(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE VI. » pp. 98-114
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE VI. » pp. 98-114

LETTRE VI.

MEs principes ont dû vous étonner, Mademoiselle, rien de plus noble, selon vous, de si touchant, de si généreux, que les sentimens d’un Héros de Théâtre ; il atteint, ce semble, au sommet de la perfection. La Tragédie vous a toujours paru comme une école raisonnable de la vertu, & moi je prétends au contraire qu’elle donne au vice des leçons intéressantes, qu’on y succe un poison d’autant plus funeste, que l’on s’en défie moins ; on a sçu le deguiser sous les apparences d’un aliment très-utile. En effet, l’ambition est-elle une vertu ? Regardez-vous l’orgueil, la jalousie, la vengeance, comme autant de perfections ? L’amour profane passe-t-il en votre esprit pour une passion honnête ? Plus on tolére ces vices sous une image de grandeur & de générosité, plus les impressions qu’ils font dans l’esprit sont dangereuses. Ecoutez Messala parlant à Tite, dans Racine,

Eh bien, l’ambition, l’amour & ses fureurs,
Sont-ce des passions indignes des grands cœurs ?

Quand on entend débiter de telles maximes par des Héros que l’on est forcé d’admirer, il est très-difficile d’en concevoir une juste horreur, & de désaprouver en sécret ce que l’on vient de canoniser au Parterre. L’action, selon Aristote1, suit de près le discours, & on se laisse gagner volontiers par les choses dont on aime l’expression : lorsqu’on déteste un événement, on ne prend aucun plaisir à le voir représenter. Pour rendre le vice aimable il falloit en gazer l’énormité, cacher sa laideur sous les ornemens de la Poësie. Corneille a prétendu justifier le Théâtre par le discredit de sa Théodore qui frappoit l’esprit de l’affreuse idée d’une prostitution à quoi cette Sainte étoit condamnée. Il suit de-là que l’on approuve tout ce qu’on souffre sur le Théâtre ; on ne hait donc pas les galanteries qui s’y produisent, on aime des représentations qui inspirent la tendresse, qui apprennent le langage séduisant de l’amour ; cette passion infâme paroît avec honneur sur la scéne, on fait gloire d’en être touché. Quel profit espérez-vous, dit S. Chrysostome1, de la fréquentation des Spectacles ? Ignorez-vous que l’on y rencontre le collége de la luxure, que l’on y reçoit des leçons publiques d’incontinence ? Voulez-vous siéger sur la chaire de pestilence ? Ne la cherchez point ailleurs que sur le Théâtre ; c’est la fournaise de Babylone, l’orchestre de l’impureté. Qu’est-ce que l’on y voit ? Des objets deshonnêtes. Quels discours s’y font entendre ? Des propos licencieux, des chants de Syrene, qui vous attirent pour vous dévorer.

En effet, que prétend Corneille dans le Cid, sinon que l’on ait pour Chiméne les yeux de Rodrigue, qu’on l’aime, & que l’on tremble avec lui lorsqu’il est en danger de la perdre, & qu’on s’estime heureux avec cet amant qui la posséde enfin ? Cet Auteur fait parler ainsi Pauline à sa suivante à l’occasion de Severe : c’est dans la Tragédie de Polieucte.

Il possédoit mon cœur, mes desirs, ma pensée,
Je ne lui cachois point combien j’étois blessée.
Nous soupirions ensemble, & pleurions nos malheurs,
Mais au lieu d’espérance il n’avoit que des pleurs.

Elle ajoute, au sujet de son mariage avec Polieucte :

Je donnai par devoir à son affection
Tout ce que l’autre avoit par inclination.

Ces sentimens étoient-ils bien propres à disposer cette femme à une conversion miraculeuse, telle que l’Auteur l’a feint au dénouement de la piéce ? s’il avoit eu envie de ridiculiser les progrès de l’Evangile, il ne s’y seroit pas pris autrement. Quand on veut copier le langage de la Religion, il faut la connoître plus à fond que les Auteurs dramatiques, il faut sécouer le joug d’une imagination frivole, & ne reconnoître d’autre empire que celui de la vérité.

Toute la Scene roule ordinairement sur une intrigue amoureuse : le Héros s’expose aux plus grands dangers pour la faire réussir, & quand l’obstacle ne céde point à la passion, il se livre au désespoir, la mort qu’il se donne est le dénouement de la Tragédie.

L’Opera est encore plus voluptueux : ceux de Quinault ne respirent qu’une tendresse criminelle ; quelles maximes corrompues dans Atys !

Que l’on chante, que l’on danse,
Rions tous, lorsqu’il le faut,
Ce n’est jamais trop-tôt
Que le plaisir commence.
On trouve bien tôt la fin
Des jours de réjouissances ;
L’on a beau chasser le chagrin,
Il revient plutôt qu’on ne pense.
O douce vie !
Digne d’envie,
Tendres amours
Enchantez-nous toujours.
Dans l’empire amoureux
Le devoir n’a point de puissance,
                L’amour dispense,
Il faut souvent pour devenir heureux
Qu’il en coute un peu d’innocence :
Laissez mon cœur en paix impuissante vertu,
N’ai-je pas assez combattu
Quand l’amour malgré moi me contraint de me rendre ?
                Que me demandes-tu ?

Comment, je vous le demande, Mademoiselle, une ame peut-elle demeurer chaste en écoutant avec plaisir des sentimens aussi corrompus ? Quoi ! si lors même, dit S. Jean Chrysostome1, qu’on est le plus éloigné de tout ce qui peut blesser la pudeur, il en coûte tant pour se conserver dans la pureté que Dieu exige de nous, de quel naufrage n’est-on pas menacé lorsqu’on s’expose sur la mer orageuse du Théâtre, & qu’on ajoute à l’inclination naturelle, l’art & l’étude de la volupté ?

On représente l’amour, non pas comme un crime, c’est une simple foiblesse, encore une foiblesse noble & agréable, la foiblesse des Héroïnes & des grands Hommes ; c’est une foiblesse que l’on a sçu si bien déguiser & embellir, qu’elle attire tous les regards, elle charme toutes les oreilles, elle séduit tous les cœurs ; le portrait que l’on en a fait est si flatteur, qu’on ne s’en lasse point, on ne souffre plus guères de Spectacles où elle ne se rencontre pas : c’est elle qui préside à toute l’action, elle est devenue essentielle aux Tragédies les plus sérieuses : en quoi la France a enchéri sur les Grecs & sur toute l’antiquité payenne. Cette foiblesse fait tout le mérite de Zaïre ; quoique cette piéce soit plutôt un Roman versifié qu’une Tragédie, elle a paru avec un succès surprenant, grace à la dépravation de notre siécle ; au lieu que Pertharite cédant son Royaume au Duc de Benevent, pour retirer son épouse, a déplu sur le Théâtre, la qualité de bon mari, étant, dit l’Auteur1, une foiblesse ridicule, incapable d’intéresser le parterre.

L’orgueil est pareillement canonisé sur le Théâtre, c’est la source du vrai courage, la passion qui fait les Héros ; ceux-ci lui doivent l’élevation de leurs sentimens, en elle seule ils puisent la vraie grandeur. En conséquence de cet étrange principe, Cléopatre tient ce discours dans le Pompée de Corneille2.

Les Princes ont cela de leur haute naissance,
Leur ame dans leur sang prend des impressions
Qui dessous leur vertu rangent leurs passions :
Leur générosité soumet tout à leur gloire,
Et si le peuple y voit quelques déreglemens,
C’est quand l’avis d’autrui corrompt leurs sentimens.

Les Héros de Théâtre sont obligés de prendre les ornemens de la vanité ; n’importe que ce soit des Saints, on les dépouille sur la Scéne, des habits obscurs de l’humilité chrétienne, pour leur faire chausser le cothurne romain : ils doivent s’exprimer avec autant de fierté que les prétendus grands hommes du Paganisme. Telle est la Théodore de Corneille :

Si mon ame à mes sens étoit abandonnée
Et se laissoit conduire à ces impressions
Que forment en naissant les belles passions.

Elle tient encore un autre langage qui conviendroit mieux dans la bouche d’un Porus ou d’un Alexandre, que dans celle d’une Vierge-Martyre.

Cette haute puissance à ses vertus rendue
L’égale jusqu’aux Rois dont je suis descendue,
Et si Rome & le tems m’en ont ôté le rang,
Il m’en demeure encor le courage & le sang :
Dans mon sort ravalé je sçai vivre en Princesse ;
Je suis l’ambition, mais je hais la foiblesse.

Les vertus vraiment chrétiennes ne sont nullement assorties au Théâtre, les Auteurs dramatiques ont été forcés de les farder pour s’accommoder au goût du Parterre, cette profanation a fait défendre la représentation des choses saintes, comme étant plus propres à scandaliser, sous ce déguisement, qu’à l’édification des fidéles. Convient-il à des gens infâmes de représenter les saints Personnages ? C’est mêler ce qu’il y a de plus précieux avec la boue de la terre.

La vengeance n’est pas moins opposée à l’esprit du Christianisme, que l’orgueil & l’amour profane, & ce vice est assuré, dit Tertulien1, de faire fortune en une Tragédie ; on couvre d’oprobres sur le Théâtre, la patience qui supporte les injures, on y loue une fausse bravoure qui ne sçait point pardonner. Cornelie dit à César2 :

                             Le sang de mon époux
A rompu pour jamais tout commerce entre nous ;
Si je veux ton trépas, c’est en juste ennemie.

Puis s’adressant aux cendres de Pompée1 :

Car vous pouvez bien plus sur ce cœur affligé,
Que le respect des Dieux qui l’ont mal protegé ;
Je jure donc par vous, ô pitoyable reste !
Ma divinité seule, après ce coup funeste,
De n’éteindre jamais l’ardeur de le venger.

Plus bas, Cornelie parle à César2 :

Et parmi ces objets ce qui le plus m’afflige,
C’est d’y revoir toujours l’ennemi qui m’oblige
Laisse-moi m’affranchir de cette indignité,
Et souffre que ma haine agisse en liberté.

La veuve de Pompée n’étoit point chrétienne, doit-on lui pardonner ces sentimens ? Non, Mademoiselle, parce que c’est un chrétien qui les lui suppose, ce sont des chrétiens qui les écoutent, qui les admirent, & qui dès-là sont tentés de les imiter. La religion de cette femme n’est point un titre dans l’idée du Poëte ; Pulcherie tient le même langage, malgré qu’on la peint vertueuse, & qu’elle est chrétienne, elle ne respire que la vengeance, s’obstine à la mort de Phocas1.

L’Esclave le plus vil qu’on puisse imaginer
Se rend digne de moi, s’il peut l’assassiner.

La fureur des Duels vient de l’opinion fausse que l’on doit conserver son honneur aux dépens de la vie de quiconque ose le flétrir, & pour le réparer, qu’il est indispensable de tuer un agresseur : or, cette opinion, aussi contraire à la raison qu’à l’Evangile, est préconisée dans le Cid, & c’est un pere qui donne cette horrible leçon à son fils :

              contre un arrogant éprouver ton courage,
Ce n’est que dans le sang qu’on lave un tel outrage,
Meurs ou tue…

On n’est pas moins choqué d’entendre dire à Chimene, s’adressant au meurtrier de son pere qu’elle va bientôt épouser :

Tu n’as fait le devoir que d’un homme de bien.

Je suis surpris, Mademoiselle, que Lopès de Vega dont Corneille n’étoit que le singe en cette Tragédie comme en plusieurs autres, n’ait pas été brûlé en Espagne, ou du moins qu’on ne l’ait pas fait pourrir dans les prisons de l’Inquisition ; il faut que ce Tribunal ne soit pas aussi sevére qu’on nous le fait entendre.

Qu’un Héros se tue dans le désespoir, il paroît mourir noblement : toutes les piéces tragiques sont remplies de cette sorte de fureur qu’on nomme force d’esprit, & qui n’est au fond qu’une foiblesse occasionnée par un chagrin qu’on n’a pas le courage de supporter1 ; on s’en délivre par le suicide : c’est-à-dire, par une action lâche, dictée par la folie2 ; si l’on consultoit l’Evangile, on souffriroit volontiers les disgraces de la fortune, on mépriseroit les injures, on iroit au devant des humiliations, on embrasseroit les travaux de la pénitence, captivant son cœur, son esprit, ses sens sous le joug d’une mortification utile & nécessaire. Ces vertus à quoi l’on s’est engagé par les vœux du Baptême, n’ont pas de plus grand ennemi que la morale du Théâtre, dont on ne peut attendre d’autre fruit que la corruption des mœurs : la perte de l’innocence est-elle bien dédommagée par le plus frivole amusement, une recréation vaine & stérile qui resulte d’une image d’un célébre malheureux ou d’une amante délaissée ? Quel avantage espere-t-on de la pitié & de la crainte que leur désastre inspire ? On pleure des infortunés que l’on ne connoît pas, qui n’existent plus depuis long-tems, que dans la mémoire des hommes, & qui peut-être n’intéresseroient pas, s’ils vivoient encore parmi nous sur la terre : tandis que l’on est tranquille sur sa propre destinée. On pourroit vous adresser, Mademoiselle, ainsi qu’à votre troupe, & à tous ceux qui accourent en foule pour vous entendre, ces paroles de l’Evangile, avec bien plus de raison qu’aux filles de Jerusalem : Ne poussez pas des gémissemens sur les autres, réunissez toute votre compassion sur vous-mêmes, & reservez toutes vos larmes pour pleurer votre propre infortune. Filiæ Jerusalem1, nolite stere super me, sed super vos ipsas flete.

Je ne puis, Mademoiselle, vous faire un souhait plus heureux que celui de ces pleurs salutaires, en vous assurant de la considération avec laquelle je suis, &c.