(1819) La Criticomanie, (scénique), dernière cause de la décadence de la religion et des mœurs. Tome II « Résumé et moyens de réformation. » pp. 105-200
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(1819) La Criticomanie, (scénique), dernière cause de la décadence de la religion et des mœurs. Tome II « Résumé et moyens de réformation. » pp. 105-200

Résumé et moyens de réformation.

A toutes les raisons données à l’appui de mon opinion, je puis en ajouter encore une plus décisive ; celle que toutes les vertus qui ont été mises notamment sous la sauvegarde et protection de l’art dramatique, ont été les plus persécutées, et ont le plus perdu ; je n’en vois pas une clairement qui y ait gagné, et je vois très-bien, au contraire, que les plus ingénieusement défendues, que les mieux prêchées ou vengées sur la scène, sont les plus généralement abandonnées dans le monde ; je vois qu’on n’a fait qu’aiguiser les traits de toutes les passions contre elles, ou contre ceux qui les pratiquaient. On a voulu défendre et venger la religion en mettant en spectacle un tartufe de religion ; vous savez comme nous sommes devenus religieux ! On a joué le tartufe de générosité ; combien nous sommes devenus désintéressés et généreux ! qu’il y a peu d’égoïstes à présent ! On a joué les tartufes de sincérité et d’amitié ; combien nous sommes devenus sincères et bons amis ! combien moins il y en a de faux depuis ce temps-là ! en un mot, on a joué le Tartufe de mœurs ; regardez comme nous sommes devenus plus sages, comme nos mœurs se sont améliorées ! Comparez les temps et jugez ; vous verrez que plusieurs genres de tartufes ont disparu, à la vérité ; mais parce que les vertus qu’il affectaient ont disparu elles-mêmes, ou perdu leur considération après avoir été prostituées dans des portraits scéniques, où tous les excès monstrueux de l’hypocrisie ont frappé si fortement les esprits, ont fait tant de honte, excité tant d’horreur que pour éviter le reproche et même le soupçon d’hypocrisie, on s’en est éloigné jusqu’aux excès contraires, c’est-à-dire jusqu’à préférer l’évidence des désordres, la nudité des vices, ainsi que je l’ai déduit dans la première partie de cet ouvrage. Aujourd’hui, dit un écrivain célèbre, en parlant du relàchement des mœurs et de l’esprit de société qu’a produit le théâtre, il y a peu de maris jaloux, mais il y a peu de maris ; les pères tyranniques sont rares, mais les pères indifférents ne le sont point. Que d’autres exemples de même nature on peut ajoutera ceux-là ! C’est aussi cet esprit de société, répandu en torrent, ou sans mesure ni ménagement, qui, de l’aveu ingénu du plus éloquent panégyriste de Molière, a produit l’abus de la société et de la philosophie, qui est cause que la jeunesse a perdu toute morale à quinze ans, et toute sensibilité à vingt ; qui fait aussi qu’après avoir perdu l’honneur, on peut aujourd’hui le recouvrer rentrer dans cette île, du temps de Molière escarpée et sans bords, c’est-à-dire, jouir de la considération, de tous les avantages et priviléges de la vertu Comparez les temps et jugez, dis-je, vous verrez de plus que, malgré les cent cinquante mille pièces de théâtre environ qui nous ont passé sur le corps, ou plutôt sur l’âme, depuis la restauration des lettres, pour nous perfectionner, nous nous sommes toujours détériorés de plus en plus ; vous verrez que les rares petits coins de la terre civilisée qu’on pourrait encore proposer pour exemples d’innocence et de vertus, sont précisément ceux où il n’a jamais paru ni théâtre, ni comédie, ni beaucoup des gens qu’ils perfectionnent dans les villes ; et vous en inférerez que pour mettre le comble à la dépravation, surtout aujourd’hui que les hommes corrompus sont presque partout en grande majorité, et que jouer les vices au théâtre, c’est à peu près comme si on jouait l’anglomanie en Angleterre, il ne manquerait plus que de livrer de même à la justice précipitée du public malin, qui a besoin de rire, qui ne se rassemble que pour cela, à ce tribunal confus, incohérent et enthousiaste, composé de toutes sortes de gens, qui tient ses assises dans toutes sortes de lieux, qui passe en sections du théâtre dans les salons et dans les réduits, sur les places publiques et aux coins des rues, où il délibère d’après ses passions discordantes, propres on empruntées, qui dénature on change les actes d’accusation, qui juge cent fois in idem, dont la jurisprudence est incertaine et si versatile qu’il désavoue habituellement ses jugements, lesquels, en effet, sont cassés en grande partie, et souvent, après des années de la plus cruelle exécution, quelquefois dans un autre siècle, par le public mieux éclairé, sage et impartial, dont les arrêts méritent seulement alors toute confiance et respect ; il ne manquerait plus, dis-je, que de traduire à ce tribunal les hypocrites des autres vertus dont il reste plus de lambeaux, en ajoutant aux tartufes de religion, de mœurs, de bienfaisance, etc., les tartufes de justice, d’indulgence ou de pitié, de patience ou de modération, de modestie, de grandeur d’âme, d’amour filial ; et vous n’aurez aucun doute non plus qu’une satire en comédie dirigée contre une hypocrite de tendresse maternelle, comme il y en a effectivement, sur qui, par le jeu d’un Brunet ou d’un Potier, qui représenterait la marâtre, on livrerait à la risée publique le ton, les soins empressés, les caresses, les émotions ou les tendres élans du cœur d’une mère, ne portât une atteinte funeste à la plus précieuse des vertus, et ne détruisit en peu de temps l’ouvrage du génie supérieur qui a défendu si éloquemment la cause de l’enfance et mis à la mode, en les faisant chérir, les premiers devoirs de la maternité. Non, l’idée seule d’un de ces bouffons, déguisé en maman, portant précieusement, serrant dans ses bras et allaitant son nourrisson, de manière à exciter des éclats de rire, ne doit laisser aucun doute que la représentation de cette hypocrisie aurait les mêmes suites que celle du tartufe de religion. Concluez donc avec moi qu’il faut que l’envie ou le besoin de rire ait bien du pouvoir sur les hommes pour les porter si obstinément, malgré l’épreuve du contraire qui les accable, à regarder comme propre à corriger les mœurs le moyen le plus puissant de tourner toutes les vertus en ridicule, de tout corrompre !

Nous ne devons pas craindre ces suites d’une pareille erreur de la part des écrivains qui sont aujourd’hui l’honneur de la scène française : les Picard, les Andrieux, les Duval et leurs dignes collègues, ne produisent que des ouvrages utiles et purs comme leurs âmes honnêtes ; mais il n’existe pas la même garantie contre les avortons indigents de la littérature, qui se jètent sans distinction sur les sujets qu’ils rencontrent : ils pourraient bien s’emparer de celui-ci, et y voir un autre bon modèle de Tartufe. Comme il serait possible, si on ne les arrêtait dans l’ardeur du zèle qui les emporte, qu’ils trouvassent aussi matière à faire un Tartufe de bravoure ou de vaillance, et qu’ils fissent de grands efforts pour nous prouver, en nous donnant cela aussi comme bien peu naturel, peut-être comme abominable, qu’un bon nombre des guerriers auxquels ils doivent le repos dont ils jouissent dans leurs méditations, ne courent pas si intrépidement aux combats, n’exposent pas leur vie par le plus pur amour de la patrie ; mais que, semblables à Dervière, qui est bienfaisant pour avoir une place, ils sont courageux et vaillants, ils s’exposent par le désir et l’espoir d’obtenir des récompenses. On voit assez où la peinture de ce caractère nous mènerait aussi ; on voit de quelle autre fermentation des esprits et des passions le ridicule qu’on en tirerait serait la cause, et quelles en seraient les fâcheuses conséquences, surtout en temps de guerre ! et l’on doit sentir parfaitement enfin que, dans tous les intérêts, il est temps de mettre quelque frein à toutes ces mascarades des vices déguisés en vertus, courant les théâtres pour se faire voir et bafouer par le peuple convoqué ad se invicem castigandum ridendo  ; et ce peuple érigé en tribunal de mœurs, je développe l’observation que j’en ai faite, est rassemblé confusément et en toutes dispositions, c’est-à-dire comprenant avec leurs passions, leurs goûts, leurs vices, leurs préjugés différents, leurs opinions, leurs systèmes et préventions diverses, tous les rangs, tous les états, tous les âges, les deux sexes, les amis, les ennemis, les parents, les enfants, les régnicoles, les étrangers, les clercs et les laïcs, les disciples de toutes les religions, pour les mettre alternativement aux prises ensemble, ou pour livrer ceux-ci à la risée de ceux-là, et vice versâ, afin de les corriger tous, les uns par les autres au moyen d’impressions ou mouvements intérieurs si divers, si brouillés, et du conflit bizarre de tant d’éléments contraires ; c’est presque à dire, afin de les entre-choquer de telle manière que le monde moral sorte tout façonné de ce nouveau chaos, ainsi que Descartes fait sortir le monde physique de ses tourbillons. D’où il arrive que la risée des grands corrige les petits, et que la risée des petits corrige les grands ; c’est-à-dire que les seigneurs, les milords, les barons et baronnets, les ducs, les comtes, corrigent leurs tailleurs, leurs bottiers, leurs perruquiers, leurs valets, et en reçoivent la correction, avec mesure et une égale impartialité ; et que les duchesses, les marquises, les comtesses, corrigent en riant leurs femmes, leurs marchandes de modes et leurs blanchisseuses, qui les corrigent à leur tour en riant et se moquant d’elles aussi judicieusement ; d’où il arrive que les sots corrigent les gens d’esprit ; que des Anglois corrigent sans passion des Français, et réciproquement ; que l’impie, que l’athée corrigent les croyants, que des Turcs corrigent des chrétiens, et, comme je l’ai déja exprimé, que des jeunes gens corrigent des vieillards, en se moquant d’eux, que des supérieurs, soit magistrats, juges, soit instituteurs, pères et mères de famille, sont corrigés par la moquerie de subordonnés, ou d’écoliers et d’enfants qui sont encore sous leur pouvoir, et qui saisissent avidement ces occasions de se venger impunément de ceux qui les régentent et les répriment ou contrarient habituellement. Et, je le rappelle, ce qui rend extrême l’inconvénient de cette manière de corriger les mœurs, c’est la mauvaise foi sans frein, c’est l’action, inévitable de la troisième école, de cette faction de tous les vices, qui encore, dans son déchaînement, s’arroge la plus forte part de jurisdiction à ce tribunal et en tire plus de force, d’autorité et d’audace, pour lancer les traits du ridicule contre ses adversaires. Prétendre que son concours soit utile ou indifférent dans cette circonstance, c’est prétendre qu’il est salutaire ou indifférent pour les maladies du corps de livrer les malades à toute la malignité du plus actif poison.

Sous quelque rapport qu’on l’envisage, il demeure prouvé qu’il n’y aurait pas de prodige plus étonnant que les heureux résultats de cette méthode de correction. Voici même encore un autre aspect sous lequel cette vérité se confirme : cet usage d’un rassemblement, qui cache dans sa confusion un tel renversement d’ordre, a été funeste à l’harmonie sociale, au système nécessaire de la hiérarchie des rangs et des états plus généralement que je ne l’ai dit plus haut, en ce qu’il a dérangé ou rompu dans toutes les classes les rapports de supérieurs à inférieurs. Les derniers, accoutumés à rire des premiers ; à les humilier, à les avilir même dans ces assemblées plus que républicaines, où des personnes de tous les rangs, où les plus grands personnages comparaissent à leur tribunal, et sont soumis à leur jugement et à leur discipline, se sont enorgueillis ou tropaguerris nécessairement en particulier, vis-à-vis des supérieurs devenus, aussi nécessairement, moins imposants. De là les impatiences, les manques de respect, d’estime et de bons procédés, l’oubli des bienséances et des devoirs ; de là l’insubordination ou le mépris de toute autorité religieuse, politique, civile et domestique ; de là peut-être naquit aussi cette prétention insensée d’une égalité impossible, je veux dire absolue, qui a récemment agité tant de simples.

Néanmoins, malgré l’ancienneté de leur origine et de leur existence, tous ces malheurs sont portés très-exactement sur le compte des philosophes. Si le ressentiment et le délire de ceux que la philosophie a depouillés d’injustes priviléges, et d’une supériorité contre nature, qu’ils ne peuvent plus réclamer désormais raisonnablement, leur permettaient d’être justes, ils remonteraient à cette source féconde de dissolution, à cette véritable cause du mépris des autorités respectables, et de la révolte des inférieurs contre leurs supérieurs naturels et légitimes, ici directement et positivement avilis. Et même, les plus ardents de ces privilégiés le voyaient ainsi long-temps avant que la révolution n’eût blessé leurs intérêts particuliers, par une influence philosophique qu’ils rendent comptable, pour cette raison, de tous les dommages et de tous les désordres passés et à venir.

Entre les différents moyens depuis long-temps indiqués, pour là réformation du théâtre, je crois devoir recommander d’abord celui de cesser de condamner en principe, ou en théorie, ce que nous approuvons dans la pratique ; je veux dire, de commencer par être plus conséquents et plus justes envers les hommes qui se vouent au théâtre, soit comme auteurs2, soit comme acteurs, et reconnaître le droit qu’ils ont, lorsque d’ailleurs ils sont bons citoyens, à l’estime et à la considération dont ils jouissent de fait, par un accord à peu-près général ; et ôter enfin à un petit nombre de gens de bonne foi, et à tous les gens de mauvaise humeur, le droit de traiter d’infâmes la profession ou les personnes de Molière, de Corneille, Racine, Voltaire, et de Lekain, de Molé, Larive, Talma, des idolâtrées Comtat, Raucourt, Mars, etc., lesquels ont emporté les regrets, ou font encore aujourd’hui les délices et l’admiration des Français et des étrangers, qui leur rendent les plus grands honneurs, qui leur élèvent des statues.

Vu cet irrésistible progrès des choses, et cette disposition générale des esprits, disposition telle qu’on ne voit presque plus que des envieux ou du métier infâme, ou des talents et de la vue des infâmes qui l’exerçent, le fait de les laisser sous l’anathême, qui contribue déjà au relâchement de cette partie de la société, est très-préjudiciable dans tous les cas à la foi et au respect dûs aux décrets de l’Eglise, et nuit par là généralement aux mœurs.

Il est si raisonnable, si juste et si facile (moyennant la réformation votée ), d’établir une distinction satisfaisante entre les comédies et comédiens actuels, et les ordures ou farces et farceurs qui ont motivé dans le principe les monitions et les peines spirituelles, qu’il est à espérer que les sages législateurs des deux ordres s’en occuperont, et trouveront convenable à notre temps et conforme à la justice de faire revivre une ancienne déclaration d’un roi de France, de Louis XIII.

Ce prince veut, dans cet acte conciliant publié en 1641, que l’état de comédien ne soit pas regardé comme infâme, et que son exercice ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudicier à leur réputation dans le commerce public, pourvu qu’ils se contiennent dans les termes de leurs devoirs, et qu ils ne jouent que des pièces de théâtre qui soient exemptes d’impuretés et de paroles lascives et à double entente, etc.

Ces devoirs seraient imposés aux maîtres de la scène, et aux auteurs des poèmes, sous des peines inévitables. Dans l’intervalle qui nous sépare de l’époque de cette déclaration, qui serait très-certainement mieux accueillie aujourd’hui qu’alors, de bons publicistes, académiciens, et même religieux, ont soutenu avec raison, contre l’avis de quelques autres, que les lois sévères indispensables à cet effet pouvaient être exécutées au théâtre comme à la ville. Eh ! pourquoi des lois importantes, si évidemment justes, ne pourraient-elles pas recevoir leur exécution, lorsque tant de lois iniques, beaucoup plus sévères, ont été si bien exécutées pendant les longues années de la révolution ? Il ne faudrait qu’y tenir la main sans relâche.

Après cet acte de justice que je regarde comme devant être le premier moyen de la réformation, un second et excellent moyen, qui a déjà été provoqué, serait l’épuration des répertoires des théâtres. Empêcher qu’il n’y entre désormais des pièces dangereuses, n’est qu’une demi-mesure ; il est de la même importance de faire un choix judicieux de celles qui y sont admises et qui peuvent être représentées sans danger, et de rejeter les autres.

Que si on en veut sauver plusieurs des plus accréditées, il est nécessaire, quoique dur, de leur faire subir des changements à la scène, à moins qu’on n’aime mieux (ceci va paraître nouveau et ridicule sans doute) suppléer à ces altérations pénibles, en faisant tomber le choix sur les spectateurs, oui, sur les spectateurs : en n’admettant à la représentation de ces comédies que la classe d’individus à la correction desquels elles sont destinées, lorsque les exemples et leçons qu’on y donne peuvent nuire à ceux qu’elles ne concernent pas actuellement plus qu’ils ne doivent en profiter pour l’avenir.

Ainsi les hommes et les femmes mariés, ou d’un certain âge, dont les mœurs sont plus en sûreté, seraient seuls admis aux représentations des satires dirigées contre les mauvais parents, contre les pères et mères indifférents, avares, durs, dénaturés ; il m’a toujours paru cruellement inconséquent de souffrir là des enfants ; c’est bien assez de ceux qui y sont comme acteurs ; cela doit se passer à huis clos pour les autres. Ainsi les jeunes femmes ne seront pas admises aux écoles théâtrales des mauvais maris, des maris jaloux, ou vieux, crédules, bourrus, auxquels leurs épouses jouent mille tours perfides ; ainsi les jeunes gens seront aussi exclus du spectacle les jours que des hommes auxquels ils doivent particulièrement le respect, par exemple, outre les pères et mères, leurs supérieurs, maîtres ou instituteurs, et les vieillards, devront y recevoir les leçons humiliantes et flétrissantes du ridicule, etc. Le bon sens ne demande rien plus impérieusement que d’accommoder ainsi les scènes aux spectateurs, ou les spectateurs aux scènes3.

Le ridicule dont la teinte est si vaguement communicative, et qui a de plus l’inconvénient grave de ne pouvoir s’effacer ni par le repentir ni par la réforme, ni même par la perfection des personnes ou des classes qu’il a une fois frappées, on sait bien qu’en effet celles que Molière a ridiculisées ont été flétries, les unes pendant toute leur vie, les autres pendant plusieurs générations ; à peine ces dernières sont-elles relevées aujourd’hui de l’anathème, et on assure que plusieurs personnes, seulement coupables de quelques travers, en sont mortes ! le ridicule, dis-je, appelle aussi l’attention du réformateur ; il doit être sagement circonscrit, et même souvent repoussé du théàtre comme punition injuste, sans proportion, et comme gratuitement cruel lorsque ses traits seront dirigés contre des défauts légers, qui n’excluent point la vertu et la sensibilité.

L’importance de mieux régler l’emploi de ce fléau sur la scène, est d’autant plus grande, que non-seulement les méchants, mais aussi des auteurs très-estimables en ont fait l’usage le plus préjudiciable ; car, je le demande encore une fois aux plus grands partisans même de son utilité et de son indépendance accoutumée, l’auteur du Tartufe, qui, en considération du mal réel qu’il avait intention d’arrêter, du vice odieux qu’il voulait combattre, peut être justifié ou excusé d’avoir saisi l’arme du ridicule, tandis qu’un si grand nombre d’individus foulaient aux pieds avec scandale et paisiblement lès censures, la religion, toutes les vertus, et d’aller combattre d’abord ceux qui les recommandaient du moins à l’extérieur par des exemples et des discours ; et les combattre de manière encore à frapper également les bons et les méchants, à frapper ceux qui se cachaient de peur de scandaliser l’innocence et la vertu, comme ceux qui se cachaient seulement de peur d’être pris et pendus ; cet auteur, dis-je, est-il aussi excusable d’avoir employé cette arme cruelle dans ses critiques éclatantes et solennelles d’égarements, ou travers innocents qui accompagnent même les plus sublimes vertus, qui tiennent à la faiblesse humaine, lesquels n’ont pas plutôt disparu que d’autre les remplacent par une succession aussi nécessaire que celle des pensées frivoles qui assiègent continuellement les esprits forts et les faibles ? Une pareille conduite, que je veux bien croire néanmoins l’effet de l’imprévoyance ou de l’erreur dans les cas présents, n’est-elle pas souvent une suite de cette manie effrénée dont j’ai parlé, qui porte les hommes qui en sont possédés à tourner en ridicule leurs concitoyens, quelqu’attitude qu’ils prennent, à les tourmenter sans fruit, en les livrant sans raison à la dérision, au mépris et à la haine les uns des autres, et à troubler ainsi le bonheur commun ?

Il serait bon de contenir aussi dans des bornes plus resserrées les donneurs indiscrets de leçons de précaution, qui vont chercher dans les espaces imaginaires des subtilités, des manœuvres, des vices, des perfidies, des crimes sans noms, sans exemples, ou très-rares, inconnus à la multitude, pour avertir tout le monde dramatiquement qu’il ne faut pas les commettre, ou s’en laisser atteindre ; ce qui n’empêche pas, ou plutôt, ce qui fait, comme je l’ai dit, que les méchants en profitent pour désoler les bons par des moyens nouveaux que les uns n’auraient jamais trouvés, et dont les autres n’auraient jamais eu rien à craindre sans cette fatale précaution. Par exemple, autrefois il fallait être un Regnard ou renard, pour imaginer les ruses hardies, les tours criminels représentés, ou enseignés, dans la comédie du Légataire et autres ; on voit aujourd’hui de chétives pécores en jouer, ou conseiller de semblables.

Mais le plus grand, le meilleur moyen de réformation serait que les auteurs dramatiques, qui ont l’air depuis Molière à ces poltrons qui poursuivent des ennemis en fuite, ou cachés, et n’osent attaquer ceux qui font volte-face, fussent bien convaincus, enfin, qu’au lieu de harceler sans cessé directement ou indirectement les deux premières écoles, ils feraient beaucoup mieux de déployer leur talent et concerter leurs efforts avec ceux du reste de ces écoles, contre la dernière, jusqu’à ce qu’ils soient parvenus, sinon à la détruire, à l’affaiblir, ou la décrier au point que ses disciples, poursuivis, désarçonnés à leur tour et abandonnés surtout de leurs hommes marquants, qui leur servent d’autorité et de point de ralliement (ce qui doit être aujourd’hui un résultat de l’exemple seul de notre vertueux roi), soient forcés enfin, contre l’ordinaire, de chercher une retraite, d’aller se cacher dans la seconde école, d’où il sera ensuite d’autant plus raisonnable d’espérer pouvoir les diriger vers la première, qu’il n’y aura plus à choisir alors entre se réformer et se livrer à de plus grands excès.

Il n’y a que ce concert renouvelé de tous les amis de la morale qui puisse arrêter ces désordres et opérer à la longue une progression rétrograde. Il est nécessaire surtout que la religion, unie à la vraie philosophie, recouvre, par un miracle du courage et de la sagesse de ses organes les plus éclairés, et persuasifs par le langage et l’exemple de ces douces vertus que recommande le Dieu de bonté et de miséricorde qu’ils servent, oui, persuasifs par ces moyens ; car, loin de nous les vôtres, odieux inquisiteurs, furibonds fanatiques ; vous êtes épouvantables ! vous ne savez que faire redouter et haïr ; il est nécessaire que la religion recouvre ; dis-je, assez de consistance, assez de crédit et d’ascendant pour se faire, comme autrefois, respecter et soutenir par l’opinion publique, de manière à obliger de nouveau ses ennemis à paraître d’abord la respecter aussi, à rendre hommage, du moins extérieurement, à ses préceptes, à donner de bons exemples, à se cacher quand ils font le mal, en un mot, à redevenir hypocrites, en repassant pour monter à la première école, comme ils l’ont été en descendant à la dernière.

Ce serait en morale la contre-révolution la plus complète et la plus désirable. Je ne la crois pas impossible avec le temps et la persévérance à écarter graduellement toutes les causes principales de désordres, indiquées dans cet écrit et dans plusieurs autres sur le même sujet. Mais je pense invariablement qu’on ne parviendra jamais à détruire d’une manière satisfaisante les plus puissants obstacles à cette régénération qu’avec le secours du moyen que je propose, pour la même fin, dans le second volume du Traité des causes et de l’indigence et de l’immoralité, etc., que j’ai adressé, comme celui-ci, à tous les hommes raisonnables, guidés par la religion et la saine philosophie, par l’expérience et le sentiment de la nécessité d’un changement de mœurs, pour leur intérêt particulier autant que pour l’intérêt général4.

Les observations et les objections les plus fortes que l’on pourra me faire encore, et que je pressens en partie, relativement aux entraves que je crois nécessaire d’apporter aux leçons satiriques du théâtre, ne me feront pas départir de mon jugement sur les dangers de leur vague et l’arbitraire de leurs applications ; au contraire, ces observations m’excitent à aller plus loin pour les rendre nulles, à faire connaître le fond de ma pensée, sans mitiger, c’est-à-dire à conclure, en dernier résultat, de tout ce que j’ai exposé, que les attaques dramatiques individuelles, soumises à quelques conditions de rigueur, surtout à celles de la gravité du sujet et de la vérité de la censure, seraient souvent préférables aux généralités contre telle profession ou corporation, qui ont fait tant de mal sans éviter l’inconvénient des personnalités, et le rendant même plus grand.

En effet, Molière a attaqué en général les faux dévots, ou les prêtres auxquels il a fait le plus grand mal généralement ; ce qui n’a pas empêché qu’on ne fit de sa satire une application particulière : M. de Rochette, évêque d’Autun, a été désigné comme en étant l’objet ; il en a souffert toutes les rigueurs, comme si elle eût été dirigée ouvertement contre lui, et cela sans recours, sans pouvoir repousser l’agression, ni s’en plaindre ou se justifier. Sa situation a donc été pire que si la comédie l’eût désigné nominativement.

On particularise ces généralités par des insinuations, par des formes ou petites combinaisons adroites ; il suffit de quelque rapport ou consonnance de noms, de quelques traits de ressemblance dans les accessoires du tableau entre le personnage du théâtre et la personne qu’on a en vue de signaler. C’est en offrant ces sortes de clefs qu’on a induit aussi une partie du public à voir le portrait de M. de Montauzier dans le Misantrope ; celui du marquis de Soyecourt dans les Fâcheux ; ceux de Cottin, de Ménage dans les Femmes savantes ; ceux de tel et tel médecins dans l’Amour Médecin, etc.

En voilà assez pour faire remarquer que la précaution obligée de généraliser est illusoire, que les critiques faites sous cette forme sont pires que si elles étaient, personnelles, puisqu’elles le deviennent multipliées au gré des passions, et qu’elles ont par conséquent tous les inconvénients dont celui qui donne aux auteurs le privilége d’attaquer et flétrir impunément qui bon leur semble n’est pas le moins grand. C’est pourquoi je n’hésite plus de conclure que l’autre mode d’animad-version est plus susceptible d’être légitimé, qu’il y aurait moins de risque de commettre des injustices, et qu’il serait plus propre à la réforme des mœurs de désigner exclusivement les coupables sur le théâtre, comme cela se pratique extra, de les attaquer directement de la manière vigoureuse dont M. Marguerit a donné l’exemple récemment dans les combats qu’il a livrés aux administrateurs de la caisse de Lafarge. Malgré le dernier résultat de ce grand procès, cette nominative et rude attaque a plus épouvanté et tiendra plus en respect les chefs de tontine que vingt comédies vagues, fussent-elles intitulées : les Tontinéries ou Tontinières, représentant la mauvaise foi, la honteuse avidité, les faux calculs, les jeux cupides, en un mot, les iniquités de ces administrations et d’autres prises en masse auxquelles ne président point des Larochefoucaulds.

Je suppose que Molière, avec son terrible comique, au lieu d’attaquer confusément tous les tartuses, en eût appréhendé ouvertement un seul dont la fourberie lui était le mieux prouvée ; il aurait jeté l’alarme parmi les imposteurs exclusivement, parce que la faute se présentant personnelle, comme l’attaque à l’esprit des spectateurs, la flétrissure se serait arrêtée à la personne, et la terreur aux hypocrites. Les honnêtes gens, les vrais dévots, les bons prêtres, n’auraient pas été plus affectés ni plus compromis dans ce cas que nous ne le sommes tous chaque fois que la justice appréhende et punit personnellement un scélérat attaché à notre profession qui prenait, comme Tartufe, tous les dehors d’un honnête homme. Par ce moyen on mettrait aussi un frein à la malignité, on esquiverait les bons offices des agents de la troisième école, et l’on pourrait critiquer ou satiriser avec fruit.

L’injustice de déshonorer et avilir une profession par des critiques ou satires vagues est d’autant plus grande que le vice ou la corruption n’est pas attachée particulièrement à tel ou tel état, qu’elle appartient aux personnes, ou aux mœurs, au siècle, en un mot, et que tous les états recèlent dans la même proportion, à peu-près, des hypocrites et des fripons. S’il y a des dévots et des gens d’église qui trompent, quelle autre classe de la société ne fourmille pas de menteurs et de trompeurs ? Si les gens de ròbe, tant persécutés aussi sur le théâtre, embrouillent les affaires pour avoir plus de raisons de rançonner les clients, les commerçants falsifient les marchandises, vendent à faux poids et à fausses mesures ; le marchand de comestibles nous fait manger des drogues ; le marchand de boissons nous fait boire du poison ; l’orfèvre nous vend des objets d’or plaqué ou mêlé pour de l’or pur ; le bijoutier des pierres fausses pour des pierres fines ; le drapier du drap de Verviers pour du Louviers ; le fripier vend, à faux jour, du drap taché, rapé, rapetassé, en assurant qu’il est tout neuf, et qu’il fera honneur ; le mercier vend de la toile de Rouen pour du Jouy, des mouchoirs brûlés et mauvais teint, pour excellents et bon teint ; le bonnetier de la laine de Picardie pour de la Ségovie ; le chapelier du lapin pour du castor ; le fourreur du loup des Ardennes ou du bois de Bondy pour du loup de Sibérie ; l’épicier de l’eau de mort pour de l’eau-de-vie ; le confiseur du miel pour du sucre : le boulanger n’est ni plus ni moins fripon que les autres ; le rôtisseur vend de vieux coqs déchaussés pour des poulets ; le pâtissier vend des pâtés de sansonnets ou de pierrots pour des pâtés de bécassines ou de mauviettes, et le limonadier de la chicorée pour du café Moka ; le boucher vend de la vache pour du bœuf, et pèse avec le coup de pouce ; le chandelier du suif pour de la bougie ; le tabletier de l’os pour de l’ivoire ; l’imprimeur contrefait, le libraire vend les contrefaçons ; le tailleur met dans son œil, le fournisseur dans sa poche ; les caissiers, receveurs, payeurs, vident les caisses, violent les dépôts, prêtent à usure, grippent des sous, ou emportent tout ; les maçons sont des maisons en musique, ou d’une bâtisse légère, qu’ils vendent pour très-solides ; les architectes, entrepreneurs, peintres, paveurs et toiseurs, comptent des pieds pour des toises, demandent des mille pour des cents ; les horlogers et les médecins, qui travaillent à peu-près également dans l’ombre, par rapport à nous, désorganisent, dérangent nos montres et nos santés pour assurer leurs revenus, et se sont bien payer le tems et l’art qu’ils ont employés à faire le mal. Les seconds sont incomparablement plus dangereux, parce qu’il faut qu’ils nous passent sur le corps pour arriver à notre argent, etc. Je m’empresse de répéter ici ce que j’ai dit déjà ailleurs : hommes honnêtes de tous les états, puissé je ne pas vous flétrir même par cet énoncé simple et naturel, dépouillé de jeu magique ! Je reconnais vos droits à mes hommages, et je vous les offre avec autant de plaisir que vous me trouvez de dureté à rendre mon mépris pour ceux qui déshonorent si cruellement vos professions. Je renouvelle aujourd’hui ce vœu que j’ai déjà formé, pour que les hommages qui vous sont dûs vous accompagnent jusqu’au-delà du tombeau ; qu’il soit fait une distinction nationale entre la mémoire d’un homme vil qui a passé sa vie à déshonorer sa profession, autant qu’il fut en lui, à tromper, à affliger ses concitoyens, dont il a mérité le mépris et la malédiction, et la mémoire de l’homme probe et bienfaisant qui emporte avec lui la bénédiction, les regrets et les larmes de ceux qui l’ont connu ; et que le nom chéri de ce bon citoyen soit proclamé et célébré ; que ses restes vénérables soient conduits au dernier asile par un père de la patrie, entourés des honnêtes gens dont il s’est fait aimer, des infortunés qu’il a secourus et qui pleurent sa perte !

Voici un autre exemple qui rend encore plus palpable l’inutilité et les dangers de jouer ou attaquer confusément le vice dans une corporation. Depuis qu’il existe des théâtres, les criticomanes ont harcelé les procureurs au point que cette dénomination était si avilie et devenue si odieuse qu’on a cru devoir la changer et y substituer celle d’avoué, pour tâcher de faire entendre qu’il y avait eu à leur égard régénération ou épuration ; que les nouveaux ne ressemblaient pas aux anciens, qui étaient désavoués ; ils étaient effectivement traités de fripons, de voleurs tous indistinctement, et cela, je le dis pour la centième fois, parce qu’on les jouait indistinctement, de cette manière vague et indéterminée qui atteint les bons comme les méchants ; les probes qu’elle empêché de faire le bien, comme les fripons qu’elle n’empêche pas de faire le mal, qui se cachent même plus adroitement derrière les autres, se perdent dans la foule où ils se montrent moins affectés des traits de la satire que les plus délicats. On s’y prend ainsi pour les punir, sous prétexte que la loi ne peut les atteindre ; mais en réfléchissant sur son résultat, on trouve la un étrange supplément à cette loi qui n’est arrêté que par la crainte de se tromper, de punir les bons pour les méchants. La loi ne peut pas vouloir qu’on atteigne de cette manière les fripons d’une classe quelconque, plus qu’elle ne veut qu’on atteigne les fripons d’une ville en faisant passer tous les habitants par la main du bourreau.

Et bien loin encore que toutes ces éternelles leçons qu’ils écoutent de sang froid, comme ne les concernant pas, ou dont ils rient eux mêmes et font des applications à leur gré, les aient corrigés ; elles ne les ont pas même intimidés ; on a vu constamment ces chicaneurs déhontés, ces embrouilleurs d’affaires, ces fléaux des familles, couverts de la dépouille de la veuve et de l’orphelin, se multiplier, aller la tête levée, se présenter avec assurance, faire baisser les yeux aux honnêtes gens, parler de délicatesse et de justice plus haut que les de La Haye et les Valton.

Mais puisque ces vampires ne sont pas chimériques, qu’ils existent trop réellement, que tout le monde est convaincu de leur brigandage, et qu’une multitude de faibles victimes sans argent, sans interprètes, dont les plaintes isolées ne sont pas entendues, en peut fournir des preuves incontestables, pourquoi des écrivains sensibles, amis de l’ordre et protecteurs énergiques des opprimés, n’en pourraient-ils prendre fait et cause ? pourquoi n’appliqueraient-ils pas leur zèle à se mettre en mesure de diriger avec prudence et d’une main ferme contre tel individu pervers les traits qu’ils lançent si malheureusement contre le corps auquel il appartient ? Qu’ils réfléchissent donc combien il y a de lâcheté à craindre d’attaquer un membre certainement coupable et vil, lorsqu’ils ne craignent pas de frapper cruellement sur le corps entier qui renferme beaucoup d’honnêtes gens. N’en doit-il pas plus coûter à une âme délicate d’affliger ainsi l’innocent en le confondant avec le coupable ? Sa responsabilité n’est-elle pas plus grande devant le tribunal de sa conscience que celle qui l’inquiète de l’autre part, laquelle le courage et la vérité mettraient à couvert, parce qu’ils seraient soutenus par la sagesse et l’équité des tribunaux d’appel ?

On éprouve que par cette franche direction des censures, les hommes droits et irréprochables seraient hors d’atteinte, plus respectés et plus tranquilles ; que les pervers seuls, qui ne pourraient plus dissimuler ni s’esquiver, seraient toujours inquiets, tourmentés et retenus par la crainte, de temps en temps justifiée par de bons exemples, qu’un observateur grave et silencieux, après avoir rassemblé secrètement les preuves irréfragables de leurs iniquités personnelles, ne leur coure sus, et ne les fouette avec la verge d’une sanglante satire. Il n’est pas douteux que cette crainte que chacun aurait seulement, ou surtout pour soi-même, ne fût un frein plus puissant que celle qu’on a aujourd’hui en commun avec toute une corporation, quelquefois avec tout le genre humain.

Elle aurait encore l’effet salutaire de pouvoir peu à peu s’étendre à la foule immorale des particuliers inattaquables autrement, des parasites et làches complaisants qui flattent les vices, qui fréquentent et caressent les fripons heureux qu’ils encouragent, dont ils soutiennent l’impudence, par qui le crime est sciemment plus honoré, mieux défendu que l’innocence même. Ces hommes, quoiqu’au fond indifférents à l’honneur et à l’honnêteté, craindraient cependant d’être produits ou simplement nommés en scène comme faisant la société de ces infâmes, et partager publiquement leur infamie, sans avoir une plus grande part aux avantages dont elle est le prix. Ils s’en éloigneraient, ils les laisseraient dans la solitude du mépris avant le jugement qui doit les y condamner. Oui, un épisode, une scène, et même une simple citation, un trait lancé à-propos, en un mot, un coup de plume suffira souvent pour porter ces arrêts imposants dont la sévérité pourra par ce moyen se graduer sur la gravité des délits ou des défauts, ce que les Athéniens ont trop négligé, etc., etc.

Cet éloignement, ce mépris des heureux scélérats, ou cette indirecte et irrépréhensible censure des chefs de file des vices et des honteuses industries, si elle pouvait être ramenée par ce moyen, avec la maxime oubliée, dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es, deviendrait un des plus puissants ressorts de l’amélioration. Les premières attaques publiques, en réparation de la sorte de calomniés que les auteurs commettraient parfois ainsi, loin d’alarmer, devront faire présager une heureuse révolution. Il faudrait bien accueillir les justes plaintes, et honorer les plaignants.

Quel plus digne emploi des écrivains dramatiques ou autres peuvent-ils faire de leur temps et de leurs talents ? Les lois romaines punissaient un voisin qui ne garantissait pas le serf outrageusement traité par son maître ; les Egyptiens déclaraient coupables de mort un passant qui ne donnait point de secours à un autre, même inconnu, qui était assailli par des brigands ; et les plus honorés des Français seraient toujours si tranquilles spectateurs de l’oppression, de la ruine et des larmes de leurs malheureux con-citoyens, lorsqu’ils ont en leur pouvoir des moyens de les protéger et de leur épargner de si grands maux ! Mais, que dis-je ! on pourrait citer bien des exemples d’hommes généreux qui ont pris spontanément la défense personnelle du faible opprimé : je n’ai donc qu’à faire le vœu que ce dévouement soit encouragé tant sous l’ancienne que sous cette nouvelle forme, qui n’entraînerait point une plus grande responsabilité que l’autre, et qui attesterait mieux le courage des auteurs et la sincérité de leur zèle que les imprudences accoutumées rendent si douteux qu’on est quelquefois forcé de croire que les uns sont au moins indifférents aux désordres qu’ils combattent, et que les autres seraient fâchés qu’ils manquassent à leur verve ou à leur ambition.

Ces auxiliaires généreux ou sentinelles avancées des tribunaux ordinaires, qu’ils éclaireraient et soulageraient en prévenant bien des désordres, seraient les appuis familiers et invisibles, les anges gardiens temporels des faibles, l’espoir des opprimés, et l’effroi des oppresseurs les plus cauteleux de toute espèce, qui n’échapperaient pas à la verge ailée, preste et prochaine de leurs satires aussi facilement qu’ils échappent au glaive lent, formaliste et éloigné de la justice, surtout lorsqu’ils n’ont à faire qu’à d’obscurs et malheureux plaignants, non-seulement dont ils étouffent la voix, mais dont on les a vus même, à force de sacrifices et de séduction, ou d’effronterie, et de ruses de chicane, obtenir encore réparation.

L’utilité de légitimer et bien organiser cette justice intermédiaire qui n’aurait d’action que sur les justiciables de l’opinion, qui n’appellerait sur eux que la peine intermédiaire aussi de la honte et du ridicule (et tout au plus de la surveillance spéciale du ministère public qui, même dans les cas d’une certaine gravité, bornerait là son intervention, en vertu d’un pouvoir discrétionnaire ad hoc), et ferait alors concourir efficacement à la réforme ce puissant et précieux moyen de répression, dont toutefois, ainsi que je viens d’en faire le vœu, il ne serait plus fait d’application inconsidérée aux écarts et défauts légers qui n’excluent point l’honneur ou la droiture de l’âme ; l’utilité, dis-je, de cette sorte de tribunal correctionnel de première instance, qui ne décernerait ses peines morales que pour en prévenir d’afflictives et plus graves, me parait frappante dans ce temps de perversité et de dépravation générale où tant d’hypocrites de toute espèce que la loi ne peut atteindre, serpentent long-temps dans la société, et rusent paisiblement, font, comme on dit, tout juste ce qu’il faut faire pour ne pas être pendus, et deviennent ainsi des scélérats endurcis ; dans ce temps où les tribunaux existants, encombrés de coupables, suffisent à peine, et seront bientôt obligés, s’ils ne le sont pas encore, de fléchir, de fermer les yeux souvent, ou tolérer les désordres, par l’impossibilité d’en juger et punir tous les auteurs, dont un grand nombre, leur repentir, l’abîme de regrets et de douleur où on les voit plongés après leur condamnation, ne permet pas d’en douter, dont un grand nombre, dis-je, ne sont arrivés au point d’avoir encouru les peines les plus graves et infamantes, que pour n’avoir pas été arrêtés dans la route du crime, ou par l’effet, ou par la crainte d’un premier et moindre châtiment plus difficile à éviter.

Cette jurisdiction du théâtre, moyennant une dernière modification que je vais proposer, remplirait le plus heureusement possible le vide plus dangereux aujourd’hui qui se trouve entre l’état d’innocence et celui de la corruption et du crime. C’est en parcourant trop librement cet intervalle que tant de mauvais exemples impunis et impunissables par la loi en montrent les voies détournées à la jeunesse, lui apprennent à se jouer de la morale et des principes, ôtent peu à peu à la justice et à l’humanité leur empire sur les cœurs. La société jouirait ainsi des avantages de cette autre législation qui, d’après un célèbre magistrat, pourrait encore largement moissonner dans le vaste champ laissé hors du domaine des tribunaux.

Mais je vois de grands obstacles à la marche régulière et perfectionnée de cette jurisdiction. Je crois pouvoir les lever en grande partie. Il est nécessaire auparavant que je retrace quelques autres vérités dures contre son organisation actuelle, plus que contre ses agents.

En présence d’institutions de toute espèce et pour tout besoin, organisées avec un soin scrupuleux, suivant toutes les règles de la prudence, dont les maîtres et sous-maîtres sont choisis par des supérieurs qui ont passé par tous les grades, subi eux-mêmes toutes les épreuves, les concours, les examens sévères sur les études et la capacité, sur les principes et la moralité, épreuves qu’ils font subir aux aspirants avant de leur accorder le droit d’instruire et former les autres, droit qui encore n’est que la faculté de transmettre avec une autorité respectable à leurs élèves ou disciples soumis, obligés de les écouter, des préceptes ou des leçons dès long-temps préparées et approuvées, déclarées classiques, après avoir été épurées au creuset de la sagesse et de l’expérience ; en présence de semblables institutions, dis-je, et de tels instituteurs, je vois une confusion de professeurs, auteurs, acteurs et actrices, ou maîtres et maîtresses, d’une institution différente, isolés, éparpillés, aventuriers, errants, sans unité, obscurs ou distingués, estimables ou méprisables, licencieux, effrénés, etc., qui ont la plus grande influence sur les mœurs qu’ils font métier de corriger, sans être obligés de prouver qu’ils en ont, et trop souvent sans en avoir ; qui sont sans mission régulière, sans titre ou sans caractère (observez qu’il ne s’agit pas ici d’écrivains qui publient simplement leurs pensées, mais d’instituteurs qui ont des écoles ouvertes dans toute l’Europe, qui appliquent leurs soins presque à tous les genres d’instruction, qui se chargent de l’éducation et de la réforme des deux sexes, des trois âges et de toutes les conditions) ; sans titre, dis-je, sans guide, sous le rapport essentiel, dont la dépendance immédiate est nulle dans l’intérêt des mœurs, qui n’ont que des chefs d’entreprise, ou spéculateurs, traitants, hommes ou femmes, pieux ou impies, croyants ou athées, édifiants ou scandaleux, à qui il suffit surtout d’avoir de l’argent et de l’industrie pour diriger une troupe de comédiens, ou maîtres de cette école, choisis comme eux ; qui, étrangers au grand corps constitué centre de l’instruction et de l’éducation publiques, et sans être astreints à aucune de ses plus importantes formes de garantie, jouissent également du droit d’instruire et de former ou réformer, en transmettant, non en maîtres, avec une autorité respectable, des préceptes ou leçons dès long-temps préparées et approuvées, mais en sujets tremblants, des leçons toutes nouvelles et hasardées pour la plupart ; non à des élèves soumis et obligés de les écouter, mais à des disciples-juges auxquels ils sont obligés, au contraire, de soumettre et préceptes et leçons, et leurs personnes mêmes, qui sont tous sifflés ou applaudis, rejetés ou admis, selon le goût et le bon plaisir des écoliers.

D’où il arrive, confirmativement parlant, que, loin de contrarier les mauvais penchants naturels ou acquis de la multitude, et viser à les corriger, comme ils s’y engagent, les auteurs, pour être applaudis et admis, les flattent, les favorisent, et par là fortifient les vices et propagent la corruption. Voilà pourquoi les institutions légalement ou dûment constituées, purement et directement répressives, n’ont été occupées depuis si long-temps, sans pouvoir y suffire, qu’à arrêter les désordres produits par une école discordante, dont les maîtres marchent en sens contraire des autres.

Considérés sous ce point de vue, les comédiens allant de ville en ville, ou de spectacle en spectacle, vendre un tel plaisir et de telles leçons, ont en effet le plus grand rapport avec ces empyriques, non-aggrégés aussi, qui courent les pays ou les rues, vendant du baume et du vulnéraire qui empoisonnent.

Pour dissiper parfaitement et sans retour les anciens préjugés existants contre cette profession diffuse et disloquée, et en ennoblir les fonctions, donner toute considération à ceux qui les exerçent, et les mettre dans la seule situation propre à en remplir dignement le plus important objet, en un mot, pour arrêter dans sa principale source le mal que les spectacles font, je ne crois pas qu’il y ait de moyen plus naturel et plus sûr que d’affilier ou aggréger l’école théâtrale au grand corps d’instruction et d’éducation nationales, à l’université, qui doit en effet toujours être le centre, former l’unité de toutes les écoles publiques de morale.

Afin de parvenir au but éloigné, aussi difficile à atteindre qu’il est désirable, j’en conviens, d’accorder leurs moyens respectifs d’instruction et de réforme, de coordonner leurs principes et réglements, leurs systèmes ou méthodes, et les mettre assez en harmonie pour qu’à l’avenir les écoles complémentaires du théâtre tendent véritablement au complément, à la perfection et au maintien de l’éducation précédente des autres écoles, ou du moins pour qu’elles n’en détruisent plus l’effet par un second apprentissage de la vie tout-à-fait opposé au premier ; pour parvenir, dis-je, à ce but désirable, sine quo non mores, il sera nécessaire alors que l’élite des auteurs et artistes dramatiques, que ces hommes distingués, recommandables par leurs mœurs autant que par leurs talents, et par leur influence ou ascendant sur leur société soient adjoints au conseil d’administration générale de l’instruction publique, et prennent part à ses délibérations, dont ils seront chargés de transmettre les résultats aux conseils également combinés des écoles des départements, avec lesquels ils entretiendront une correspondance habituelle.

Les conséquences de cette aggrégation et de l’assimilation coulent d’elles-mêmes. Si on n’y voit pas celles que le succès des pièces et des acteurs soit plus assuré, on y voit qu’ils seront écoutés avec des préventions plus favorables, traités plus décemment, et mieux jugés. On y voit que dans le cas où les traits d’une satire auraient été mal dirigés, on trouverait peut-être dans ce tribunal de mœurs une voie d’appel ou de réparation, qui n’existe pas, qui est impossible aujourd’hui, par défaut d’unité ; ce qui compléterait l’institution de la justice intermédiaire et la contiendrait dans les limites de sa compétence. On y voit quelque chose de précieux par dessus tout : on y voit que les passions seraient le plus sagement contenues ; que les goûts dépravés, que toutes les licences corruptrices, seraient le plus rigoureusement réprimés ; que les fables dangereuses, bien que piquantes, comiques ou pathétique seraient rejetées, et, par conséquent, que la morale pourra être mise en sûreté ; sans que les sociétaires et autres bien intentionnés puissent avoir à se plaindre, puisque la censure sera exercée dans la meilleure forme possible, par leurs pairs assemblés ; lesquels pourraient aussi mieux apprécier alors cet axiome : Naturam repellas furcâ, usque tamen recurret ; et faire une plus sage ou plus profitable distinction, 1° entre les vices inexpugnables de nature, qu’on ne peut que contenir, et les vices de civilisation qu’il faut combattre franchement, comme le courageux Alceste le fait dans les faquins et les intrigants, qu’il désigne ; 2° entre les travers d’esprit, les ridicules et les préjugés susceptibles d’être corrigés actuellement par le théâtre, et ceux qui doivent être encore respectés, ou corrigés par des moyens plus doux, à cause de leur adhérence à des parties délicates de la morale, à des vertus que l’action trop violente ou trop prolongée du premier remède détruirait avec eux.

Si le conseil, ou la commission composée, croyant ne devoir pas renoncer tout-à-fait à l’ancien domaine de la comédie, préférait quelquefois encore aux attaques directes et personnelles les satires vagues et indéterminées, ce serait, en prescrivant de les exercer avec des ménagements et tempéraments nouveaux, avec des contre-poids mieux calculés en faveur des hommes paisibles et innocents qui se trouvent confondus avec les coupables ; par exemple, avec l’attention de donner à la scène un air de famille, de la composer, autant que possible, de gens de la même classe, d’y faire censurer le plus fortement le coupable par des personnages réputés estimables, de son âge, de son rang, de son état et de sa qualité. Si, dans le tableau du Tartufe, on avait mis en action, et opposé à ce personnage odieux un vrai dévot, du même habit et à peu près dans la même situation, lui parlant sincèrement le langage de la religion, se livrant aux mêmes exercices pieux, faisant l’aumône ou d’autres bonnes œuvres par une charité non suspecte, en blâmant et censurant son hypocrite collègue, les suites de cette satire n’auraient certainement pas été aussi fâcheuses ; parce que le vrai dévot se serait attiré et aurait conservé, au profit de la dévotion ou de la religion, la considération que le scandale de la conduite du Tartufe lui a fait perdre.

La commission, moyennant ces précautions et d’autres nécessaires pour éviter le danger des applications particulières et injustes, croira peut-être pouvoir conserver aussi aux théâtres le droit de poursuivre en masse de simples ridicules ; c’est-à-dire, de gloser et s’égayer sur les faiblesses, les défauts, les erreurs, les préjugés, qui sont censés affecter indistinctement toutes les classes de la société ; mais je ne doute pas qu’elle n’encourage plus efficacement qu’on ne peut le faire aujourd’hui, surtout le genre de spectacles convenable à toutes les conditions et à tous les âges ; celui dans lequel la morale est véritablement respectée et défendue, dans lequel le charme du naturel, celui de l’esprit sage et une gaîté décente, s’associent aux convenances et à l’intérêt du sentiment ; dans lequel, par conséquent, on ne souffre point de ces comédies faites bien moins dans l’intérêt de la réforme que dans le goût de la malignité et le sens de la dégénération, où on voit le vice fardé et séduisant triompher, au milieu des éclats de rire, de la vertu défigurée et avilie.