(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « V. Si la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel, en le faisant aboutir au mariage.  » pp. 19-24
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(1694) Maximes et Réflections sur la Comédie « V. Si la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel, en le faisant aboutir au mariage.  » pp. 19-24

V. Si la comédie d’aujourd’hui purifie l’amour sensuel, en le faisant aboutir au mariage.

Je crois qu’il est assez démontré, que la représentation des passions agréables porte naturellement au péché, quand ce ne serait qu’en flattant et en nourrissant de dessein prémédité la concupiscence qui en est le principe. On répond que pour prévenir le péché, le théâtre purifie l’amour ; la scène toujours honnête dans l’état où elle paraît aujourd’hui, ôte à cette passion ce qu’elle a de grossier et d’illicite : et ce n’est après tout qu’une innocente inclination pour la beauté, qui se termine au nœud conjugal. Du moins donc, selon ces principes il faudra bannir du milieu des chrétiens les prostitutions dont les comédies italiennes ont été remplies, même de nos jours, et qu’on voit encore toutes crues dans les pièces de Molière : on réprouvera les discours, où ce rigoureux censeur des grands canons, ce grave réformateur des mines et des expressions de nos précieuses, étale cependant au plus grand jour les avantages d’une infâme tolérance dans les maris, et sollicite les femmes à de honteuses vengeances contre leurs jaloux. Il a fait voir à notre siècle le fruit qu’on peut espérer de la morale du théâtre qui n’attaque que le ridicule du monde, en lui laissant cependant toute sa corruption. La postérité saura peut-être la fin de ce Poète comédien, qui en jouant son malade imaginaire ou son médecin par force reçut la dernière atteinte de la maladie dont il mourut peu d’heures après et passa des plaisanteries du théâtre parmi lesquelles il rendit presque le dernier soupir, au tribunal de celui qui dit : « Malheur à vous qui riez, car vous pleurerez » . Ceux qui ont laissé sur la terre de plus riches monuments n’en sont pas plus à couvert de la justice de Dieu : ni les beaux vers, ni les beaux chants ne servent de rien devant lui, et il n’épargnera pas ceux qui en quelque manière que ce soit, auront entretenu la convoitise. Ainsi vous n’éviterez pas son jugement, qui que vous soyez, vous qui plaidez la cause de la comédie, sous prétexte qu’elle se termine ordinairement par le mariage. Car encore que vous ôtiez en apparence à l’amour profane ce grossier et cet illicite dont on aurait honte, il en est inséparable sur le théâtre. De quelque manière que vous vouliez qu’on le tourne et qu’on le dore ; dans le fond ce sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la concupiscence de la chair, que Saint Jean défend de rendre aimable, puisqu’il défend de l’aimer. Le grossier que vous en ôtez ferait horreur, si on le montrait : et l’adresse de le cacher, ne fait qu’y attirer les volontés d’une manière plus délicate, et qui n’en est que plus périlleuse lorsqu’elle paraît plus épurée. Croyez-vous en vérité, que la subtile contagion d’un mal dangereux demande toujours un objet grossier, ou que la flamme secrète d’un cœur trop disposé à aimer en quelque manière que ce puisse être soit corrigée ou ralentie par l’idée du mariage, que vous lui mettez devant les yeux dans vos héros et vos héroïnes amoureuses ? Vous vous trompez. Il ne faudrait point nous réduire à la nécessité d’expliquer des choses auxquelles il serait bon de ne penser pas. Mais puisqu’on croit tout sauver par l’honnêteté nuptiale, il faut dire qu’elle est inutile en cette occasion. La passion ne saisit que son propre objet : la sensualité est seule excitée, et s’il ne fallait que le saint nom du mariage pour mettre à couvert les démonstrations de l’amour conjugal, Isaac et Rébecca n’auraient pas caché leurs jeux innocents et les témoignages mutuels de leurs pudiques tendressesd. C’est pour vous dire, que le licite loin d’empêcher son contraire, le provoque : en un mot, ce qui vient par réflexion, n’éteint pas ce que l’instinct produit ; et vous pouvez dire à coup sûr, de tout ce qui excite le sensible dans les comédies les plus honnêtes, qu’il attaque secrètement la pudeur. Que ce soit ou de plus loin ou de plus près, il n’importe ; c’est toujours là que l’on tend : par la pente du cœur humain à la corruption, on commence par se livrer aux impressions de l’amour sensuel : le remède des réflexions ou du mariage vient trop tard : déjà le faible du cœur est attaqué s’il n’est vaincu, et l’union conjugale trop grave et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que le plaisir, n’est que par façon et pour la forme dans la comédie.

Je dirai de plus, quand il s’agit de remuer le sensible, le licite tourne à dégoût : l’illicite devient un attrait : si l’Eunuque de Térence avait commencé par une demande régulière de sa Pamphile, ou quel que soit le nom de son idole, le spectateur serait-il transporté, comme l’auteur de la comédie le voulait ? On prendrait moins de part à la joie de ce hardi jeune homme, si elle n’était imprévue, inespérée, défendue, et emportée par la force. Si l’on ne propose pas dans nos comédies des violences semblables à celles-là, on en fait imaginer d’autres, qui ne sont pas moins dangereuses ; et ce sont celles qu’on fait sur le cœur qu’on tâche à s’arracher mutuellement, sans songer si l’on a droit d’en disposer, ni si on n’en pousse pas les désirs trop loin. Il faut toujours que les règles de la véritable vertu soient méprisées par quelque endroit pour donner au spectateur le plaisir qu’il cherche. Le licite et le régulier le ferait languir s’il était pur : en un mot, toute comédie, selon l’idée de nos jours, veut inspirer le plaisir d’aimer : on en regarde les personnages, non pas comme gens qui épousent, mais comme amants : et c’est amant qu’on veut être, sans songer à ce qu’on pourra devenir après.