(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE III. » pp. 29-67
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE III. » pp. 29-67

LETTRE III.

LE second objet de nos contestations, Mademoiselle, est l’Excommunication des Comédiens. Avant de la constater, je dois vous donner une idée de cette espece de censure, pour la tirer du cahos où votre Avocat l’a noyée dans son Mémoire ; il confond tout, faute de Théologie. On ne lui feroit pas un crime de cette ignorance, s’il ne se donnoit pour érudit en une science qui n’est point sa partie : On voit bien que c’est la tentation d’Erostrate qui l’a poussé dans la lice, il a voulu se faire une réputation, en essayant la défense d’une cause tant de fois manquée ; je ne crois pas qu’il réussisse, au moins par cette voie.

Toute censure étant une peine ecclésiastique suppose toujours un délit : Or, on péche ou contre la foi, ou dans l’ordre des mœurs ; l’Excommunication est infligée dans l’un & dans l’autre cas : les Hérétiques & les Pécheurs sont frappés d’anathême, non par le seul fait, mais lorsque les premiers ont renoncé publiquement à la foi, & les seconds, dès qu’ils sont dénoncés, selon les formes ordinaires, ou bien aussi-tôt qu’ils sont tombés en l’une de ces fautes griéves auxquelles l’Excommunication est de droit annexée. Il est donc possible de perdre la foi en demeurant uni au corps de l’Eglise, & d’être retranché de ce corps, sans que l’on ait renoncé à la foi. Tout homme qui nie en sécret une vérité revelée & proposée par l’Eglise, est incontestablement Hérétique ; cependant il appartient encore à l’Eglise, & s’il est revêtu d’un caractere, que ce soit un Pasteur, un Evêque, il conserve toute sa Jurisdiction, l’Eglise ne jugeant pas des choses cachées. De même un Pécheur qui se rend coupable d’un crime qui attire les censures ecclésiastiques, comme la Simonie, l’Usure, s’il étoit dénoncé, cesseroit d’être enfant de l’Eglise, conservant néanmoins l’habitude de la foi, celle-ci n’étant incompatible qu’avec la seule infidélité, selon le Concile de Trente1 ;l’Avocat a donc grand tort, Mademoiselle, de s’imaginer que l’Excommunication des Comédiens supposeroit en eux la tache d’hérésie, (pag. 28,) l’anathême qui vous enleve au corps de l’Eglise, ne vous ôte point le don précieux de la foi, à moins que vous n’y renonciez en vous livrant à des opinions hétérodoxes.

L’Excommunication, selon l’éthimologie, est une exclusion ou privation de la Communion que les fidéles ont entr’eux dans le Corps de Jesus-Christ. Cette censure prive des biens spirituels, que les Chrétiens, en qualité de membres de l’Eglise, ont en commun, comme la priere, les Sacremens. La question ne roule pas sur l’existence des peines ecclésiastiques : Saint Augustin la prouveroit1 par ces paroles de Saint Matthieu : Je vous donnerai les clefs du Royaume des Cieux2, & tout ce que vous lierez ou délierez sur la terre, sera lié ou délié dans le Ciel. Jesus Christ adresse ces paroles à Saint Pierre qui représentoit dans sa personne le corps des Pasteurs. Ne croyez pas, dit Saint Gregoire de Nysse1, que la pratique de l’Excommunication soit de l’invention des Evêques ; c’est la Loi de nos Peres, c’est la Régle de l’ancienne Eglise, qui a commencé dès Moïse, & qui a trouvé sa perfection dans l’Evangile : Saint Paul s’en servit contre un Corinthien engagé en un commerce incestueux avec sa belle-mere : j’apprends, dit ce grand2 Apôtre aux Corinthiens, l’horrible incontinence où l’un des membres de votre Eglise est tombé, c’est un désordre que les Gentils ne se pardonnent pas ; il a abusé de la femme de son pere, & vous n’en avez pas gémi devant Dieu, vous ne l’avez pas chassé comme une peste publique : quoique je sois absent de corps, je suis avec vous en esprit, & j’ai jugé ce coupable au Nom du Seigneur, je l’ai livré à Satan, pour votre édification ; car ignorez-vous qu’un peu de levain corrompt toute la masse, ainsi vous devez retrancher le mal, & l’éloigner de vous.

L’Eglise a dans tous les tems suivi l’exemple de Saint Paul, tous les Peres & les Conciles en font foi, elle n’a usé d’aucun ménagement envers les Hérétiques déclarés ; quant aux Pécheurs, elle les a punis par dégrès ; l’Excommunication ne frappoit ordinairement que les indociles. C’est un glaive entre les mains de l’Epouse de Jesus-Christ, qu’elle employe à regret : cependant il est des circonstances où l’on ne peut s’en dispenser, l’Excommunication étant, selon le Concile de Trente, 1 le nerf de la discipline ecclésiastique, & le moyen salutaire de contenir les peuples dans le devoir & dans la soumission.

L’Excommunication publique prive un Chrétien des honneurs de la sépulture, car il est statué par les Canons, dit la Décrétale2, de ne pas communiquer avec les défunts avec lesquels nous n’avons pas été unis pendant la vie : quand donc on a retranché quelqu’un du corps des fidéles par le glaive des censures, s’il n’a pas été réconcilié avant de mourir, il ne doit pas être enterré avec les autres, & si la chose est arrivée, soit par violence ou d’une autre maniere, & que l’on puisse distinguer le lieu de sa sépulture, nous voulons qu’il soit exhumé, & que son corps soit rejetté bien loin du Cimetiere.

Votre conseil, Mademoiselle, ignorant les premieres notions, revoque en doute toute censure qui n’est pas précédée de trois monitions, (pag. 42.) Saint Raymond, célébre Canoniste, & Compilateur des Décrétales de Gregoire IX. distingue1 l’Excommunication de droit & la personelle ab homine : on encourt la premiere en dix-sept circonstances, comme l’hérésie, la percussion des personnes consacrées à Dieu, l’infraction des Eglises, la profanation des choses saintes, ainsi des autres ; cette espece de censure ne comporte aucune monition, elle est encourue par le seul fait : pourquoi les monitions sont-elles requises, lorsqu’il est question d’une sentence personnelle ? C’est pour tenter la conversion du coupable, c’est qu’il est nécessaire de l’entendre ; en cas de refus, il est condamné par contumace. Ces précautions ne sont pas exigibles dans la censure dont nous parlons, le fait ayant été discuté par les puissances ecclésiastiques, elle a été prononcée avec connoissance de cause. Telle est l’Excommunication des Comédiens : n’ont-ils pas été suffisamment avertis ? Ils n’ignorent pas la peine canonique inséparable de leur état, ainsi dès qu’ils l’on embrassé, c’étoit une obstination de leur part, contre la défense de l’Eglise, qui mérite toute son indignation & ses anathêmes.

Mais ces anathêmes sont incertains, si l’on en croit, Mademoiselle, à votre subtil défenseur, aucun Concile n’en fait mention : il n’a rien trouvé dans les fastes de l’Eglise qu’il a parcourus, (p. 86,) avec beaucoup d’application & d’exactitude, qui ait trait à la Comédie, hors une interdiction vague aux Clercs de s’y produire, comme Acteurs, & de représenter dans les Eglises. Ce grand Archiviste s’en seroit tenu à une assertion aussi hardie, si le hazard n’avoit fait tomber entre ses mains une Brochure qui concerne la réclamation du Clergé de France ; cette piéce que je n’ai point lûe, qui vraisemblablement a incidenté sur la Comédie Françoise, en déclarant la troupe frappé d’Excommunication, s’étaye d’un Canon du I. Concile d’Arles que l’Apologiste ne manque pas de traiter avec un souverain mépris, sous le prétexte qui lui est suggeré par l’irrésolution du Pere Hardouin, touchant la canonicité de ce Concile : le Moine Gratien est le seul qui soit favorable, & ce Compilateur n’est nullement digne de foi, pour avoir inséré dans son Livre une lettre de Constantin, où cet Empereur mandoit aux Evêques de juger le différend survenu entr’eux, touchant les affaires du Schisme, sa puissance étant bornée aux contestations temporelles : ainsi raisonne le sieur de la M… Ceux qui connoissent les regles de la critique, en trouveront-ils le moindre vestige dans sa censure ? Elle est plus digne d’un Hussart Prussien, que d’un Jurisconsulte ?

La collection de Gratien, sans être généralement adoptée en France, ne laisse pas d’y être respecté : il ne faut pas la confondre avec celle d’Isidore Mercator ; elle fut approuvée par Eugene III. Elle comprend des Canons, des Décrétales, plusieurs sentences des Peres, des Loix tirées du Code, du Digeste & des Capitulaires. Je ne crois pas cependant qu’il ait fait aucune mention du Concile d’Arles, la censure des Conciles n’étant pas comprise dans son point de vûe : au moins nous avons d’autres garants de son authenticité, tels que M. Fleuri1, M. Godeau2, puis les Peres Labbe, Sirmond, Binius, Albaspinæus, enfin tous les Collecteurs des Conciles. Je crois, que votre Conseil, Mademoiselle, prend plaisir à forger des phantômes pour les combattre avec avantage, tandis qu’il laisse fort tranquilles ses véritables adversaires. Le Pere Hardouin est le seul dont l’incertitude se rapproche un peu de lui ; encore je m’en rapporte à sa bonne foi : la collection n’étant pas entre mes mains, je n’ai pas jugé que la chose valût la peine que j’allasse la vérifier dans une Bibliothéque publique, d’autant plus que ce Compilateur est tout-à-fait décrié dans la république des lettres. C’est lui qui prétend que l’on doive supprimer les deux premieres Races de nos Rois, que les fameux Ecrivains du siécle d’Auguste, sont la plûpart des Auteurs supposés par des Moines, qui, dans un siécle où le bon goût étoit ignoré, ont composé tant de beaux Ouvrages sous des noms imaginaires. Le Pere Hardouin étoit le plus sçavant & le plus ridicule Pirrhonien qui ait paru depuis l’Auteur de la Secte ; il a renversé la cervelle, avant de mourir, au pauvre Pere Berruier, qui a débité dans son nouveau Peuple de Dieu, un grand nombre d’erreurs, de faussetés & d’impertinences, sur la foi de son Maître, sans y entendre malice : Or, l’opinion d’un tel homme doit-elle balancer celle de tous les Sçavans & de l’Eglise même, relativement au premier Concile d’Arles ?

Ce Concile fut convoqué par l’autorité de l’Empereur Constantin, à l’occasion du Schisme des Donatistes1, & se tint en 314. Le Canon rapporté dans la Brochure regarde les fidéles qui conduisoient les chariots dans le Cirque : ils sont excommuniés par le seul fait. De Circissanis agitatoribus, qui fideles sunt, placuit eos, quandiù agitant, à communione separari. Ce nouveau Canon est le IV. Celui qui vient immédiatement après, est conçu en ces termes : « Quant aux gens de Théâtre, tandis qu’ils demeurent dans la profession, ils seront séparés de la Communion des fidéles. De Theatricis & ipsos placuit, quandiù agunt, à Communione separari. Ce nouveau Canon dont le sieur de la M… ne parle pas, soit qu’il ne se rencontre point dans la Brochure, soit qu’il ait jugé à propos de le passer sous silence, est positivement la décision qui nous intéresse, elle fait tomber en poussiere la premiere difficulté (p. 224) de votre Ecrivain, Mademoiselle ; la seconde, porte sur les termes de la censure, à Communione separari, qui n’expriment, selon lui, que le simple refus de la Communion Sacramentelle.

Ce trait prouve qu’il n’est point au fait du langage des Canons, je le renvoye aux élemens de la Théologie. Quand on veut faire une levée de bouclier, telle que la sienne, il faut être instruit à fond de sa matiere, & sçavoir mieux déchiffrer les constitutions de l’Eglise, que les graces d’une Comédienne. (Voyez la p. 99.)

Ce Jurisconsulte à qui le IV. & V. Canon du premier Concile d’Arles avoient échappé, malgré l’exactitude de ses recherches, n’a pas été plus heureux touchant le Concile d’Elvire, qui se tint l’an 305, le Canon LXII. veut que l’on oblige les conducteurs des chariots dans le Cirque, & les Pantomimes, de renoncer à cette infame & dangereuse profession, s’ils ont envie d’embrasser la foi, & s’ils y retournent après avoir reçu le Baptême, de les chasser du sein de l’Eglise. Si Auriga1 & Pantomimus credere voluerint, placuit ut priùs actibus suis renuntient, & tunc demùm suscipiantur, ita ut ulteriùs ad ea non revertantur : Qui si facere contrà interdictum tentaverint, projiciantur ab Ecclesiâ. Le IV. Concile de Carthage tenu l’an 398, condamne pareillement les Spectacles, & ménace d’Excommunication2 quiconque désertant l’assemblée des fidéles un jour de Fête, va contenter sa curiosité dans l’Amphithéâtre, quoique ce Canon ne sévisse pas directement contre les Comédiens, il n’a pas laissé d’y supposer un vice, en tenant leurs Spectacles pour un amusement incompatible avec le Service divin. Saint Augustin qui assista à ce Concile, en avoit conservé tout l’esprit, lorsqu’il assure en son Commentaire sur l’Evangile de Saint Jean, que les dons faits aux gens de Théâtre ne sont point au rang des libéralités honnêtes ; c’est une prodigalité la plus vicieuse & la plus horrible. Donare res suas1 Histrionibus, vitium est immane, non virtus.

Nous n’avons point encore vuidé, Mademoiselle, tout le réservoir de nos collections ; votre Avocat moissonne dans le champ des Conciles, avec une négligence qui laisse beaucoup à glaner sur ses pas. Le Concile de Trulle, ainsi nommé, parce qu’il se tint dans le Dôme du Palais, à Constantinople, l’an 692, fut convoqué pour la discipline : Deux cens onze Evêques y assistérent. On lit au LI. Canon ces paroles remarquables1 : le saint Concile défend les Farceurs & leurs Spectacles, les Danses qui se font sur le Théatre : Si quelqu’un enfreint la présente Constitution, nous voulons, s’il est Clerc, qu’il soit déposé, s’il est Laïque, qu’il soit excommunié. Omnino prohibet hæc Sancta Synodus eos qui dicuntur mimos & eorum Spectacula, atque in Scena saltationes fieri : Si quis autem præsentem Canonem contempserit & se alicui eorum quæ sunt vetita dederit, si sit Clericus deponatur, si Laicus segregetur. Il convient mieux à des Chrétiens, dit un Concile1 de Paris, en 829, de gémir sur leurs égaremens passés, que de courir après les bouffonneries, les discours insensés, les plaisanteries obscènes des Histrions ; le moindre effet que leur représentation produise, est d’amolir le courage pour la vertu, & d’écarter les Spectateurs de l’exactitude qu’ils devroient avoir, de remplir leur esprit de vanités frivoles, & de les livrer à des ris immoderés, si contraires aux loix de la modestie ; il n’est pas permis de se souiller par des Spectacles de cette nature, neque enim fas est hujusmodi Spectaculis fœdari. Le I. Concile1 de Ravenne, l’an 1286, défend aux Clercs d’entretenir dans leurs maisons ou des derniers des Pauvres, les Comédiens que les Seigneurs leur envoyoient, après s’en être divertis ; n’étant pas convenable de faire un usage aussi illicite d’un bien qui doit être converti en aumônes. Un Concile de Tours, en 1583, défend, sous peine d’Excommunication, les Comédies, Jeux de Théatre, & toutes sortes de Spectacles irréligieux : Comœdios, ludos Scenicos vel Theatrales & alia ejus generis irreligiosa spectacula, sub Anathematis pœna prohibet1 sancta Synodus.

Le sieur de la M** avoit d’autres principes dans la tête quand il a composé son Mémoire : Au milieu de votre troupe, Mademoiselle (que je crois copiée d’après celle dont Scarron raconte les Aventures dans le Roman Comique) je me représente le vénérable Jurisconsulte que vous introduisez, pour y faire trophée de son sçavoir contre les censures qui vous lient : il triomphe à peu de frais, aucun des Auditeurs n’est en état de le contredire ; il peut sans aucun risque avancer autant de contre-sens, d’Anachronismes1, de citations fausses, qu’il lui plaira : c’est assez qu’il débite force loix pour éblouir, qu’il vomisse du Latin à grands flots, & s’exprime en bons termes de Palais, avec un déluge de paroles : Dans ce cercle de Sénateurs de nouvelle fabrique, feu M. de Noailles, Auteur prétendu de leur Excommunication, est fort maltraité ; le Clergé de France, surtout les Auteurs de la réclamation, n’ont pas eu beau jeu ; enfin on a concédé à l’Apologiste, sans la moindre repugnance, le titre de Docteur de l’Eglise : on l’a proclamé l’Interpréte des Loix, l’appui de l’État, la lumiere du monde entier, tandis qu’il érigeoit la troupe en Académie Royale, la faisant marcher de pair avec les premiers Académiciens de l’europe.

Dans ce Conventicule on a discuté sans doute les objections triomphantes qui sont énoncées dans le Mémoire ; la premiere que je saisis est l’origine sacro-sainte de la Comédie Françoise, dès l’année 14021 ; il s’étoit introduit en France, parmi les Confreres de la Passion, une sorte de Comédie bizarre où l’on représentoit nos saints mystéres, Charles VI. assista à plusieurs représentations : ces pieux Auteurs, (dont vous & votre troupe, Mademoiselle, si nous nous en rapportons au témoignage de votre Avocat, êtes descendues en ligne droite,) dressoient leur Théâtre en une Chapelle, tout le profit passoit dans les mains des pauvres : ce Spectacle, tout religieux qu’il étoit en son objet, ne put conserver long-tems sa décence premiere, il admit des fourrures profanes, qui attirerent un interdit sur toute la piéce. Sans doute elle avoit été copiée par les Comédiens du Milanois, quand Saint Charles Borromée tint son premier Concile qui proscrivit cette odieuse bigarrure1 de choses saintes & de bouffoneries, comme étant moins propre à nourrir la piété, qu’à deshonorer la religion chrétienne. La coutume s’étoit pieusement établie, dit le St. Prélat, de représenter devant le peuple la vénérable Passion de Jesus-Christ, les glorieux combats des Martyrs, les actions édifiantes des saints Personnages ; mais la malice des hommes ayant infecté ces Exercices, de maniere qu’ils sont devenus un sujet de risée & de mépris pour les uns, une pierre de scandale pour les autres ; c’est pourquoi nous avons statué que désormais aucuns des Mystéres de la religion, ni rien de tout ce qui concerne la gloire des Saints, ne soient représentés, soit que le Spectacle se produise en un Temple ou dans une maison profane : on se contentera de narrer les pieux événemens, & de porter les fidéles à imiter, à vénérer, à invoquer ceux dont ils apprendront les vertus & les miracles. M. Corneille avant d’entreprendre sa Théodore & son Polieucte, auroit bien fait de lire ce Canon, de le méditer & de s’y soumettre.

Le sieur de la M… a dressé une nouvelle batterie contre l’Excommunication des Comédiens, il prétend qu’elle est abusive, les Conciles n’ayant eu aucun droit d’infliger cette peine, sans être autorisés par les Loix, (pag. 20) & il ajoute (sans rien citer) que les Loix sont contraires à cette maniere de censurer les fidéles. Il reconnoît dans l’Eglise un pouvoir d’excommunier, dont toutefois il fait dépendre l’exercice public du consentement de la nation, (pag. 4) mais quand Saint Paul excommunia l’incestueux de Corinthe, attendit-il le suffrage des Corinthiens ? Et lorsque St. Ambroise refusa l’entrée de l’Eglise à Théodose, prit-il l’avis de ce grand Empereur pour regle de sa conduite ? Les Souverains ne sont plus aujourd’hui dans le cas des censures Ecclésiastiques ; Jean XXII. accorde1 à certains Moines le privilége de n’être pas excommuniés ; combien plus faut-il supposer une semblable prérogative attachée à la personne des Rois ; mais ils la tiennent des mains de l’Eglise qui l’a jugée nécessaire, sa puissance lui ayant été donnée pour l’édification des peuples.

Les Monarques n’ont point exigé la même immunité en faveur de leurs Sujets, ils ne se sont jamais opposés aux censures que l’Eglise a employés de tems en tems pour faire rentrer les particuliers dans les devoirs de la vie chrétienne, comprenant bien, selon la doctrine du Concile de Trente2, que le glaive spirituel est entre les mains de cette Epouse de J. C. & n’a jamais été livré aux caprices des puissances temporelles, que les Magistrats ne doivent point empêcher l’excommunication des personnes qui le méritent, ni la faire lancer contre les autres : la connoissance des délits subordonnés à cette peine canonique n’appartenant qu’à l’Eglise. Le Saint Concile se rencontre avec Charlemagne qui statue en un de ses Capitulaires, que les Pécheurs publics seront jugés publiquement, & condamnés à une pénitence publique, selon les Canons, il n’a pas ajouté, selon les Loix, comme le voudroit l’Avocat de la Comédie. Qui publico 1 crimine convicti sunt, publicè judicentur & publicam pœnitentiam agant secundùm Canones. Louis, le Debonnaire, ordonne aux Laïques d’honorer les Prélats, d’observer les jeûnes1 ordonnés par ceux-ci, & de les faire observer aux personnes qui leur sont soumises, de veiller à l’observance des jours de Fêtes, & pour y vaquer en toute liberté, de faire cesser le commerce ces jours-là, & les exercices du Barreau. Je prie l’Auteur du Mémoire de faire attention aux termes de ce dernier Capitulaire : il suppose dans les Prêtres le pouvoir d’instituer des jeûnes, il ne donne aucun droit aux Comtes d’y trouver à redire : A Sacerdotibus indicta jejunia observent & suis observare doceant. Mais dès qu’il est question de l’interruption du negoce & des procédures judiciaires, c’est pour lors qu’il reconnoît le pouvoir des Laïques, les Comtes sont chargés de l’ordonner aux peuples. Mercata & placita à Comitibus illo diè prohibeantur.

L’Avocat dans ses moyens de défense confond (pag. 8.) l’Excommunication avec les pénitences canoniques : la premiere est de droit divin ; celles-ci étant de pure discipline, ont varié selon les tems & les circonstances. Il y a deux choses dans le péché, la coulpe & la peine ; celle-là est ordinairement remise au Sacrement de pénitence, sans l’autre1 il demeure au pécheur une obligation indispensable d’y satisfaire. La pénitence que le Confesseur impose est souvent trop légere, pour éteindre tous les droits de la Justice divine : on ne le prétendoit pas même dans la primitive Eglise où les pénitences étoient si rigoureuses, parce qu’il n’est pas donné aux hommes de connoître la satisfaction que nous devons à Dieu dans toute son étendue. Les peines canoniques ne datent guères que du II. siécle, elles furent établies comme un frein pour préserver d’une réchute, au tems des persécutions, ceux qui ayant renoncé à la foi, vouloient rentrer dans le sein de l’Eglise1. La discipline s’est relâchée aussi-tôt que la liberté a été rendue au Christianisme ; on a fait depuis des efforts inutiles pour la faire revivre, & jamais la chose n’a été moins praticable que dans notre siécle : les Prélats sont trop sages pour l’entreprendre sans l’accession des puissances séculiéres, & l’opposition de celles-ci ne porteroit aucune atteinte au pouvoir de l’Eglise. Il n’en est pas ainsi de l’Excommunication publique, qui dans les Livres saints montre son origine & ses titres d’indépendance.

Le Mémoire pousse la difficulté plus loin ; on ne peut, selon lui, (p. 14) être citoyen sans être fidéle, en France où la seule Religion Catholique est soufferte ; & si vous permettez à l’Eglise, sans le concours des Magistrats, d’excommunier publiquement le fidéle, les effets de cette sorte d’Excommunication influent nécessairement sur le citoyen : par conséquent vous faites dépendre l’Etat des volontés de l’Eglise. Cette dependance, si on peut la nommer ainsi, ne fait que resulter du consentement des puissances temporelles qui trouvent bon que les qualités de fidéle & de citoyen se réunissent ; elle ne subsiste qu’autant de tems il plaira au Monarque d’interdire toute autre religion dans le Royaume, il est toujours le maître d’accorder la liberté de conscience, sans que l’Eglise ait aucun droit de s’y opposer.

L’appel, comme d’abus, est un nouveau moyen employé au Mémoire ; (p. 18) c’est un Brûlot que l’Auteur voudroit lancer entre le Clergé & les Magistrats. Je crois, (& toute personne amie sincére de la paix, pensera comme moi,) qu’il faut s’en tenir aux choses qui sont établies, sans remonter à leur origine, dès qu’elles n’emportent aucun dommage pour la foi. On n’ignore pas la maniere dont les élections aux grands Siéges se faisoient autrefois, le concordat les a remises à la disposition du Roi, & les nominations se font avec autant de sagesse, & ne sont pas exposées à la Simonie, aux violences que l’ambition mettoit pour lors en usage. On sçait pareillement que les Magistrats dans les premiers siécles n’entroient pour rien dans la discussion des peines ecclésiastiques ; aujourd’hui qu’ils en jugent dès qu’on appelle à leur Tribunal, les choses n’en vont pas toujours plus mal, un Prélat zélé peut se laisser prévenir. Cette voie, quelqu’indirecte qu’elle paroisse au premier coup d’œil, a ses utilités ; elle tend à la délivrance des Innocens opprimés, ou bien à empêcher qu’on n’agrave trop le joug d’un malheureux coupable. Si ce contrepoids avoit existé dès l’onziéme, siécle, l’Église n’auroit point à gémir des proscriptions d’Hildebrand, * & de quelques-uns de ses Successeurs, elle auroit conservé l’Angleterre ; c’est une censure indiscrette qui lui a enlevé ce triple Royaume, & peut-être une grande partie de l’Allemagne.

Cet aveu que je fais ici, à l’occasion de l’appel comme d’abus, ne donne au sieur de la M… aucun avantage sur moi : le Parlement est bien éloigné de s’inscrire en faux contre l’Excommunication des Comédiens, & dans la supposition que ceux-ci portassent leurs plaintes en cette auguste & religieuse Cour, on leur produiroit une multitude d’Arrêts qu’elle a prononcées dans tous les tems contre la Comédie ; ils sont d’accord avec le Code Théodosien, qui défend à quiconque, étant pressé par la maladie, a renoncé au Théâtre, pour se reconcilier avec l’Église, & recevoir les derniers Sacremens, s’ils recouvrent la santé, de reprendre la profession qu’il a quittée, & de manquer à d’aussi saints engagemens. Scenici & Scenicæ1 qui in ultimo vitæ, necessitate cogente, interitûs imminentis ad Dei summa Sacramenta properârunt, si fortassis evaserint, nullâ posthàc in theatralis spectaculi conventione revocentur.

Enfin, le Mémoire insiste sur l’inconséquence de la censure dont nous parlons : le coupable seroit puni deux fois pour le même crime. (pag. 52) Quel inconvénient trouvez-vous, Mademoiselle, qu’il attire sur soi les peines civiles & les peines ecclésiastiques ? La chose doit être ainsi, lorsque le délit est du ressort des deux Puissances, tel que celui des Comédiens, les Canons ont décidé1 que la même personne pouvoit être excommuniée plus d’une fois, pour la même faute, soit par un nouveau Juge, soit par celui qui a lancé la premiere censure ; & la raison2 est que l’Excommunication précédente ayant chassé le délinquant du sein de l’Église, il en survient une autre qui l’éloigne davantage. En conséquence de ce principe, Clement V. au Concile de Vienne1 ordonne d’excommunier de nouveau, d’une Excommunication réservée au saint Siége, ceux qui étant publiquement excommuniés, s’obstinent à rester à l’Eglise, quand on s’efforce de les en faire sortir.

Je suis fâché, Mademoiselle, de vous offrir tant d’objets épineux, à vous qui n’entendez & ne prononcez que des choses agréables : le chemin de la vérité n’est pas sémé de fleurs, il en coûte presque autant à la chercher, qu’à marcher sur ses traces, parce qu’aussi-tôt elle est bien connue, on la suit avec moins de peine que l’on ne se l’imagine. Je souhaite de tout mon cœur que vous en fassiez l’essai, en vous assurant de la considération avec laquelle je suis, Mademoiselle, &c.