(1691) Nouveaux essais de morale « XIV. » pp. 151-158
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(1691) Nouveaux essais de morale « XIV. » pp. 151-158

XIV.

Comme les Comédies et les Romans sont quasi la même chose, et qu’ils ne diffèrent presque que dans le style, je parlerai de la Comédie et des Romans ensemble, sur les choses qu’ils ont communes, sans rien répéter de ce qu’on a écrit dans ce siècle, pour montrer combien la Comédie est dangereuse à des Chrétiens. Je dirai que je me suis étonné cent fois, comment ces grands Poètes, ces illustres Auteurs de toutes les Comédies de ce temps, ne se sont point fait de scrupule de consumer leur vie et leur esprit à composer des ouvrages pour l’entretien du Théâtre, que l’Eglise et les Pères ont si fort condamné dans tous les temps. Est-il possible, disais-je en moi-même, que des personnes si spirituelles, si sages, qui ont mené un extérieur si Chrétien, ne fassent jamais de réflexion sur ce que toute l’application de leur esprit ne tend qu’à fournir de la matière à des spectacles, auxquels ceux qui sont nos guides dans la Religion nous assurent qu’il n’est pas permis à des Chrétiens de se trouver ? J’admirais ce prodigieux aveuglement dans des personnes d’ailleurs si éclairées, et je le regardais comme un triste exemple de la vanité de l’homme, lequel pour se faire un nom dans le monde pour se donner la réputation d’homme d’esprit, s’applique à des choses qu’il n’est permis ni de voir, ni de lire, au moins selon les Pères auxquels je m’en rapporte, et auxquels je crois que nous sommes obligés de nous en rapporter.

Une des principales raisons du danger de la Comédie, c’est qu’elle ne tend qu’à flatter les trois plus dangereuses passions de l’homme, l’amour, l’ambition et la vengeance, en nous faisant sentir du plaisir dans la représentation des plus grands excès de ces passions, car certainement si nous n’aimions pas ces passions, comme nous ne les devrions pas aimer selon la profession que nous faisons d’être Chrétiens, nous ne serions pas touchés de tant de plaisir dans leur représentation. Un enfant ne prendrait pas plaisir dans la représentation de la mort de son père, un père dans la représentation de la mort de son fils, ni une femme dans la représentation de celle son mari. Un mari ne se divertirait pas à voir jouer les amours de sa femme, ni un père à voir jouer les débauches de sa fille, etc. au contraire on fait ce que l’on peut pour s’ôter de la mémoire les spectacles qui nous affligent.

Il est donc constamment vrai que nous n’aimons les grandes pièces qui nous représentent ces vertus Romaines (c’est-à-dire l’orgueil, la vengeance, l’ambition, l’amour, jusques, où l’imagination la plus outrée et la plus forcée les peut pousser) Car on s’abuse bien si on croit que les Romains étaient tels qu’on nous les dépeint sur les theatres : c’étaient des hommes, et les hommes naturellement ne pensent point tout ce qu’on leur fait dire. Ce sont les Poètes qui donnent dans le cabinet la torture à leur imagination pour lui faire enfanter des prodiges.

Mais pour revenir à mon sujet, nous ne prenons plaisir que dans la représentation des choses que nous aimons : et cette représentation fortifie encore dans nous l’amour de ces choses, bien loin de nous disposer à les haïr, comme nôtre Religion nous y convie. Les pensées extraordinaires des Poètes sur ces matieres, sont autant de coups de burin qui gravent ces passions dans nôtre cerveau, plus avant qu’elles n’y étaient, et sans que nous nous en apercevions. Ces spectacles nous corrompent l’âme, sans que nous le sentions.

La lecture des Romans et de la Comédie fait le même effet sur les esprits et sur les cœurs : Mais la Comédie a cela de plus, que comme elle est faite pour la représentation, la lecture en est encore plus dangereuse, parce qu’en lisant on s’imagine voir et entendre les Acteurs ; et ainsi la lecture même tient quelque chose de la force de la représentation. Or la représentation fait toujours des impressions plus vives que la lecture, comme le dit ce Poète qui a si bien entendu ce que peut la représentation.

Je ne saurais croire que les Poètes ignorent tout cela, puisque leur dessein dans la composition des Comédies est de les rendre si vives et si touchantes, que l’imagination soit trompée et qu’elle croie assister à une action véritable, non pas à une représentation : Ils ne sauraient donc ignorer le mal que fait la Comédie, puisque c’est là tout leur but.

Que font donc proprement ces grands Auteurs de Romans et de Comédies ? J’ai de la peine à me résoudre de le dire ; mais enfin la vérité m’y force. Ce sont des gens qui dans leurs cabinets épuisent leur esprit, leur imagination et leur art pour composer des poisons les plus subtils, afin d’empoisonner finement les âmes de tous les hommes et de toutes les femmes. Ce sont proprement des empoisonnements publics, qui tuent non seulement les hommes de leur siècle, mais de tous les siècles qui viendront après eux. Cependant ces Auteurs sont Chrétiens : ce sont même de graves Personnages, et tout le monde les applaudit. Oui on s’empresse de donner des louanges aux plus fins empoisonneurs des âmes, pendant que l’on condamne aux plus rigoureux supplices un homme pour avoir ôté la vie du corps à un autre par le poison.

Je ne suis point jaloux des applaudissements qu’on donne à ces Messieurs, j’admire leurs grands talents ; mais je les plains de les employer si malheureusement, qu’il faut renoncer à la Religion que nous professons, et à l’Evangile de Jésus-Christ, pour ne pas croire qu’il est fort à craindre que ce qui leur a attiré l’applaudissement des hommes, n’attire sur eux l’indignation de Dieu.

Quoi, quand Dieu demandera compte à un de ces Messieurs, des actions de sa vie ; emploiera-t-il dans ce compte les Comédies qu’il aura faites ? Lui dira-t-il, Seigneur, j’ai passé quarante ou cinquante années à composer des pièces pleines d’amour, d’ambition, de vengeance de bouffonneries, etc. Il n’y a personne qui osât le penser, ni le dire. J’avoue que nous ne sommes pas des conseils de Dieu, pour assurer qu’il ne fera point miséricorde à Messieurs les Auteurs des Comédies. Ses miséricordes s’étendent infiniment plus loin que nous ne saurions le concevoir ; mais selon la parole de Dieu, un homme qui n’a que des Comédies et des Romans à lui présenter, est beaucoup à plaindre, et il a sujet de tout appréhender.

C’est une maxime certaine parmi les Casuistes, qu’un homme doit réparer autant qu’il le peut le scandale qu’il a causé, s’il veut obtenir le pardon de ses péchés : qu’il faut restituer ce que l’on a pris, pour que notre crime nous soit remis, selon ces paroles de Saint Augustin : « Non dimittitur peccatum, nisi restituatur ablatum ». Comment donc ces Auteurs auront-ils droit d’espérer a la miséricorde de Dieu, pendant qu’ils ne feront rien qui serve à détruire les mauvais effets que peuvent faire leurs Comédies et leurs Romans dans la suite de tous les temps.

Un homme comme moi n’est point assez habile pour donner des règles à Messieurs les Confesseurs ; mais il me semble qu’on ne saurait assurer l’état de la conscience d’un homme qui s’est employé à ces compositions, s’il ne fait quelque chose de public et d’éclatant, pour marquer qu’il se repend d’avoir travaillé à ces ouvrages, et que s’il les avait entre ses mains, il les supprimerait. Quand on a dans le cœur un repentir sincère, on en donne des marques au dehors, et quand ce qu’on a fait a été public, les marques du repentir doivent être publiques ; car nous devons autant qu’il est en nous, ôter le scandale que nous avons causé. Ces maximes sont certaines dans la Religion que nous professons, et on s’abuse très grossièrement, si après avoir rempli le monde de Romans, de Comédies, de Nouvelles amoureuses, etc. on se persuade de réparer suffisamment le scandale public en faisant en vers ou en prose quelque petit ouvrage de piété.