juger soi-même, se mettre en présence de l’Acteur & du Spectateur à la fois, & s’assurer si ce que l’un dit contente l’autre.

Nous avons expliqué dans cette premiere partie les causes de décadence, qui sont dans le Théatre, dans les Poëmes & dans les Auteurs. Nous allons dans la seconde, traiter de celles qui regardent les Comédiens.