(1666) Dissertation sur la condemnation des théâtres « Disseration sur la Condemnation, des Théâtres. — Chapitre IX. Que les Acteurs des Poèmes Dramatiques n'étaient point infâmes parmi les Romains, mais seulement les Histrions ou Bateleurs. » pp. 188-216
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(1666) Dissertation sur la condemnation des théâtres « Disseration sur la Condemnation, des Théâtres. — Chapitre IX. Que les Acteurs des Poèmes Dramatiques n'étaient point infâmes parmi les Romains, mais seulement les Histrions ou Bateleurs. » pp. 188-216

Chapitre IX.
Que les Acteurs des Poèmes Dramatiques n'étaient point infâmes parmi les Romains, mais seulement les Histrions ou Bateleurs.

Il est certain que la République d'Athènes n'a jamais rien prononcé contre ceux qui représentaient sur la Scène les Comédies et les Tragédies, ni contre ceux-là même qui dansaient les Mimes les plus ridicules, qui jouaient les farces les moins honnêtes, et qui faisaient les bouffonneries les plus insolentes, qu'elle a toujours considérés comme les suppôts de Bacchus dévoués à son service, employés à la pompe de ses cérémonies, et qualifiés Technites, c'est-à-dire, Artisans, Ouvriers et Ministres de ce faux Dieu ; elle ne rendit jamais les uns ni les autres incapables d'aucunes charges de l'Etat, et ne voulut point les priver des droits les plus honorables de leur Bourgeoisie. Néanmoins les personnes illustres de naissance ou de condition ne les ont pas traités de même sorte ; car les premiers étaient estimés jusqu'à ce point que Sophocle qui joua lui-même quelques-unes de ses Tragédies, eut le commandement de leurs armées, et les autres furent toujours méprisés, et regardés comme des gens qui tenaient le dernier rang en la société civile. Et ce qui conserva des personnes dignes d'un si grand mépris dans les avantages publics, où les gens d'honneur seulement devaient prétendre, fut à mon avis que la souveraine puissance était entre les mains du peuple, et que ces Farceurs ou Technites de Bacchus ayant tous leurs intérêts, toutes leurs liaisons, et toutes leurs cabales parmi la plus vile populace où ils étaient nés, eurent aisément les suffrages et la protection de leurs semblables, sous prétexte même de Religion, pour jouir avec eux de tous les privilèges de leur République.

Mais parmi les Romains, les Patrices, c'est-à-dire, les nobles qui avaient la plus grande autorité ne furent pas si favorables à ces Scéniques, Histrions, Farceurs, Bouffons et Bateleurs que nous avons décrits ; car ils les notèrent d'infamie par les Lois, et les déclarèrent indignes de posséder aucunes Charges publiques, de porter les armes sous leurs Généraux, et d'avoir le droit de suffrage aux Assemblées de leurs Bourgeois, et nous ne voyons point que le peuple qui les regardait comme les Auteurs de tous leurs plaisirs, ait jamais obtenu ni seulement demandé leur rétablissement. Mais dans cette rigueur qu'ils exercèrent contre eux, ils ne comprirent jamais les Atellans, les Comédiens, ni les Tragédiens ; ceux-ci furent toujours bien estimés et bien reçus des Magistrats les plus puissants, des personnages les plus illustres, et de tous les gens d'honneur ; l'excellence de leurs Ouvrages, la beauté de leurs Représentations, et l'honnêteté de leur vie qui les distinguait des autres Acteurs, leur fit recevoir un traitement bien dissemblable ; et c'est en quoi presque tous les Ecrivains des derniers siècles se sont abusés. J'ai demandé compte à ma mémoire de tout ce que j'avais lu ; j'ai rappelé toutes mes vieilles idées, et j'ai cherché dans tous les Livres qui me sont tombés sous la main, et je n'ai rien trouvé qui ne m'ait fait connaître clairement que les Acteurs du Poème Dramatique ont toujours été maintenus dans tous les droits et les honneurs de la République Romaine, et que les Scéniques seulement, les Histrions, les Mimes et les Bateleurs exerçant l'art de bouffonner, ont été marqués de cette infamie, qui fait soulever tant de gens par ignorance ou par scrupule contre le Théâtre. Examinons quelques textes les plus apparents que l'on allègue ordinairement pour défendre cette fausse opinion.

Le premier et le plus considérable est l'Edit du Préteur qui contenait le droit commun du peuple Romain, et qui déclare infâmes ceux qui paraissaient sur la Scène, pour exercer l'art de bouffonnerie, ou pour y faire des récits. Sur quoi le Jurisconsulte Labeo dit, qu'il faut entendre par la scène celle que l'on élève pour faire les Jeux à la vue du peuple, et où l'on fait un spectacle de son corps par des mouvements. En quoi le Préteur et le Jurisconsulte n'ont jamais prétendu comprendre les Comédiens et les Tragédiens qui n'y sont point nommés, comme il eût été nécessaire dans une si importante occasion ; car on n'imposerait pas une peine d'infamie, par des mots équivoques, et qui ne peuvent être équivalents ; il n'est fait mention que d'un art de bouffonner, qui consistait en deux choses, aux paroles et aux postures ; et l'un et l'autre est ici clairement expliqué par les mots de prononcer et de faire des gestes ; et c'était par là que les Mimes et Bouffons étaient principalement recommandables, en faisant réciter leurs vers avant que danser ou les récitant eux-mêmes, en les dansant, afin que les Spectateurs eussent une plus facile intelligence de leurs postures, comme je l'ai déjà marqué.
Et que Pline qui savait fort bien sa Langue, le dit expressément de la Bouffonne Luceïa lui attribuant le mot de prononcer ou de faire des récits.
Aussi quand les Empereurs Dioclétien et Maximilien déclarent exempts de toute infamie des Mineurs que l'on en croyait notés pour avoir monté sur le Théâtre, ils ne parlent ni de Tragédie ni de Comédie, mais seulement de cet art de bouffonner impudemment, et d'y faire un Spectacle public de sa personne, qui sans doute eût rendu les Majeurs infâmes.

C'est encore avec moins de raison que l'on pense autoriser cette mauvaise intelligence de l'Antiquité par la Constitution des Empereurs Théodose, Arcadius et Honorius, qui défendent de mettre aucunes figures de ces Joueurs Scéniques dans les lieux publics où leurs statues sont élevées en objets de vénération ; car elle parle en termes exprès des Pantomimes, ou d'un vil Histrion, c'est-à-dire des Danseurs et des Bouffons, et non pas des Acteurs du Poème Dramatique.

Et Justinien permit aux femmes qui s'étaient engagés aux Jeux Scéniques, par la faiblesse de leur sexe de recourir à la bonté de l'Empereur, pour être restituées en leur premier honneur et bonne renommée, quand elles voulaient retourner à la pratique d'une vie honnête, ce qui témoigne assez que l'infamie ne s'était point étendue sur les Comédiens ni sur les Tragédiens, parce que les femmes n'y jouaient point, et que ces Acteurs étaient bien plus modestes et plus estimés que tous les Mimes et Bouffons de ces Jeux, on leur eût bien plus facilement accordé cette grâce, et cette loi ne les eût pas oubliés s'ils avaient été compris en celle dont la sévérité est ici modérée par la douceur de Justinien.

Les Lois condamnent la fille d'un Sénateur qui s'est abandonnée, ou qui exerce l'art de bouffonner, où l'on ne doit pas entendre jouer la Comédie, mais pratiquer les Danses honteuses, et les bouffonneries des Mimes et Farceurs, comme nous l'avons expliqué. Elles punissent encore rigoureusement le Soldat qui vend sa liberté, ou qui exerce l'art des bouffons, sans rien dire contre ceux qui récitaient les Poèmes Dramatiques.

Et quand les Empereurs Théodose et Valentinien veulent qu'un Mari puisse répudier sa Femme, si contre sa défense elle assiste aux Jeux du Théâtre, ils entendent les Jeux Scéniques, qui ont porté ce nom les premiers ; et par une signification propre, parce qu'ils y ont été célébrés les premiers ; et cette intelligence résulte des termes de la Novelle de Justinien qui y est conforme ; et de ce que les uns et les autres de ces Empereurs conjoignent ces Jeux avec les Combats de l'Arène, où la cruauté régnait comme l'impudence aux Jeux Scéniques, et sans que l'on y lise un seul mot concernant les Poèmes Dramatiques.
Quand Tacite écrit que Néron pour ne se pas diffamer en paraissant sur le Théâtre public, institua les Jeux Juvenaux qui se faisaient en particulier, dans lesquels plusieurs se firent enrôler, et il ne veut pas parler ni de Tragédies ni de Comédies, qui ne notaient point d'infamie ceux qui les jouaient ; mais d'un récit de vers libres et pleins de railleries, avec un mélange de ridicules Bouffonneries, de Danses et Chansons malhonnêtes, qui rendaient les Acteurs infâmes par la Loi. Aussi dans la suite, l'Auteur ajoute que ni la Noblesse, ni l'âge, ni la Magistrature n'empêcha personne de pratiquer à son exemple l'art d'Histrion, avec des gesticulations efféminées, indignes des hommes ; et tous les Auteurs qui ont blâmé Néron d'avoir monté sur le Théâtre, ne lui reprochent point d'avoir récité des Tragédies et des Comédies, mais d'avoir joué des Instruments et bouffonné sur la Scène, ce que Tacite explique assez clairement, lorsqu'il parle de Valens que cet Empereur avait au commencement contraint de bouffonner en ces Jeux ; car il dit qu'il y joua des Mimes ce qui fait voir que ce n'était point une représentation de Comédies ni de Tragédies, mais seulement un Jeu de postures et de danses malhonnêtes.
C'est pourquoi Æmilius Probus, après avoir dit qu'en Grèce il n'y a point d'infamie de faire un Spectacle de sa personne au peuple sur la Scène, et que parmi les Romains cet exercice est infâme ; nous voyons qu'il ne parle que de ceux qui font un Spectacle de leurs corps, c'est-à-dire, des Mimes, Danseurs, et Bouffons, et non pas de ceux qui récitaient honnêtement les Comédies et les Tragédies. Ainsi Tertullien appelle les Mimes des têtes infâmes et sans honneur, et ne dit rien de ceux qui représentaient les Poèmes Dramatiques.

Enfin je n'ai vu dans les Anciens que les Acteurs des Jeux Scéniques, les Histrions, les Mimes, et l'art de Bouffonner condamnés d'infamie, et jamais la Comédie ni la Tragédie, ni les noms de Comédiens et de Tragédiens n'ont souffert ce reproche, si ma mémoire ne me trompe, ou qu'une lecture précipitée ne m'en ait ôté la connaissance.

Mais pour donner encore plus de jour à l'explication de ces vieilles autorités, il en faut apporter qui ne puissent recevoir de contredit, employer des démonstrations infaillibles et non pas des conjectures, et faire voir par des preuves convaincantes que les Ecrivains des derniers siècles, qui ont étendu l'infamie des Scéniques, jusques sur les Représentateurs des Poèmes Dramatiques, n'ont jamais eu l'intelligence du Théâtre des Romains. Nous avons établi trois sortes d'Acteurs qui n'avaient rien de commun avec les Mimes, Planipèdes, Histrions ou Farceurs ; et j'ajoute que les plus nobles de tous étaient les Tragédiens, tant pour la grandeur des matières qu'ils traitaient, que pour les personnes illustres qu'ils représentaient, et la manière sérieuse dont ils agissaient. Les Comédiens étaient au second rang, parce que leur sujet n'était que des intrigues populaires, leurs personnages tirés des conditions communes, et leurs actions accompagnées quelquesfois de plaisanteries. Et les Atellans étaient les derniers, leurs Poèmes ne contenant que des railleries et des actions plus satiriques et moins honnêtes, quoi qu'ils y aient gardé toujours quelque modération. Cet ordre et cette distinction ne peuvent être révoqués en doute.

Après quoi nous n'avons qu'à prendre le témoignage de Valère Maxime, pour rendre inébranlable la vérité que nous avons avancée. C'était un Romain qui vivait sous Auguste à la naissance de l'Empire, qui n'ignorait pas les Lois de son Pays, et qui ne pouvait s'abuser en la connaissance du Théâtre de son temps, que l'on peut dire avoir été lors en son éclat ; et voici comme il en parle.

« Les Atellans étaient originairement venus d'Etrurie, et leurs Fables tenaient beaucoup des vieilles Satires, mais avec une modération digne de la sévérité Romaine ; et pour cela, dit-il, jamais ils ne furent notés d'infamie ; ils ne perdirent point leur droit de suffrage dans les assemblées publiques, ni le privilège de servir dans les Armée, avec la solde et les avantages de leur milice. »
Pouvait-il s'expliquer plus clairement ? Et si les Acteurs des Fables Atellanes ont été si favorablement traités, nous peut-il rester quelque scrupule pour les Comédiens et les Tragédiens, que les Romains tenaient dans un plus haut rang, qu'ils honoraient d'une bien plus grade estime, et que le cours des années n'a pas empêché de passer jusqu'à nous avec les règles de l'art, et les exemples des ouvrages qui les ont rendus si célèbres, et qui leur ont mérité l'affection des Grands, et l'applaudissement des peuples. Au lieu que les Fables Atellanes nous sont entièrement inconnues, comme étant beaucoup moins considérables. Les Poèmes qu'ils récitaient se sont perdus dans les ruines de Rome, et nous n'en avons pas seulement des fragments. Et Macrobe soutient que les Histrions n'étaient point infâmes, et le prouve par l'estime que Cicéron faisait du fameux Roscius Comédien, et d'Esope excellent Tragédien, avec lesquels il avait une étroite familiarité ; et par les soins qu'il prit de défendre les intérêts du premier devant les Juges ; où le mot d'Histrions ne signifie que les Joueurs de Comédie et de Tragédie, comme il résulte assez clairement de l'exemple qu'il en tire de Roscius et d'Esope seulement, et de ce que auparavant il avait montré que les Danses malhonnêtes et désordonnées, qui étaient propres aux Bouffons et vrais Histrions, étaient condamnés par tous les sages au siècle de ces deux célèbres Acteurs. Sur quoi nous pouvons remarquer en passant que dès l'âge de cet Auteur, la Langue Latine dégénérant de sa pureté, le nom d'Histrions commençait à s'appliquer à tous ceux qui s'exerçaient aux représentations du Théâtre.
Nous pouvons prendre encore un autre raisonnement de pareille manière, et d'une aussi forte conséquence dans les pensées des Jurisconsultes Romains, qui nous enseignent que l'on n'a pas compris entre ceux qui pratiquaient l'art de bouffonner, ni jamais noté d'infamie les Athlètes ou Lutteurs, bien qu'ils combattissent tous nus sur l'Arène, ni les Thyméliques ou Musiciens, bien qu'ils joignissent leur voix et l'adresse de leurs mains aux Danses des Mimes et des Bouffons ; ni les Conducteurs des Chariots au Cirque, ni même les Palefreniers qui servaient auprès des chevaux employés aux Courses sacrées, bien qu'ils fussent de la plus méprisable condition, d'où l'on peut aisément juger, et certainement, que les Acteurs des Poèmes Dramatiques n'ont jamais souffert cette tache ; ils ne paraissaient point sur le Théâtre que modestement vêtus, bien que ce fut quelquefois plaisamment ; ils n'occupaient les Musiciens qu'aux Danses et aux Chants de leurs Chœurs, ou de quelques vers insérés dans le corps de leurs Poèmes, comme ceux de nos Stances que l'on récite mal à propos, au lieu de les chanter, étant Lyriques. Ils n'étaient point employés à des ministères abjects qui les rendissent indignes de la société des personnes d'honneur et de qualité ; et je ne crois pas que l'on se puisse imaginer que Roscius cet excellent Comédien, et Esope cet incomparable Tragédien ne fussent pour le moins aussi bien traités que des Cochers et des Valets d'étable. Où je puis remarquer en passant que Tertullien s'est fort trompé d'avoir dit que les Athlètes et Xystiques avaient été notés d'infamie par les Lois Romaines, puisque nous lisons le contraire dans les textes formels de ces mêmes Lois.
Aussi quand les Conciles et les Pères de l'Eglise ont allégué cette infamie du Théâtre ancien, ils en ont toujours parlé suivant cette doctrine. Saint Augustin ne l'étend point au-delà de ceux qui s'occupaient à la célébration des Jeux Scéniques, et ne parle que de l'art de bouffonner. Et raconte qu'un Edile (soit Cicéron ou quelque autre) entre les devoirs de sa charge, s'écriait au peuple, « qu'il fallait apaiser la Déesse Flore par des Jeux Scéniques, que l'on croyait célébrer d'autant plus dévotement qu'ils étaient célébrés honteusement, et toute la Ville voyait, entendait et apprenait cette manière d'apaiser leurs Dieux, si effrontée, impure, détestable, immonde, impudente, honteuse, et qui doit donner de l'horreur à la véritable Religion, ces Fables voluptueuses et criminelles écrites contre leurs Dieux, ces actions déshonnêtes, inventées avec autant d'iniquité que de turpitude, et commises avec plus d'abomination, et dont les Acteurs furent privés des honneurs publics par les sentiments de la vertu Romaine, et du droit de suffrage dans les assemblées, on connut leur turpitude, et ils furent déclarés infâmes. » Où l'on ne peut pas dire que ce grand Saint parle d'autre chose que de l'infamie des Mimes et Farceurs des Jeux Scéniques, à cause de leur impudence.
Et pour dire en passant un mot du mauvais traitement que les Histrions et Scéniques ont reçu quelquesfois des Empereurs, ou verra toujours, si l'on prend bien garde aux Auteurs qui nous en parlent, que cela ne s'adresse qu'aux Bateleurs et Bouffons, et non pas aux Acteurs des Comédies et Tragédies, comme Pline s'en explique, en ajoutant les mots de Pantomimes et d'arts efféminés ; car cela ne convient qu'à ces impudents qui dans leurs actions donnaient des images des plus lâches et des plus honteuses pratiques de la débauche.