(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE VI. De l’Iconomanie théatrale. » pp. 141-158
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(1768) Réflexions sur le théâtre, vol 10 « Réflexions sur le théâtre, vol 10 — RÉFLEXIONS. MORALES, POLITIQUES, HISTORIQUES, ET LITTÉRAIRES, SUR LE THÉATRE. LIVRE DIXIEME. — CHAPITRE VI. De l’Iconomanie théatrale. » pp. 141-158

CHAPITRE VI.
De l’Iconomanie théatrale.

Iconomanie, est un mot composé de deux mots, Icon, qui en Grec signifie image, & manie, c’est-à-dire, goût excessif ; passion extrême, espece de fureur, pour quelque chose. Iconomanie est donc la passion pour les images, comme Bibliomanie, passion pour les livres ; Scénomanie, passion pour le théâtre ; Métromanie, passion pour les vers ; Musicomanie, goût excessif pour la musique ; Anglomanie, fureur pour les idées, les manieres angloises : Malicomanie, fureur de dire du mal, idée juste d’un calomniateur, définition juste que fait de lui-même un libelle diffamatoire.

Iconomanie littéraire est la passion des littérateurs, de mettre des images dans les livres. Abus sur lequel aucune Accadémie n’a encore porté son jugement. Elle est aujourd’hui poussée à l’excès. Peu de livres nouveaux où les estampes ne soient répandus à pleines mains, jusqu’aux vignettes, aux culs de lampe, aux lettres Majuscules. C’est une branche très-frivole du luxe & du commerce de la librairie, comme la richesse des relieurs, la largeur des marges, les ornemens des titres, les quadres des pages, la broderie des dorures, qui, sans rien apprendre, ne servent qu’à grossir le livre, & à enrichir le Libraire & le Graveur, à satisfaire la vanité de l’Auteur & le libertinage du lecteur. Comme si toute cette parure Typographique, donnoit du prix à son ouvrage, & le faste de l’acquéreur qui croit faire montre de sa science & de sa richesse. Cette Iconomanie n’est pas bornée aux livres. Les appartemens, ameublements, équipages, bijoux, jardins, tout est plein de tableaux, d’estampes, de statues, de miniatures ; mais ce luxe frivole n’est point l’objet de nos réflexions : nous nous bornons au luxe à l’Iconomanie littéraire & théâtrale, sur lesquelles il ne paroît pas qu’aucun auteur air exercé sa plume, nous en avons déjà parlé.

Ce n’est au reste que pour les images frivoles ou indécentes & dans les livres frivoles, Romans, historiettes, contes, comédies, poésies, &c. qu’on a cette manie puérile. Les livres de droit, de Théologie, de Médecine, de Mathématique, n’ont que les figures nécessaires pour faire entendre les questions qu’on y traite. Elles en font une partie essentielle. Il faut mettre devant les yeux les problêmes de la Géométrie & de l’Astronomie, les expériences de Phisyque, les machines, les plantes, les médailles, les inscriptions, ainsi que les figures sans nombre, du vaste recueil de de l’Accadémie des sciences, & de celle des Inscriptions font un des plus utiles ornemens de cet immortel & immense chef d’œuvre de l’esprit humain.

Mais à quoi servent les estampes des Dieux de la Fable ? Qu’apprend un Bacchus, une Vénus, un Vulcain, un Satyre, les folies des Bacchantes, les groupes d’enfans avec leur jeux puériles ? Toutes les Méthomorphoses d’Ovide, qui ne sont que les délires d’une imagination, sans pudeur ? A quoi servent ces Arlequins, ces actrices, ces scénes sans nombre dont on a farci les Opéras, le théâtre Italien, celui de la foire, Moliere & toutes ses comédies ? Quel fruit peut-on tirer des images ridicules du traité de la folie ; par Erasme, de l’histoire des chats, de la Fête des foux, des contes de la Fontaine, de tous les Romans, dont le seul catalogue feroit des volumes ? Tout cela ne fut-il pas indécent & licentieux, comme il l’est presque toujours, il est du moins inutile, quelle vérité apprend-t-il ? Quel acte de vertu fait-il pratiquer ? Bien loin de rendre le lecteur plus habile, il dégoûte de toute étude sérieuse, rend l’homme frivole, remplit son esprit de futilité ? Incapable de s’appliquer à rien, de rien approfondir, voltigeant d’image en image, de folie en folie ; on ne cherche qu’à s’amuser, comme si la vie n’étoit qu’une comédie ; l’étude des sciences, la pratique de la vertu n’étoit qu’un jeu.

Le luxe Typographique, & en particulier l’Iconomanie littéraire, n’est qu’une passion d’enfant à qui il faut des images, des poupées, des hochets, tous les enfans y courent ; mais que dis-je, des enfans ? Tous les hommes frivoles, qui ne sont que des enfans. Trouve-t-on un livre à estampes ; on le feuillette, non pour l’étudier, mais pour en voir les images. C’est toute la lecture qu’on en fait, & qu’on est capable d’en faire, c’est tout le fruit qu’on en tire. On en voit qui en font à grands fraix de vastes amas. Au milieu de ces estampes, vainement, comme Diogéne, la lanterne à la main, chercheriez-vous un homme sçavant & vertueux : les profondes connoissances, les sublimes vertus de ces Iconomanes, se bornent à l’adresse d’un danseur de corde, aux attitudes d’une pantomime, à la diablerie de Calot. Il en est de cette société muette avec des images, comme de la société, avec les brillants, les gens frivoles du monde, qui ne connoissent que les modes, les jeux, les spectacles, les Breloques ? Trouve-t-on dans leur conversation le moindre rayon de lumiere, la plus légère étincelle de piété ?

Il en est bien autrement des images de dévotion. A cet égard l’esprit du siécle est Iconoclaste : elles sont bannies de par-tout, on n’en souffre ni dans les maisons ni dans les livres, même dans les livres de priere & de piété, où elles étoient autrefois communes, tandis que les Dieux de la fable, les héros des Romans, le grotesque de toute espece, se sont emparés de tout. On ne voit pas une image de la Vierge & des Saints. C’est le renversement de l’ordre. Ce qu’on devroit le plus arborer est précisément ce qu’on proscrit. Voilà qui décele le caractère des hommes, chacun s’arrange selon son goût ; les meubles & les habits sont une espece de Physionomie, qui peint les inclinations. On voit chez le savant, des cartes de Chronologie, de Géographie, d’histoire : chez l’homme de bien, les mystéres de la Réligion, les figures de la bible, les fins dernieres, les vies des Saints. Chez un libertin, faut-il le dire ? des amours, des comédies, des indécences. On connoît les hommes comme le sage Ulisse démêla Achille déguisé, en lui présentant des armes. Qu’on présente à une compagnie des estampes de toute espece, chacun s’arrêtera à ce qui lui plaira d’avantage. c’est une pierre de touche pour en faire le discernement ; les images font une compagnie ; on ne se plaît qu’avec des amis ; on ne se lie qu’à ce qui est d’intelligence avec notre cœur.

Heureux encore si ces images ne sont qu’inutiles ! Mais la plupart sont mauvaises, & c’est par-là qu’elles plaisent. L’irréligion, la malignité, l’indécence en font tout le prix. Ce sont là trois especes d’images défendues contre la Réligion, les mysteres, les Saints, les cérémonies, les Papes, les Evêques, les Prêtres, les Religieux, les livres hérétiques en sont pleins ; toutes les sectes en ont fait. Ce sont des impiétés & des blasphêmes. Contre l’honneur du prochain. Il est aisé de les rendre ridicules par les attributs qu’on leur donne, l’état où on les peint ; un guerrier avec une quenouille, un Magistrat, un Ecclésiastique, avec l’attirail de la toilette. Enfin contre les mœurs & la décence. Par les nudités, les amours, les attitudes. Nos Rois, Henri II, en 1547, Charles IX, en 1571. Henri III en 1577, Louis XIII, Louis XIV, ont défendu de faire de pareilles images, de les publier, exposer en vente, les acheter, avoir, tenir & garder. Il en est comme des livres hérétiques, des libelles diffametoires, des écrits contre la pureté, que toutes les loix livrent aux flammes. Comme saint Paul qui en fit publiquement bruler un grand nombre que lui remirent les payens qu’il avoit convertis. Le premier fruit & la premiere preuve de leur sincere conversion, ce fut de se défaire d’un poison fi dangéreux : une estampe, un tableau est un livre qui parle aux yeux, qui remplit l’imagination des objets qu’il présente, & par conséquent produit les plus pernicieux effets. Cette comparaison est prise du second Concile de Nice. Can. VI. De libris & picturis similiter judicandum si turpes historias aut gesta quis referat, turpis & abjiciendas & christianis auribus indignus censebitur.

Voici les regles d’une saine morale. 1°. Il n’est pas permis de peindre ce qu’il n’est pas permis de dire. La peinture est un langage, & le discours un tableau ; la modestie doit donc également regner dans l’un & dans l’autre ; la peinture doit être aussi chaste que le langage : c’est une des bonnes qualités de la langue Françoise, d’être naturellement modeste ; nous l’avons prouvé dans une autre occasion, par un Discours exprès sur la chasteté de la langue Françoise ; il s’en faut bien que le pinceau, que le burin soient aussi retenus que l’homme sage ; quelle honnête femme oseroit faire la description du corps humain, en nommant les choses par leur nom, comme une estampe les prononce & les étale ? Qui lui donne la dispense des loix de la pudeur ? L’indécence n’y est-elle pas plus révoltante & plus dangéreuse ? Les traits de l’objet y sont plus frappants, la tentation plus délicate ; la conversation la plus libre, le livre le plus licencieux n’eurent jamais des couleurs aussi vives que celles d’un tableau, & n’oserent ni ne peurent parler comme la toile.

2°. Il n’est pas permis de peindre ce qu’il n’est pas permis de laisser voir. La peinture ne rend, & ne doit rendre que l’objet tel qu’il est lui-même, tel qu’il se présente aux regards, tel qu’il se présente à l’artiste qui l’imite, il doit vivre dans son image : la parfaite imitation est la perfection de l’art. Or quelle honnête femme oseroit se montrer dans le désordre où on la représente. C’est une regle courte, & facile pour juger de la décence des tableaux. Voudroit-on se mettre à la place de l’image, dans le même état, l’un n’est pas plus permis que l’autre ; n’est-ce pas se dévoiler soi-même, que de se faire peindre sans voile ?

Peut-on ne pas sentir le tort infini qu’on se fait dans le monde, même corrompu par le caractère des peintures qu’il étale, & par l’état où il le fait peindre lui & les siens ? Que penser d’une femme dont un portrait indécent annonce sa coquetterie : que penser d’un homme dont le portrait efféminé annonce la molesse & la frivolité ? Que penser de la vertu de ceux qui ne sauvent pas les apparences, qui arborent les dehors du vice, en exposant les dangereux attraits, en offrent les moyens secrets, en tendent les piéges ? Combien doit être corrompu celui qui fait trophée des objets de corruption, y trouve ses délices, & l’ornement de sa maison ? La dépravation a seule présidé à la décoration ; on se peint sans y penser, sur les murailles ; les traits épars du vice se réunissent pour faire le tableau du cœur. Ce cœur ne fut-il pas corrompu, il devoit bien-tôt l’être ? Le poison répandu, qui infecte ses appartemens, aura bientôt infecté & le public & lui-même ? Peut-il échapper aux traits que lui-même il se lance ? Quam pravum, quam infandum christianam haberi diversas ad luxuriam picturas, quibus cogitatio ad cupiditates movetur ; spectaculi vituperandi devictœ mortis visione ad animam usque passionum æstu pervenientem. Gregor. Millan.

Qu’on ne s’excuse pas, sous prétexte que ce sont de traits de l’Ecriture sainte, ou de la vie des Saints, l’immodestie n’est pas plus permise dans les images de dévotion, que dans les prophanes. Les nudités des Saintes ne sont pas moins dangéreuses que celle des Déesses de la Fable, ou des actrices de l’Opera. Je sçai que le mélange de la Réligion avec l’indécence, est une profanation qui forme un second crime ; que cette profanation est contraire aux régles de l’art & au Costume, c’est-à-dire, à l’usage & aux mœurs de la personne représentée ; mais outre cette multiplication de crime, la seule immodestie forme le même danger, & le même péché. Quelque nom de Saint qu’on lui donne, c’est toujours l’aliment du vice. Pourquoi donc l’indécence dans les images des Saints est-elle si déplacée ? Parce qu’elle est un péché, & que le péché est opposé à la sainteté ; si l’immodestie étoit une chose indifférente, elle pourroit au gré des peintres, être comme la couleur des habits, attribuée aux gens de bien, comme aux autres. Elle n’est révoltante que parce qu’elle est un crime. Dans un bloc de marbre, le ciseau fera un héros, un Thersite, une courtisanne ou une Sainte. Tous les hommes sont faits de même ; les attributs seuls les caractérisent, & sur-tout l’indécence. Dans la parure mondaine & dans les nudités, personne n’ira révérer une sainte, admirer un Apôtre ; & dans la pudeur, la simplicité, qui devineroit la Déesse de Cythère : autant que l’une cherche à plaire ou plutôt à séduire, autant l’autre craint pour elle-même & pour les autres, les moindres occasions de péché.

Le théatre-même ne s’y méprend pas : les siflets épargneroient-ils une décoration en images de dévotion, dans l’opéra de Vénus, & de Mars, d’Amadis ou d’Armide ? Epargneroient-ils les amours de Diane, dans la décoration des tragédies d’Esther, d’Athalie, de Polieucte ? Les actrices mêmes doivent s’y conformer. Madame de Sévigné, dans une de ses lettres, se mocque de l’actrice enluminée de rouge, & avec le sein découvert, qui jouoit le rôle d’Esther ; elle ne se seroit pas moins mocquée d’un Armide, en voile & en guimpe ; mais se donner ridicule est peu à craindre. On est sur la scéne si naturalisé avec l’indécence, qu’on aime mieux blesser la vérité & la vraisemblance dans les choses saintes, que de ne pas livrer ses charmes aux yeux du public, comme des femmes qui ont l’impudence de venir à l’Eglise en babit de théatre plutôt que de ne pas recueillir le tribut des crimes qu’elles y vont mandier, & qu’elles achetent aux prix de leurs ames. Non, non, la vertu ne doit jamais, même en peinture, se parer des livrées du vice, elle se détruit elle-même en se déguisant ; ce déguisement est un crime qui lui porte le coup mortel.

Il n’y a point deux avis là-dessus dans le christianisme. Les Théologiens de toutes les écoles conviennent unanimement que c’est un péché de regarder avec complaisance des peintures, des statues obscénes ; à plus forte raison de les garder pour les avoir toujours à portée de les étaler aux yeux du public, de les répandre dans les livres ; c’est un vrai scandale qui rend l’auteur comptable devant Dieu de tous les péchés que ces figures indécentes font commettre à l’infini. Il n’est point de maniere plus prompte, plus facile, plus durable, plus générale de répandre le poison, que ces estampes. Elles passent de main en main, elles volent des Alpes aux Pyrennées ; elles traversent les mers ; il s’en tire des milliers ; on les regarde à loisir dans son cabinet, on y revient cent fois ; on y passe les heures entieres : on avale à long trait le poison de la volupté : ainsi le peintre, le sculpteur, le graveur qui les travaille, l’auteur qui les insére dans son livre, le libraire qui les débite, le libertin qui les achete, qui s’en repaît, tout se rend coupable. C’est le grand principe de l’Evangile ; celui qui regarde une femme avec complaisance, a déjà commis le péché dans son cœur. Gardez-vous d’être une occasion de chute au moindre des hommes ; il vaudroit mieux qu’on vous jettât dans la mer avec une meule de moulin au cou. Evitez avec soin de vous en donner à vous-même : arrachez-vous plutôt l’œil, coupez votre main ; il vaut mieux aller dans le ciel avec un œil, que de tomber dans l’enfer avec tous les deux. Les Casuistes décident en conséquence qu’on ne peut pas même en conscience garder les portraits d’une maîtresse ou d’un amant. Pontas, V. Absolution. Cas. 18.

Tous les Peres tiennent la même doctrine. Saint Augustin dans ses confessions s’accuse de la triste expérience de la foiblesse que ces images lui ont fait faire, & sur le Ps. 61. Il les condamne, veut qu’on les brûle, & dit que c’est par ce feu qu’on peut éviter le feu de l’enfer : Vitent ignibus ignes, portent codices incendendos, propter quos ipsi fuerant incendendi in æternum. Saint Chrisostome prétend que les nudités sont le trône du démon : Nudæ figuræ demon assidet. Que signifie cette Vénus, cet Apollon, ce Ganimede, & toutes ces figures excécrables : Figuræ execrandæ. Par-tout des amours, par-tout des crimes : Ubique lasciviæ. Saint Grégoire dans ses morales, Liv. 22, fait la gradation de ses progrès : le regard fait naître la pensée, la pensée produit le goût, le goût méne à la délectation, la délectation entraîne le consentement au péché ; l’exécution suivra de près, elle enfantera l’habitude, & la damnation en sera le fruit. Saint Charles, dans ses Conciles, ne finit point sur le détail des maux que font ces images licentieuses, sur l’obligation de les bruler, sur le soin que doivent avoir les peres de familles, de n’en pas laisser dans leurs maisons ; & il ne fait que répéter les oracles des anciens Conciles, entr’autres le III de Constantinople in Trullo, qui le défend absolument, & les appelle les corruptrices des ames, des séductrices des yeux, des incendiaires. Oculorum præstigiatrices, animarum corruptrices, quæ turpium voluptatum movent incendia.

L’hérésie des Iconoclastes, ou brise images, est une des plus grandes affaires qu’ait jamais eu l’Eglise. Cette secte, pendant près de deux siécles, a causé les plus grands maux. Guerres, incendies, martyrs sans nombre, destruction des Eglises, abolition des Communautés, déposition des Evêques, translation de l’Empire, Conciliabules pour l’erreur, mépris des Conciles Œcuméniques ; il n’est point d’espece de mal qu’ils n’ayent faits. Elle n’est pas même encore éteinte. Renouvellée en divers temps par les Albigeois, les Viclésistes, les Hussites, elles subsistent encore chez les Protestans. Qui croiroit cependant que ce n’est qu’un mal-entendu, qui n’auroit jamais dû causer du trouble. De part & d’autre on étoit d’accord dans le fonds du dogme ; la fureur insensée de quelque Empereur, alluma seule ce grand feu qu’une aveugle prévention souffle encore.

Quel chrétien a jamais douté que le culte suprême n’est dû qu’à Dieu ; que les honneurs religieux ne peuvent avoir pour objet, que la personne des Saints, dont la dignité, la vertu les mérite ? Quel Chrétien adorera jamais la toile ; le bois, le marbre qui les représentent ? Si quelque sauvage, au fonds des bois, a pensé différemment, c’est un ignorant qu’il faut instruire, un malade qu’il faut guérir, ou un insensé qu’on abandonne ; mais ce n’est pas un mal universel, pour lequel il faille abolir toutes les images ; il est dangéreux qu’on n’en abuse, & qu’on ne tombe dans l’idolâtrie. Ce danger est bien médiocre. Il faut le prévenir par l’instruction & la sagesse du Gouvernement. On peut abuser de tout, même de la Bible. Si on peut abuser des images, on peut aussi en tirer des avantages sans nombre ; elles instruisent de l’histoire de la Réligion ; elles font entendre les mystéres, les dogmes de la foi ; c’est le livre des ignorants, très-souvent même des sçavans ; elles excitent à la vertu par les exemples, à la fuite du vice par la vue de sa punition ; elles font honorer les Saints ; les Anges & la Sainte Vierge, Dieu-même, dont elles peignent les grandeurs, la justice, les bienfaits, comme le ciel, la terre, les astres, annoncent sa gloire. L’homme, le monde entier est une image de Dieu. Cœli enarrant gloriam Dei.

Nous ne prétendons pas traiter cette grande matiere ; mais voici l’usage que nous faisons de cette fameuse querelle, qui mit aux mains l’Orient & l’Occident ; elle suppose de l’aveu des deux parties, que les images produisent sur l’esprit & sur le cœur, de bons & de mauvais effets, Qu’il faut donc proscrire les images indécentes, dont l’effet ne peut être bon, & nécessairement mauvais, & conserver les images de piété, qui ne font aucun mal, & peuvent faire beaucoup du bien. L’Iconoclaste qui détruit les saintes images, à raison du danger qu’y trouvent les simples ; combien doit-il anathématiser les images indécentes, infiniment plus dangéreuses pour tout le monde, & le Catholique qui ne conserve les images de piété, qu’à raison du bien qu’elles font ; épargneroit-il les licencieuses qui ne sont que du mal ? L’Orient & l’Occident, l’erreur & la vérité, le schisme & la Réligion souscrivent également à la condamnation des pernicieuses images.

La conduite de part & d’autre est bien différente de la créance. Tandis que le furieux Léon l’Isaurien, le méprisable Copronime, arrachoient des Eglises les images des Saints, leurs palais, leurs jardins étoient pleins de figures indécentes des Dieux & des Déesses du Paganisme. Dans les pays Protestans, où l’on fait semblant de craindre le danger de l’idolâtrie, tout est plein de mauvais tableaux ? Où s’imprime-t-il plus de mauvais livres, où se grave-t-il plus d’estampes licentieuses qu’en Hollande ? Les Catholiques ne sont guère plus réservés. Paris n’a rien à reprocher à Amsterdam. Les presses françoises ne se font pas moins un faux honneur d’orner ou plutôt de souiller leurs innombrables brochures de ces ouvrages de ténébres. Les appartemens, les équipages, les écrans, les bijoux, que sçai-je ? De quel côté qu’on se tourne, la pudeur est forcée de baisser les yeux. Les Catholiques ne sont que plus coupables, puisque leur Réligion les condamne si sévérement ; non seulement par le principe général, commun à tous les Chrétiens, qui défend les mauvais regards & les scandales, mais en particulier par la doctrine de l’Eglise sur les images. Elle ne les garde que par rapport à l’objet qu’elles représentent, & aux bons effets qu’elles produisent. On doit donc briser celles dont l’objet est le crime, dont le fruit est le vice. Voilà où il convient d’être Iconoclaste. Leur liaison avec le péché est bien plus pernicieuse que la liaison des autres avec la vertu n’est utile. Le progrès de la tentation est plus rapide que celui de l’exhortation Une Vénus donne plus de mauvaises pensées qu’une Sainte n’en donne de bonnes. Elle excite plus de criminels mouvemens, que la sainte ne fait faire d’actes de vertu ; elle corromp plus de cœurs que la Sainte n’en convertit. Tout le monde ne connoît pas les actions des Saints ; tout le monde voit des nudités, & en est frappé. Malheur à ceux à qui le libertinage les a rendues aisées, familieres, pour en être peu touché. Ce n’est point alors la vertu, c’est le vice qui en émousse les traits, comme un homme dans l’ivresse, dont les vins les plus forts, piquent peu le palais blazé. Doit-il s’applaudir du dégoût que produit sa satiété. Un cœur pétri de péché, calmera-t-il les justes allarmes de la vertu ! Ne craint-elle pas au contraire son endurcissement criminel ?

Le paralelle de ces deux sortes d’images est frappant & facile, les uns nous apprennent les traits édifians de la vie des Saints ; les autres les évenemens scandaleux de la vie des libertins. Là est l’histoire de la vertu ; ici les fastes du vice. L’Eglise explique les mystères de la Réligon à la faveur de ces pieuses images, à la portée des simples ; la séduction dévoile les mystères de l’impureté, aux yeux de l’innocence qui les ignore, & en rappelle l’idée à l’imagination lubrique qui s’en repaît ; c’est l’école du vice & l’école de la vertu : le zèle excite à la vertu par la vue des couronnes célestes que les Saints ont obtenus, il éloigne du péché par le tableau de la mort, du jugement, de l’enfer préparés aux pécheurs ; & le démon par les jeux, les ris, les graces, les délices, le bonheur des amans, dans les bras de la volupté, réveille les goûts, anime l’espérance, écarte les remords, enivre de plaisirs ; c’est le Prêtre de Paphos, & le Ministre de l’Eglise. Aussi le II Concile de Nicée, & celui de Trente qui ont si autentiquement défendu la cause des saintes images, en ont en même tems défendu l’indécence : Omnis lascivia vitetur, dit celui de Trente ; si quis arte picturæ in aspectum turpitudinis usus fecerit excecrabilis est. Ces tableaux indécens des amours, les portraits des actrices, des comédiens, des danseurs : Effigies meretricias, molles saltandi flexus, opus turpe. Le second Concile de Constantinople avoit fait les mêmes défenses, c’étoit dans la Grece, dans le centre des arts, l’empire des Appelles & des Praxitelles. Les Conciles de Saint Charles les ont renouvellés dans une autre contrée des beaux arts, l’Italie, sous les yeux de Médicis : Si in hortis, ædibus, aliisve locis statuæ imagines, figuræ procaces, ullomodo speciem turpitudinis præ se ferant, tollantur vel deleantur in omnibus. Le Concile de Francfort, & les livres de Carolins qui n’entendant pas bien celui de Nicée sur le culte des images, parurent penser différamment, ne sont pas moins séveres sur leur immodestie. Un chrétien peut-il avoit d’autres idées ? Il n’est point à qui dans le tems-même où il se donne cette licence, la conscience ne fasse le procès à ses regards, à ses meubles & à ses livres.

On fait une comparaison simple, mais juste & frappante ; si J.C. vivoit encore ici bas & venoit dans nos maisons comme il alloit chez Marthe, chez Zachee, chez le Pharisien, qui oseroit le recevoir dans des chambres tapissées de tableaux licencieux ? Mais qui ignore que présent par-tout & par-tout infiniment saint, il les voit ; les condamne, & les défend ? On voit que quand on porte le Saint Viatique dans les maisons, s’il se trouve dans la chambre du malade, quelques tableaux de ce caractère, on a soin de l’ôter ou du moins de le couvrir, tant on en sent l’indécence, on le feroit encore pour recevoir la visite d’un Prince, d’un Grand qu’on sauroit ne pas aimer ces sortes de peintures ; on le feroit pour un homme de bien, un religieux, un homme grave, dont on connoît les sentimens.

Saint Germain, examen, tit. des Peintres, enseigne la même doctrine, elle est commune, & ne fut jamais contestée, & c’est une décision de Sorbonne, du 21 Août 1661, & bien d’autres autorités ; c’est apparamment celle de Lamet. Voyez tableau. Sur l’infâme tableau de Leda ; il décide qu’on ne peut le retenir en conscience, même en le voilant, quoiqu’un chef d’œuvre de peinture : Omnis immunditia ne nominetur in vobis (nec pingatur ;) on péche mortellement en regardant dans les lieux publics, les jardins des Princes, les nudités indécentes. Les Conférences d’Angers de 1735, devoir des Peintres, p. 333 & seq. Un peintre péche en prenant pour modele des nudités ; on peut être bon peintre sans prendre de tels moyens ; mais quand il seroit nécessaire, il vaut mieux être meilleur chrétien, & moins bon artiste.

L’imagination est une espece d’appartement, où l’esprit de l’homme habite, & se repaît des images qu’elle lui trace ; les images en sont comme les meubles & les ornemens, il y a beaucoup d’analogue & de ressemblance entre son imagination & son appartement, lorsqu’il se fait son logement & ses meubles & son goût. Un homme fastueux y étale la magnificence, un homme modeste y répand la simplicité ; les couleurs sombres ou des couleurs vives, décelent la gayeté ou la mélancolie ; un homme de bonne chere voudroit de grotesques, des figures bachiques, qui présentent des plaisirs à la table. Un guerrier fait peindre des siéges & des batailles ; un libertin prodiguera des amours & des nudités, le théatre ne connoît guerre d’autre décoration, parce que c’est le sanctuaire de Vénus, sa nature est d’être une image, tout n’y est que représentation, imitation, peinture ; non-seulement les toiles de la décoration, mais toutes les parties qui les composent ; la piéce est le tableau d’une action, & les acteurs sont des portraits vivans des personnes qu’ils représentent, leurs gestes, leurs visages, leur ton de voix, des expressions à la passion, les danses, la musique les crayonnent. Qu’on en juge par les mœurs des acteurs, par leurs desseins, par le fond du Drame ; on ne veut que des tableaux du libertinage, toute la décoration, toute l’action n’est que le développement de leur cœur, l’abrégé de leur vie, leur imagination étalée, leurs passions sont les yeux.

Dans le grand traité de l’explication des songes, par Artemidore, il est beaucoup parlé des songes impurs, que la passion rend communs parmi les libertins, il ne regarde comme de bonne augure, que ceux qui ont un objet légitime ; ceux d’un mari qui pense à son épouse, tous ceux qui regardent le crime lui paroissent d’un mauvais augure ; toutes ces images indécentes, de nudités, de libertés lui semblent des présages de malheur, à moins qu’ils n’aient été rejettés, & qu’il ne paroisse que la volonté n’y a point de part ; qu’au contraire elle la condamne. Je suis bien éloigné d’ajouter foi aux songes, & prendre pour oracle les puérilités d’Artemidore ; mais le fond de cette idée est conforme aux regles de la piété chrétienne. Les songes, il est vrai, ne sont pas des actions libres, puisque l’homme est alors plongé dans le sommeil, & par conséquent ils ne sont pas des péchés par eux-mêmes ; mais comme l’esprit s’occupe ordinairement dans le sommeil, des mêmes objets dont il s’occupoit pendant le jour ; les songes sont communément le portrait du cœur, & le fruit des passions, ils les entretiennent même, & il n’est pas rare qu’on se les rappelle pendant le jour, & qu’on se plaise dans l’impression voluptueuse qu’ils ont pu faire ; ils peuvent donc être volontaires dans leur principe, quand on s’est volontairement occupé de l’objet criminel qui les a produit, ou dans leurs suites, lorsqu’on se rappelle volontairement, pour goûter encore les plaisirs criminels qu’ils ont fait goûter en dormant, les songes font alors un très-grand mal ; les rêves sont des peintres qui copient les originaux, les multiplient, les embellissent, les rendent plus piquants ; source féconde de péché, que la peinture & la sculpture ouvrent sans cesse. Le théatre est de toutes, la plus féconde, tout y fait tableau, & il fait tableau de tout ; le rêve entend la voix de l’actrice, suit les pas de la danseuse, voit des gestes de nudités, parcourt les décorations & les coulisses ; l’imagination est un théatre où l’on est à la commédie ; les estampes, les portraits répandus dans les chambres, au tour du lit, favorisent les scénes nocturnes, & lancent dans un cœur sensible tous les traits de la passion. Le vice ne triomphe pas moins sous l’empire de Morphée, que sous celui de Thalie, & Thalie le fait triompher.

Le Temple de Gnide, ouvrage très-dangereux, où toutes les folies de la passion sont décrites par des idées les plus voluptueuses, avec une légèreté & une négligence de style, qui ne respire que la molesse ; cet ouvrage n’est point achevé, c’est une galerie de tableaux passionnés, tracés par une imagination, qui s’égare, & voltige sur les objets de l’amour ; c’est une piéce à tiroir, un tissu de scénes que la Réligion, la vertu, la décence défendent également de garder & de lire, & défendoient au Président de Montesquieu de mettre au jour, aussi-bien que les Lettres Persannes, dont il n’approche pas pour le mérite littéraire. L’auteur lui-même n’en faisoit aucun cas, & pour en peindre la frivolité & le danger, qui en font tout le mérite. Il disoit plaisemment : Il n’y a que des têtes bien frisées & bien poudrées qui connoissent tout le mérite du temple de Gnide. Croiroit-on que cette misérable production vient d’être réimprimée & dédiée au Roi d’Angleterre, avec des estampes. Qui sont de nouveaux écueils pour l’innocence, & qu’on ose les vendre douze livres ; & il se trouve des gens assez imbéciles, ou plutôt assez libertins pour l’acheter. Tout ce qui favorise le vice, peut compter sur le débit.

Un des crimes d’Hérodes Ascalonite, qui fit le plus de mauvais effet sur les Juifs, ce fut d’avoir répandu, & jusques dans le temple de Jérusalem ; les images des Dieux du Paganisme, ce qui étoit en même-tems un écueil pour l’innocence, & une invitation à l’idolâtrie. Quels objets en effet pour les Fidéles Israëlites, que l’adultere de Vénus, les amours de Jupiter, d’Apollon, &c. La loi défendoit en général les images. Pour éviter ce double danger, la nation n’avoit jamais vu que les Chérubins qui étoient au dessus de l’Arche, & les bœufs qui soutenoient la mer d’airain de Salomon. Quelles horreurs que toutes ces infamies. Hérode craignant l’indignation du peuple, crut l’appaiser en ôtant du temple ces sacrileges ornements ; mais il laissa sur la porte du Temple les aigles Romaines qu’il y avoit arborées, pour marquer sa soumission à l’Empire. C’étoient les armoiries du tems, comme les fleurs de lys en France, & l’apposition des armoiries en France fut toujours un signe de supériorité, de jurisdiction, de domaine ; ce qui ne peut appartenir à personne. Tels sont les titres que les Seigneurs font peindre aux Eglises de leur terre. Telles les armoiries des Evêques. Nos yeux sont accoutumés à cette indécence ; nous n’en sommes pas surpris ; mais les Juifs ne purent souffrir cette marque d’esclavage. Cette dégradation des choses saintes. Judas & Mathias, célébres Docteurs, eurent le courage de les arracher. Leur zéle digne de tous les éloges, leur valut le martyre, Hérode les fit bruler, & signala ainsi son irréligion & sa tyrannie.