(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — Extrait des Registres de Parlement, du 22 Avril 1761. » pp. 210-223
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(1762) Lettres historiques et critiques sur les spectacles, adressées à Mlle Clairon « Lettres sur les Spectacles à Mademoiselle Clairon. — Extrait des Registres de Parlement, du 22 Avril 1761. » pp. 210-223

Extrait des Registres de Parlement, du 22 Avril 1761.

CE jour, les Gens du Roi sont entrés, & Me. Omer Joly de Fleury, Avocat dudit Seigneur Roi, portant la parole, ont dit :

Que Me. Etienne-Adrien Dains, Bâtonnierdes Avocats, demandoit d’être entendu.

Lui mandé & entré avec plusieurs anciens Avocats, ayant passé au Banc du Barreau, du côté du Greffe, a dit :

Messieurs,

La discipline de notre Ordre, l’honneur de notre profession, notre attachement aux véritables maximes, & notre zéle pour la Religion, ne nous ont pas permis de garder le silence, ni de demeurer dans l’inaction au sujet d’un Livre pernicieux qui a pour titre : Libertés de la France contre le pouvoir arbitraire de l’Excommunication, & qui est terminé par une Consultation signée, Huerne de la Mothe.

A cette signature est ajoutée (contre l’usage ordinaire) la qualité d’Avocat au Parlement : il en a abusé pour parvenir à faire imprimer un Ouvrage scandaleux, dont l’approbation & la permission lui avoient été refusées.

La question touchant l’Excommunication encourue par le seul fait d’Acteur de la Comédie, sur laquelle il appartient également au Théologien & au Jurisconsulte de donner son avis, (mais qui doit être traitée par l’un ou par l’autre avec autant de sagesse que de lumieres ;) cette Question, disons-nous, est soutenue affirmativement & décidée audacieusement en faveur des Comédiens par la Consultation, fondée uniquement sur les faux principes avancés dans deux Mémoires à consulter, & sur des maximes odieuses, hazardées dans les autres piéces qui la précédent, notamment dans sa Lettre à l’Actrice, conçue en termes les plus outrés & les plus scandaleux : l’uniformité du stile, la répétition fréquente d’expressions singulieres, l’adoption des mêmes idées à sa propre Lettre, font connoître évidemment que le tout est l’Ouvrage du même homme, suivant qu’il en a été convaincu dans la premiere Assemblée.

Du moins, il a avoué avoir vû & retouché les Mémoires à consulter, & autres Piéces, avoir écrit le tout de sa main, avoir corrigé les épreuves.

Enfin, il a ratifié le tout, en le faisant imprimer sur sa minute restée à l’Imprimeur & sous sa signature, sans en rien improuver dans sa Consultation.

Par ce détour artificieux, l’Auteur s’est donné la coupable licence de hazarder les propositions les plus contraires à la Religion & aux bonnes mœurs, & de confondre la nature & les bornes des deux Puissances.

Il n’y a, Messieurs, aucune de ces Piéces où il n’y ait du venin ; nous oserions même vous assurer qu’à chaque page, pour ainsi dire, il a des propos indécens, ou des erreurs, ou des impiétés : j’en citerai seulement quelques traits.

On annonce que l’Ouvrage est fait pour tous les Citoyens qui en ont besoin si souvent, sur-tout dans ces tems de nuage & d’obscurité, que les contestations du Clergé élevent fréquemment contre la liberté du Citoyen fidéle,, en le rendant esclave d’une domination arbitraire .

Ce début audacieux découvre l’application fausse & injurieuse, qu’on entend faire de ce qui sera établi dans tout l’Ouvrage au sujet de l’Excommunication contre les Comédiens

En abusant des maximes sages, & en confondant les objets, on attaque l’autorité de l’Eglise, & fait injure à celle du Souverain.

On assure que la Consultation renferme en peu de mots la certitude des principes de l’Auteur du Mémoire, & qu’elle couronne le zéle d’une Actrice, digne de l’éloge de l’Eglise même .

On ajoute : elle ne trouve de vraie gloire, qu’à répandre dans le Sanctuaire de la Religion qu’elle professe, celle que la France lui défere .

Il y a plus : la Nation & la Religion doivent à l’envi former l’éloge de cette femme forte, qui prend en main la défense d’un Citoyen fidéle. .

Elle nous fait voir , dit-on, que c’est depuis peu seulement que les Ministres de l’Eglise usent envers elle & sa société, d’une autorité arbitaire.

Enfin, on tire une fausse conséquence de cette maxime vrai en matiere criminelle, non bis in idem,

« Si l’Acteur & l’Auteur sont infâmes, dit-on , dans l’ordre des Loix, il resulte de cette peine d’infamie, que la peine de la Loi contre un délit, détruit toute autre peine ; parce que la régle est certaine, qu’on ne doit jamais punir deux fois pour le même délit.

Ainsi l’infamie prononcée par la Loi contre les Comédiens, les mettroit à couvert de l’Excommunication de la part de l’Eglise.

La mémoire du vénérable Prélat qui, pendant nombre d’années, a gouverné ce Diocèse avec autant de sagesse que d’édification, est traitée avec mépris, est même calomnieusement offensée. Son refus du sacrement de Mariage aux Comédiens est traité de scandale, ainsi que celui de la Sépulture de l’Eglise.

On applaudit à la noblesse des sentimens de l’Actrice, qui la porte à rompre des fers que les seuls préjugés ont pris soin de forger .

On ajoute que l’Eglise ne doit que combler d’éloges son courage mâle, vraiment & héroïquement chrétien, qui l’anime à réclamer les droits qui lui sont acquis, &c.

On annonce qu’elle ne peut manquer de parvenir à établir sa société en titre d’Académie, & que dès l’instant elle ensevelira pour toujours l’ignominie que l’ignorance & une superstitieuse prévention ont élevé contre l’état des Comédiens.

On lui fait espérer que l’Eglise elle-même, bien loin d’autoriser ses Ministres à user d’une autorité arbitraire, s’élevera au contraire contre la sévérité de ces zéles amers que la charité ne connut jamais .

On invite le public à lire cet Ouvrage, en assurant que les gens instruits seront charmés d’y retrouver leurs principes, & les autres seront charmés de s’y instruire .

Les momens précieux de la Cour ne me permettent pas, Messieurs, de faire l’analyse du second Mémoire à consulter, contenant deux cens vingt pages. C’est une critique indecente de tout ce qui condamne la Comédie & frappe sur les Acteurs. Ce n’est qu’un tissu de propositions scandaleuses, de principes erronés, de fausses maximes & de propos injurieux à la Religion, contraires aux bonnes mœurs, attentatoires aux deux Puissances.

On oppose ce qui est toléré dans les Etats du Pape par rapport aux Comédiens, aux usages de l’Eglise de France à leur égard, qu’on impute au pouvoir indiscret d’une Anarchie effroyable.

On fait la comparaison blasphématoire de la Comédie, non-seulement avec les Panégyriques des Saints, dans la Chaire, mais encore avec les Cérémonies de l’Eglise dans la Semaine Sainte, & à l’usage de certaines Eglises où la Passion est chantée à trois voix.

Outre ces blasphémes, les maximes vicieuses sur les mœurs sont poussées jusqu’au point de dire que la conduite des Comédiennes qui vivent en concubinage avec celui qu’elles aiment n’est pas deshonorante, qu’elle est seulement irréguliere ; que ce concubinage étoit autorisée chez les Romains, & même dans les premiers siécles de l’Eglise ; qu’elle est tolérée dans nos mœurs, & qu’il n’y a que celles qui menent une vie scandaleuse qui doivent être rejettées.

Enfin, on dégrade toutes sortes d’états, à l’exception du militaire, pour mettre les Comédiens au pair & de niveau avec tous les autres Citoyens, Marchands, Avocats, & même avec la Magistrature.

Voilà, Messieurs, le précis du systême confus & odieux adopté par la Consultation. Le tout est un ouvrage de ténébres, qui part de la même plume.

La conclusion outrée de la Consultation, acheve de révolter les esprits, & d’exciter l’indignation contre le Livre entier & contre l’Auteur.

Le cri public qui s’est élevé contre ce Livre, à l’instant qu’il a paru, nous a porté à en faire un prompt examen, avec plusieurs de nos Confreres, & à rendre l’avis de l’ordre dans une Assemblée générale, qui, pour manifester la pureté de nos sentimens & la sévérité de notre discipline, a d’une voix unanime retranché du nombre des Avocats, l’Auteur, & m’a chargé de dénoncer son Ouvrage à la Cour, dont le zéle en matiere de Religion, de bonnes mœurs & de Police publique, se manifeste en toute occasion.

Ainsi, Messieurs, c’est pour remplir le vœu de l’Ordre des Avocats, que j’ai l’honneur de dénoncer à la Cour le Livre intitulé : Libertés de la France contre le pouvoir arbitraire de l’Excommunication.

Ledit Bâtonnier entendu.

Les Gens du Roi, Mc. Omer Joly de Fleury, Avocat dudit Seigneur Roi, portant la parole, ont dit :

Que l’exposé qui vient d’être fait à la Cour, du Livre intitulé : Libertés de la France contre le pouvoir arbitraire de l’Excommunication, ne justifioit que trop la sensation que sa distribution avoit excitée dans le public ; qu’ils se seroient même empressés de le déferer il y a plusieurs jours, s’ils n’avoient été instruits des mesures que prenoient à ce sujet ceux qui se dévouent sous les yeux de la Cour, à la profession du Barreau ; que leur délicatesse, leur attachement à l’épreuve de tout aux maximes saintes de la Religion, & aux Loix de l’Etat, ne leur avoient pas permis de garder le silence ; & que dans les sentimens qu’ils venoient d’exprimer, on y reconnoissoit cette pureté, cette tradition d’honneur & de principes, qui distinguent singulierement ce premier Barreau du Royaume.

Qu’ils n’hésitoient pas à requérir le vœu unanime des Avocats sur la personne de l’Auteur, qu’ils rejettent de leur sein, fut confirmé par le sceau de l’autorité de la Cour, & que ledit Livre fût flétri.

Que dans ces circonstances ils croyent donc devoir proposer à la Cour que le Livre en question sera lacéré & brûlé par l’Exécuteur de la Haute Justice, au pied du grand Escalier du Palais ; qu’il sera fait défenses à tous Imprimeurs, Libraires, colporteurs ou autres, de l’imprimer, vendre, colporter ou autrement distribuer, à peine de punition exemplaire. Que ledit François-Charles Huerne de la Mothe, sera & demeurera rayé du Tableau des Avocats, étant au Greffe de la Cour, en date du neuf Mai dernier, & que l’Arrêt qui interviendra sur leurs présentes Conclusions, sera imprimé, lû, publié & affiché par-tout où besoin sera.

Eux retirés ;

Examen fait dudit Imprimé, la matiere sur ce mise en délibération :

LA COUR, ordonne que le Livre en question sera lacéré & brûlé par l’Exécuteur de la Haute Justice, au pied du grand Escalier du Palais ; fait défenses à tous Imprimeurs, Libraires, Colporteurs ou autres, de l’imprimer, vendre, colporter ou autrement distribuer, à peine de punition exemplaire : ordonne en outre que ledit François-Charles Huerne de la Mothe sera & demeurera rayé du Tableau des Avocats, étant au Creffe de la Cour, en date du neuf Mai dernier ; comme aussi ordonne que le présent Arrêt sera imprimé, lû, publié & affiché par-tout où besoin sera.

Après quoi le Bâtonnier, accompagné desdits anciens Avocats, étant rentrés, Monsieur le Premier Président leur a fait entendre l’Arrêt ci-dessus, & adressant la parole au Bâtonnier, leur a dit : Qu’ils trouveroient toujours la Cour disposée à concourir avec eux pour appuyer de son autorité le zéle public & la discipline du Barreau. Fait en Parlement, le 22 Avril 1761.

Signé, YSABEAU.

Et le vingt-trois Avril audit en mil sept cent soixante-un, à la levée de la Cour, l’Ecrit mentionné en l’Arrêt ci-dessus, a été lacéré & brûlé dans la Cour du Palais, au pied du grand Escalier d’icelui, par l’Exécuteur de la Haute Justice, en présence de moi Dagobert-Etienne Ysabeau, l’un des trois premiers & principaux Commis servant à la Grand’Chambre, assisté de deux Huissiers de la Cour.

Signé, YSABEAU.