(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XXIII. Si les Comédiens doivent prendre le titre de Compagnie. » pp. 122-128
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(1758) Causes de la décadence du goût sur le théatre. Seconde partie « Causes de la décadence du goût sur le théatre. — Chapitre XXIII. Si les Comédiens doivent prendre le titre de Compagnie. » pp. 122-128

Chapitre XXIII.

Si les Comédiens doivent prendre le titre de Compagnie.

N ous avons dépouillés, dans les Chapitres précédens, les Comédiens des talens & du mérite que la prévention leur avoit accordés. Nous y avons été forcés en quelque sorte, pour entrer dans le détail des usurpations qu’ils ont faites sur le public, sur les Auteurs & sur le Théatre. Usurpations qu’on fondoit principalement sur des talents & des services rendus aux mœurs. En prouvant le peu de solidité de ce fondement, nous avons fait voir de quel préjudice il étoit au Poëme dramatique. Enfin, pour achever cette démonstration, nous allons traiter dans ce Chapitre d’une nouvelle prérogative que les Comédiens s’arrogent.

Les idées qu’on attache aux mots d’une langue, étant fondées sur une convention générale entre une ou plusieurs nations, il est visible qu’on ne peut y donner atteinte, sans jetter ces peuples dans une confusion dangéreuse & presque sans reméde.

Le lien le plus doux, & le plus fort des hommes en société, est l’art de se communiquer mutuellement leurs pensées. Cet art a plus de charmes s’il est débarrassé d’un grand nombre de difficultés. Eh ! d’où peuvent naître celles-ci plus abondamment, que des différens sens attribués à un même mot ?

L’équivoque est une des premiéres preuves, nous le répétons, de l’appauvrissement & de la décadence des langues. Les mauvaises acceptions qu’on s’est accoutumé à donner à un terme, empêchent qu’on ne lui en donne de bonnes.

D’ailleurs quelle sûreté y a-t-il dans le commerce, quand les Monnoyes n’ont pas une valeur effective & constante ? Ici on se trompe l’un l’autre, en appliquant des idées différentes à ce qu’on se dit. Là le Négociant, victime d’une apparence illusoire, perd son bien s’il reçoit ces monnoyes, & la confiance publique, s’il les échange contre des valeurs réelles.

J’ai dit en outre que la confusion opérée par l’abus des termes, étoit sans remède. On n’attache guère d’idées équivoques, qu’on n’y ait un intérêt particulier. Et on sçait que quand l’homme est guidé par ce motif, il suit le cours de ses désirs avec autant de rapidité que de constance.

Les langues les plus belles se sont altérées, ou même confondues en des nouveaux idiômes. L’on n’en a point vu reprendre leur premier lustre. La langue latine étoit déjà avancée vers sa ruine, quand Quintilien en expliquoit les causes, & exhortoit la jeunesse Romaine à goûter les leçons du beau. Il fallut céder au torrent des choses humaines.

La France a dans son sein plus d’un Quintilien ; mais la finesse, le papillonnage, le néologisme, ont fait des progrès ; cette langue qui fit les délices de l’Europe entiére, dégénére en une vaine délicatesse, en un puéril rafinement.

A qui s’en prendre ? A l’abus des termes. C’est lui qui décourage le Philosophe, trop sérieusement occupé pour s’abaisser dans ses démonstrations, à la recherche d’un stile de ruelle. C’est lui qui a employé les mots les plus chastes à peindre les déréglemens d’une imagination licencieuse. C’est lui qui désespére l’Etranger, par les peines qu’il lui donne, de réunir, sous une même expression, plusieurs idées contradictoires. Il précipite la révolution & confond les états. Il fait un Poëte du plus mince rimailleur, un Magistrat du moindre Officier de Police, enfin une Compagnie d’une troupe de Comédiens.

Qu’est-ce donc qu’une Compagnie ? C’est un corps composé de membres distingués par leurs fonctions ou par leur mérite personnel. Je ne crois pas qu’on me conteste cette définition, On sçait ce que c’est qu’un homme de mérite chez les sçavans. Nos Académies qui en sont composées, sont des Compagnies, dont il est d’autant plus glorieux d’être membre, qu’on n’y brille d’aucun éclat étranger, & que le sçavoir y est la premiere distinction. Si ces Corps prennent la qualité de Compagnies, qui pourroit la leur disputer ? Seroit-ce nos Comédiens ?

Entre ces Compagnies, les Cours Souveraines, en qui reside une portion de l’autorité Royale, tiennent, sans contredit, le premier rang. Etre les dépositaires des constitutions de l’Etat, & des volontés suprêmes de nos Rois, les organes de la Justice, les appuis du Trône, des Peuples & des Loix ; voilà leurs fonctions. Qu’on ne nous accuse point d’en séparer le mérite personnel ; les lumiéres qui ont toujours brillé dans ces Cours, les rendent plus respectables encore.

Ne seroit-ce pas profaner ces augustes Tribunaux que d’en approcher même les Comédiens ? Ne seroit-ce pas comparer ces Globes lumineux, & bienfaisans, qui promenent leur immensité au plus haut des airs, avec ces atômes, dont la petitesse échappe aux regards, & d’un souffle est replongée dans le néant.

Tels on verroit auprès de nos Magistrats, les Comédiens accablés sous le poids de leur orgueil infructeux, se perdre dans leur propre bassesse.

Je ne suis pas étonné que les Comédiens ayent rejetté la dénomination de Troupe, qui leur est consacrée. Elle est une marque trop évidente d’une profession vile. Mais comment concevoir que leur vanité en ayant adopté une plus honorable, celle-ci serve de prétexte au public pour confirmer leurs prétentions ?