(1666) Dissertation sur la condemnation des théâtres « Disseration sur la Condemnation, des Théâtres. — Chapitre VIII. Erreurs des Modernes sur ce sujet. » pp. 165-186
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(1666) Dissertation sur la condemnation des théâtres « Disseration sur la Condemnation, des Théâtres. — Chapitre VIII. Erreurs des Modernes sur ce sujet. » pp. 165-186

Chapitre VIII.
Erreurs des Modernes sur ce sujet.

Cette différence entre les Histrions ou Bateleurs, et les représentateurs des Poèmes Dramatiques a été si peu connue des Modernes, que depuis plusieurs siècles les plus doctes Ecrivains s'y sont lourdement trompés ; car ils ont attribué tous les défauts des Mimes et Bateleurs scéniques, aux Comédiens et Tragédiens ; ils en ont confondu les noms, l'exercice, le mérite, les qualités, la réputation, et généralement toutes choses ; et je me suis cent fois étonné qu'une infinité de savants critiques se soient laissés fasciner les yeux, sans discerner combien ces différents Acteurs ont été distingués parmi les Anciens.

On lit dans tous les Ecrivains des derniers siècles, et même dans la Préface de Donat sur Térence, que Livius Andronicus fut l'Auteur de la Comédie et de la Tragédie parmi les Romains, ce que les Anciens n'ont jamais écrit, et si l'on n'avait point été prévenu de cette erreur, je ne crois pas qu'aucun homme de bon sens l'eût jamais mis en avant. Pour en être convaincu, il ne faut qu'examiner le progrès de la Scène dans l'Histoire qu'en fait Tite-Live. « Les Jeux Scéniques apportèrent sur le Théâtre de Rome environ quatre cents ans après sa fondation des danses bouffonnes, au son de la Voix et des Instruments, mais sans réciter aucun vers ni représenter les actions par aucun art réglé de gesticulations ingénieuses. Ensuite les jeunes gens y introduisirent des railleries en Vers assez mal faits, et accompagnés d'une Danse composée de mouvements assez malhonnêtes, et enfin y employant des Acteurs du Pays, au lieu que l'on avait accoutumé jusque là de les emprunter de l'Etrurie, ils formèrent les Satires avec plus de règle, tant pour la Poésie que pour la Danse, et qui n'étaient que Mimes imparfaits ou bouffonneries, mais avec peu d'art en la composition des Vers », dont ils n'avaient rien appris des Grecs, parmi lesquels Sophron s'était rendu célèbre dès cents ans auparavant, par les Mimes qu'il avait composés pour hommes et pour femmes ; et cette Poésie s'acheva si lentement que durant plus de six-vingts ans, depuis cette institution des Jeux Scéniques, on ne parle d'aucun Poète Romain. Mais enfin Andronicus donna publiquement dans Rome des Fables qu'il jouait lui-même, et dont ces vieilles Satires lui prestèrent le fondement et l'invention ; et je ne vois pas pourquoi l'on a voulu deviner que ce fussent des Tragédies et des Comédies, car il est certain que ce n'en pouvait pas être ; c'étaient des Mimes, ou de petites Fables qu'il mettait en Vers, comme les Fableaux de nos vieux Poètes français, et qu'il dansait lui-même en sautant, chantant et touchant quelque instrument ; comme tous les autres Poètes de son temps, selon mêmes les termes de Tite-Live ; mais j'estime qu'il les fit avec plus d'art, et qu'il se rendit si célèbre qu'il en fut nommé l'Auteur ou le premier.
Aussi Valère dit que l'art de bouffonner ayant pris la forme des Satires, Andronicus le fit passer des Satires aux Fables, pour plaire aux Spectateurs.

Ce qui fait voir qu'il perfectionna seulement ce que les autres avaient commencé, et que ces bouffonneries mêlées de Poésie, de Musique et de Danse, qui firent partie des Jeux Scéniques, étaient demeurés dans une grande rusticité, jusqu'au siècle d'Andronicus, plus excellent que les Versificateurs qui l'avaient précédé, et qui fit ses Mimes sur l'exemple des Poètes Grecs qu'il savait, comme Plaute et Nevius composèrent incontinent après les Poèmes Dramatiques sur le même exemple. Et tant s'en faut qu'il ait inventé et joué des Comédies, nous trouvons au contraire que tous les sujets qu'il a dansés étaient tragiques, comme nous l'apprenons des fragments qui nous en restent ; Ce qui montre que c'étaient des Mimes, dont les sujets étaient presque toujours les mêmes que ceux des Tragédies, ainsi que nous l'avons montré.

Et comment eût-il été possible qu'il eût pu jouer seul, c'est-à-dire chanter et danser une Comédie ou une Tragédie toute entière ? Il n'y a point de voix capable de le faire, ni de corps assez fort pour souffrir cette violence. Aussi quand pour avoir été rappelé trop souvent sur la Scène par le peuple, sa voix devint rauque et désagréable, il fut obligé de se faire assister d'un jeune garçon qui chantait les vers qu'il lui fallait représenter, et d'un Musicien qui touchait quelque instrument, et ne se réserva que la Danse qui se trouvait plus libre, ne s'occupant qu'à faire ses postures ingénieuses qui représentaient le sens des paroles, en quoi il était merveilleux, ce qui passa depuis en coutume. Mais ce qui ne laisse point de doute en cette opinion est ce que Valère Maxime ajoute que ce Poète s'étant délivré de la peine de chanter et de toucher des instruments, il jouait excellemment ses Fables sans parler ; Car je demanderais volontiers à ceux qui ont commencé, et qui ont continué cette faute, comment Andronicus pouvait jouer seul une Comédie ou une Tragédie, et comment il la pouvait jouer sans prononcer une parole ? Et voilà comme il est aisé de nous détromper des erreurs où la négligence nous arrête sur la foi d'autrui.
Un Moderne en a fait une autre aussi grossière, et qui ne peut trouver d'Apologie, bien qu'elle soit dans une Apologie du Théâtre ; Il veut prouver que les Acteurs de l'ancien Théâtre étaient honnêtes gens, et que leur vie n'était point licencieuse comme on se l'imagine ; et sans distinguer les Jeux Scéniques des représentations du Poème Dramatique, ni les Mimes des Acteurs de la Comédie et Tragédie, il dit sur les paroles du grand Pline très mal entendues, que Luceïa et Galéria, donc il fait par une insigne bévue deux excellentes Comédiennes, s'étaient trouvées capables de monter sur le Théâtre ; la première durant cent ans, et l'autre à la cent quatrième année de son âge qu'elle y fut remise comme une merveille ; et posant pour maxime indubitable que la voix ne se peut jamais conserver dans la débauche, il conclut que ces prétendues Comédiennes, ayant conservé la leur si longtemps, avaient été fort honnêtes femmes, et ensuite que toutes les autres leur ressemblaient. Je ne veux point examiner la force de ce raisonnement que je renvoie à nos Docteurs de Médicine, il me suffit de dire que Luceïa et Galéria ne furent jamais deux Comédiennes ni Tragédiennes, car les troupes des Comédiens et des Tragédiens n'avaient point de femmes qui parussent sur la Scène, et n'employaient pour en représenter les personnages que de jeunes hommes, comme nous voyons dans Plutarque un jeune homme raillé par le Chorague ou l'Entrepreneur des Jeux, de ce que représentant une Princesse, il ne voulait pas venir sur le Théâtre, sans avoir beaucoup de femmes à sa suite ; Et Juvénal condamnant la passion que les Romains avaient pour les Histrions Grecs, explique fort clairement que les hommes seuls jouaient les personnages des femmes, en disant qu'on était ravi de voir un Comédien représenter la Courtisane Thaïs, une honnête femme ou une Nymphe, et en jouer si bien le personnage qu'on l'eût pris pour une femme, et non pas pour un homme déguisé. Il ajoute même les noms d'Antiochos, Démétrius, Stratoclès, et Hémus, qui étaient quatre de ces Acteurs célèbres de son temps, où sans doute il n'aurait pas oublié de mettre ceux des femmes, s'il y en eût eu dans les troupes des Comédiens pour agir en ces représentations. Et Quintilien remarque en parlant de Démétrius qu'il représentait excellemment les honnêtes femmes, et celles qui avaient de l'âge avec de la gravité, parce qu'il avait la voix agréable, et une adresse particulière à remuer les mains, à faire les exclamations à faire ses gestes du côté droit, et faire paraître sa robe en entrant comme pleine de vent, à quoi sa taille et son port servaient beaucoup. Aussi Dion Cassius exagérant l'infamie des Jeux Juvénaux inventés par Néron, et qui n'étaient que des bouffonneries malhonnêtes, écrit qu'Ælia Catula, l'une des plus nobles et des plus riches femmes de Rome, âgée de quatre-vingts ans monta sur le Théâtre ; il ajoute que ce fut pour y danser et sauter, c'est-à-dire pour y faire la Mime, et non pas pour y jouer des Comédies, qui ne faisaient point partie de ces Jeux, comme il résulte encore des paroles de Tacite, qui nous apprend que les femmes de condition qui parurent en ces Jeux, n'y faisaient que des choses honteuses.
Luceïa donc était une Mime ; c'est dire une Joueuse de ces petites pièces de Poésie, contenant quelques Fables ou quelques Moralités que l'on nommait aussi Mimes, et qui se dansaient avec la voix et les Instruments assez souvent par des hommes et par des femmes toutes nues avec des postures indécentes, et que le moindre sentiment de pudeur ne pouvait souffrir ; il ne faut que lire le grand Pline, qui lui donne cette qualité en termes exprès ; et Galéria était un Embolaire ou Bouffonne, c'est-à-dire du nombre de ces femmes Scéniques, qui venaient sur le Théâtre dans les intervalles des Actes, sauter et danser en bouffonnant, ce qu'on nommait Embola ou Intermèdes ; et si cet Apologiste eût pris la peine de lire les termes de Pline, ou qu'il en eût cherché la signification dans son Calepin, ou qu'il eût seulement jeté les yeux sur le commentaire, il n'aurait pas fait cette faute ; et bien loin de croire ces femmes fort honnêtes, comme il se l'est imaginé, il doit savoir qu'elles étaient l'opprobre du Théâtre, prostituées et louées à prix d'argent pour ce honteux exercice. D'où vient que Justinien par ses nouvelles Lois, condamne en de grosses peines ceux qui faisaient jurer ces femmes de ne point quitter la scène ; et pour leur donner la liberté de se convertir, il déclare ce serment nul et de nulle obligation. Mais cet Apologiste s'est persuadé à l'exemple de beaucoup d'autres, que les Mimes de l'antiquité et les Comédiennes n'avaient point de différence. Cette équivoque a fait son erreur, et son faux raisonnement, et je ne pense pas que l'on trouve chez les Anciens ces noms Latins, Comœda ou Tragœda, pour signifier une femme qui jouait la Comédie ou la Tragédie, il n'y en a point, ou du moins puis-je assurer que je n'en ai jamais rien trouvé. Et quand Juvénal appelle les Grecs une nation Comédienne, il veut dire seulement qu'ils étaient naturellement propres à la Comédie, à la Tragédie, et aux autres représentations Théâtrales, et non pas que les femmes aient joué les Comédies et les Tragédies sur le Théâtre. Encore me semble-t-il que le dessein de ce Satirique, en les nommant Comédiens, est plutôt de les blâmer, et de leur imputer la lâcheté de se rendre complaisants par flatterie à ceux dont ils espéraient quelque avantage.

Cette Apologie est pleine d'une infinité d'autres bévues qui ne sont pas seulement dignes de la peine qu'on prendrait à les censurer.

Mais je ne puis omettre l'erreur d'un des plus habiles Interprètes de Valère Maxime, qui prend les Mimes pour les Comédiens, comme a fait cet Apologiste ; car où Valère dit que la Ville de Marseille fut toujours si sévère en ses mœurs qu'elle ne permit point aux Mimes de monter sur le Théâtre, parce qu'ils ne représentaient que des actions d'impureté, cet Interprète dit que les Marsiliense furent si sages qu'ils bannirent de leur Ville la Comédie et tous les Jeux Scéniques. En quoi il témoigne n'avoir pas su que les Jeux Scéniques étaient ceux qui se célébraient en l'honneur de Flore avec tant de turpitude, et dont les Mimes faisaient partie, et que les Comédiens furent toujours distingués des Mimes, avec lesquels ils n'avaient rien de commun. Aussi l'Auteur ne dit pas que les Mimes furent chassés de Marseille, et moins encore la Comédie, mais seulement que l'on ne permit point aux Mimes de monter sur le Théâtre. D'où il s'ensuit que le Théâtre demeurait libre dans Marseille aux Acteurs plus honnêtes, tels qu'étaient les Comédiens. Et Lipse rencontre bien mieux en ce même lieu, où il entend par le mot de Mimes, les Histrions, qui par leurs postures imitaient toutes les mœurs des hommes. Un savant des derniers siècles avait entrevu cette vérité dans les écrits des anciens Auteurs, mais il n'en avait pas épuré les lumières ; car il dit bien que les Pantomimes étaient de beaucoup inférieurs aux Comédiens et aux Tragédiens, en la société desquels ils n'étaient point, mais il ajoute qu'ils n'étaient pas Histrions Scéniques, ce nom ne convenant point aux Bateleurs, et n'étant propres qu'aux Joueurs de Poèmes Dramatiques, car il est bien vrai que les Comédiens et Tragédiens étaient distingués des Mimes et Pantomimes, mais il n'est pas vrai que le nom d'Histrion qu'il prend pour un Acteur de Drames, ne comprenait point cette espèce de Bouffon ; car au contraire il leur était propre, et leur fut donné dès l'origine des Jeux Scéniques, comme nous l'apprenons clairement de Tite-Live. Et cela se fit près de cent cinquante ans avant que la représentation des Poèmes Dramatiques fut reçue au Théâtre Romain, durant lequel temps les Bouffons et Bateleurs ont porté le nom d'Histrion Scénique.

Je pourrais donner beaucoup d'autres semblables observations que j'ai faites sur les Modernes ; mais il me suffit de m'arrêter à celles qui concernent de plus près notre sujet.