(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XXI. Si les Comédiens épurent les mœurs. Des bienséances qu’ils prétendent avoir introduites sur le Théatre » pp. 86-103
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XXI. Si les Comédiens épurent les mœurs. Des bienséances qu’ils prétendent avoir introduites sur le Théatre » pp. 86-103

Chapitre XXI.

Si les Comédiens épurent les mœurs. Des bienséances qu’ils prétendent avoir introduites sur le Théatre

C’ est peu d’accorder au Comédien des talens qu’il n’a pas, & un titre qui ne lui est pas dû ; on prétend qu’il épure les mœurs, & il s’en flatte lui-même, en s’attribuant la gloire d’avoir introduit les bienséances sur le Théatre. Il s’occupe, dit on, à représenter les actions héroïques, à multiplier les exemples du vice puni, & de la vertu recompensée. Par les traits frappans de l’un, ils jettent dans l’ame le trouble & la terreur. Par le triomphe de l’autre, ils lui inspirent les vertus les plus sublimes. Enfin, en nous peignant les foiblesses & les ridicules de la vie humaine ; ils corrigent les mœurs & ramènent les esprits à la raison. Peut-on se proposer une fin plus louable, plus glorieuse ?

Si les Comédiens opéroient tant de bien, leur corps seroit aussi respectable qu’utile : le malheur est qu’il n’en soit rien. La Machine de Marly élève l’eau plusieurs centaines de toises au-dessus de son cours ; forçant les loix de la nature, elle fait monter ces eaux du fond d’une profonde vallée, sur des hautes montagnes, pour aller faire la plaisir de nos Rois.

Ces effets tiennent du prodige ; cependant ne seroit-on pas dépourvu de sens, si, l’encensoir à la main, on rendoit de vives actions de grace à cette machine, à cet amas de bois, de fer, de terre & de pierre ?

Le Comédien est au Poëte, ce que cette machine est à son auteur. L’un est l’instrument avec lequel le premier déploye les ressorts de son génie. L’autre, est le mobile qu’employa le Machiniste, pour mettre au jour les merveilles qu’il avoit conçues. On est pas mieux fondé à attribuer les effets qui résultent des ouvrages de Théatre au Comédien, que l’élevation des eaux, & leur écoulement dans les magnifiques Jardins de Marly, à la machine de ce nom : l’une & l’autre sont des moyens subsidiaires, des ressorts d’emprunt, dont le Poëte & le Méchanicien, se servent pour le plus parfait développement, & pour l’exécution de leur vastes desseins. C’est donc à ces génies qu’il faut sçavoir gré des avantages qu’ils procurent

Est-il bien certain, en prenant les Comédiens pour le Théatre, qu’ils épurent les mœurs, & corrigent les hommes ? Aristote dit : Que le seul but du Poëme Dramatique est de plaire au spectateur. Oh ! la belle école, s’écrie Cicéron, que la Tragédie & la Comédie ! si on ôtoit tout ce qu’elle offre de vicieux, elle seroit reduite à rien. O præclaram emendatrium vitæ poeticam, quæ si flagitia non probaremus, nulla esset omnino ! Tus. L. 4.

Ecoutons encore cet Amateur, parlant du plus Grand Comédien que Rome ait eu. « Roscius est un si excellent Acteur, dit-il, qu’il paroît seul digne de montrer sur le Théatre : mais d’un autre côté il est si homme de bien, qu’il paroît seul digne de ni monter jamais. Pour Quint. Rosc. Traduct. de M. Restaut.

Tacite dit : Que les Germains avoient les mœurs pures, parce qu’ils fuyoient les spectacles. Nullis spectaculorum illæcebris corrupti . De Mor. Germ.

L’Empereur Justinien ne peut regarder comme des jeux, ce qui est la source de crime. Quis ludos appellet eos ex quibus crimina oriuntur  ?

La Motte Houdart s’en explique ainsi dans son Discours sur la Tragédie : « Nous ne nous proposons pas d’éclairer l’esprit sur le vice & la vertu, en les peignant de leurs vraies couleurs. Nous ne songeons qu’à émouvoir les passions par le mélange de l’un & de l’autre. Les hommages que nous rendons quelquefois à la vertu, ne détruisent pas les passions que nous avons flattées. Nous instruisons un moment, mais nous avons longtems séduit.

« Je n’ai jamais, dit Fontenelle, entendu la purgation des passions, par le moyen des passions-mêmes. » « Tous ces grands divertissemens, selon le Duc de la Rochefoucault, sont dangereux. On sort du spectacle, le cœur si rempli des douceurs de l’amour ; & l’esprit si persuadé de son innocence ; qu’on est tout préparé à recevoir ses premieres impressions, ou plûtôt à chercher l’occasion de les faire naître dans le cœur de quelqu’un, pour recevoir les mêmes plaisirs, & les mêmes sacrifices que l’on a vûs si bien représentés sur le Théatre.

Enfin, Ricoboni le pere, Comédien assez fameux, après être convenu que dès la premiere année qu’il monta sur le Théatre, il ne cessa d’en voir les dangers : assure, « qu’après une épreuve de plus de cinquante années, il ne pouvoir s’empêcher d’avouer que rien ne seroit aussi utile que la suppression entière des spectacles.

Nous ne les traiterons pas avec tant de rigueur, mais nous concluerons, que la prétendue purgation des mœurs, est une chimère inventée en faveur seulement des Comédiens. Passons aux bienséances qu’ils se ventent d’avoir introduites sur la scène.

Je ne crois pas que par cette correction les Comédiens entendent ce badinage grossier, ces familiarités, ces baisers qui se donnoient sur le Théatre, dans son enfance, & qui y faisoient le fond des plaisanteries. C’est plûtôt au bon goût qu’à la pureté des mœurs, qu’il en faut attribuer le retranchement.

On appelle Bienséances, en morale, l’art de dérober la connoissance des défauts ou des vices mêmes, à des yeux qu’ils pourroient choquer, ou à des cœurs qu’ils pourroient féduire.

Sur la scène, elles sont l’art de jetter un voile sur des objets que le spectateur ne peut approuver ouvertement, & qui allument des passions dangéreuses. Elles sont de deux espèces. Celles qui roulent sur des expressions convenables à la dignité des personnes, & elles tiennent aux mœurs ; & celles, qui fondées sur la vérité du sentiment, offrent des images trop crues. M. de Voltaire en rapporte deux exemples, qui suffiront pour en montrer la différence. Driden fait dire par Antoine à Cléopatre : « Ciel ! comme j’aimai ! Témoin les jours & les nuits qui suivoient en dansant sur vos pieds… Les soleils étoient las de nous regarder, & moi je n’étois point las d’aimer.

C’est ainsi qu’on viole les bienséances de la premiere espèce. Cléopatre repond : « venez à moi, mon cher Soldat : venez dans mes bras. J’ai été trop longtems privée de vos caresses. Mais quand je vous embrasserai, quand vous serez tout à moi, je vous punirai de vos cruautés, par l’impression de mes ardents baisers. » Cléopatre, en parlant ainsi, manque sans doute à ce qu’elle se doit à elle-même. Ainsi ces bienséances sont des régles fondamentales dont il n’est pas permis de s’écarter. Qu’elles sont donc celles que les Comédiens ont amenées ? Je ne vois plus que quelques expressions hazadées, ou même échapées sans dessein, qu’ils peuvent bannir de la scène. Accordons-leur néanmoins toute l’importance qu’ils leur donnent eux-mêmes. Annonceront-elles des mœurs plus pures, dans les spectateurs, une vertu plus austère, ou produiteront-elles cette belle reforme ? Quelques refléxions vont nous l’apprendre.

L’image du vice ne blesse les yeux que quand la réalité est trop connue : Il y a cinquante ans, le Théatre étoit plus libre & les cœurs l’étoient moins. On y rioit de mille choses qu’on n’avoir point à se reprocher. Elles étoient étrangères à la foule des hommes, elle ne l’intéressoient point. On rit des ridicules, des foiblesses qu’on ne voit que hors de soi. Mais on s’en offense quand on est forcé de les reconnoître en son cœur. Etrange contradiction ! Plus l’homme s’abandonne aux passions, plus elles lui semblent odieuses dans la représentation. L’habitude, qui le familiarise avec tout, lui rend insuportable le tableau de ses penchants, tandis que la pratique lui en fait une source de délices.

Cherchons-en les raisons dans ce cœur lui-même, dans une resistance trop foible au milieu d’une corruption genérale, pour mettre un frein à ses égaremens, mais toujours assez forte pour faire comprendre la honte qui les suit.

Le cœur humain est le même dans les grands crimes comme dans les moindres ; il ne faut pas mériter l’échaffaud pour sentir la voix des remords. S’il y a des déréglemens qui n’exposent point à la rigueur des Loix, il n’y en a point qui soient garantis des reproches intérieurs.

Cette voix importune, étouffée par la fougue des passions, mais jamais anéantie, peut être regardée comme la premiere cause de la pudeur. Elle est puissamment aidée à la produire, & même à la dévancer, par un principe plus actif encore ; on pourroit voir l’amour propre étendre avec empressement un voile épais fur le tableau de nos fautes, pour les dérober aux yeux de nos semblables, ou faire des efforts pour nous corriger. S’il ne peut nous rendre vertueux, il exige du moins que nous ne nous montrions qu’avec les apparences de la vertu. En gémissant de notre dépravation, il abhorre le deshonneur qui en est le partage. Il mandie sans cesse pour nous la bonne opinion & l’estime publiques. Moins nous la méritons, plus il redouble d’efforts pour nous l’obtenir. Il est sans cesse en garde, ainsi que la pudeur, contre les moindres traits qui peuvent effleurer l’éclat de la vertu.

Si le sentiment intérieur, & l’amour propre, luttant avec zèle contre l’empire des passions, sont l’unique source de la contradiction où nous sommes avec nous-même, on en peut conclure que la réforme établie au Théatre par les Comédiens, s’y seroit introduite d’elle-même, comme elle a fait dans la société. Ainsi le mérite, si c’en est un, en tombe moins sur les Comédiens que sur l’amour propre.

D’ailleurs cette délicatesse si scrupuleuse à ne pouvoir souffrir aucune expression qui fasse équivoque, est une preuve de la corruption du cœur, elle n’annonce donc pas la réforme.

« On ne voit fur le Théatre, dirois-je aux Comédiens, que des mœurs pures, des expressions gazées, qu’un jeu modeste. Mais sondez votre cœur, sondez celui de la nation, les trouverez-vous plus sages ? en vous accordant tout ce que vous demandez, vous n’êtes parvenus qu’à les rendre plus faux. Vous ne leur avez offert qu’un palliatif. S’ils paroissent meilleurs ; en leur sauvant le deshonneur public, vous les dispensez de le devenir. La rare découverte !

» Il valloit bien mieux par des tableaux vrais & forts, de leurs déréglements, travailler à les en faire rougir. Ils se seroient enfin lassés d’une situation si gênante. Les plaisanteries piquantes & redoublées seules, le dégoûtent de leurs foiblesses. Le Théatre doit verser le sel à pleines mains. Tous ces ménagemens d’une vaine délicatesse, tous ces traits adoucis & enveloppés, manquent leur but. Et voilà, Messieurs, ce qu’ont produit vos soins. Ne m’en croyez pas sur ma parole, & suivez-moi.

Une langue qui est dans toute sa force, a peu d’équivoques. Le génie, qui seul est le pere de cette langue, ne songe qu’à lui donner toute l’énergie dont elle est capable. Dans ses mains, toutes les expressions font image. Les plus beaux tours sont les plus mâles.

Quand Corneille & Bossuet étonnèrent la Cour & la Ville des torrents de leur éloquence ; ravis de ces prodiges de leur langue, les François n’eurent pas trop de toutes leurs facultés pour les admirer. Ils ignoroient que les termes les plus nobles pussent avoir des applications dangereuses. Le sens propre se présente toujours le premier. Le figuré n’est l’ouvrage que de la pauvreté & du rafinement. Cette analogie qu’on a remarquée entre eux & certains objets, mais qui est dans les mœurs d’une nation, & non dans sa langue, n’est connue que la derniere. Il n’est pas dans la nature du génie, toujours rapide, toujours emporté, de s’amuser, à chercher des rapports étrangers.

A peine le génie a brillé quelque tems, que l’esprit fonde un nouvel empire sur les débris du sien. Le goût que le premier a répandu, sert de baze à la puissance de son tyran. C’est presque en son nom qu’il s’empare des nations. Sous cette puissance plus aimable, plus indulgente pour les passions, le rafinement présente à l’homme ces passions sous des couleurs plus douces. Il leur ôte ce ton revoltant, qui donnoit de la repugnance pour elle.

Ce changement dans les mœurs en produit un dans la langue ; on est aimable, on veut paroître modeste. On ne veut point qu’il en coute à la liberté avec laquelle on se livre à tous ses penchants. Si on en rougit en secret, on ne doit pas s’y exploser en public. Il faut donc écarter tout ce qui pourroit y contribuer. On s’apperçoit que la langue, ou du moins certains mots peuvent reveiller en nous l’idée de ce qu’il y a de repréhensible. Ces mots ont donc un rapport, un sens, une analogie criminels. Peuvent-ils ne le pas être ? Ils nous font des reproches secrets, ils portent la rougeur sur notre front : n’en est-ce pas assez pour les procrire ?

Les bienséances de style, dans leur causes & dans leurs motifs, ne font donc qu’une invention du rafinement & de l’amour propre. Elles annoncent donc plûtôt une dépravation générale, qu’une véritable réformation de mœurs. Nous disons plus, elles sont encore une cause de la décadence du beau, dans la Poësie Théatrale.

Qu’une expression à qui l’on pourra donner un double sens, soit la seule propre à rendre une belle idée, & fournisse une rime riche. L’Auteur pour ménager la délicatesse minutieuse des Comédiens, ou du public, se trouve dans un double embarras. Il faut rejetter une grande idée, & lui en substituer une autre ; ou celle-ci aura trop de rapport avec celles qui précédent, ou elle sera trop foible.

Quant à la rime, ou il ne s’en présentera point, ou celle qui viendra est déja employée plus haut. Le Poëte a donc à sacrifier une pensée heureuse & sublime à une foible & médiocre, & vingt vers à refondre. Sa muse fatiguée d’un travail inutile, ne lui inspire que des images communes, que des expressious traînantes. Il voit lui-même dans sa correction, une glace, une langueur qu’il s’obstine envain d’en bannir.

S’il reprend ses pinceaux quand son dépit est calmé, un coup d’œil sur ce qui l’avoit allumé, l’empêche de s’élever au grand. Oublie-t-il un moment ces entraves ? Elles lui offrent encore leur poids au bout de cinquante vers. Qu’elles reparoissent ainsi quatre ou cinq fois dans une composition, je n’en demande pas d’avantage pour la faire siffler.

Je conviens qu’il ne faut pas s’en prendre uniquement aux Comédiens, mais ils y ont la plus grande part. Que de chicanes frivoles ne font-ils pas à ce sujet aux Auteurs ?

Ces prétendues bienséances, dans les mœurs de la nation, & non dans le zèle des personnes de Théatre, ne peuvent donc tourner à la gloire de celles-ci.