(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre III. De la Dédicace de la Statue de Voltaire. » pp. 71-94
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(1768) Réflexions morales, politiques, historiques et littéraires sur le théatre. Livre onzieme « Réflexions morales, politiques, historiques, et littéraires, sur le théatre. — Chapitre III. De la Dédicace de la Statue de Voltaire. » pp. 71-94

Chapitre III.

De la Dédicace de la Statue de Voltaire.

ON fit annoncer il y a trois ans, dans tous les papiers publics, que plusieurs gens de lettres s’étoient cottisés par la voie de la souscription, pour faire placer la statue du grand Voltaire dans la salle de la comédie, comme on place les statues des Rois dans les hôtels-de-ville, ou autres lieux plublics, au milieu des hustes & des portraits de Corneille, de Racine, de Moliere, comme le soleil au milieu des étoiles ; car tous ces héros de la scéne n’ont point de statues, quoiqu’ils ayent bien merité de l’éclat, & que leurs poëmes n’ayent point été inutiles à Voltaire ; ni les gens de lettres, ni personne, n’ont songé à leur ériger des statues. Le grand Voltaire qui a fait si bien agir & parler les Rois qui a si bien parlé lui même des Rois & de Dieu, doit seul avoir part aux honneurs royaux, & même aux honneurs divins ; c’est le Dieu du théatre, il faut bien le placer dans son temple & sur ses autels.

Ce monument magnifique doit être de marbre blanc, & coutera dix mille livres, marché fait. On invite tous les gens de lettres à y contribuer, il auront part à la gloire de Voltaire, cela est flatteur ; mais à toute la république des lettres, l’invitation est bien étendue, il est vrai que les gens de lettres ne sont pas pécunieux, & qu’on n’espere de se sauver que dans le nombre ; on avertit que M. d’Alembert sera le caissier, sans doute il y mettra beaucoup du sien, & il n’est pas douteux que quand la somme convenue sera remplie, & qu’on aura gagné apparament quelque sol par livre, pour les frais de la fête de la dédicace de la statue, la souscription sera fermée ; quelle apparence que les admirateurs du généreux Voltaire, par un sentiment bas & mercénaire, voulussent gagner sur le public, comme ces marchands libraires qui s’enrichissent par des annonces pompeuses, & des souscriptions frauduleuses, & comme Voltaire lui-même, qui par des éditions innombrables de ses ouvrages, a cent fois noblement vendu sa muse en gros & en détail, il est pourtant vrai que la voie de la souscription a quelque chose de mesquin, il ne convenoit guere de faire une quête pour l’illustre Voltaire.

Le fameux Pigalle espére par cet ouvrage de donner un nouveau lustre à son ciseau, il partagera l’immortalité de Voltaire, ces deux grands artistes s’immortaliseront mutuellement, & se donneront la main pour entrer ensemble dans le temple de mémoire ; le sculpteur fera vivre le poëte, & le nom de Voltaire fera passer celui de Pigalle à la postérité la plus réculée. Tel autrefois Alexandre faisoit faire ses portraits & ses statues par les plus habiles ouvriers de son tems, & aussi Appelles & Praxitelles ne travailloient que pour les Dieux & les Héros ; on auroit même du, comme on l’offrit à Alexandre, prendre une montagne aux environs de Paris, en faire la statue de Voltaire, lui mettre dans une main le théatre de la comédie Françoise, avec ces jolies actrices que son cœur a célébrées, de l’autre le Parnasse avec les muses, l’Hypocrene & le Permesse, & sur sa tête, non une couronne, cela est trop commun, mais une forêt de lauriers. Vous riez, Eh ! pourquoi non ? Arouet vaut bien Alexandre, ses conquêtes dans l’empire des lettres, ne sont pas moins étendues, sa reputation moins brillante ; les ennemis qu’il a vaincus, ne sont ni moins nombreux, ni moins puissants. Pigalle est son Bucephale, ses antousiastes sont autant de Rois dans la littérature ; la Clairon & la Statira, il est plus que fils de Jupiter, c’est un véritable Apollon, qui inspire les poëtes, tout l’empire des lettres se tait en sa présence, & tombe à ses genoux.

Les gens de lettres, continue le programme sont seuis admis à y contribuer . L’argent des autres est ignoble, ce sont des ignorans & des aveugles, qui ne savent pas aprétier le mérite de la Henriade ; encore faut-il, pour que leur argent soit de poids, que par des ouvrages avoués du public, ils fassent preuve de noblesse littéraire . Ceci sent bien la garonne, quoi que fait à Paris ; il y a des gascons par-tout, & bien de gasconnades dans Voltaire & les Voltairistes. De quelque part que l’argent vienne à la caisse de M. d’Alembert, je répons qu’il sera bien venu, & le secretaire de l’Académie n’exigera pas plus de lettres de noblesse qu’il n’en exige de la plupart des académiciens, dont les ouvrages encore dans le porte-feuille, n’ont été ni avoués ni désavoués du public ; les louis d’or sont bien nobles, ils portent l’image du Roi ; ils sont bien savants, & font une foule de savants en tout genre. N’auroit-on pas fait composer ce programme à quelque libraire, dont la plume est exercée à vanter l’orvietan typographique, & dans la liste des souscriptions qu’il étale pompeusement à la tête de ses livres, ne manque jamais d’insérer dans le nom de quelque Prince Allemand, Suédois, Moscovite, Espagnol, &c. pour faire voir que son livre est connu & récherché de la mer Baltique, jusqu’au détroit de Gibraltar.

On gravera sur le pied-d’estal cette inscription, à Voltaire, pendant sa vie, par les gens de lettres de on tems. Cette inscription dont Voltaire est peut-être l’auteur, (car elle est dans son goût & dans son style,) & que tous ses entousiastes régardent comme un chef-d’œuvre, est très-maladroite, & trop sincere ; celle de la statue de Louis XIV à la place de Montpellier est bien mieux entendue, & plus glorieuse à ce Prince, à Louis XIV après sa mort ; ces deux inscriptions, tout à fait opposées, precisément sur le même objet, par la même raison, ne sauroient être toutes deux bonnes ; & ce n’est pas celle de Montpellier qui est mauvaise   : Lauda post mortem, magnifica post consummationem , dit l’Ecriture. Les monuments élevés aux Princes, & de même aux auteurs pendant leur vie, sont bien équivoques, ils peuvent n’être, & ne sont très-souvent que l’ouvrage de la flatterie, de l’intérêt, de la crainte, de l’intrigue, ils peuvent avoir été mandiés, ordonnés, achetés par le maître, les courtisans, les parents, les amis ; & communément ils sont très-flattés. Tels sont les portraits que l’on fait faire pendant la vie. Un peintre appellé, & bien payé, embellit un visage, & les graces empruntées dont on se mocque, ne font que montrer la ridicule vanité de celui qui l’a fait faire, & passe après la mort, de l’appartement chez le fripier. Le caractère de ceux qui l’ont imaginé le déprécie, pourquoi dire par les gens de lettres de son tems . Est-il surprenant que pour illustrer leur profession, les gens de lettres tâchent de décorer quelqu’un qui s’y est distingué ; qui sont ces gens de lettres ? Une douzaine d’entousiastes à la Capitale. Dans la totalité des gens de lettres répandus dans le royaume, il n’y en a pas un sur cent, qui ait pensé à ériger une statue à Voltaire ; il faloit donc mettre non indéfiniment des gens de lettres, mais quelques gens de lettres. C’est quelque amateur du théatre, aucun autre genre de savant ou de littérateur, ne s’est occupé de lui ; c’est quelque homme sans réligion, aucun bon chrétien n’a pu vouloir immortaliser l’ennemi du christianisme ; c’est Voltaire lui même qui a fourni le dessein, une bonne partie de l’argent, & fait agir ses amis, & les actrices pour faire élever ce monument de la folie du théatre ; il est bien placé dans la salle, c’est le rendez-vous de la frivolité, du libertinage, de l’irréligion ; voilà le trône de Voltaire, & la demeure de ses amis.

La statue ayant été placée, il en falut faire, comme il s’est fait à celles des Rois, une solemnelle consécration. On en avoit des exemples tout recents dans celles des statues de Louis XV, dans la place de Reims, & dans la nouvelle place, au bout des Tuileries. Les villes célebrent ces fêtes avec le plus grand éclat, tout l’empire des lettres devoit solemniser de même la dédicace des statues de leurs Princes ; il en avoit comme les villes, fait les frais, il devoit en faire les honneurs. Les bustes de Corneille, de Racine, de Moliere avoient été placés sans cérémonie ; mais-est-il assez de distinction pour le Roi, pour le Dieu Arouet ? Vous riez de la comparaison, le génie sublime qui fait agir & parler les Rois & les Dieux, n’auroit il pas ses fêtes, & aussi brillantes ? Il vaut lui seul vingt hommes illustres, il y a de l’étoffe pour en faire cent.

Ce grand jour devoit être annoncé par toutes les cloches des Eglises, par le canon de la Bastille & des Invalides, par les fanfares de l’hôtel de-ville ; mais les Curés, les Echevins, les Gouverneurs ont la mauvaise humeur de s’y réfuser ; ils ne sont ni comédiens ni Voltairistes. Il falut se borner à de belles affiches, qui publierent à tous les carrefours, qu’on représenteroit la comédie de la statue de Voltaire, cette statue ; étoit gravée comme les masques, les actrices, les déesses le sont dans les affiches ordinaires ; on feroit bien de donner au public une farce qui représentât cette inauguration. Tout ce qui l’a précédé, accompagée & suivie, il y a tant d’autres pieces sur les statues ? Que de scénes piquantes, de danses, de divertissements, d’ariettes elles pourroient avoir ! Arouet & ses amis pourroient y jouer les plus jolis rôles ; on y enchasseroit fort naturellement une analise, & un éloge de toutes les productions de ce grand littérateur. Cet ouvrage seroit digne de M. de la Harpe. Je ne désespere pas qu’on ne l’exécute bientôt.

Ce jour à jamais mémorable étant venu, tout le corps illustre des comédiens fut en mouvement, les trois théatres se réunirent, danseurs, danseuses, musiciens, musiciennes, officiers, jusqu’au moucheur des chandelles, le grave conseil en robe, tous les acteurs dans leurs plus beaux habits, & leurs plus riches parures ; la plus élégante toillette avoit prodigué ses trésors, la décoration étoit la plus brillante, & les amateurs sans nombre, tous s’écrioient en chœur : Grand Voltaire ce jour est un grand jour pour vous. Le parterre, les loges, le théatre, les coulisses, les salles étoient trop petites pour contenir ce majestueux cortege, & toutes les rues des environs pour tous les chars que Thalie avoit fait voler à l’apothéose de Voltaire, pendant sa vie, par les gens de lettres de son tems  ; cependant tous les instruments font retentir les airs de la plus agréable simphonie : violes, violons, violoncelle, clavecin, timpanon, flutes, hautbois, flageolet, trompettes, timbales, &c. mêlés aux cris des admirateurs, & aux siflets de plusieurs autres. C’étoit un charivari digne de son objet, & de la fête.

On part deux à deux, dans un profond silence, & une espece d’extase, pour se rendre auprès de l’idole. Les Juifs que Voltaire a si maltraités, disoient que c’est le veau d’or, au tour duquel le peuple plein d’admiration & de respect, chantoit & dansoit ; on se prosterna devant le nouveau Dieu. Voltaire notre Dieu, s’écrioit on, le Dieu du goût, le Dieu de l’histoire le Dieu du théatre, le Dieu de la philosophie, voilà tous les Dieux ; c’est un vrai pantheon pour mieux représenter le Parnasse & l’Olympe ; on avoit habillé plusieurs personnes en prêtres & prétresses de différents Dieux, dont chacun célébroit son Dieu, & en portoit les attributs ; mais tous rendoient hommage au pere des Dieux, ce divin Arouet, qui leur avoit fait rendre un culte réligieux, & réunissoit en sa personne toutes leurs divines qualités. La sagesse de Minerve, la fierté de Junon, la force de Mars, la chasteté de Diane, les graces de Venus, pour lesquelles on avoit choisi les plus jolies danseuses ; ensuite venoient à la file, les héros & les héroïnes de ses pieces qu’il avoit si heureusement ressuscitées, chacun avec les habits de son rôle : Mahomet, César, Brutus, le Duc de Foix, Zaïre, Alzire, Marianne, Merope, &c. avec chacune sa piece à la main ; enfin, une troupe de génies de la philosophie avec des compas, de l’histoire avec le portrait de Charles XII, du Poëme Epique & du cheval d’Henri IV, de Louis XIV & de son siécle ; c’est ainsi que les Romains dans leurs funérailles faisoient porter les statues de leurs ancêtres, & que les triomphateurs trainoient à leurs chats les esclaves, & les dépouilles des nations qu’ils avoient vaincues.

Le principal empire de Voltaire est le Parnasse, c’est là qu’assis sur un trône d’or, il prononce des oracles, il donne des loix en souverain, il pese le mérite des auteurs, il apprécie leurs ouvrages, il distribue l’immortalité, il sourit aux jolies actrices, & leur adresse ses vers ; il foudroye ses envieux, il écrase les reptiles, il enrichit les libraires, & met un impôt sur les éditions qu’il multiplie à l’infini, & qu’il fait voler ses productions & celles des autres, sous son nom, au-dela des mets, dans les terres australes. Apollon n’osa paroître en personne, dans cette brillante inauguration ; il eût été éclipsé par l’Apollon Voltaire, bien plus grand Apollon que lui ; on l’eût obligé de lui rendre hommage, & les Dieux sont trop fiers pour ramper devant un mortel.

Mais, toute sa cour y parut en cérémonie. Un cheval Pégase, de carton, qui ne fut jamais retif à Voltaire, y voloit dans les airs, porté sur un nuage, par la main d’une actrice ; l’hypocrene & le permesse couloient à grands flots sur la toile, & enivroient de leurs eaux sacrées tous les Voltairistes ; les neuf muses, la divine Uranie & sa dévote Epitre, Melpomêne & ses Cothurnes, Thalie & ses Masques, &c. Un double mont, un chœur de poëtes, la Harpe, Marmontel, &c. avec les journalistes, une multitude d’Anglois, de Prussiens, de Russes ; un collége de Prêtres & de Prétresses d’Apollon : il paroissoit convenable que le grand Prêtre de ce Dieu, à la tête de tout, eût fait les honneurs ; mais le Sacerdoce féminin est plus du goût du chaste Héros de la piece ; ce fut la belle, la jeune, la savante, la dévote, l’incomparable Fretillon, qui, d’une voix unanime, en fut chargée.

La voilà donc la grande Pythonisse, vêtue de blanc, pour marquer la pureté de ses mœurs ; car depuis la défunte Daphné, Apollon n’aime que les vierges ; aussi les muses font-elles appellées les chastes sœurs ; pere des poëtes, aussi chastes qu’elles ; la voilà l’intime amie de Voltaire, l’héroïne de toutes les pieces, qui a rempli de son nom tous les théatres, depuis Rouen jusqu’à Vienne, à Varsovie, à Petesbourg & au Palais de délices ; qui a fait résonner tous les échos, de sa voix mélodieuse, qui a allumé tant de passions, fait composer tant de vers, fait tourner ; la tête à l’Avocat Huerne, qui voit à ses pieds toutes les autres actrices, comme un grand chêne porte sa tête chenue au-dessus des nuages, & daigne à peine régarder les petits arbrisseaux qui croissent au tour de lui ; qui a formé pour le théatre sa chere fille, la charmante Hus, vestale comme elle ; en un mot, & c’est tout dire, ce mot renferme tous les éloges ; la voilà l’incomparable Clairon, qui à pas lents, & d’une démarche majestueuse, d’un air de reine, accompagnée des graces, des jeux, des ris, des talens, s’avance vers la statue du Dieu Voltaire.

Arrivée auprès d’elle, elle se prosterne dévotement à ses pieds, le prie humblement de répandre quelques rayons de son génie sur tous ses adorateurs : sentant qu’elle étoit exaucée, elle se releve gravement, jette de l’encens dans le brasier, & fait brûler ces feuilles malignes, qui avoient osé blasphémer tant de fois ie nom sacré d’Arouet ; que ne peut-elle lui immoler de même leurs obscurs & toujours vils & envieux auteurs ! après ce sacrifice dont le parfum flattoit l’odorat de la nouvelle Divinité ; elle lui met de sa main charmante, accoutumée à porter tant de sceptres, une couronne de laurier sur la tête, alors tous les violons, violes, violoncelles, flutes, haubois, flageolet, fifres, trompettes, timballes font rétentir les airs, tous se prosterne aux pieds de la statue, & de toute part on s’écrie vive le grand, l’immortel, le divin Voltaire. Telle fut l’inauguration de la statue de Nabuchodonosor, que tous les peuples devoient adorer, en se prosternant devant elle, toutes les fois qu’ils entendroient les instrumens de Musique. Il pensa en couter cher aux trois enfants Hébreux, qui réfuserent de l’adorer, heureusement un miracle les sauva de la fournaise de Babylonne. Les adorateurs de Voltaire ne traiteroient pas mieux, s’ils en étoient les maîtres, ces sacriléges grenouilles, qui, du milieu de leur sange, croassent stupidement contre lui, & assurément un Ange ne viendroit pas éteindre les flames ; il manquoit cependant à cette pompeuse solemnité, des députés de l’Académie : ce qui est d’autant plus singulier, que Voltaire est un des quarante, & qu’on l’a laissé dans sa place d’Académicien, quoique le Roi lui ait ôté celle de son Historiographe, sans s’embarrasser de sa réligion & de ses mœurs, qui n’illustre pas l’Académie ; mais ce corps illustre, qui ; quoiqu’à demi Episcopal, aime & protége assez le théatre, à l’exception de l’Archevêque de Sens, M. Languet, pour adopter comme des sujets dignes de lui, & combler d’éloges tous les poëtes tragiques & comiques de quelque nom ; ce corps plein de sagesse & de réligion, est dans le principe de ne louer ses membres qu’après leur mort, à la reception de leur successeur, & la statue est dédiée à Voltaire pendant sa vie. Les panégyriques marqués, qui ne sont pas de purs compliments de récipiendaire & de directeur, en quartier, ne s’accordent qu’un siécle après, comme celui du grand Moliere. Hélas ! l’âge & les infirmités de Voltaire font craindre qu’il ne sera que trop tôt loué dans la salle de l’Académie, & elle n’attendra pas un siécle pour donner l’éloge de Voltaire pour sujet du prix.

Après ces cérémonies la Pythonisse imposa silence aux acclamations & à la musique, pour faire entendre ses oracles ; elle s’assit sur le Trepied sacré, couvert de la peau du serpent Pithon, & tout à-coup saisre du Dieu qui l’inspire, les cheveux épars, les yeux étincellans, la bouche écumante, les gestes furieux, tout son corps dans les convulsions, (la Clairon dans ses rôles est à-peu-près une Energumene,) elle prononce ce sublime oracle : Écoutez peuples du couchant à l’aurore, du nord au sud, la voix d’Apollon ; Voltaire est le plus grand, le plus fecond, le plus élégant, le plus pathétique, sur tous le plus dévot (à nos Dieux), le plus véridique historien ; le plus profond politique, le plus eclaire philosophe ; le théologien, le jurisconsulte, le médecin le plus habile qui ait jamais été, qui doive jamais être : Voltaire est parfait en tout, unique en tout, Voltaire est tout ; l’esprit humain ne sauroit aller plus loin, il est égal aux Dieux. Le pays qui l’a vu naître, le siécle qui l’a enfanté sont les plus heureux de tous les siécles qui ait jamais été depuis le commencement, & qui doivent être jusqu’à la fin.

Ensuite se tournant vers la statue, elle adresse la parole à ce marbre insensible, qui, comme dit M. de la Harpe, dans la lettre qu’il a écrite à Voltaire, insérée dans le Mercure, Octobre 1772, Sembloit l’entendre, & s’animer à sa voix. Il n’y manquoit que celui pour qui se faisoit la fête, pour entendre réciter avec le bel organe, & cette déclamation harmonieuse & sublime que vous lui connoissez, une Ode pleine de chaleur & d’entousiasme, qui sembloit être l’hommage de la postérité. Il faloit l’entendre s’écrier :

TU le poursuis jusqu’à la tombe,
Noire envie, & pour l’admirer
Tu dis, attendons qu’il succombe,
Et qu’il vienne enfin d’expirer.
Graces, vertus, raison, génie,
Dont il fut l’organe divin,
Tendre Venus, sage Uranie,
Qu’il n’implora jamais en vain :
Beaux Arts dont il fut idolâtre,
Dieux du licée & du théatre,
Venez, descendez parmi nous ;
Ce jour qui célébre un grand homme,
Digne de la Grece & de Rome,
Doit être une fête pour vous.
Du ton sublime de Corneille ;
Il a fait parler les Romains ;
Racine a formé son oreille,
Et mis son pinceau dans ses mains.
Grand comme l’un quand il veut l’être ;
Moins sage que l’autre peut-être,
Plus véhément que tous les deux,
Le dirai-je encore plus tragique,
Dans cet art profond & magique
Il a pénétré plus loin qu’eux.
O ! toi qui sans doute incrédule
A tant de prodiges nouveaux,
Diras de lui comme d’Hercule,
Un seul n’a point fait ces travaux ;
Ne divise point ton hommage,
Fixe tes régards incertains,
Porte les yeux sur cette image,
Vois celui qui dans quinze lustres,
Egal à vingt hommes illustres,
En a seul rempli les destins.
Opinion, bisarre idole,
Dont l’Univers subit la loi,
Moins puissante que sa parole,
En lui tu reconnois ton Roi ;
Au milieu de l’erreur commune,
L’homme éloquent est le Neptune
Qui s’éleve du sein des eaux,
Il parle aux vagues mugissantes,
Et les vagues obeissantes
vont expirer sous les roseaux.
Toi qui sous le glaive abatue ;
Devenois l’opprobre des loix,
Famille innoncente à ma voix,
Viens, tombe aux pieds de sa statue ;
Qu’importent de feintes douleurs,
Qu’importent de steriles pleurs,
Qu’il a fait répandre au théatre ?
Ce sont les pleurs qu’il a taris,
Qui rendront le monde idolâtre
De son ame & de ses écrits.

Il fait ensuite l’éloge de la Hénriade, qui à bien des égards, mérite des éloges ; mais qui dans la totalité, quoiqu’elle soit la huitiéme merveille du monde, a plus de défauts, que de beautés. Voilà, continue l’éleve de Voltaire, ce que vous deviez entendre. Cette fête est une espece d’inauguration, où la muse de la tragédie (Fretillon) chante devant la statue de Sophocle (Voltaire) une hymne composée par Pindare (la Harpe). Apollon ne dira jamais d’elle, je dictois, la Harpe écrivoit. Il faut pardonner à un jeune homme plein d’entousiasme, de reconnoissance & de respect pour son Mentor, qui dit comme les écoliers de Pitagore : Ipse dixit.

Voici les réponses de Voltaire, on lui eût rendu service de ne pas les mettre au jour ; c’est un vieillard qui radote, un malade qui est de mauvaise humeur ; & ce n’est pas moins un radotage & un délire dans ses adorateurs, de récueillir ses mauvaises phrases.

Réponse à M. de la Harpe.

La maison de Mlle. Clairon est donc devenue le temple de la gloire, c’est à elle à donner des lauriers, puisqu’elle en est toute couverte ; je ne pourrai pas la rémercier dignement, je suis un peu entouré de ciprés ; on ne peut pas plus mal prendre son tems pour être malade ; je vais pourtant me secouer, & écrire au grand Prêtre & à la grande Pretresse.

Du même, à l’Auteur de l’Ode.

On m’a instruit, mon cher ami, du beau tour que vous m’avez joué, il m’est impossible de vous rémercier dignement, & d’autant plus impossible, que je suis assez malade, il ne faut pas vous témoigner sa reconnoissance en mauvais vers, cela ne seroit pas juste ; mais je vous dirai ce que je pense, en prose très-sincere : c’est qu’une telle bonté de votre part, & de celle de Mlle. Clairon, une telle marque d’amitié est la plus belle réponse qu’on puisse faire aux cris de la canaille, qui se mêle d’être envieuse. S’il faut detester les cabales, il faut respecter l’union des véritables gens de lettres. Je vous rémercie donc pour moi, & pour la belle littérature, que vous daignez honorer en moi.

A Mademoiselle Clairon.

LES talens, l’esprit, le génie,
Chez Clairon sont très-assidus :
Un chacun aime sa patrie
Chez elle ils se sont tous rendus.
Pour célébrer certaine Orgie,
Dont je suis encor tout confus ;
Les plus beaux moments de ma vie,
Sont donc ceux que je n’ai pas vus.
Vous avez orné mon Image
Des lauriers qui croissent chez vous,
Ma gloire en dépit des jaloux,
Fut dans tous les tems votre ouvrage.

De ces vers & de cette prose, aussi mauvais l’un que l’autre, de ce fairas de bile, de faussetés, de fanfaronnades, de répétitions, de choses basses, & c. qui suffisent pour dégrader la fête, le héros, les adorateurs & la prétresse : Apollon ne dira jamais, je chantois, Voltaire écrivoit. On a beau emboucher la trompette, & entasser des mots qu’Horace dit être d’un pied : Sesquipedalia verba . On n’a qu’à voir les choses de près, sans les lunettes de l’ivresse & de la passion ; Voltaire & les Voltairistes ne sont que des hommes très-mediocres, couverts du vernis, de l’élégance petillante de quelque étincelle d’esprit, pétris d’un orgueil & d’une presomption inépuisables, pleins d’une aveugle estime d’eux-mêmes, & d’un souverain mépris pour le genre humain. Analisons ces productions, dont on a régalé le public.

Qu’est-ce que ce style de harangeres, les cris de la canaille, & quelle est cette canaille qui s’avise de porter envie à Voltaire ? Qui a jamais vu une femme toute couverte de lauriers ! Les Bacchantes même n’étoient pas habillées de pampres & de lierre ; il faut que Voltaire & sa troupe soient surieusement affectés de l’envie qu’ils s’imaginent qu’on leu porte, & qui n’est que l’injure banale contre tous ceux qui ne l’admirent pas, qui la répétent à toutes les pages ; il y a sans exagération dans les œuvres de Voltaire deux mille traits contre ses ennemis, & tous avec ces propos des hâles ; il est si hors de lui-même, qu’on le prendroit pour une harangere. La dédicace de la statue ne s’est point faite dans la maison de la Clairon ; comment est-elle devenue le temple de la gloire ? Le Lieutenant de la police de Rouen & de Paris, qui connoît le genre de gloire qui s’y distribue, & à quel genre de combattans, doit rire en apprenant à quelle maison le grand Voltaire doit sa gloire ; il n’a paru aucun grand Prêtre à la cérémonie, à qui donc Voltaire écrit-il sous ce nom ; il doit être bien engourdi puisqu’il faut le secouer, & lui faire enfanter quelques vers, qui sans doute ne sont pas mauvais, puisqu’il n’est pas juste de marquer sa reconnoissance en mauvais vers ; la secousse doit avoir été légere, ou sa léthargie bien profonde ; car ses vers sont bien mauvais.

L’esprit, le génie de la Clairon sont des Etres inconnus jusqu’ici sur le Parnasse ; cette actrice a quelques talents pour la déclamation tragique mais son esprit & son génie n’ont pas encore vu le jour. On auroit pu y joindre la vertu, elle est de la même date ; où a-t-on vu des talens, un esprit, un génie assidu ? C’est apparemment le génie de Socrate, qui rend assidument visite ; car, ailleurs les talents, l’esprit, le génie ne sont que la personne même qui en est enrichie ; ce qui, sans doute est assidu chez elle, tout cela est encore né dans la maison de la Clairon ; car c’est leur patrie ; mais peut-être parle-t-il des gens à talens qui lui sont la cour : quoi donc, la Harpe, Marmontel, &c. Tous les admirateurs de Voltaire doivent-ils tous leurs talents, leur génie, leur esprit à la Clairon ? Sa maison est leur patrie. Je doute qu’ils souscrivent à cette extraction, & reconnoissent cette dette. La Clairon doit en être elle-même fort étonnée : Ma gloire fut dans tous les tems votre ouvrage. Que Voltaire est humble dans ce moment, il dépose tous ses lauriers aux pieds de la Clairon. La Henriade, Charles XII, Louis XIV, &c. tout cela est l’ouvrage de Fretillon. Cet homme, qui, lui seul, comme Hercule, vaut vingt hommes illustres, doit tout à Fretillon ! Il étoit né avant elle ; reconnu poëte, historien, philosophe avant elle ; immortalisé avec Emilie, avec la Gaussin, avec la le Couvreur. Ce n’est pourtant que la créature de Fretillon, sa gloire fut dans tous les tems, l’ouvrage de Fretillon. Que de contradictions, que de haut & de bas dans les hommes soi-disans les plus grands ! Les lauriers croissent chez elle ; elle n’a jamais fait un vers, ni une phrase de bonne prose : elle est couverte de lauriers ! les lauriers croissent chez elle ! C’est là que l’on cueille ceux de Voltaire. Quel délire de l’avancer ! Quel délire de le publier ! Il n’a pas vu de plus beaux moments de sa vie. On peut ne pas voir les fêtes qui se font ailleurs ; mais quel est le vivant qui ne voit pas tous les moments de sa vie ? Faut-il joindre le galimathias au délire ? Quels sont donc les jaloux qui ont envié les honneurs rendus, la gloire distribuée par la Clairon ? Il faudroit avoir une étrange dose d’envie pour envier les lauriers qui naissent chez la Clairon : qu’a-t elle donc tant fait, cette Clairon ? Elle a posé une couronne de laurier sur la tête d’une statue ; elle a déclamé une ode faite par je ne sai qui, & qui, elle-même n’est pas grand chose. Voilà donc les prodiges qui ont immortalisé Voltaire. On ajoute la puérilité au galimathias, au délire ; enfin, qu’est-ce que cette Orgie dont il est confus , ce mot n’est là que pour la rime. Les Orgies ou les Bacchanales étoient les fêtes de Bachus, ainsi appelées, & célébrées par l’ivresse, les folies, les fureurs, les emportemens des Bacchantes ; Voltaire auroit-il voulu dire que ceux qui ont célébré son Orgie l’ont pris pour Bacchus, étoient dans la fureur & l’ivresse ? Que la Clairon étoit une Bacchante, qu’il en étoit confus. Il auroit mieux rencontré qu’on ne pense.

Dans l’Ode qu’on a déclamée ; des envieux, encore quelle espece d’envieux qui poursuivent Voltaire jusqu’à la tombe, & disent nous l’admirerons après sa mort. Jamais curieux ne fut assez sot pour tenir ce langage ; il faut être plus sot que lui pour le lui prêter. Voltaire fut l’organe des graces, du génie, des vertus. C’est un mince éloge ; ce puissant génie, cet homme si vertueux, si charmant, ne fut-il que l’organe des graces, des vertus, du génie ? Mais les graces, les vertus, le génie ont ils une organe ? C’est une enigme sans doute : Tendre Venus, sage Uranie, qu’il n’invoque jamais en vain. Il n’étoit pas de l’honneur de Voltaire, de rappeller Uranie, sa lettre à Uranie n’est rien moins que sage. Son grand crédit auprès de Venus & d’Uranie, forme un portrait plus vrai qu’honorable, des sentimens & des mœurs du poëte. Ce mot Idolâtre, qui revient plusieurs fois, n’exprime que trop bien la folie du théatre & de ses amateurs, Racine a donc formé ce grand homme. C’est mal connoître ce génie sublime, qui ne doit rien qu’à lui-même. On dit même, qu’il a mal profité des leçons de son maitre, dans le point le plus essentiel ; il est moins sage que lui, quoique fort supérieur, plus véhément, plus tragique, & ayant pénétré plus loin. On lui donne septante-cinq ans, pour avoir lui seul toujours valu vingt hommes illustres ; il a du dès le berceau être un prodige ; il a été pourtant trente ans à paroître sur l’horison. Ce Roi de l’opinion, dont l’éloquence a persuadé le genre humain. C’est une absurdité, les opinions de Voltaire ne sont adoptées de personne. Cet apôtre n’a fait aucune conversion tout le monde se mocque de ses systêmes, il n’y a que l’irréligion qu’il a accréditée & répandue. Le christianisme est l’idole bisarre qu’il a voulu détruire. Oser le dire, est-ce faire honneur à l’auteur & au Héros de cette misérable production ? L’auteur n’est point marin ; où a-t-il vu que les tempêres, le flux & le reflux de la mer aillent expirer dans les roseaux ? Le portrait de la famille de Corneille n’est pas plus juste ; quel glaive l’a abattue ? De quelle loi est-elle l’oprobre ? Qu’a-t-on dit ou fait contr’elle ? Sa niéce est pauvre, les loix l’ont-elle dépouillée de ses biens ? Voltaire lui a fait du bien, cette action est louable ; mais cette aumône rendelle le monde idolâtre des écrits & de l’ame de Voltaire ? Quel rapport a son aumône avec ses écrits ? Doit il sa gloire à la petite Corneille, comme à la Clairon ? En vérité Voltaire & ses adorateurs ne savent ce qu’ils disent. Tous ces écrits sont un délire, & la fête de la statue une véritable Orgie, il a raison : Habemus satentem reum.

Voltaire n’est pas le seul à qui on ait décerné les honneurs du triomphe ou de l’apothéose. Homere a été honoré comme un Dieu, il a eu des tamples, des autels, des sacrifices dans plusieurs villes de la Grece, de l’Italie, de l’Egypte. Il en reste des médailles, comme des Empereurs Romains, où il est représenté avec les attributs de la divinité : quels cantiques n’ont pas chanté en son honneur, les savants & les savantes, jusqu’à Madame d’Acier, dont le tendre amour pour Homere, a rempli tant de volumes, & soutenu une si rude guerre. Sa vénération dure encore depuis quatre mille ans. Je ne sai si le nom d’Arouet percera les épaisses ténébres de tant de siécles, & de lumiere & de barbarie ? Petrarque est entré dans Rome sur un char de triomphe, aux acclamations du peuple Romain, comme les Scipions, les Paul Emile, le grand Pompée, il a reçu au Capitole la couronne poëtique ; il n’a tenu qu’à lui de la recevoir à Paris, où elle lui fut offerte en même tems. M. de Belloy vient de recevoir des honneurs fort approchans, un prix dramatique au théatre, de la part du Roi, la qualité de Bourgeois de Calais, une boîte d’or de la part des Echevins, un grand tableau, qui vaut bien une statue, placé dans l’hôtel de ville, lieu plus décent & plus honorable que les foyers de la comédie. Il est une infinité d’autres honneurs littéraires, accordés aux poëtes, par tous les peuples du monde, dont M. Titon du Tillet a rempli son livre, & chargé son parnasse.

Mais ni le poëte Grec, ni le triomphateur Italien, ni le bourgeois de Calais n’approchent du divin Voltaire. Qu’a fait Petrarque ? Des sonnets pour la belle Laure, il a décrit ses amours, il devoit donc être couronné de Mirthe à Cithere, & non pas de laurier à Rome. Ce n’est que la même pensée répétée, un thême fait en deux façons. Tout est plein d’ouvrages galants, aussi bons que ceux de Petrarque ; il ne faut point de génie, il ne faut qu’une passion. Un tendre amour suffit, & vaut un Apollon. La Henriade ne valut-elle pas les romances confuses de l’Iliade & de l’Odissée, ce que M. de la Harpe n’avouera pas, quoiqu’il ne soit pas Grec ; du moins Homere & Petrarque n’ont-ils pas enrichi les fastes du monde par de belles histoires, la pbilosophie par de savantes dissertations, la théologie par de brillants paradoxes : ont-ils expliqué le systême du grand Newton, la politique de la sage Angleterre ? Ont-ils donné une infinité de petits ouvrages dictés par les graces, sur-tout ? Ce qui est le vrai, le grand mérite, & dans la vérité, le plus réel de Voltaire. Ont-ils donné à Melpomêne & à Thalie un théatre complet, de plus de vingt pieces plus belles l’une que l’autre, & un très-beau commentaire sur le théatre du grand Corneille ? Quant à M. de Belloy, il ne doit sa gloire qu’à son drame du Siége de Calais. Tout ce qu’il a donné depuis n’y a rien ajouté. Ce drame, au patriotisme près, que le zele des François pour leur Roi a tant fait valoir, n’a rien de plus remarquable, que trente autres pieces qui brillent sur le théatre, & nommément la plupart de celles de Voltaire, qui, du côté littéraire valent autant & plus que le Siége de Calais. Rendons justice ; jamais honneurs plus légitimes, triomphe plus mérité, apothéose plus juste que celle du divin Voltaire, pendant sa vie, par les gens de lettres.

Voici un autre triomphe : le triomphe de la mort, moins singulier que bisarre, & plus utile que celui de Voltaire. Pierre Casimo, peintre Florentin, dans le seiziéme siécle, avoit des idées extraordinaires, se plaisoit à peindre des monstres, des sayres, des Bacchantes ; il avoit un talent décidé pour le comique & les mascarades. Après avoir préparé secretement tout ce qui lui étoit nécessaire ; la nuit du dimanche au lundi gras, il fit rouler, dans les rues de Florence, un grand char peint de noir, semé de croix blanches, de têtes & d’ossements de morts, comme on en met aux enterrements. Ce char étoit tiré par quatre bufles, & étoit surmonté d’une figure de la mort, tenant une faulx à la main, qui fauchoit tout : elle avoit à ses pieds plusieurs sépulchres à demi ouverts, d’où sortoient des corps décharnés, comme dans le tableau du jugement, de Michel Ange. Devant, derriere, & à côté de ce char, marchoient quantité de gens vêtus de soir, portant des flambeaux, & couverts de masques en forme de têtes de mort. Les flambeaux répandant une lueur sombre, sur la machine, & sur ces morts ambulants, formoient un spectacle épouvantable. Tandis que tout cela marchoit lentement dans les rues, on entendoit de tems en tems des trompettes couvertes de crêpes, qui rendoient un son lugubre, sourd & enroué, comme la trompette qui appellera les morts au dernier jugement. Alors le char & le cortege s’arrêtoient, les sépulchres s’ouvroient, les corps morts en sortoient comme à la résurrection des morts ; ils chantoient d’un ton lamentable, pénitence, pénitence : ensuite venoit un corps de cavaliers, déguisés en morts, montés sur des chevaux comme ceux de l’apocalypse, les plus maigres qu’on avoit pu trouver. Les chevaux étoient caparaçonnés de draps mortuaires, en guise de housse, avec des croix blanches, des ossements & des têtes de morts : chacun avoit au tour de lui des estaffiers à pied, déguisés en revenants, qui portoient d’une main un flambeau, de l’autre un étendart noir, bigarré de même. Du char sortoient nombre de grands drapeaux ainsi peints, qui pendoient jusqu’à terre après chacune des pauses déterminées par la trompette, la troupe chantoit en marchant, d’une voix tremblante, entrecoupée de soupirs, Miserere mei.

Cette procession roula toute la nuit dans les rues de Florence, & jetta l’épouvante dans toute la ville. Les uns blamoient Casimo, d’autres admiroient la nouveauté de l’invention, l’art de l’exécution, plusieurs en furent édifiés, & se préparerent à la mort. C’étoit en effet en partie par dévotion, & en partie par goût de singularité.

Ce spectacle qui a quelque chose d’extraordinaire & de frappant, par l’assemblage des parties qui le composent, & des circonstances qui l’accompagnent, est cependant un spectacle ordinaire & commun. Tous les jours, & par-tout on voit des convois dans les rues, des funérailles dans les Eglises, des chants lugubres, des drapeaux mortuaires, des ossements, des têtes de morts, & de morts véritables dans la bierre, des tombeaux ouverts ; en un mot, les mêmes objets qui devroient encore plus nous frapper, puisqu’ils nous intéressent bien plus que les représentations ; mais on y est accoutumé. Les sermons bien pathétiques que nous font à tout moment les débris de l’humanité, nous trouvent insensibles. Voltaire lui-même en fournira le spectacle, & sans doute bientôt, à 75, ans on est bien près du terme fatal, où le poëte, l’acteur, l’actrice, l’amateur, l’entousiaste vont également se briser. Le triomphe de la mort qui réduira ce grand Hercule à une poignée de cendres, sera bien plus réel que la prétendue gloire, dont, par les mains de la Clairon, les lauriers du génie, & les lys de la virginité l’ont couvert : cette même Prêtresse, dont la maison est le temple de la gloire, & la patrie des talens, ne sera pas plus épargnée : Memento homo, quia pulvis es, & in pulverem reverteris.

Les obséques des Princes, des Généraux d’armée, des gens en place, des moindres citoyens, à proportion vont encore plus loin que Casimo dans l’assemblage des objets lugubres de toutes especes. La maison meublée, les équipages drapés, les chevaux caparaçonnés, les hommes, jusqu’aux domestiques habillés de deuil ; n’est-ce pas le char & l’appareil de Casimo ? Il n’a fait que rassembler ce que la vanité, la douleur, le respect, la coutume mettent à tous momens sous les yeux. L’homme a beau faire pour écarter le souvenir de la mort, elle lui est malgré lui, toujours présente. La nature, la société, la coutume, la vanité-même, & les passions, en arborent partout les trophées, aussi bien que la Réligion, qui ne cesse de crier, tenez-vous prets, car vous ne savez ni le jour ni l’heure.

Le théatre lui-même donne de pareilles leçons. Un Révenantne fait-il pas le dénouement de la Statue du festin de Pierre, du divin Moliere ? Et le tombeau de Minos, de la tragédie de Sémiramis de l’immortel Voltaire ? Le grand Shakespear & tout le théatre Anglois, sont pleins de cimetieres, de tombeaux, d’enterrements, de fossoyeurs, de vrais ossemens, de vraies têtes de morts ? Qu’a donc de si extraordinaire la fête de Casimo ? Cette idée me fait souvenir d’un livre intitulé la Danse de Macabré, où dans plus de cent estampes, on voit la mort qui prend quelqu’un par la main, & le fait danser ; à commencer par le Pape & l’Empereur, par l’Imperatrice, le Roi & la Reine, jusqu’au plus petit berger, & à la moindre paysanne ; à chacun desquels la mort annonce qu’il faut mourir. Chaque estampe est accompagnée de quelques vers Latins, & d’un grand nombre de vers François, en mauvais langage, & en dialogue, entre la mort qui appelle, & la personne représentée, qui apporte les raisons pour différer ce moment fatal, & la mort inexorable qui l’entraîne. Il y a un autre livre intitulé le faut mourir, en vers & en dialogue, comme le premier, dont il semble avoir pris l’idée & le plan ; mais dont la poésie est plus correcte, quoiqu’encore assez médiocre. C’est l’ouvrage d’un chanoine d’Embrun. Tout nous conduit à cette grande vérité, qu’il faut se tenir pret à mourir, le moins qu’on y pense.