(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE VII. » pp. 115-130
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — LETTRE VII. » pp. 115-130

LETTRE VII.

LA Tragédie, Mademoiselle, que l’on supposoit gratuitement l’école des vertus en est donc bien plutôt la ruine, ainsi que la mere des vices : l’amour criminel s’y trouve annobli, c’est l’ambition, la vengeance & l’orgueil qui font les grands hommes. Quel contraste si l’on oppose les Héros de Théâtre à ceux de l’Evangile ! On donne à des Chrétiens qui paroissent sur la Scéne, les mêmes habillemens qui servoient autrefois aux Idolâtres : Corneille ne parle pas sur un autre ton que les Auteurs Grecs & Latins, il ne donne aucun signe qu’il ait une religion plus épurée. Racine ajoute à ce défaut une tendresse plus insinuante.

Je dirai tout autant de mal de la Comédie ; on s’est imaginé qu’elle reformoit les mœurs, en tournant le vice en ridicule : quelle étrange réforme est celle du Théâtre ! A-t-on jamais vû, en quittant le Parterre, un avare restituer ses gains usuraires, répandre ses thrésors au sein des pauvres ; un Joueur changer de conduite ? Quel effet a dû produire le Spectacle du Menteur ? Le tableau que Corneille en a tracé est moins propre à décrier le vice, qu’à le rendre aimable. Ecoutez, Mademoiselle, la conclusion de cette piéce édifiante.

Comme en sa propre sourbe un menteur s’embarasse,
Peu sçauroient, comme lui, s’en tirer avec grace.
Vous autres qui doutiez s’il en pouvoit sortir,
Par un si rare exemple apprenez à mentir.

Cependant on fait honneur à Moliere d’un grand nombre de conversions ; on débite sérieusement qu’il a fait lui seul plus de conquêtes dans l’ordre des mœurs, que les plus grands Prédicateurs de son siécle. Bayle se chargera volontiers de répondre à cette objection ; c’est un Auteur que les partisans de la Comédie n’oseroient suspecter. Dans ses nouvelles de la republique des lettres, il annonce1 une Comédie intitulée Arlequin, Procureur : il faut l’entendre parler lui-même.

« On prétend que l’utilité de cette piéce sera très-grande, parce qu’elle accoutumera le monde à se mieux précautionner contre les friponneries des Procureurs, & parce qu’elle corrigera de leurs mauvaises habitudes les Procureurs mal-honnêtes gens ; rien n’étant plus propre, dit-on, à guérir les maladies de l’ame, qu’une Comédie qui en représente finement le ridicule. Il y a long-tems qu’on en juge ainsi ; car c’est dans cette vue que les Athéniens accorderent aux Poëtes comiques la licence de satyriser tout le monde, sans épargner même le Gouvernement…. Quantité de personnes disent fort sérieusement à Paris, que Moliere a plus corrigé de défauts à la Cour & à la Ville, que tous les Prédicateurs ensemble ; & je crois qu’on ne se trompe pas, pourvu qu’on ne parle que de certaines qualités qui ne sont pas tant un crime, qu’un faux goût, ou un sot entêtement : comme vous diriez l’humeur des Prudes, des Précieuses, de ceux qui outrent les modes, qui s’érigent en Marquis, qui parlent incessamment de leur noblesse, qui ont toujours quelques poësies de leur façon à montrer aux gens, &c. Voilà les désordres dont les Comédies de Moliere ont un peu arrêté le cours ; car pour la galanterie criminelle, l’envie, la fourberie, l’avarice, la vanité & choses semblables, je ne crois pas que ce comique leur ait fait beaucoup de mal, & l’on peut même assurer qu’il n’y a rien de plus propre à inspirer la coquetterie, que ces piéces ; parce qu’on y tourne perpétuellement en ridicule les soins que les peres & meres prennent de s’opposer aux engagemens amoureux de leurs enfans.

Tels sont, Mademoiselle, selon ce fameux Sceptique, les grands succès des Comédies de Moliere ; il a réformé des Petits Maîtres, des Précieuses ridicules, des manieres que les bienséances du monde ne pardonnent jamais, il est vrai, mais qui ne blessent en rien la Loi de Jesus-Christ. Ce foible avantage est balancé par une multitude de fausses maximes qui n’ont pas peu contribué au déreglement de son siécle & du nôtre ; l’indulgence des parens à souffrir les galanteries d’une fille, la scandaleuse liberté que les maris accordent à leurs épouses, sont un fruit des Œuvres de Moliere. Si l’adultere leve le masque aujourd’hui avec tant d’effronterie, ce monstre qui causoit tant d’horreur à nos peres, n’en cherchons pas la cause ailleurs que dans la doctrine de ce Comédien, malheureusement trop célébre. N’a-t-il pas rappellé sur la Scéne les mêmes horreurs sur lesquelles Saint Cyprien gémissoit autrefois1 les piéges d’un amant, les ruses d’une coquette1 ? Et quelle action honteuse craint aujourd’hui de paroître sur le Théâtre ? L’adultere, l’inceste, la perfidie : combien de paroles équivoques, de discours obscénes s’y font entendre ? Les Bouffons appréhendent-ils de faire rire aux dépens de la pudeur ? Si la Tragédie représente des parricides, il faut convenir avec Lactance2 que la Comédie n’est qu’un tissu de galanteries scandaleuses ; on y voit des intrigues ingenieuses & séduisantes, un jeu de passions qui gagnent le cœur des Spectateurs, en charmant leur esprit par la pompe & les graces de leur langage. Non-seulement on veut de l’amour en une Comédie, on exige que cette passion soit violente, que la jalousie s’en mêle, que la volonté d’un pere ou d’un tuteur se trouve contraire, & que l’on employe une adresse merveilleuse pour surmonter les obstacles ; on donne des leçons aux jeunes personnes qui sont dans le cas, pour atteindre au même but, en pratiquant les mêmes finesses.

On dira que je ne rends pas assez de justice à la délicatesse de notre siécle ; on veut de la décence dans le maintien & dans les discours : la Scéne Françoise est aujourd’hui très-châtiée, on n’y souffre plus rien qui soit capable d’allarmer les oreilles chastes. Mais ne cherche-t-on pas dans les Spectacles à flatter les passions humaines, sans toutefois choquer les bienséances ? Les Grecs qui haissoient la Monarchie ont pris plaisir à voir humilier les Rois sur leur Théâtre, les grandes fortunes renversées ; parce que l’élevation les choquoit. La galanterie est plus assortie à nos mœurs, on ne la veut point révoltante, elle a besoin d’une gaze pour paroitre aimable : une passion qui causeroit de l’horreur étant vue en son état naturel, devient intéressante par la maniere ingenieuse dont elle est exprimée : celle-ci sert à déguiser le poison que l’on fait prendre dans du miel, dit S. Jerome1, pour tromper agréablement les Spectateurs. C’est le reproche que nous sommes en droit de faire à Moliere. Quoi ! parce-qu’il ne s’énonce pas aussi grossierement que Rabelais, faut-il excuser le tort irréparable qu’il a fait à la morale chrétienne ? Comparez ses Comédies à celles de Plaute & de Terence, s’il s’y rencontre quelque différence relative au scandale, elle est toute à l’avantage de ceux-ci. L’antiquité payenne a-t-elle rien de plus licencieux que la Psiché & l’Amphitrion ? Quelles maximes dans l’Ecole des Femmes, dans les Femmes Sçavantes ! Quelle leçon pour les Maris en ce peu de paroles !

Il faut que les maris soient toujours complaisans,
Jusques à leur laisser & Mouches & Rubans,
Et courir tous les Bals & les lieux d’assemblée.

Quelle doctrine pour la jeunesse en ce trait du malade imaginaire !

          Aimable jeunesse,
          Profitez du tems,
          De vos jeunes ans,
     Donnez-vous à la tendresse,
Ne perdez point ces précieux momens
          La beauté se passe,
          Le tems s’efface,
           L’âge de glace
           Vient à la place,
Qui vous ôte le goût de ces doux passe-tems.

Ce langage n’est point en la seule bouche de Moliere, c’est le refrain périodique du Théâtre ; l’original est dans l’Ecriture ; mais c’est le langage de ces impies que la Justice divine abîma en un déluge de feu, dans les délicieuses contrées de la Pentapole, puisque la1 vie est si courte, disoient-ils, & notre fin incertaine, usons des créatures, enyvrons-nous des vins exquis, que notre jeunesse ne se passe point sans en avoir cueilli la fleur ; prenons les roses du printemps pour nous en faire des couronnes, avant qu’elles se fanent ; que tous les lieux de délices retentissent de nos douces clameurs, & portent les marques de notre joie & de nos excès.

Les obscénités que Moliere a supprimées, n’ont point reformé le Théâtre : l’expression ne change rien au fond des choses ; elle ajoute quelquefois certaines idées qui marquent la passion, c’est-à-dire, l’affection ou le mépris ; mais ces idées accessoires ne suivent pas constamment, elles varient selon le changement des tems & des usages. Un terme qui révolteroit aujourd’hui, n’avoit rien autrefois qui gênât la pudeur ; d’ailleurs, les objets que l’on voit tous les jours frappent moins, l’habitude de les voir apprivoise l’esprit le plus intolérant. Ces maximes étant supposées, j’avance hardiment que le Théâtre ne s’est point corrigé, dans l’ordre des bonnes mœurs, les paroles qui nous paroissent indécentes aujourd’hui, n’étoient point telles il y a deux cens ans. Les premiers1 Prédicateurs du Royaume s’en servoient encore sous le Régne d’Henri IV. Comment des expressions qui édifioient dans la Chaire, auroient-elles scandalisé sur le Théâtre ? Les passions se produisoient sur la Scène destituées de vraisemblance, on n’offroit aux Spectateurs que des intrigues froides, sous des masques ridicules, dont le jeu étoit plus injurieux à la raison, que contagieux pour la chasteté. A présent tout s’y trouve conforme au génie délicat du siécle ; les portraits sont tirés d’après nature, il régne dans toute la piece une illusion séduisante ; le cœur qu’elle a le don d’intéresser, se suppose volontiers en la place des interlocuteurs, & puise des vices réels dans le spectacle des passions imaginaires.

Saint Cyprien disoit autrefois1 que l’idolâtrie est la mere de tous les Spectacles, elle y attire les Chrétiens pour les initier à ses mystéres, sous couleur de divertissemens ; elle glisse son venin dans l’ame par les yeux & par les oreilles qu’elle a soin de chatouiller par le plaisir des représentations théâtrales : est-il en effet, ajoutoit ce saint Pere, un spectacle sans idoles, qui ne soit accompagné de quelque sacrifice, où la Scéne ne soit ensanglantée par la mort d’un Atlhéte. Le démon s’appercevant, dit-il encore, que l’idolâtrie à la suite causeroit du dégoût aux personnes raisonnables, a accompagné son culte superstitieux & ridicule, de l’enchantement des Spectacles, afin que frappant les sens d’une maniere agréable & touchante, le plaisir la fit aimer.

Cette espéce de séduction n’a plus lieu sur nos Théâtres, mais n’est-elle pas remplacée par une autre qui n’est pas moins dangereuse ? C’est l’amour profane que l’on adore, à qui l’on attire des adorateurs en ce Temple funeste de la volupté : combien de victimes sont immolées sur ses autels, à chaque représentation ? Les actes d’idolâtrie que vous occasionnez, Mademoiselle, les meurtres dont vous vous rendez coupable ne peuvent se nombrer ; on évalueroit plus aisément les feuilles qui tombent en Automne dans la Forêt des Ardennes. Je suis cependant, dans l’espérance que vous cesserez ces hostilités spirituelles, votre très-humble serviteur, &c.